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L’associée silencieuse/01

La bibliothèque libre.
Éditions Édouard Garand (16p. 3-7).



ÉTIENNE NORMAND


— Je ne te dérange pas ? s’enquit le Docteur Durand, comme il pénétrait dans le boudoir-bureau qui servait de cabinet de travail à son ami, Étienne Normand,

— Tu sais bien que tu es toujours le bienvenu. Prends-tu un cigare ?

— Non ! une cigarette seulement. Mes malades ne me laissent pas beaucoup de liberté.

— Ils peuvent bien attendre… Quand on est spécialiste en maladies nerveuses, il me semble que l’on ne risque pas grand’chose à faire attendre un peu ses patients, leur cas n’est pas si pressé, après tout.

— Tu n’as pas l’air de les prendre bien au sérieux.

— Un tas de détraqués… Comme tu dois en avoir plein le dos de vivre journellement en contact avec ces demi-fous !

— Je ne dis pas ; mais..

— Et puis, tu n’es pas pire que les autres, pauvre vieux, chaque métier a ses misères. Je viens d’être contraint de lire près de deux cents pages de prose piquée des vers, portée hybride dont a accouché, après une laborieuse gestation, un malheureux poétereau de vingt ans et, à cette lecture, j’ai constaté, une fois de plus, que les détraqués les plus incurables ne sont pas toujours ceux que l’on vous amène.

— Encore une future victime à ta rage…

— Comment ? encore une victime à ma rage ! Mais il est la victime de sa propre nullité et de sa suffisance, ce mulet stérile qui se mêle de vouloir engendrer ! De la première ligne à la dernière, c’est d’une abominable platitude, c’est lieux communs, usé, déjà vu, cliché… Veux-tu du feu ?

— Merci.

— Que fais-tu donc, depuis un siècle que je ne t’ai vu ?

— C’est que tu n’as pas bien regardé ! Encore hier, j’étais au nombre de tes auditeurs, à la Salle Saint-Sulpice.

— Vraiment ? Pourquoi n’es-tu pas venu me trouver ?

— Tu étais tellement entouré…

— En ai-je joué un vilain tour à ce groupe de geais se parant des plumes du paon et s’intitulant « Société des Auteurs Canadiens Français » ? Aller soutenir au cours d’une conférence donnée sous leurs auspices que la littérature canadienne française n’existe pas !

— Je t’avoue que si j’avais été le Président.

— Tu aurais relevé le gant… Mais ne crains pas, mon vieux, ces béliers bêlants n’ont de cornes que pour enfoncer des portes ouvertes… Avec son habitude de courbettes et d’aplatissement, il a encaissé en souriant les dures vérités que je leur ai bombardées et a même trouvé des paroles de louanges pour ma sincérité et mon courage… Je n’ai jamais si bien senti ma force, l’âpreté de la joie du triomphe qu’hier soir, devant cette bande de chiens couchants courbés sous mon bâton.

— Je n’ai pas de félicitation à t’adresser, tu as fait là une sale action.

— Tiens ! tiens, c’est vrai, j’oubliais que tu es un fervent admirateur de nos mules littéraires et que, par ordre chronologique depuis la « Fille du Brigand » jusqu’à « L’Homme Tombé », ta bibliothèque contient tout le pipi et le crottin littéraire sorti de leurs cerveaux. Et avec cet horrible bagage sous ton toit, tu n’es pas encore allé rejoindre tes patients ? Eh bien ! tu peux te vanter d’en avoir une santé, mon vieux !

— Pose tant que tu voudras au bel esprit, mon pauvre Étienne, n’empêche que ta plaisanterie d’hier soir était d’un goût plus que douteux.

— Je comprends, tu aurais voulu me voir me confondre en louanges devant la phalange d’eunuques qui m’entourait, proclamer champagne la boisson uriquée dont ils remplissent leurs coupes, sublimes envolées leurs sauts de crapauds, déclarer génie Monsieur X, parce qu’il avait attelé la « Grise » au tombereau odoriférant, après que Monsieur Y l’eût fait vendre au marchand de guénilles ! À vous en croire, il faudrait s’agenouiller pieusement, comme un chinois devant le nombril de Boudha, au spectacle d’un coq arquant ses argots au sommet d’un tas de fumier… Allons, fiche-moi la paix, il y a assez longtemps qu’elle dure la vieille rengaine. Si notre culture, produit mulâtre du vieil esprit français, du positivisme anglais et du matérialisme américain, doit nous condamner à une éternelle stérilité, prenons en notre parti, attelons nous résolument à la besogne terre à terre, comme la mule passive, n’ayons pas de ces ridicules fringances sans lendemain.

— Où prends-tu que notre culture…

— Notre culture, c’est un monstre informe…

— Ainsi tu t’obstines à nier tout mérite aux œuvres de chez nous ?

— Et toi tu t’obstines à vouloir admirer cette pléiade de farceurs qui usurpent le titre de littérateurs ! Où trouves tu une œuvre ayant un caractère personnel ? Nos gens ne peuvent penser et sentir par eux-mêmes et les pseudo critiques l’ont si bien réalisé qu’instinctivement, à l’apparition de chaque nouvelle œuvre, ils cherchent parmi les auteurs français modernes ou anciens avec lequel elle est apparentée. Or, chose plus extraordinaire encore, ils finissent toujours par trouver le tableau originaire que l’on nous a servi en chromo…

— Notre littérature est encore jeune, elle ne fait que balbutier…

— Elle ne balbutie pas, elle singe…

— Mais enfin, pourquoi condamner à priori, ne pas reconnaître avec conscience, le mérite où il se trouve ?

— Je m’écarquille en vain les yeux et ne l’aperçois pas ce mérite dont tu parles. Longtemps on s’est ébahi devant les croassements sans nom de nos corbeaux littéraires, les bêlements de nos pseudo romanciers ; cette bêtise continuerait peut-être encore si je ne m’étais pas levé le premier, pour tout balayer sous ma plume vengeresse…

— Tu peux te vanter de ton œuvre… Dans notre humble jardin littéraire, nous avions quelques jolies fleurs, un peu sauvages, de simples fleurs des champs ; mais enfin elles avaient leurs charmes et leurs doux parfums. Il y avait aussi des boutons verdoyants, pleins de sève, de vie, de désir d’éclosion, avec ton scepticisme destructeur, ta rage de démolition, tu as écrasé impitoyablement fleurettes et boutons. Ton œuvre de destruction terminée, tu as promené sur le jardin désolé ton regard froid et cruel… Oui, tu peux être fier de ton œuvre !…

— Que de grands mots. Crois m’en, notre supposé bagage littéraire ne vaut pas l’ardeur que tu déploies à le défendre.

— Je suis médecin et non critique ; mais ce que je ne puis m’empêcher de constater avec chagrin, c’est qu’en condamnant à priori toute production indigène, tu fais œuvre néfaste…

— Il n’y a pas grand mal à condamner en bloc ce qui est nul et sans valeur…

— Il y a toujours danger à rebuter l’effort loyalement accompli…

— Fringances d’eunuques !…

— Effort tout de même !… et, chez nous, l’effort intellectuel est si rare qu’il mérite d’être encouragé. Il est une chose que je n’ai jamais pu comprendre : Comment se fait-il que nos journaux, même ceux qui se piquent le plus de patriotisme et d’apostolat national, consacrent de longues pages à célébrer l’effort animal, la force musculaire : Boxe, lutte, balle aux champs, gouret etc, et qu’ils font l’odieuse conspiration du silence et condamnent à l’oubli l’effort ingrat du pauvre hère qui se sera renfermé de longues soirées, penché sur un travail accablant, où il a loyalement tenté de mettre toute son âme et tout son cœur, dans lequel il a, au prix du meilleur de son être, essayé de faire passer dans les âmes de ses semblables un peu de ces rêves dont il se meurt ?… Un pugiliste qui donne une bonne raclée à un autre pugiliste, ça, au moins, c’est important dans la vie d’un peuple ; mais un sot qui s’amuse à noircir du papier, bah !… à quoi bon lui faire de la réclame !…

— Le journal donne ce que désire le lecteur, voilà tout.

— Mais toi, un homme intelligent, comment peux-tu ainsi t’amuser à rebuter tout effort ? Les autres se taisent au moins ; mais toi, tu assommes.

— C’est une réclame comme une autre…

— Mais une réclame bien dangereuse. L’enfant qui fait ses premiers pas a besoin d’un bras solide qui l’y aide.

— Et puis, vois-tu, sur cette terre, il y a deux classes d’êtres : les vaincus et les vainqueurs. Il n’y a pas de milieu, on est l’un ou l’autre, on reçoit les coups ou on les donne. Ou plutôt, il y en a trois, il y a aussi la grande armée des spectateurs, la foule anonyme des badauds. Toujours, je me suis promis de n’être pas de cette dernière catégorie. Or comme je ne voulais pas être non plus au nombre des vaincus, j’ai réalisé un jour que si je voulais me faire ma place au soleil, j’avais à jouer des coudes, j’ai frappé à gauche et à droite, tant pis pour ceux qui attrapent les coups, le principal est de les donner et non de les recevoir.

— Vas-tu me soutenir que ton attitude n’est qu’une simple tactique ?

— C’est cependant le cas.

— Je ne comprends pas.

— Pour te faire comprendre comment j’en suis venu à cette tactique, comme tu l’appelles, il me faudrait retourner bien loin en arrière, du temps où nous usions ensemble nos culottes sur les bancs du collège.

— Je comprends encore moins.

— Voici : Tu te souviens de notre temps de collège ?

— Très bien. J’y étais un parfait cancre et toi, un fort en thèmes.

— C’est ce qui a failli me perdre. Tu es aujourd’hui un médecin célèbre, et moi, si je n’avais pas réagi en temps, je serais éternellement demeuré inconnu. Tu te souviens quelles belles espérances nos maîtres fondaient sur moi ? Parce que je traduisais Virgile et Horace sans trop les défigurer, que j’écrivais le latin suivant les règles de Monsieur Ragon, plus tard, parce que Zigliara m’entrait dans le crâne sans trop de difficulté, on m’avait proclamé élève prodige. Durant nos huit années de cours, nos maîtres avaient chauffé à blanc notre patriotisme et notre idéal : « Excelsior » ! « Plus haut, toujours plus haut ! » « Ad alta per alta ! » Tu te souviens de ces belles phrases ronflantes que nous avions prises pour mottos et que nous écrivions sur les couvertures de nos livres ? À ma sortie du collège, j’étais au paroxysme de l’enthousiasme, je vivais en un beau rêve, la tête bourrée de projets sublimes, le cœur brûlant d’ardeurs juvéniles. Mais au contact de la vie réelle, que de déboires, que de désillusions !…

— Qui n’en a pas ?

— Au collège, les lauriers m’avaient été faciles à cueillir, j’avais l’âme remplie de suffisance et d’orgueil, je m’imaginais que dans le monde, je n’aurais qu’à me présenter pour voir venir à moi le succès sous toutes ses formes. J’avais choisi la carrière de journaliste comme répondant mieux à mes aspirations. Aussi, lorsque je me présentai au journal où les relations de mon père m’avaient fait entrer, je ne doutais pas que dès le lendemain, ce devait être moi qui ferais le premier-Montréal.

— Oui ! je te vois venir, là t’attendait ton premier déboire…

— Et quel déboire ! Mon chef m’envoya interviewer une étoile de cinéma, trois fois divorcée, de passage à Montréal… Moi qui, jadis, lors d’une séance académique du collège, avais lancé mes foudres sur Sarah, la juive, avais porté aux nues l’action douteuse de certains étudiants de Québec, je me voyais contraint à écrire deux colonnes de louanges sur une autre juive, une cabotine à la voix rauque, dont la myriade de badauds venait chaque jour admirer sur l’écran les charmes postiches.

— C’était tomber de haut…

— Je me sentis au cœur un tel découragement que je décidai d’abord de retourner chez moi et de couper court à cette ingrate carrière… puis l’amour-propre me retint. J’avais opté pour cette vocation un peu contre le gré de mon père qui, à la tête d’une importante entreprise de meunerie, aurait voulu me garder auprès de lui. Tu comprends que je n’en avais aucun désir. Être meunier, moi, un élève prodige ! Après ce premier compromis avec ma conscience, ce fut un autre et un troisième et tant d’autres… Pendant ces neuf ans que j’ai passés au journal, en ai-je interviewé de grands et de petits ! Un jour le Prince de Galles, un autre jour, un chef socialiste français, un jour, un évêque ou de braves petites sœurs missionnaires, le lendemain, quelques drôlesses ou des financiers louches. J’ai passé par tous les services d’information du journal : La Cour du Recorder, celle de Police, les Assises Criminelles, l’Hôtel de Ville, la Législature Provinciale… Et chaque jour je m’enlisais plus avant dans médiocrité… Quel drôle d’apostolat que le journalisme moderne ! Coudoyer journellement la pègre ou la haute canaille, vivre en promiscuité avec le vice, l’agiotage, les manœuvres louches et, du bagage amassé durant le jour, composer la lamentable pitance à offrir aux passions de ses concitoyens…

— Mais il n’y a pas seulement la presse jaune !…

— Il y a le journal de parti où l’on est esclave des maîtres qui nous emploient…

— Mais la presse catholique ?

— Deux ou trois journaux dont les cadres sont remplis à l’avance… et puis…

— Quoi !

— Bah ! garde ta belle confiance…

— Même dans la grosse presse, il y a des coins propres.

— Bien peu… et quand il arrive que la besogne à accomplir est nette, on a l’âme déjà si imprégnée de la laideur de la tâche habituelle que l’on y va sans enthousiasme. Durant de longues années, je m’abrutis à cette besogne ingrate, délétère… Comme je te le disais, j’ai parcouru les divers services du journal. Moi qui n’ai jamais étudié la mécanique, on m’improvisa un jour chroniqueur de la page de l’automobile. Mais plus je montais, plus je sentais l’esclavage dans lequel je vivais, plus je m’enlisais dans la médiocrité et l’oubli, plus je devenais nul.

— Il fallait réagir.

— Je l’ai tenté. J’ai écrit une série d’articles pour une revue ; mais déjà, j’avais perdu toute confiance en moi, je n’avais plus cette originalité que donnent l’enthousiasme, le rêve et la jeunesse du cœur. Mes articles étaient arides, sans vie, sans nerf. Je n’en demeurai pas moins ignoré.

— Mais enfin, tu devais sentir cette intime satisfaction que procure l’accomplissement d’un devoir.

— Je t’ai dit que je ne voulais être ni de la classe des spectateurs, ni de celle des vaincus de la vie. Ne comprends-tu pas que lorsqu’un homme a eu de belles et grandes espérances, qu’il en a inspirées aux autres et qu’il voit se passer stérilement les meilleures années de sa vie, cette satisfaction obscure du devoir accompli ne peut lui suffire ? Il a aspiré à la gloire et à la renommée, c’est la gloire et la renommée qu’il lui faut. Durant ces années de travail déprimant, j’avais constaté que seuls les forts et les audacieux réussissaient à percer. À défaut de force, je me décidai à employer l’audace. C’est alors que j’inaugurai dans notre journal mes chroniques quotidiennes. Tu te souviens quelle prodigieuse vogue elles eurent dès le début. Deux mois plus tard, j’étais un personnage important dans notre littérature. Et cependant, qu’est-ce en somme que ces pauvres chroniques ? Je n’en suis pas si orgueilleux que tu crois, après tout… pas plus d’ailleurs que de mes critiques supposées littéraires… Le bon public aimait la boxe, les coups de poings, les coups de cravaches… je lui en ai servi… et à profusion.

— Tu es un boxeur intellectuel…

— Si l’on peut dire. C’était si facile d’écrire un bout de chronique où je ridiculisais l’un, où j’invectivais l’autre, prêchant un soir le contraire de ce que j’avais prôné deux semaines plus tôt, où j’accumulais des mots à défaut d’idées ; mais quels mots ! des mots rudes et sonores, fleurant l’exotisme, des mots rares, claironnants, sonnant la bataille ! Moderne Don Quichotte, je pourfendais des outres à grand bruit de ferraille, je frappais d’estoc et de taille les paisibles troupeaux de moutons qui ne demandaient qu’à paître, et le peuple Sancho applaudissait à mes exploits tarasconnais. À lire mes chroniques, il en perdait la respiration et, se croyant aux arènes, il attendait en trépignant le mot de la fin pour s’écrier : « Knock Out » ! Voulant consolider mon emprise, je me suis alors improvisé critique littéraire et, avec la même audace, le même attirail de combat, je me suis attaqué aux vessies soufflées qui, jusqu’alors, avaient tenu le haut pavé dans notre domaine littéraire. Comme autrefois, les murs de Jéricho s’étaient effondrés au son de la trompette, à chacune de mes attaques, un nouvel eunuque littéraire retombait dans le néant de l’oubli d’où il n’aurait jamais dû sortir. J’ai été le grand démolisseur…

— Et qu’as-tu rebâti ?

— J’ai été fort par mon audace ; de la faiblesse de mes victimes, je me suis fait un marche pied vers la renommée et la gloire.

Égoïsme !…

— Il n’y a pas d’égoïsme, il n’y a que la force et la faiblesse. Tant pis pour ceux qui ne peuvent résister à cette force conquérante, ils ne doivent pas prétendre à la gloire

— Et qu’auras-tu fait pour ton pays ?

— Je lui aurai donné l’exemple de mon audace…

— Pauvre insensé ! Dieu t’avais donné de nombreux talents, aucun n’aura servi à sa gloire, ou au bonheur de tes compatriotes. Veux-tu un conseil d’ami ?

— Voyons toujours.

— Je suis libre demain après-midi, viens me voir. J’aurai trois heures à te consacrer ; nous aurons pleinement le temps d’examiner avec soin l’état de ton système nerveux.

— Tu en as de drôle, toi ! tout journaliste que je sois, je n’en suis pas rendu à ce point que j’aie besoin de tes services professionnels.

— C’était de bon cœur, tu sais…

— Ce sera pour une autre fois.

— J’y compte bien…

— Et moi, je n’y compte pas. J’oubliais de te dire que je pars justement demain pour Saint-Hyacinthe. La « REVUE INDIGÈNE » m’a demandé une série d’articles sur nos petites villes québecquoises. Sous prétexte d’aller me renseigner sur place, après avoir bien paisiblement écrit mes articles ici, chez moi, j’ai demandé un congé de deux semaines au journal.

— Saint-Hyacinthe… ta ville natale… mais c’est le meilleur traitement possible à tes nerfs… Et surtout, sois sage, ne va pas t’amouracher de quelque jolie petite provinciale naïve et candide…

— Sois tranquille, l’amour est un mal auquel je suis réfractaire.

— Je sais, tu prétends être un cérébral. Bah ! c’est pour le mieux ; avec ton égoïsme, tu rendrais une femme trop malheureuse.

— Tu ne me conseillerais pas de me marier ?

— Je ne dis pas cela. Cela te serait au contraire un remède salutaire… pourvu que la femme que tu choisisses soit un monstre d’égoïsme qui te fasse la vie si malheureuse que tu ne songes pas à lui rendre la pareille.

— Dis donc, tu as une drôle de conception de l’amitié, toi ! Toutefois, sois sans crainte, l’être idéal que j’aurais rêvé pour femme ne peut exister. J’avais rêvé jadis d’une compagne jolie, instruite, bonne et dévouée, j’avais rêvé d’une âme sœur qui aurait su comprendre chacun de mes sentiments, qui aurait vibré à tous mes enthousiasmes, partagé tous mes rêves, un être idéal que j’aurais retrouvé chaque soir à mon foyer, avec qui j’aurais chevauché dans la vie, seuls, heureux d’être seuls, jamais rassasiés de notre mutuelle compagnie, en communion constante d’âme, de cœur, de sentiments et d’esprit… Tu le vois, c’était un être chimérique…

— Et c’est tant mieux, mon pauvre vieux, car vous vous seriez bien vite sentis las de votre éternelle communion… Allons, mes clientes doivent se pâmer. Bonsoir ! Va te replonger quelques jours dans la vie familiale, cette communion à la vie des tiens vaut mieux que celle de tes rêves. Et surtout, n’oublie pas que, bon gré mal gré, tu es mon client, j’ai le droit d’être tenu au courant. Tu m’écriras.

— Je te promets d’écrire à l’ami…

— Tu as tort, je t’assure que tu as autant besoin du médecin.