Aller au contenu

L’associée silencieuse/14

La bibliothèque libre.
Éditions Édouard Garand (16p. 44-46).

CHAPITRE XIV

LES BRAISES CACHÉES.


Si, depuis qu’il avait fait la connaissance d’Alberte, la vie du journaliste avait été complètement révolutionnée, les mêmes perturbations s’étaient opérées dans celle de l’humble ouvrière.

Insensiblement, elle s’était habituée à la compagnie de ce beau jeune homme si élégant, spirituel et affable. Dans sa confiance naïve, elle ne s’était pas demandé où cette fréquentation la conduirait. Le présent était doux et riant et ce présent lui suffisait.

Au départ d’Étienne, que Ghislaine lui avait appris avec maints ménagements et en l’assurant bien que sa promenade n’était qu’interrompue, qu’il devait revenir sous peu, elle avait éprouvé non un chagrin vif ; mais un simple regret de voir s’interrompre ces bonnes et affectueuses causeries qui charmaient ses soirées.

Les premiers jours que dura cette séparation, elle n’en souffrit pas trop, son travail la reprit entièrement et elle avait à cœur de ne pas trop s’arrêter à ce souriant incident de sa vie obscure, qui, dans son esprit, devait fatalement demeurer passager.

Mais au bout de quelques jours, elle sentit sa vie tristement vide et sans but, les soirées lui paraissaient longues et ennuyeuses, l’existence même lui devint à charge. En vain voulut-elle réagir, s’intéresser plus encore à ses devoirs de chaque jour, redevenir la jeune fille souriante et insouciante de jadis ; elle ne le pouvait plus, elle se sentait changée, il manquait maintenant quelque chose à sa vie….

En sortant de l’usine, ce soir là, elle rencontra Ghislaine.

— Bonjour, ma chère Alberte, je vais justement dans votre quartier, vous voulez bien que je vous fasse un bout de conduite ?

— Vous êtes bien gentille, Mademoiselle, et si ma compagnie peut vous plaire, c’est avec plaisir que…

— Mais dites donc, vous paraissez soucieuse et lasse, depuis ces derniers jours, seriez-vous malade ?

— Non, un peu de fatigue seulement.

— Vous travaillez trop aussi, ma chérie, je vais le faire remarquer à papa, il vous faut quelques semaines de vacances.

— Mais non, je vous assure…

— Depuis une semaine, vous n’êtes plus la même : vous, autrefois si gaie, si souriante…

— Ce qui ne prouve pas que je sois malade.

— Si ce n’est pas le corps qui est malade, alors, c’est le cœur.

— Oh ! Mademoiselle… murmura l’orpheline en rougissant.

— Vous savez, Alberte, toute l’affection que j’ai pour vous, vous me connaissez suffisamment pour comprendre que ce n’est pas une simple curiosité qui me porte à vous arracher vos secrets mais l’intérêt que vous m’inspirez et le désir sincère que j’ai sinon de vous guérir, du moins de les partager. J’ai l’impression d’avoir un peu coopéré à vous susciter ces chagrins… N’est-ce pas cela ?…

— Mademoiselle…

— Dites-moi le franchement, comme si j’étais votre sœur, n’est-ce pas que c’est à cause de mon frère que vous souffrez ?

— Je n’ai rien à reprocher à Monsieur Normand… Il est venu quelques fois chez nous, il était aimable et cordial, bon et spirituel, il est venu chez nous comme il serait allé ailleurs ; pour lui, ces visites n’ont été que des incidents banals dans sa vie… Je vous jure que moi-même, je n’ai jamais nourri la moindre arrière pensée, je ne me suis alors laissée aller à aucun rêve ambitieux… et que ce n’est que depuis son départ que j’ai réalisé que votre frère ne pouvait plus être simplement un indifférent dans ma vie, qu’il avait fait naître chez moi des sentiments que je n’avais encore jamais connus… Je comprends bien que c’est absurde, que je ne suis ni de sa classe, ni de son niveau intellectuel, qu’avec sa fortune, ce serait une sorte de crime pour moi d’oser jeter les yeux sur lui comme mari possible ; mais que voulez-vous, je l’aime… Je vous en fais l’aveu avec honte, Mademoiselle, je sais que tout m’éloigne de lui, que je ne suis qu’une simple ouvrière, qu’une pauvresse que votre père a recueillie… qu’il serait ignominieux de ma part de reconnaître si mal les bontés de ce père…

— Et lui ?…

— Lui ! Il est maintenant loin, il ne doit plus songer à moi… Il s’est plu à se faire durant quelques jours un charmant compagnon pour moi, sa voix, quand il me parlait était douce et charmeuse, il m’entourait de sollicitude, recherchait ma compagnie… Bah ! il a dû maintenant reprendre sa vie habituelle. J’aurai été pour lui un coin souriant de campagne sur lequel on jette un regard charmé ; mais que l’on quitte à jamais, dont on se souvient avec un sourire plaisant ; mais c’est tout…

— Et qui vous dit qu’il ne souffre pas lui-même ?

— C’est mal, Mademoiselle, de me dire pareille chose… Il souffrirait à cause de moi… Mais alors, lui aussi m’aimerait ?…

— Avant de partir, Étienne m’a promis de revenir bientôt et m’a chargé de vous le dire. Je n’ai pas d’abord voulu vous en parler, son départ ne semblant pas vous troubler ; mais quand j’ai constaté que vous paraissiez soucieuse, que vous aviez du chagrin, j’ai cru de mon devoir de ne plus hésiter…

— Mais il y a quinze jours qu’il est parti…

— Il m’a promis de revenir.

— Vous a-t-il écrit ?

— Non.

— Vous voyez bien que j’aurais tort d’espérer… et puis, d’ailleurs, si Monsieur Normand venait m’offrir de devenir sa femme, aurais-je le droit de lui dire oui ?

— Soyez persuadée que si mon frère vous faisait une telle demande, c’est qu’il aurait l’entière approbation de papa et de maman.

— Allons, me voici rendue, aurevoir, Mademoiselle, je vais essayer d’être forte et courageuse. Quoiqu’il advienne, je vous remercie de votre tendre bonté…

— C’est que, voyez vous, Alberte, moi aussi, j’ai mon secret que je m’efforce de cacher aux miens. Souvent je pleure en cachette, quand je suis seule… mais devant papa et maman, devant les ouvriers de l’usine, je m’applique à paraître la plus heureuse et la plus souriante jeune fille de la ville. Allons, à bientôt et, entendez-moi bien, il me faut de nouveau votre exubérante gaieté.

Rentrée chez elle, Alberte trouva la demeure déserte. Ovila n’était pas encore revenu du Patronage et Alice avait été retenue au bureau. Elle voulut, comme par le passé, vaquer aux travaux de la maison, préparer le souper ; mais, le cœur trop longtemps contenu, elle éclata en un long sanglot.

Elle s’enfuit dans sa chambre, se jeta sur son lit et s’abandonna à sa douleur.

Combien de temps resta-t-elle ainsi prostrée ? Elle-même aurait été en peine de le dire. Elle fut soudain réveillée de sa torpeur par Alice qui se penchait tendrement vers elle.

— Tu as de la peine, ma chérie… Tu souffres, ma pauvre petite et je devine la cause de ton chagrin… Tu t’étais laissée aller à des rêves trop beaux… Tu avais cru devoir attendre des autres la somme de bonté désintéressée dont tu as toujours fait preuve. Pauvre petite, ton rêve était trop beau… Nous qui sommes les humbles, les pauvres, les obscures, il ne faut pas trop laisser pousser les ailes à nos désirs…

— Maman Alice, je suis si malheureuse !…

— Ma douce petite, comme ta douleur me fait mal !… Je suis la grande coupable aussi, j’aurais comprendre, je n’aurais pas dû laisser Monsieur Étienne entrer dans notre intimité ; mais cela s’est fait insensiblement et puis, il était si aimable, si brave compagnon… tu semblais tant te plaire en sa compagnie… Pardonne-moi, ma chère petite, de n’avoir pas su t’épargner ce chagrin…

— Te pardonner, à toi, la plus sainte, la plus aimante des sœurs ?

— Oui, pardonne-moi, car j’aurais prévoir ! J’ai manqué de sagesse. Moi qui ai promis à maman et à papa de toujours les remplacer avec vigilance auprès de toi et d’Ovila… J’ai un moment oublié que ton cœur était encore jeune, j’ai oublié qu’à vingt ans, l’amitié d’une jeune fille pour un jeune homme dégénère infailliblement en amour… Je suis la grande coupable !

— Il est parti…

— Oui, depuis dix jours et il ne faut pas trop désirer son retour. Il est parti et cela vaut mieux, je le comprends maintenant. Le temps passera qui guérit bien des maux, qui insensiblement atténue les sentiments les plus vifs. À vingt ans, l’oubli vient vite…

— Mais je l’aime !  !  !

— Oui, mon petit, je ne le sais que trop et je sais aussi ce qu’il en coûte à un cœur sincère de se reprendre. Une fois dans ma vie j’ai éprouvé ce même sentiment. J’avais vingt ans comme toi, j’étais sur le point de me fiancer avec… Bah ! qu’importe le nom, tu ne le connais pas d’ailleurs. C’était trois ans après la mort de notre chère maman. Nous nous connaissions depuis l’enfance, nous nous voyions souvent et un soir ce jeune homme vint demander ma main à papa. Notre père n’osait refuser et moi-même, j’étais sur le point de dire le oui fatal quand Ovila, qui n’avait que six ans, m’appela de sa chambre où je l’avais couché immédiatement après souper. Je montai auprès de lui, il me passa ses bras autour du cou et se blottit sur moi. De ta chambre, tu m’avais entendue monter et tu vins à ton tour de blottir tout près de moi. Devant le spectacle de vos deux enfances que mon mariage allait une seconde fois spolier des soins d’une mère, j’ai compris que le devoir me commandait d’immoler mon cœur. Je refusai.

— Tu as fait cela pour moi !

— Je ne veux pas me faire plus héroïque que de raison. Je t’avoue que j’ai pleuré toute cette nuit là. Le lendemain, je suis allée m’agenouiller sur la fosse de notre mère, lui demander la force de faire taire mon cœur pour ne plus écouter que la voix austère du devoir…

Si je te confie ce sacrifice qui fut peut-être le plus grand de ma vie, ce n’est pas pour poser à l’héroïne ; mais c’est pour te démontrer que dans notre pauvre vie d’ouvrière, il faut s’en remettre entièrement en la miséricordieuse providence de Dieu, et n’attendre que d’elle la somme de bonheur qui sera notre lot. Laissés à notre appétit et à notre imagination, nos désirs seraient trop ambitieux pour être réalisables.

— Je ne veux plus te quitter.

— Et tu aurais tort, ma chérie. Aujourd’hui, les graves devoirs qui m’interdisaient de me marier n’existent pas pour toi, tu es libre, tu es jeune et si un homme que tu aimerais venait te demander de lui consacrer ta vie, ce serait avec cette joie mêlée de crainte et de tristesse qu’éprouvent alors toutes les mères, que je te verrais partir. Mais le rêve sur lequel tu pleures aujourd’hui était trop beau pour devenir jamais une réalité. Monsieur Normand est d’une classe où l’on prend plaisir à fréquenter une ouvrière dont on admire la grâce, la beauté et l’esprit ; mais où jamais l’on ne se hasarde à en faire sa femme.

— Et cependant, je sens qu’il m’aime.

— Et comment pourrait il en être autrement ? N’es-tu pas en tout digne de lui ? Mais alors, si de mesquins préjugés l’empêchent de laisser libre cours à son cœur, ne le regrette pas trop, car il ne méritait pas de posséder jamais pour femme l’être bon, tendre et affectueux que tu es. Il ne faut plus songer à lui autrement que comme à un ami charmant que l’on rencontre au hasard d’un voyage et dont le souvenir reste souriant et joli, un coin ensoleillé dans notre vie humble et obscur. Nous sommes, après tout, de petite violettes des prés et des bois qu’il serait malhabile de vouloir transplanter en d’opulents parterres.

— Tu es sage, toi et si courageuse !

— Tu le fus jusqu’à ce jour et tu le redeviendras. Allons, sèche bien vite tes chers yeux, regarde moi, il me faut te voir sourire, autrement je ne me pardonnerais jamais d’avoir si mal veillé sur toi…

— Je te promets d’être courageuse.

— Oui, oui ! je le sais, ce ne sera qu’un orage dans ta vie, cela passera et bien vite encore. Bientôt, quand resplendira de nouveau le soleil, tu souriras d’avoir pleuré.

Câlinement, avec toute la tendre sollicitude d’une mère, la grande sœur essuya les dernières larmes, chaudes encore, fit refleurir le sourire sur ces lèvres vibrantes ; mais lorsque le repas terminé, les menus travaux de ménage complétés, Alberte se retira dans sa chambre, Alice, qui, quelques instants plus tard était venue border son lit et lui donner le baiser du soir, sentit la froide amertume d’une larme sur la joue de sa petite sœur chérie.