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L’associée silencieuse/02

La bibliothèque libre.
Éditions Édouard Garand (16p. 7-11).

CHAPITRE II

PIERRE NORMAND.


L’Angelus carillonnait joyeusement aux clochers des deux églises mascoutaines et, pour faire chorus à cet appel à la prière, les quelque vingt sifflets d’usines firent entendre leurs cris perçants.

— Déjà midi ! constata Pierre Normand, le riche minotier, en s’arrachant comme à regret à son absorbant travail.

Dans l’usine, il se fit un remue-ménage indescriptible et, de toute part, une poussée vers les portes de sortie. La moitié de la tâche quotidienne était accomplie et tous ces gens, gais, souriants et joyeux avaient hâte de se retrouver, pour quelques instants, au milieux des leurs, devant un bon repas fumant.

Debout à la fenêtre de son bureau, l’industriel regardait, avec son sourire bienveillant habituel, la joyeuse cohue, répondant aux saluts que chacun se faisait un devoir de lui adresser.

Quand tout son monde fut sorti, il prit son chapeau et sa canne et, suivant une autre de ses habitudes, il entra dans l’usine même pour constater, de l’œil du maître, si tout était bien en ordre.

L’usine était maintenant déserte, la machinerie s’était tue et le repos complet succédant à cette activité intense avait quelque chose d’émotionnant.

L’industriel fit le tour de l’usine, son regard embrassant avec une légitime fierté ces masses inertes qui reprendraient leur vie turbulente au moindre signe de sa main.

— Bonjour, Pierre, toujours en amour avec ton moulin ?

— Père Larue, il ne faut pas sourire à mon innocente manie. Je sais bien que sous votre garde, le moulin est en sûreté et cependant, je ne saurais quitter l’usine sans avoir constaté par moi-même que tout est bien en ordre.

— Comme je te comprends, mon petit ! Quand on a vécu cinquante ans de sa vie, comme je l’ai fait, au service d’une industrie, on comprend facilement l’affectueuse tendresse que lui portent ceux qui y ont identifié leur vie.

— C’est vrai, père Larue, vous allez célébrer cette année vos noces d’or avec le moulin…

— C’est un mariage comme un autre. Quand ton grand-père me prit pour garçon meunier, j’étais bien loin de soupçonner que toute ma vie s’écoulerait autour de ces meules et surtout, comme j’aurais ri au nez de celui qui m’aurait prédit que le petit moulin à eau d’autrefois deviendrait l’entreprise gigantesque qu’il est aujourd’hui… Te souviens-tu, quand tu étais petit et que tu venais jouer ici ?

— Vous me preniez près de vous et je ne riais jamais autant que lorsqu’un nuage de farine nous rendait tout blancs.

— Plus tard, c’est moi qui t’ai initié au métier. Petit boingre, tu en avais de la vocation ! En moins de deux ans, tu étais meilleur meunier que moi !

— C’est vous qui avez dirigé mes premiers pas. Plus tard, quand la concurrence s’annonçait désastreuse, c’est vous qui avez bien souvent remonté mon courage défaillant.

— C’est la vie, mon garçon, c’est la vie. Chacun son tour, on soutient les jeunes qui commencent et plus tard, ce sont eux qui nous soutiennent sur nos vieux jours. Bonjour, Pierre, sois sans crainte, tant que je serai là, le moulin sera bien gardé.

Pierre Normand pressa avec effusion la main cailleuse de son vieil employé et sortit

Il prit la rue Saint-Hyacinthe, puis celle des Cascades, enfila la rue Saint Dominique et enfin, tourna rue Girouard où se trouvait sa demeure.

Ceux qui ont visité Saint-Hyacinthe ont gardé de la rue Girouard un gracieux souvenir. La ville entière est remarquable par son éclatante propreté, ses maisons coquettes, la profusion de verdure qui la décore ; mais, rue Girouard, c’est une véritable féerie. De beaux grands arbres en font un immense dôme feuillu, aux pieds duquel s’échelonnent une série de gracieuses villas agrémentées de parterre aux fleurs les plus variées. La rue domine l’Yamaska et la joyeuse chanson des eaux frappant la digue vient encore ajouter à l’immatérialisation des rêves du promeneur.

Pierre Normand avançait sans hâte sous le dôme ombreux. Cette promenade à pieds, de la maison à l’usine et de l’usine à la maison, faisait partie des innocentes manies de l’industriel. Encore était-il souvent dérangé dans sa rêverie par les salutations des passants auxquelles il se faisait un devoir de toujours répondre.

Le grand minotier mascoutain était, à un degré éminent, le fils de ses œuvres, le « self made man » des américains. Parti du bas de l’échelle, il avait gravi lentement et au prix d’un travail de bénédictin, tous les degrés de la fortune. Orphelin à vingt cinq ans, il s’était trouvé à la tête du vieux moulin à grain qu’avaient exploité avant lui son père, son grand père et son aïeul. Avec une instruction plus que sommaire, il avait réussi à faire de l’entreprise qui avait avec peine nourri trois générations des siens, une industrie gigantesque.

Aujourdhui, rendu au pinacle du succès, il ne pouvait se défendre de jeter un regard en arrière sur la course parcourue et de se dire avec une légitime fierté que sa vie avait porté des fruits.

Mais au milieu de cette prospérité, un chagrin l’ulcérait : après lui, personne ne serait là pour continuer l’œuvre commencée… Quand ses mains défaillantes laisseraient tomber les manchons de la charrue, il ne se retrouverait pas un fils de son sang pour les reprendre à son tour…

Un fils… il en avait bien un, un fils qu’il adorait avec toute l’ardeur de sa nature affectueuse, pour lequel il avait consenti les plus durs sacrifices, autrefois, quand la fortune ne lui avait pas encore souri… un fils auquel il avait fait faire un cours classique afin qu’il ne soit pas, comme lui, désarmé dans la vie…

Ce fils avait, dès sa plus tendre enfance, fait son orgueil. Au collège, il remportait tous les honneurs, tous les lauriers et le brave papa se disait alors que sous la direction d’une telle intelligence, l’œuvre de sa famille ne connaîtrait pas de limites à sa prospérité ; mais…

Car il y avait eu un mais… À sa sortie du collège, le fils avait choisi dans la vie une voie différente de celle du père… Quand le minotier lui avait suggéré de s’attacher à l’usine, il avait eu un sourire presque de dédain… Un meunier ! Fi !… Et depuis dix ans qu’il avait quitté la maison paternelle, ce fils passait son temps à écrire dans les journaux de Montréal… Il est vrai qu’il avait fait son chemin dans la vie… Avec ses articles de journaux que l’industriel avouait candidement ne pas bien comprendre, il avait acquis une notoriété, une gloriole que toute sa vie laborieuse avait été impuissante à attacher à son nom ; mais bah ! de quelle utilité avait été cette vie de son fils…

Absorbé par son rêve, Pierre Normand allait passer devant sa demeure sans y arrêter, quand une voix joyeuse lui fit lever la tête :

— Mais venez donc, papa ! Si vous saviez quelle surprise vous attend.

— Qu’y a t-il, petite ?

— Entrez bien vite, petit père, que je vous présente un revenant.

— Papa !

— Étienne ! Et le père reçut son fils sur son cœur. Quelle bonne surprise, en effet ! Regarde-moi bien, mon cher fils, il y a si longtemps que je ne t’ai vu…

— Vous êtes industriel, papa, vous comprenez mes excuses plus que tout autre… On n’est pas libre comme on le veut dans la vie.

— Ce n’est pas un reproche, mon cher Étienne. Nous sommes si heureux de te revoir que nous aurions tort de récriminer. Laisse-moi te regarder encore.

— Oui ! Oui ! c’est cela, au retour de l’enfant prodigue, on oublie la fille fidèle. Depuis trois minutes que vous êtes entré, papa, et vous ne m’avez pas encore embrassée.

— Ni moi, ajouta Madame Normand.

— Ce serait vraiment de l’ingratitude que de vous négliger, mes chéries. Tenez, à chacune deux bons baisers pour me faire pardonner mon retard. Mais ce garçon doit avoir l’estomac dans les talons. Ghislaine, veux-tu demander si le dîner est servi ?

— Depuis dix minutes, papa. Cette bonnes Victoire commence même à s’impatienter.

— Eh bien ! allons nous mettre à table. Donne-moi ton bras, ma chère femme, il faut faire les choses en grand pour honorer notre convive.

— Et toi, Étienne, prends le mien.

— Je ne me plaindrai pas de la compagnie.

— Mais auparavant, regarde-moi bien en face moi aussi, que je voie ton cher sourire…

— Vas-y donc, petite coquine ! Comme si je pouvais te regarder en face sans constater que tu es bigrement jolie… Mademoiselle, vos grands cheveux blonds rendraient jaloux les blés murs, vos joues rosées donneraient l’envie d’y mordre, vos deux yeux perçants et profonds semblent deux diamants, votre petit nez retroussé à l’air de se ficher des gens et votre jolie bouche carminée, toujours ouverte en un gracieux sourire, donne la fringale de ses baisers…

— Eh ! la la ! Jetez en encore, beau Monsieur de la ville, cela ne m’émeut pas outre mesure…

— Ce n’est pas la première fois que l’on t’adresse de telles louanges ?…

— Non pas ! Seulement, tu as dû dire ces fadaises à tant d’autres.

— Mais entre frère et sœur, c’est sincère.

— Venez donc, Monsieur Normand, qu’avez vous à vous raconter en secret.

— Le potage sera froid, ajouta Madame Normand.

— Ce serait dommage, dit Étienne, en prenant place à table, car je me sens en appétit.

— Et tu ne sais pas, Pierre, nous allons avoir notre fils au milieu de nous toute une longue semaine.

— Une semaine ! La belle affaire ! C’est un mois, c’est tout l’été que ce garçon devrait passer parmi nous. Un bon été de vie de famille, de repos, de grand air. Nous lui ferions faire de longues randonnées en automobile, en yacht. Nous avons encore ton canot, Étienne. Te souviens-tu, autrefois, comme tu aimais canoter sur l’Yamaska ? Tu verrais comme il fait bon vivre ici… Et puis, il y a le moulin, notre usine, où s’étalent mieux qu’en aucune de vos pièces de théâtre, qu’en aucun de vos livres, l’âme du peuple, la vie laborieuse et souvent pénible des humbles…

— Il ne faudrait pas être trop exigeant, Pierre, et si Étienne a du travail ailleurs, il faudra bien, quoiqu’à regret, le laisser partir.

— À condition qu’il promette de revenir bientôt et souvent… N’avoir qu’un frère, et ne le voir que quelques fois par année, entre deux trains…

— Tu n’as qu’à venir à Montréal, petite sœur, je suis certain que ton joli minois te procurerait toute une armée d’adorateurs…

— Méchant ! Tu sais bien que je ne suis qu’une simple petite provinciale. Je ne suis bien qu’ici au milieu des êtres et des choses qui me sont familières, le nouveau et le bruit m’énervent…

— Si le bruit te porte sur les nerfs, comment peux-tu supporter celui de l’usine ? Ghislaine t’a-t-elle dit, Étienne, qu’elle m’accompagne chaque jour à l’usine ?

— Vraiment ? Aurais-tu, par hasard, l’intention de te faire meunière, petite sœur ?

— Qui sait ?

— Et l’usine, ça marche toujours ?

— Mieux que jamais. Moi dont les rêves les plus ambitieux ne visaient pas au-delà de l’aisance dorée dont parle je ne sais plus qui, je suis en train de devenir riche. Ce sera pour vous, mes enfants.

— Vous avez d’ailleurs commencé à nous en faire profiter, papa. Chaque trimestre, quand je reçois votre chèque pour les profits que je suis supposé avoir gagnés à votre usine, je me demande de quel droit je puis toucher cet argent.

— Calme tes scrupules, mon fils, depuis cinq ans, ta sœur et toi, êtes bien et dûment associés à notre entreprise, vous êtes portés dans nos livres comme détenteurs de chacun un quart des actions de la compagnie.

— Mais qu’ai-je fait pour gagner cet argent ?

— Tu travailles, tu te dépenses à ta façon. D’ailleurs, un peu plus tôt, un peu plus tard, tout vous reviendra un jour…

— Ce que ton père ne te dit pas, c’est qu’il travaille douze heures par jour.

— Pourquoi ne pas songer au repos, papa ? Il faut profiter du fruit de votre travail avant la vieillesse.

— Je t’avoue que je ne me vois pas très bien les bras croisés. Le travail est maintenant devenu un besoin pour moi. Quand on est, comme ta mère et moi, parti du bas de la montagne, que l’on a gravi péniblement les premiers pics, que la montée devient à chaque instant plus facile, que la cime nous parait de plus en plus ensoleillée, il est dur d’abandonner l’ascension, on se sent le désir irrésistible d’en gravir le sommet…

— Mais enfin, il me semble que vous y êtes au sommet.

— Effet du mirage, mon cher, on croyait y être ; mais il recule à mesure que nous avançons.

Excelsior ! Excelsior ! Comme au collège.

— Que veux-tu, c’est la vie…

— Oui, je sais, « borné dans sa nature, infini dans ses vœux… » comme disait le poète. Mais enfin, à quoi vous aura servi votre travail, si vous n’en profitez pas ?

— À quoi il aura servi ?… Mais, mon pauvre enfant, es-tu aveugle pour ne le pas voir ? Ce qu’aura produit mon travail de chaque jour ? Il aura d’abord donné et pendant de longues années à des centaines de familles l’occasion de gagner l’argent nécessaire à sa vie quotidienne, il aura donné le lait aux enfants, le pain à toute la famille, il aura contribué à chausser, vêtir et nourrir toute cette phalange d’humbles qui demandent si peu de la vie ; mais que le chômage réduit à la misère. Dans un autre ordre d’idée, il aura répandu sur le pays entier sa bienfaisante action. Mon travail tend à fournir le pain, cet aliment si essentiel à la vie, ce principe de toute force, mes efforts ne se seront pas dispersés sur des objets vains et stériles, ils ont une fin éminemment utile : la production de ce pain que tout chrétien, depuis l’enfant qui s’éveille à la vie jusqu’au vieillard qui courbe sous le faix des ans, demande à Dieu matin et soir. Si maintenant, tu veux considérer mon travail au point de vue national et patriotique, les mêmes arguments militent en sa faveur ; mais il y a encore plus, ma vie laborieuse est un exemple de ce que peuvent faire, même avec des ressources médiocres et dans un genre d’industrie très humble, la constance et l’inlassable persévérance… Autrefois, on disait que les canadiens français n’étaient pas aptes à l’industrie et au commerce, que nous n’avions pas le sens des affaires… J’aurai contribué pour mon humble part à faire disparaître cette légende, ma vie remplie d’efforts et de ténacité sera un encouragement à ceux qui viendront après moi… Vous, les beaux esprits, les beaux parleurs, vous avez des phrases ronflantes, vous faites grand apparat de patriotisme stérile ; mais vous oubliez souvent, que dis-je, vous oubliez toujours, que le véritable amour de la patrie réside dans les actes et non dans les paroles, que les discours les plus enflammés ne produisent que des feux de paille et que seules les actions restent, que l’avenir d’un pays ne s’édifie pas avec des paroles, mais avec des actes ! Si tous les êtres véritablement bien doués s’astreignaient à l’effort véritable, cet effort lent, constant, persévérant, comme l’influence de notre nationalité canadienne française serait plus grande, comme surtout elle serait plus efficace !  !  !

— Je ne nie pas la sublimité de votre œuvre, mon père ; mais enfin, à vous personnellement, quel profit vous aura-t-elle rapporté, cette industrie, si, alors que le moindre de vos employés limite sa tâche à huit heures de travail, vous, vous vous astreignez à en fournir douze ?

— Qu’y a-t-il de meilleur que le travail, si tous les efforts convergent au succès d’une œuvre à laquelle on a identifié sa vie ?

— Tu ne peux comprendre, mon cher Étienne, ce que signifient pour ton père et pour moi l’usine et le moulin ? Quand tu étais tout petit, le moulin n’était pour toi qu’un endroit où il faisait bon aller jouer. Plus tard, quand tu as commencé à comprendre, tes études t’ont appelé ailleurs : mais pour nous qui avons assisté à ses débuts, avons tremblé sur les dangers qui si souvent les menaçaient, avons veillé son ascension vers le succès : avec des jalousies maternelles… Comme c’est différent !

— Quand nous nous sommes mariés, ta mère et moi, mon fils, ton grand-père venait de mourir, me laissant à la tête du vieux moulin à meules qui, depuis trois générations des miens, tournait péniblement sa vieille roue. J’étais pauvre, sans instruction — c’est à peine si j’avais fréquenté cinq ans la petite école — bien mal fichu de ma personne, lourd, trop naïf et un peu niais…

— Oh ! papa ! je proteste contre ce portrait, c’est une injure au bon goût de maman !

— Non, non, petite, il est vrai… j’étais tout ce que je viens de dire ; mais cependant, j’avais l’âme remplie d’ambition… je venais d’épouser la plus jolie femme de Maska…

— Pierre !

— Inutile de protester, maman, nous en avons la preuve vivante.

— Et non seulement la plus jolie fille de Maska, mes enfants, mais aussi la plus intelligente et la meilleure. Pourquoi cette chère Laure m’avait-elle choisi au milieu de tant de partis riches et brillants qui s’étaient présentés, je ne l’ai jamais compris ?…

— Je le comprends bien, moi, coupa Ghislaine.

— Lorsque l’âme débordante de bonheur, j’eus la certitude que Laure Demers, la fille recherchée du vieux Docteur Demers, m’avait choisi entre tous pour partager sa vie, je me fis le serment de me rendre digne de son amour. Autrefois, les chevaliers parcouraient le monde, accomplissant sur leur passage des actions d’éclat afin de venir déposer leurs lauriers en hommage aux pieds de leur Dame ; le page ou le valet qui revenait ainsi chargé de gloire pouvait faire oublier l’humilité de la condition d’où il était parti… Mais les jours de la chevalerie étaient passés, mon arène, à moi, était bien loin d’être brillante… J’étais meunier, rien que meunier, le prosaïque meunier que l’on a ridiculisé à travers les âges… meunier… je ne devais pas l’oublier.

Meunier ! Profession bien banale à première vue ; mais comme en son humilité elle recelait de grandeur et de noblesse cette tâche quotidienne sous laquelle avaient ployé trois générations des miens ! Être le trait-d’union entre la terre qui fait germer et pousser le blé, le soleil qui le mûrit, Dieu qui bénit la moisson et le feu qui cuit le pain… Être un facteur dans la production du pain, cet agent de force et de vie, ce principe de tout effort… Ce champ d’action bienfaisante ne valait-il pas les anciennes arènes closes où des hommes s’entre-tuaient par vaine parade de force animale ? Sous le sourire encourageant de ma Dame, je me mis à la tâche… Au prix de quelle somme de travail, de constance et d’énergie le vieux moulin à meule de mes aïeux s’est transformé en la magnifique entreprise que vous savez, mes enfants, c’est là un secret que seuls Laure et moi, pouvons connaître… Combien de fois nous avons tremblé sur la vie de notre pauvre et cher moulin ? À trois reprises, nous fûmes à deux doigts de la débâcle. Avec nos moyens plus que modiques, il a fallu remplacer l’ancien outillage depuis longtemps démodé, il a fallu faire face à la concurrence des trusts, aux sauts subits des marchés, étendre notre clientèle afin de produire à meilleur marché en produisant plus. À l’industrie mère sont venues se greffer successivement la boulangerie, la biscuiterie et l’usine de pâtes alimentaires. Et à chacun de ces changements, à chacune de ces additions, c’était de nouvelles hésitations, des craintes qui nous envahissaient. Aujourd’hui que les jours d’anxiété sont passés, qu’il nous fait bon de se rappeler nos peines, nos efforts, nos inquiétudes et même nos revers passagers ; mais surtout, qu’il est meilleur encore de pouvoir se rendre le témoignage que, dans cette association non seulement de nos vies mais aussi de notre fortune, ta mère et moi, nous n’avons jamais senti, même dans nos plus dures angoisses, le doute de nous-mêmes nous envahir ! Associée silencieuse à tous mes labeurs, votre mère a su faire sentir en chacune de mes actions, sa bienfaisante influence ; mais jamais elle n’est sortie de son rôle de mère et d’épouse, d’ange du foyer.

— Oh papa ! laissez-moi vous embrasser !

— Pourquoi ce débordement de tendresse, petite Ghislaine ?

— Je vous aime tant quand vous parlez comme vous venez de le faire et comme je comprends bien maman de vous avoir choisi entre tous !

— Je vous avoue, mon cher papa, dit à son tour Étienne, que je n’ai jamais compris comme je viens de le faire la grandeur de votre vie ; mais encore une fois, puisque vos rêves sont maintenant réalisés, puisque, comme les preux de jadis, vous avez récolté les lauriers convoités, pourquoi ne pas faire comme eux et venir en savourer les délices auprès de votre Dame ?

— Je me suis tellement identifié à mon moulin que je ne pourrais vivre loin de lui. Je suis comme ces vieux chevaux de pompiers qui brisent leurs chaînes pour courir au feu quand sonne le signal de l’incendie…

— Imitez les poilus de la dernière guerre qui, l’objectif remporté, allaient en arrière prendre le repos mérité.

— C’est que, lorsque les poilus laissaient la ligne de feu, d’autres troupes bien fraîches venaient prendre leur place, maintenaient les positions et même allaient encore de l’avant… Moi, je n’ai personne derrière moi…

— Vous vous trompez, papa, je suis là !

— Toi, Ghislaine ?…

— Eh oui ! pourquoi pas ? Ce n’est pas pour rien que je m’initie à la vie de l’usine.

— Ma petite Ghislaine chérie, je t’avoue ne pas te voir à la tête d’une meunerie…

— Ce n’est pas la vocation d’une jeune fille de se faire industrielle, ma chérie, notre lot, à nous, c’est d’être épouse et mère…

— Ce n’était pas non plus l’état d’une jeune fille de se faire générale d’armée et cependant, Sainte Jeanne d’Arc a bien pris le commandement des soldats de France lorsque le roi et ses généraux oublièrent que leur devoir le plus sacré était de défendre le patrimoine de cette France contre les étrangers !

— Méchante, c’est une pierre que tu jettes dans mon jardin !

— Je dis ce que je dis, élégant Dauphin. S’il le faut je resterai vieille fille afin de conserver dans notre famille le fruit du travail de nos pères. Plus tard, quand tu auras des enfants, je choisirai celui d’entre eux qui sera le plus digne de cet héritage sacré.

— Gare au bûcher, moderne Pucelle ! Je connais quelque part un jeune pharmacien dont les transports sont pour le moins aussi brûlants que le feu du triste Sieur Cauchon, il pourrait bien un jour vous contraindre à troquer votre sabre pour la quenouille.

— Nous verrons bien ! En attendant, je propose une promenade en auto pour ce soir et demain, un voyage à Saint-Judes.

— Puisque tu assumes le commandement, petite sœur, nous n’avons pas à discuter.

— À ce soir donc, je me sauve à l’usine avec Papa, dit Ghislaine.

— Moi, je tiens compagnie à maman.