L’arriviste/La chute

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Imprimerie "Le Soleil" (p. 217-229).

XV

LA CHUTE


« Quand on n’a jamais eu de revers, on doit les avoir grands comme sa fortune », disait Napoléon au général Jomini, avant de passer la Bérésina.

S’il est permis, comme dans les choses, de comparer les petites gens aux grands, il faudrait dire que Félix Larive, sans autres mérites que son irrépressible ambition, avait eu assez de succès jusqu’alors pour craindre, dans la contre-partie de sa fortune, d’étonnants revers.

La lutte finie au sujet de la langue française, le gouvernement passa à d’autres soucis et d’autres intérêts, ce qui permit au ministre canadien français de se soustraire quelque peu aux regards du public, surtout de celui de la province de Québec qui se faisait de plus en plus courroucé à son endroit, et de s’occuper encore et toujours de son élévation personnelle. Vous auriez pu croire, peut-être, qu’il en avait assez maintenant des honneurs, des succès, des promotions, mais c’est que vous connaîtriez mal l’insatiabilité de l’arriviste. Où et quand s’arrête le ballon gonflé d’un gaz léger, qu’on laisse monter au caprice des vents ? Cherche-t-il jamais de lui-même à descendre, à moins de subir quelque accident qui arrête son essor, à moins de dépasser le niveau où sa force ascensionnelle trouve encore un équilibre nécessaire dans sa force de résistance ?

C’est bien aussi l’effort trop grand dans son vertige d’orgueil qui mettra fin à l’envolée de notre aéronaute. Pour avoir sans encombre su planer au-dessus des huées du peuple, il ne vit plus d’obstacles à ses aspirations, pas même dans la volonté de son chef. Bien au contraire, en échange, comme en récompense de certains renoncements au point de vue national, — n’employons pas pour le moment d’expression plus énergique ni plus juste, — il le voyait plutôt à sa merci et croyait pouvoir à son tour lui imposer ses conditions. Il n’allait pas assurément solliciter de nouveau ou chercher à capter la faveur populaire aux élections générales qui s’annonçaient ; car l’on peut être arriviste osé sans être nécessairement extravagant.

La session terminée mettrait fin au parlement, et la grande préoccupation actuelle de la plupart de nos gens politiques était de bien finir afin de pouvoir recommencer. Quant à Larive, il lui fallait plutôt voir à changer, à atterrir, si vous voulez, à l’endroit le plus éminent, afin de ne pas paraître déchoir. Un homme de sa valeur, n’est-ce pas, devait-il risquer de nouveau son avenir dans les aléas du suffrage populaire, où le succès s’achète parfois au prix de tant de bassesses ! Faudrait-il encore affronter cet électorat de plus en plus insurgé contre lui, nous savons pourquoi ? Non, assurément ; le plus sage parti était de savoir profiter du grand crédit dont il jouissait, d’autres diraient qu’il avait si chèrement acquis, et quant à user d’audace derechef quelque part, c’était en haut qu’il entendait cette fois s’y exercer.

Durant les derniers jours de la session, monsieur le ministre de Bellechasse n’a rien diminué de son faste. Banquets où l’on parle pour le public, entretiens avec les journalistes, où l’on fait écrire sa louange, tout lui servira de réclame, pour le tenir bien en vue et conjurer l’oubli encore plus à craindre pour un arriviste de sa farine que le mépris lui-même.

On est donc prié de croire qu’il ne se reproche rien dans ses confidences à l’oreille des gens qui ont bien dîné, comme à celle des scribes qui griffonnent sous sa dictée. Il leur fera entendre combien il a dû y employer de force de caractère, pour s’interposer comme il a fait, s’immoler peut-être sur l’autel du vrai patriotisme et sauver sa race d’un péril imminent, que tous ne voyaient pas comme il le voyait, singulièrement aggravé par les écarts de langage, les manifestations intempestives des brouillons à courte vue, en train de tout compromettre.

Ah ! s’il s’écoutait seulement, à cette rebuffade si générale que les siens lui ménagent pourtant et lui annoncent sous les sifflets qui ne cessent pas encore, pour un rien il refuserait aussi lui à son ingrate patrie de lui laisser ses os.

De plus intimes apprendront en effet qu’il caresse, bien en secret, le désir d’accepter, — il faut mieux dire, — le projet d’obtenir forcément du premier ministre la haute charge de notre commissariat, de notre ambassade à Londres, devenue vacante. Voyons ! après tout, ce n’est pas pour rien qu’il se sera fait bilingue parfait et qu’il aura même donné chez lui une si grande préférence à la langue anglaise. Que savent-ils tous ceux qui ont voulu critiquer sa conduite ? Monsieur le premier ministre, Larive compte là-dessus, sera bien empêché d’entraver son désir. Et puis là encore ne pourra-t-il pas rendre d’éminents services au Canada français ? Le jour où il le voudra définitivement, il ira tout simplement imposer sa volonté au chef du gouvernement, et gare au chef !

Mais il n’est pas encore définitivement résolu. Voilà !

Un autre poste éminent aussi est devenu en disponibilité, ces jours derniers : celui de lieutenant-gouverneur de la province de Québec.

Ne vous récriez pas ! Y a-t-il à douter de quelque chose quand on est réellement arriviste et quand l’on a fait tous les sacrifices ou les cent coups, comme un Larive, pour s’élever au-dessus des autres et y perdre la tête ?

La première fois qu’il laissa comprendre à son chef quelque chose de ses prétentions, celui-ci le regarda d’abord très-sérieusement, presque d’un air navré, puis ensuite se fit une figure étrange, où l’on ne voyait pas bien qui l’emporterait de la stupéfaction ou du fou rire.

— « N’êtes-vous pas un peu empressé, monsieur Larive, lui dit-il, pour songer à votre âge à de semblables retraites ? Elles sont ordinairement l’apanage de gens beaucoup plus âgés que vous, rompus dans les affaires d’état, fatigués de la vie politique. Vous n’en êtes pas là ?

— À moi de juger si j’en suis là ; à vous aussi de ne pas totalement l’ignorer après les luttes que j’ai faites pour vous, dans les conditions particulièrement pénibles que vous savez.

— Je ne puis pas ignorer non plus que d’autres ont aussi fait des luttes, ont rendu des services plus anciens, et j’oserais dire même encore plus importants que les vôtres. Et il me faudra sans doute attendre un peu ce qu’ils pourraient réclamer, serait-ce même après vous !

— Dans tous les cas, je vous prierais d’y songer très-sérieusement ; car il n’est pas dans mes habitudes de lanterner. »

Cette insolence ne pouvait manquer en effet de précipiter les choses, et monsieur le ministre Larive qui ne lanterne pas, outré du sourire dédaigneux mal réprimé sur les lèvres du premier ministre, le mit tout de suite à même de choisir entre sa nomination ou sa démission.

Le premier ministre accepta sans hésiter la démission !

Et ce fut ce jour-là le premier déboire de Félix Larive !

Comme ces secrets ministériels transpirent presque toujours avant que les autorités aient résolu de les ébruiter, un journaliste annonça bientôt qu’il y avait crise éminente au conseil des ministres ; un membre très important du cabinet ne s’entendait plus avec ses collègues et menaçait de rompre. Et les entrevues à pleines colonnes de journaux d’accentuer ces dires ou de les nier, de laisser prévoir la rupture très-prochaine ou de prôner l’entente la plus parfaite, au gré des préférences ministérielles ou antiministérielles. C’est bien ce que désirait Larive, probablement non-étranger à tout ce tintamarre.

Il allait se féliciter d’avoir aussi habilement et aussi promptement acculé son chef dans cette impasse, de le tenir à sa merci, lorsque le journal officiel vint détruire tout à coup ses espérances en annonçant l’heureuse solution de la crise ministérielle, dont il n’avait pourtant guère fait jusqu’alors que nier l’existence. — L’ancien ministre que Larive avait remplacé, maintenant la mesure francophobe rejetée au rancart, ne voyait plus d’objection à reprendre son portefeuille pour défendre comme jamais l’honneur et les principes du parti un instant honni.

Gardons-nous de nous étonner de ce revirement, de ce rajustement d’opinions et de foi politiques. À la table du conseil d’état, comme à bien d’autres tables, c’est l’assaisonnement qui masque tout, qui prime tout. Pour bien des commençaux, pourvu que le morceau répugnant ait été retiré à temps de la marmite, quand même y aurait-il mijoté longtemps, que leur importe le bouillon ? Il suffira de faire bonne contenance, sinon absolument bonne chère et de réprimer les haut-le-cœur devant le monde, dans l’intérêt du parti !

Mais le déplaisir, cette fois, pour le ministre qui avait à si belles dents mordu au morceau lui-même devait être beaucoup plus cruel. Sa retraite inopinée du ministère, à la fin de cette session où il s’était si grandement compromis pour en faire partie, causa tout un émoi dans la presse et le public, et resta inexplicable jusqu’au moment où le premier ministre se vit obligé de donner des explications. Elles servirent en même temps de pronostic au malheur autrement plus profond de son jeune collègue mégalomane.

Durant huit jours, les journalistes cherchèrent en vain l’occasion, à laquelle il se prêtait naguère encore si volontiers, de le faire causer pour l’information du public. Sa porte resta fermée à tous, et personne ne put relater les effets chez lui du coup de foudre qui le renversa au bas de son piédestal si effrontément édifié.

Nous avons dit « chez lui » ; mais puisque nous sommes dans ses secrets intimes, ajoutons maintenant « dans son esprit ». — D’apprendre par son remplacement quasi brutal qu’il n’était plus rien au gouvernement du pays, cela le dépassa, et il resta, pour ainsi dire, suspendu dans l’irréel de ses ambitions. La maladie prit sur son aile cet esprit trop léger et devait l’emporter, au milieu d’une escorte de chimères, aux limites de son rêve inachevé.

Quelques jours plus tard, à l’une des gares de la ville, arrivait une voiture close. En descendirent un homme discrètement empressé, puis un monsieur à l’allure superbe au bras duquel suivait une dame qui avait tout récemment pleuré. Le groupe traversa la salle d’attente, et avant que la dame et le compagnon discret aient pu l’en empêcher, ce qu’ils cherchaient évidemment, le monsieur superbe, la tête haute, le geste au commandement, d’une voix impérieuse demanda au contrôle : « A special train to Spencer Wood » !

La dame étouffa un sanglot, monsieur le secrétaire de l’honorable Félix Larive, puisqu’il n’avait pas encore renoncé à ses fonctions, réclama le droit de voir à ces détails, et le dément se laissa conduire à la voiture Pullman où les trois personnages se dérobèrent aux regards gênants des curieux.

La maladie avait été très rapide. Aux premiers signes inquiétants du dérangement cérébral chez l’ex-ministre, ses plus intimes voulurent en rechercher la cause immédiate et constatèrent que le malheureux, en même temps qu’il jouait l’homme d’état comme nous l’avons vu, s’était encore engagé dans des entreprises industrielles et financières dont l’insuccès, à lui seul, pouvait le conduire à sa double ruine intellectuelle et matérielle. C’est peu après que les symptômes s’aggravèrent avec les inquiétudes du patient, et le jour où le premier ministre le prit au mot en acceptant la remise de son portefeuille, jour où le malheureux recevait aussi la nouvelle d’une spéculation financière désastreuse pour lui, il succomba totalement.

Quand on n’a jamais eu de revers, ne faut-il pas les avoir grands ?

À l’arrivée à Québec du convoi qui portait Félix Larive et ses chagrins se produisit encore l’une de ces petites scènes navrantes dont nous ne voudrions pourtant pas trop multiplier les récits. Le hasard est parfois méchant. Et cette fois ne voulut-il pas qu’à la première personne qu’il rencontra sur le quai de la gare, malgré toutes les précautions que l’on prit pour le dissimuler, le malheureux halluciné adressât ces étranges paroles : — « Et pourquoi ne tire-t-on plus le canon à Québec quand le gouverneur arrive ? »

L’homme ainsi interpellé, pâlissant et stupéfié, n’eut sur les lèvres que ces deux mots :

— « Bonjour, Félix. »

Cet homme était Eugène Guignard