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L’associée silencieuse/15

La bibliothèque libre.
Éditions Édouard Garand (16p. 46-48).

CHAPITRE XV

LE FEU QUI PÉTILLE.


La demie de midi venait de sonner et avec son habituelle ponctualité, la famille Normand était attablée.

— Suis-je en retard ?

C’était Étienne qui, tout joyeux, venait de faire son entrée dans la salle à manger.

— Si je me suis fait attendre, il faut vous en prendre à cette tortue de locomotive qui oubliait que chez nous, on dine à midi vingt précis.

— Étienne ! s’exclamèrent avec joie les trois occupants de la table.

— Viens vite t’assoir, mon cher enfant, reprit Madame Normand, et toi, Ghislaine, sonne Victoire, qu’elle apporte un quatrième couvert.

— Tes affaires sont donc terminées ? s’informa avec un grand sérieux, la jeune fille, pendant qu’on disposait le couvert de son frère.

— Pas tout à fait, sœurette ; mais avant de procéder plus avant, j’avais besoin des conseils de papa et de maman.

— Hum ! c’est grave… et mon avis à moi, on ne me le demande pas ? Tu comptes donc ma sagesse comme quantité négligeable ?

— Loin de moi cette atroce pensée et cependant, je dois t’avouer que dans les circonstances, c’est aux conseils de papa et de maman seuls que je dois recourir. Ainsi donc, quand le repas sera terminé, je te prierai bien poliment d’aller faire un tour dans le parc…

— Oui, comme la petite oie blanche de la comédie : « Blanche, regarde par la fenêtre… Blanche, va admirer les fleurs de la serre ! » Pourquoi ne pas me recommander aussi de ne pas écouter aux portes ?

— Peut-être serait-il plus sage de le faire… depuis notre grand’mère Ève, je me défie de la discrétion souvent douteuse de celles de votre sexe.

— Tiens, moi je parie qu’il y a une Ève dans ton secret ?…

— Trop curieuse, ma petite…

— Mais tout de même, c’est ahurissant à la fin… de quelque côté que je me retourne, je me vois entourée de gens à secret. Depuis ton départ, maman n’est plus la même, papa est tout chose et jusqu’à mon amie Alberte, que j’ai rencontrée ces jours derniers et qui avait une mine de mystère…

En entendant prononcer ce nom, Étienne avait tressailli visiblement à la grande satisfaction de la jeune fille qui se disait que si la simple évocation du nom de son amie avait produit une telle impression sur son frère, c’est qu’elle n’était pas étrangère à son retour.

— Allons, reprit l’espiègle, je vois bien que vous avez hâte de vous débarrasser de moi, Toi, Étienne, tu brûles du désir de dire ton grand secret et comme je n’ai pas voix au chapitre, je vous quitte. Je serai au jardin. Quand vous aurez terminé votre petit conciliabule, vous me ferez signe.

— Mais non, sœurette, je ne veux pas écourter ton dîner.

— Oui, oui, à tantôt.

Dès que la jeune fille fut sortie, Étienne reprit sa place entre son père et sa mère qui, à la vérité, semblaient très anxieux de l’entendre.

— Quand je vous ai quitté si précipitamment, il y a une dizaine de jours, papa, j’ai donné comme raison de mon départ subit une affaire urgente qui me rappelait là-bas ; je dois vous avouer franchement que cette excuse n’était qu’un prétexte…

— Je m’en suis un peu douté, mon garçon.

— J’étais alors dans une terrible alternative, dans une poignante impasse… Une résolution s’imposait, grave, très grave et maman, à qui je m’en étais ouvert, m’avait conseillé de mûrement réfléchir…

— Oui, oui ! je sais… Monsieur mon fils, jusqu’à ce jour récalcitrant au feu de l’amour avait trouvé son Waterloo en notre bonne ville… Une toute petite ouvrière, une de mes employées, avait fait battre son cœur, alors, en stratégiste expert, il avait résolu d’opérer une savante retraite, espérant que le temps, la distance, la diversion le sauveraient… Pauvre naïf ! L’amour est comme ces lampes à arc qui éclairent la nuit des rues et autour desquelles des milliers de lucioles évoluent sans cesse. Regarde les voler autour de la sphère lumineuse, éblouies, palpitantes, conscientes du danger dont elles s’éloignent pour s’en rapprocher de nouveau jusqu’à ce que médusées elles aillent se précipiter dans le globe brûlant d’où le lendemain matin, le préposé retirera leurs frêles cadavres. Nous ne sommes pas plus forts que ces éphémères devant la fascination du dieu charmeur. L’homme propose, le cœur dispose… Est-ce bien cela ?…

— Comment savez-vous ?

— Si tu crois que c’était si difficile à deviner pour un vieux commerçant retors comme moi !

— Mais alors, vous savez ?

— Tout ce que je sais, c’est que tu aimes Alberte Dumont, ma petite contremaîtresse, et cela me suffit.

— Dois-je comprendre, mon fils, que ta décision est maintenant prise, que les sérieuses objections que nous avons examinées ensemble l’autre jour ne t’effraient plus ? s’enquit Madame Normand.

— Je suis venu vous demander un dernier avis avant de prendre une décision définitive.

— Et quelles étaient donc ces graves objections ?

— Notre fils me disait alors que la grande différence d’éducation tant familiale que secondaire, la disparité d’instruction qui existaient entre lui et cette jeune fille, la promiscuité à laquelle elle avait été contrainte par les nécessités de la vie, toutes ces diverses circonstances fortuites qui ne diminuent en rien le caractère d’Alberte, mais pourraient plus tard constituer un obstacle à leur bonheur commun l’effrayaient.

— Même aujourd’hui, je ne suis pas sans crainte, maman et cependant je sens que la vie loin de Mademoiselle Dumont serait pour moi un fardeau.

— La femme, je te le répète, doit être la collaboratrice de l’homme, son associée intime ; il doit retrouver chez elle la réplique de ses rêves, de ses enthousiasmes et de ses ambitions. Quelle sera sa vie s’il y associe une femme qui n’aurait pas la pleine compréhension de son âme ? Comment se fait-il que tant de jeunes gens, merveilleusement doués, ayant au collège donné les plus belles espérances, ne donnent pas de hautes réalisations, restent assez médiocres dans l’ensemble ? Tu dois te souvenir comment répondait à cette angoissante question le saint prêtre que je te citais.

— Oui, mère, j’ai encore présente à la mémoire sa réponse si catégorique : « Parce que, neuf fois sur dix, ils épousent une femme médiocre ». Mais Mademoiselle Dumont n’est pas une femme médiocre !

— Mais sa définition de la femme médiocre est très explicite aussi : « parfois bonne mère, et chrétienne parfaite, mais qui, par son éducation intellectuelle et morale, ne pouvait et ne devait pas épouser cet homme, parce qu’elle n’est pas au niveau, n’a pas ce qu’il faut pour comprendre son mari, le seconder dans sa carrière et l’aider à donner sa pleine mesure ».

— Ta ! ta ! ta ! qu’est-ce que vous me chantez-là ? interrompit le minotier, qui avait jusqu’à ce moment écouté son épouse passivement. Pourquoi tant de jeunes gens, si bien doués, dites-vous, font souvent faillite dans la vie ? Pourquoi je vous le demande ? Parce qu’ils auraient épousé des femmes qui ne seraient pas à leur niveau intellectuel ? Allons donc, vous me faites rire. Et vous prétendez avoir l’expérience de la vie ? Regardez donc autour de vous… ne vous contentez pas simplement de paroles voyez la vie, la vie qui se chargera de vous prouver la fausseté de cette assertion. Quels étaient les élèves brillants de ta classe, Étienne ? Toi… Et qu’as-tu fait ? Tu as écrit des lignes stériles, tu as acquis une certaine gloriole, tu as surtout semé sur ton passage le sarcasme qui engendre le découragement, qui rebute l’effort… je te le demande bien franchement, est-ce là l’apport que l’on était en droit d’attendre de toi ? Je ne suis qu’un ignorant, je suis forcé d’avouer que je suis absolument inapte à juger du mérite de tes écrits ; mais ce que je sais, ce que je comprends avec mon gros bon sens de meunier, c’est que pas une misère, pas une douleur, par une désespérance n’en a été adoucie… Et cependant, tu ne peux t’en prendre à ta femme, puisque tu es resté célibataire… Et après toi, quels étaient ceux qui offraient les plus belles espérances d’avenir. Je les connais tous ces premiers de ta classe : Jean Labrie… À sa sortie du collège, il a étudié la médecine et végète encore dans une campagne ignorée où il est une cause de scandale pour tous par son ivrognerie. Il rend affreusement malheureuse une douce petite femme qu’il a épousée pour son argent. Est-ce la faute de sa femme s’il est maintenant une épave ? Tu sais très bien que dès ses années d’université, il était déjà ivrogne avéré. Louis Gauvin ?… Il a épousé une brave fille de son village, pas très instruite, pas très brillante et cependant, il est maintenant à la tête d’une très importante étude d’avocats de la métropole. Pierre Lauzon ? Tu sais qu’il est encore célibataire ce qui ne l’a pas empêché de devenir une autre épave. Et regarde dans chaque classe qui a passé durant ton stage au collège et tu feras la même constatation. Pourquoi ces êtres si merveilleusement doués deviennent trop souvent d’affreux ratés ? C’est qu’ils manquent de cette qualité si précieuse qui fait le seul vrai succès : L’endurance. L’endurance qui n’a pas peur de l’effort journellement répété, de l’effort lent et ingrat dont les résultats sont à peine perceptibles, mais dont la somme constitue le succès. L’endurance, la force de caractère, la volonté qui sait s’arrêter à une chose et la vouloir fermement, la persévérance qui sait se proposer un but et peiner tant que ce but n’est pas atteint, sans se soucier du temps qui passe, des obstacles qui s’accumulent à chaque pas, sans se laisser distraire par les plaisirs vains et stériles qu’offre le monde. Pourquoi si souvent ces êtres remplis d’espérances pour l’avenir échouent si misérablement ? C’est que trop souvent ils sont confits d’orgueils, que leurs vains succès de collège leur a monté la tête, qu’ils croient devoir récolter le succès dans la vie sans y avoir taillé leur place au prix d’un travail constant et acharné… Il est si facile, devant ces misérables faillites, d’en rejeter gratuitement la faute sur la femme, la compagne si vite désabusée qui espérait trouver auprès d’eux le bonheur rêvé…

— Tu es un galant avocat pour la femme, mon cher Pierre.

— C’est que je considère la femme non comme une collaboratrice au sens que lui donnent certains rhéteurs modernes… Sa collaboration à mon sens doit se confiner à son intérieur, elle doit être la gardienne du foyer, l’ange, comme disaient si gentiment nos pères, et pour cette collaboration, on ne doit pas lui demander de produire de diplômes d’instruction académique. La femme est l’associée discrète et silencieuse de l’homme dans la bataille de la vie, son action ne doit pas s’extérioriser hors du foyer autrement que par la douce et bienfaisante influence qu’elle exercera sur son époux et sur les enfants qu’elle lui donnera. Demande à celle que tu veux choisir pour femme l’amour qui panse les plaies reçues à la bataille de la vie, vivifie les cœurs, rallume le courage, maintient le feu sacré. Demande lui également la piété qui sera le gage de sérénité de ta vie, l’assurance que ton foyer sera à jamais respecté et que lorsque surviendra l’épreuve, tu pourras en sa compagnie chercher en Dieu le baume régénérateur qui guérit toutes les plaies. Que cette jeune fille soit instruite, qu’elle excelle dans tous les arts, qu’elle soit issue de la plus haute famille que tu puisses imaginer, qu’elle soit tout ce que vous voudrez, elle sera une cause certaine d’échec dans la vie d’un homme s’il lui manque le cœur qui sait aimer. Mais qu’elle soit bonne, douce, aimante pieuse, qu’elle ait inné en son âme le sentiment de la maternité, la maternelle affection qu’elle aura souvent à répandre sur ce grand enfant que sera son mari et elle aura les seules vraies qualités qui constituent la femme chrétienne, celle que l’on est heureux de voir pour mère à ses enfants, toujours elle demeurera l’ange du foyer. Et toi-même, ma chère bonne, si tu as toujours été pour moi une collaboratrice si précieuse, sans jamais aucune défaillance, toujours souriante et dévouée, c’est qu’en plus d’une intelligence admirable, tu avais un cœur plus admirable encore…

— Papa, vous parlez comme le Père Eugène…

— Comment ? Tu étais allé demander conseil au bon Père et tu me le disais pas ? Je suis heureux de me trouver en si bonne compagnie.

— Ainsi, Pierre, tu crois ?

— Je crois que le jour où je verrai mon fils épouser cette bonne et douce Alberte Dumont, je serai le plus heureux mortel et je considérerai lui avoir assuré un héritage beaucoup plus précieux que les quelques milliers de dollars que ma vie de labeur aura accumulés.

— Que vous êtes bon, mon père !

— Tu as peut être raison, mon Pierre, j’avais échafaudé des rêves plus ambitieux, le tien est plus beau et plus solide.

— J’ai faim, moi, peut-on entrer ? demanda Ghislaine, qui venait de frapper à la porte de la salle à manger.

— Pauvre chère Ghislaine, nous t’avions oubliée. Viens bien vite que nous te communiquions l’heureuse nouvelle !

— Pas n’est besoin, papa, je sais…

— Comment ? As-tu deviné, toi aussi ?

— Peut-être un peu… et puis… il ne faudrait pas m’en vouloir, en revenant du jardin, un tout petit peu… oh ! un tout petit peu… j’ai écouté à la porte !  !…