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L’heure sexuelle/05

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Mercure de France (p. 87-110).
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V

NOUS AVONS SUR LES YEUX COMME UN VOILE
DE CENDRES

Il fait gris, je crois qu’il pleut, j’entends venir, du sixième, les cris despotiques d’un enfant qui braille comme cela depuis une heure. Je ne peux plus écrire. Je suis navré.

Devant moi, monceau de papiers, livres ouverts, du vin Mariani dans une coupe illyrienne qui m’amuse toujours par ses reflets de vieux bijou byzantin, et, derrière moi, la caresse discrète d’un bon feu. Je suis aux meilleures loges pour voir la vie, ou ce que je crois être la vie, en littérature, et je ne peux pas achever les phrases, rien ne sort, c’est inutile de continuer, je perds mon temps.

Enfin, pourquoi cette maison, qui est d’ordinaire si tranquille, devient-elle, certains jours, inhabitable ? Les enfants hurlent, des chiens, qu’on n’a jamais rencontrés sur les paillassons, aboient lamentablement ; des bonnes font des réflexions d’une voix perçante et Joseph éprouve le besoin de bousculer des meubles, de l’autre côté.

Je me lève. En marchant je trouve cette idée que, peut être, je m’aperçois des bruits de la maison surtout quand je n’ai pas envie de travailler.

L’enfant se tait.

Passe un camion.

Jadis, il y a trois ou quatre ans, je n’entendais jamais un camion passer dans ma rue. Vraiment, cette maison est inhabitable.

Autre réflexion logique : « Ah bien ! pour ce que tu écris… »

Si, seulement, une femme…

Je pense aux yeux de cette fille. Est-elle guérie ? Est-elle revenue ? Si elle avait jamais l’idée de me remercier de mes pauvres roses ?

Non, elle n’aura pas cette idée. Elle est d’un monde où on n’a pas ce genre d’occupation.

Je pense donc toujours aux yeux de cette fille ?

Coup de timbre.

— Pstt !… Joseph, j’y suis pour n’importe qui. Ouvrez vite.

Joseph, qui a reçu, le matin, l’ordre formel de défendre ma porte, va ouvrir en prenant un air pincé.

J’entends le bruit d’un parapluie qu’on dépose, un peu lourdement, dans la grande potiche.

Ce n’est pas une femme. Les femmes ne se séparent pas de leur parapluie. Elles vous les fourrent sous les coussins du canapé, les accrochent à un cadre, avec les pincettes, à gauche de la cheminée, dans tous les endroits impossibles, où elles les y oublient, le plus souvent, mais ne les posent pas dans l’antichambre parce que ce serait normal.

C’est un homme, un raseur.

Je me remets à écrire, très grave, dardant des prunelles profondes, des regards de personnage très absorbé par le problème social. Le raseur va saisir tout de suite, si c’est un Monsieur bien élevé, qu’il est en train de troubler l’éclosion d’un chef-d’œuvre… et j’écris, machinalement, la première phrase venue :

« Nous avons sur les yeux comme un voile de cendres. »

Ça n’a d’ailleurs aucun rapport avec le reste de la page.

— Est-ce que je ne vous dérange pas trop, Monsieur Rogès ?

Un voix douce, un peu tremblante, une voix de garçon embêté, fatigué, très affectueux.

Je lève la tête, subitement fou de terreur.

C’est Gaston Noisey, le mari de Julia.

Il n’est jamais venu chez moi.

Je dîne rarement chez lui, nous allons souvent au théâtre tous les trois, et nous échangeons les menues politesses d’usage entre gens du même monde qui s’estiment… de loin. Je lui épargne les trop longues intimités, les poignées de mains chaleureuses et les effusions, toujours désagréables à se rappeler quand on doit finir, un matin, par ne plus pouvoir se souffrir. Je l’ai prié, comme je le devais, de me rendre visite quand bon lui semblerait : des tableaux à voir, des livres, et un certain traité d’architecture indo-chinoise, mais je me suis arrangé de façon à ce que cela ne le tente point. Aux fumoirs des soirées où nous nous retrouvons une ou deux fois par mois, nous causons du ton détaché et plaisantin des gens qui n’ont plus rien à se dire.

Pour l’honneur de notre sexe, je ne peux pas supposer qu’un mari, jeune, assez intelligent, serait-il à mille lieues de toute littérature et de toute psychologie, ne puisse pas se douter, au seul parfum de la peau de sa femme, qu’elle le trompe.

Si Gaston Noisey, l’architecte d’humeur casanière, vient me faire une visite, c’est qu’il sait tout, comme au dernier acte.

Le fauve qui dort en moi se réveille dès que je me sens en présence d’un danger physique, c’est-à-dire j’ai d’abord très peur et mon second mouvement cherche une arme, parce que la bravoure est une résultante immédiate de la peur, pour les animaux, du moins.

Je recule, d’instinct, du côté d’une panoplie où se réunissent, en étoile d’acier, cinq lames de poignards qui ne peuvent servir à rien.

Il serait simple de frapper le premier.

J’ai à peine effleuré du dos la panoplie que je redeviens très civilisé : je vais à lui, les mains tendues :

— Comment allez-vous, Noisey ? je suis heureux de vous voir. Non, je n’ai justement pas envie de travailler, pas mieux à faire que de causer avec un homme d’esprit.

Il me serre la main.

Nous ne sommes pas tragiques du tout.

Il s’assied, souriant dans sa barbe, une jolie barbe. C’est un garçon de trente-deux ans, grand, un peu fluet, des yeux très bons, des gestes un peu indécis d’homme qui ne comprend pas très bien tout ce qui lui arrive, mais la résignation de qui sait, cependant, en accepter les conséquences. Règle générale, il y a tout à craindre d’un personnage résigné quand il est en face d’un impulsif de ma trempe : c’est toujours l’impulsif qui a le dessous.

— J’avais besoin d’aller aux Beaux-Arts aujourd’hui, murmure-t-il, et je n’ai pas voulu passer si près sans venir vous voir. Vous savez que je suis un peu hibou, votre monde littéraire me fait l’effet d’un épouvantail. J’ai bien hésité… puis nous avons tant de fois causé ensemble à cœur ouvert…

Est-ce que nous sommes dans un vaudeville ou dans une tragédie ? je ne comprends plus. Ou Lia lui a tout avoué en un transport de rage parce que je lui ai écrit (poste-restante, selon l’us) que j’en avais assez, ou il a pincé des lettres malgré nos précautions. Quant aux amis, personne, cela j’en réponds, n’a divulgué quoi que ce soit. Ils sont bien trop indifférents.

Bon Dieu ! j’ai chaud.

— Mon cher Noisey, je suis tout entier à votre disposition.

Et je souligne, d’un regard froid. Je crois que je suis seul à me donner des répliques. Il prend des cigarettes que je lui offre (justement celles que sa femme a l’habitude de fumer ici) et il s’installe, le buste un peu incliné, les yeux très humbles, avec une allure de chien battu qui serait risible en toute autre occasion. Sa main gauche déplace naïvement des petits objets sur le coin de ma table et sa main droite lustre le bord de son chapeau.

Je mets mon coude sur mon papier, mon menton dans ma paume et j’attends.

— Est-ce que vous travaillez comme ça tous les jours… du même train ?

Une interview ?

— Non, vraiment. Il y a des fois où je suis d’humeur massacrante. Ainsi, quand vous êtes entré, j’avais envie de tuer quelqu’un, ou de me jeter par la fenêtre, je suis très nerveux. Votre venue est une aubaine. Dans nos romans, il y a certaines situations qu’il faut savoir dénouer coûte que coûte. N’est-ce pas votre avis ?

Je raille. Je suis direct, j’ai une jolie ligne, je me regarde marcher avec plaisir… seulement, je réfléchis que, tout de même, c’est en hiver, qu’un duel avec un architecte ce n’est pas drôle, que je ne fais plus d’escrime depuis un mois, faisant trop de femmes, et que, dans les reins, une traître pointe de fatigue…

— Moi, j’ai aussi comme ça des jours où je ne suis pas rose.

Il fume, mélancolique.

— À propos : comment va Mme Noisey ? Voyez mon étourderie, j’oubliais de vous en demander des nouvelles. Mes excuses, cher Monsieur.

— Elle va bien, elle va très bien… sauf les nerfs… Une indisposition qui court, en ce moment, je crois. Je venais… Écoutez Monsieur Rogès, vous allez peut être vous moquer de moi, je viens vous demander un conseil… oui… là… ne froncez pas les sourcils. Les bourgeois, comme vous dites, ça n’entend rien à la littérature et ça vous a une grande confiance dans les littérateurs, des savants, toujours. J’ai lu quelques-uns de vos livres et j’ai été très étonné de voir des choses sur la vie que j’ignorais. C’est bien bizarre comme tout est clair quand vous l’expliquez. On pense en les lisant : « Ça doit lui être arrivé, tout ça. » Au fond, il ne m’est pas arrivé tant d’histoires… je le regrette. Je vais risquer de vous demander un avis comme à un confesseur. Les bouquins… ça rend presque sacré et… ça tourne bien des pauvres petites têtes, aussi.

Quel jeu jouons-nous ? Il est impertinent, ce me semble, l’architecte.

Je réponds avec une impertinence plus marquée :

— Je ne suis pas un saint, je vous assure, Noisey, vous exagérez… par politesse. Débrouillons : quel conseil voulez-vous me demander ?

Il respire doucement, se caresse la barbe. C’est étonnant comme il est simple.

— Oh ! je vais vous paraître un peu ridicule ; mais c’est plus fort que moi, j’ai confiance en vous, parce que vous êtes très gentil, très bien élevé ; je vous ai entendu vous emballer tellement sur les questions d’amour, et prétendre qu’on n’a pas le droit de corrompre des innocents… alors… j’ai fini par me dire que ce serait encore vous qui sauriez me tirer d’embarras.

Va-t-il m’emprunter de l’argent ?

Le mot de Mlle Léonie me revient : « Tout ça, c’est du chiqué ! »

— De plus en plus à votre service, mon cher Monsieur.

J’émiette un bâton de cire à cacheter pour prendre patience. Le préambule est un peu long. Au théâtre ce serait d’un goût détestable.

— Monsieur Rogès, pourquoi espacez-vous vos visites depuis quelque temps ? ― Mais, mon cher Noisey, je suis tellement roulé par la vie des lettres. Une première, des romans, et des correspondances folles. Je vous ai déjà dit qu’il y avait des trous dans mon existence absolument comme dans la lune. Je m’éclipse, je m’enferme, et, au lieu de faire la noce, selon la jolie expression de Mme Noisey, je travaille sans même le souvenir de mes meilleurs amis.

— Êtes-vous bien sûr que vous n’avez pas d’autre raison… pour nous fuir ?

— Je vous jure…

Il hausse les épaules, ses bons yeux deviennent tristes.

— Allons ! Allons ! Ce n’est pas vous qui l’avoueriez. Je vais vous apprendre, moi, pourquoi vous nous fuyez, Rogès… car vous nous fuyez, maintenant… C’est parce que… parce que ma pauvre petite folle de femme s’éprend de vous et que cela vous agace… Ça y est-il ? Est-ce bien cela ?

Je suis tué.

Heureusement que je ne peux jamais pâlir étant déjà très pâle, de naissance. mais je dois lui faire une paire d’yeux fixes très réussis.

Un silence relativement mortel.

— Oui, Rogès, reprend Noisey de son ton amical, humblement. Je vous scandalise et je vais m’expliquer. Nous sommes seuls, vous avez le temps, et, je vous le répète, j’ai toute confiance en vous. (Il fume.) Écoutez-moi bien : j’ai épousé une petite pensionnaire, naïve, gamine, elle avait seize ans quand nous nous sommes mariés — et elle est, aujourd’hui, à vingt-quatre ans, aussi gamine que le jour de son mariage. Je sais qu’elle m’aime bien, je ne le mentionne pas par fatuité… non, elle me l’a prouvé maintes fois, mais elle est sentimentale en diable e c’est là le défaut de sa cuirasse. Je ne me dissimule pas que je ne suis pas toujours son rêve. Je suis positif, hélas, autant qu’un bon mari peut l’être, et je l’aime, de mon côté, sans rester dans les nuages. Elle a des idées de pensionnaire, de fleurs bleues, de fantômes et d’amour éternel qui sont absurdes, lui font trouver que la soupe c’est toujours de la soupe. Ah ! la femme est un ressort bien délicat, on a vite fait de tout fausser rien qu’en laissant sonner l’heure à sa pendule. Enfin, nous sommes entre hommes et je serai plus franc : j’ai le malheur d’avoir épousé une petite femme qui n’a pas de sens, et, par-dessus le marché, cette petite femme-là a eu le malheur de lire un livre de vous où vous parliez de deux amoureux qui voulaient rester purs. Ça lui a tourné, monté l’imagination, elle n’a pas du tout deviné que vous vouliez parler d’autre chose et ce n’est fichtre pas moi qui lui ai fourni des détails. J’ai fort bien suivi son raisonnement, son état d’âme, comme vous dites, les gens de lettres. On n’est pas très bête quand on aime beaucoup sa femme et on l’écoute causer, sans en avoir l’air. Elle a cru que l’amour pur, l’amour de tête selon votre expression, existait, et elle vous a supposé capable, à cause de votre allure de beau chevalier, de ce tour de force. Ne vous a-t-elle pas fait des tirades là-dessus devant moi, un soir, au dessert ? Ne niez pas. J’ai compris. Vous avez répondu par des plaisanteries, puis, à partir de ce soir-là, vous vous êtes espacé… car vous êtes un honnête garçon ; de plus, vous n’êtes pas libre. Ce n’est un mystère pour personne que Mme Mathilde Saint-Clair, la grande pianiste…

Je me lève brusquement.

— Permettez, cher Monsieur. Il faut laisser le nom de cette dame en repos. Il s’agit de votre femme, rien que de votre femme pour le moment. Vous avez découvert, ou cru découvrir que Mme Noisey était amoureuse de moi et vous venez me le reprocher, c’est trop naturel… Mais quel conseil voulez-vous me demander à présent ?

Je me promène de long en large pour me dégourdir les jambes. Il est évident que je me bats demain. C’est un nouveau système d’ironie. Il est très bien, ce Monsieur, j’admire sa ligne et s’il est aussi fort aux feintes de l’escrime… J’aurai du fer à retordre. Me voilà propre : je lâche la femme, je pense avoir la paix et le mari me tombe sur les bras…

Noisey ajoute d’un ton soumis.

— Je viens tout simplement vous prier d’écrire un livre pour expliquer à ma femme que les hommes ne sont pas anges (il rit). Vous cherchiez l’autre jour un sujet de roman. Eh ! En voici un qui se vendra ! J’ai déjà dit à Julia, qui faisait l’éloge de votre respect pour les dames, que l’amour de tête n’était possible qu’accompagné de l’autre, et, très certainement, vous couchez avec la belle Mathilde.

— Mon cher Noisey, vous vous moquez de moi ?

— Pas du tout. Je sens bien que vous n’aimez pas ma femme. Elle vous déplaît, je vous ai entendu raconter à M. Andrel que vous la trouviez laide et un peu folle ; seulement, elle, vous a dans la tête parce qu’elle cause de vous tout le temps. Si c’était plus grave, elle ne me ferait pas ses confidences. Elle m’a déjà dit vingt fois : « Va donc me le chercher, il m’amuse et je ne peux pas me passer de lui. » (Il ajoute, un peu sévèrement, du ton d’un bourgeois qui prend un artiste au collet :) Dame ! Vous faites le mal sans le savoir, vous autres. Ce serait justice de nous aider à le réparer. Vous pouvez bien écrire un livre naturel, pour changer.

Ils ont donc tous la monomanie de croire que leurs histoires naturelles sont intéressantes, ces sacrés bourgeois… et tous la monomanie de vous fournir un sujet ?

Je me plante à califourchon sur une chaise, la même dont Lia, en se roulant, a cassé deux barreaux, et je le contemple.

— Vous êtes prodigieux, mon ami Noisey.

Lui, modestement :

— J’aime beaucoup Julia, vous savez ; alors, je me suis dit que vous, qui êtes au fond un bon garçon, vous emballant si facilement, vous vous emballeriez là-dessus et que vous me tireriez du mauvais pas où vous m’aviez mis. (Sourire très malin.) Un livre un peu plus cochon que les autres, ce n’est pas une affaire pour vous. Ça la dégoûtera des amours pures, elle vous traitera de malpropre, car pour elle tous les hommes… positifs sont des sales, et je serai sauvé : elle vous prendra en grippe.

Je commence à dégringoler de mes sommets tragiques.

Je m’amuse.

— Voyons, Noisey, vous êtes jeune, pas plus bête que le voisin (au moins autant !) et votre femme vous aime… pourquoi redoutez-vous ce caprice… de tête de la part d’une personne honnête qui n’a pas de tempérament ?

— Tiens ! (Il s’anime.) Moi, je n’ai pas l’étourderie de Julia. Je veux bien admettre que cela débute par des blagues, mais ça finit par devenir sérieux quand ça intéresse le voisin. Si jamais elle en rencontre un qui se pique au jeu… Je n’ai pas envie d’être cocu plus tard, moi.

Est-ce que j’avais la berlue, tout à l’heure ?

Il est sûr de ne pas l’être encore, cela saute aux yeux, et je reconstitue la scène : elle aura été surprise pleurant après mon télégramme, nerveuse, noyée de vapeurs ; comme elle le mène par le bout du nez, elle lui aura fait avaler qu’elle avait un caprice de pure imagination pour moi, qui suis un chaste, tellement réservé…

— Dites-moi, Noisey, puisque vous me faites l’honneur de m’introduire dans vos secrets d’alcôve, pourquoi Mme Noisey n’a-t-elle pas de sens ? Est-ce qu’elle est malade ?

— Non. Elle se porte à ravir, seulement, il y a les fameuses migraines, elle est nerveuse, délicate, si petite… Un rien la froisse, et l’amour, ça lui semble toujours une corvée désagréable.

Je ne donnerais pas ma place pour un empire. D’ailleurs, il y a de ça dans son instantané, elle considère l’amour comme une chose fatigante, tellement fatigante que…

— Allons donc, moi qui la croyais très amoureuse de vous au contraire !

Soupir de Noisey, soupir sincère.

— Amoureuse de moi, oui, seulement à la condition que je reste tranquille. Et tenez, un exemple : nous sommes restés un an seuls, en tête à tête, à la campagne. Je ne l’ai jamais sentie me désirer de bon cœur. Nous étions bien seuls, aucun voisin pour lui parler de fariboles… Je suis fixé. Elle n’a pas de tempérament… C’est une pensionnaire. Quant à essayer, pour lui faire plaisir, du fameux amour de tête, de roucouler dans les étoiles ou d’évoquer des fantômes au clair de lune… Serviteur ! Je n’ai pas le temps.

Je me tords, intérieurement. Avec ma rage de courir à tous les paroxysmes, je m’exagère les ridicules de ce mari, et je ne vois pas le beau poème de sa douleur. Il est résigné. Oh ! ce n’est pas moi qui peux saisir tout de suite la grandeur du mot résignation, ce mot-là ne me représente qu’un homme regardant par le soupirail d’une cave. Résigné, mais bon gardien de son trésor ; il ne la quitte pas (sauf une heure ou deux !), l’étudie, l’écoute, la console et tente même, du fond de sa cave, des démarches un peu ridicules. Il est persuadé qu’il ne sera pas cocu s’il prend des précautions. Nous en sommes tous là, et, s’il vient trop tard, c’est la faute de cette sale petite bête qui a le vice des… pensionnaires.

— Mon bon Noisey, vous êtes digne d’un meilleur sort. Je vous avoue, en effet, que j’aime beaucoup Mme Saint-Clair et je n’ai nulle idée sur votre petite femme, j’ai horreur des trop petites femmes. Le livre un peu cochon. Hum ! Remède pire que le mal, cher ami ! Voulez-vous que je vous indique le véritable dénouement de la situation, moi ?

— Volontiers ! (Il sourit.) Si c’est dans mes cordes.

― Parbleu ! Faites-lui un enfant !

Je sens que je dis une rosserie. Le moyen de garder le juste milieu avec ces farceurs dont le mépris pour nous va jusqu’à nous demander d’amuser leurs femmes en des livres légers !

— J’y ai déjà songé, répond doucement l’architecte se tortillant la barbe, mais vous n’imaginez pas ce que Julia est dépensière. Elle aime la toilette. C’est tantôt une dentelle, tantôt un bijou, tantôt un meuble, et nous vivons difficilement malgré nos airs à l’aise. Ainsi, elle a la rage des diamants, maintenant, des vrais. Aujourd’hui on ne va guère acheter des diamants à sa femme avec douze mille francs de rente, sans espérance. Alors, voyez-vous, un enfant, une nourrice, d’autres fanfreluches pour le berceau… Non, mon cher, je ne peux pas.

Et il secoue la cendre de sa cigarette d’un doigt décisif.

— Dites donc ? j’ai aperçu, ces temps-ci, un croissant dans ses cheveux : des perles et des roses, au bas mot cinq cents francs. Mon petit Noisey, vous vous laissez attendrir ?

Je le dévisage, très tranquillement.

Je connais l’histoire du croissant, puisque c’est moi qui l’ai offert.

Il se tourne avec un bon geste paternel.

— Pauvre petite folle ! Un Lère-Cathelain. Elle a payé cela cinquante francs devant moi.

Je recule ma chaise. Comment, il a vu… Ah ! ça, c’est lui qui se paye ma tête depuis une heure ? J’ai acheté moi-même le croissant en question et je ne l’ai pas eu pour moins de cinq beaux billets bleus.

Je me promène dans une terrible agitation. Je sais bien qu’il a été convenu qu’elle prétendrait l’avoir acheté chez Lère-Cathelain et qu’elle se munirait d’un écrin portant cette marque… cependant le bijou est vrai, que diable, ou c’est le mari qui ment.

— Monsieur Noisey, une objection…

Je m’arrête, suffoqué.

— Quoi ? Il faut bien la laisser s’amuser avec le toc, puisque le toc l’amuse… c’est comme vos livres et les amours dans les étoiles, et quand ça ne me coûte pas plus cher !…

— Sacredieu, mon petit Noisey, ce bijou…

Je reste béant. Une idée ! Elle aura revendu mon croissant vrai pour en racheter un faux devant lui… et c’est le faux qu’elle porte… Je me rappelle que la dernière fois, il avait un tout autre aspect… cela m’a frappé… alors qu’aura-t-elle fait de la différence ?

Je suis au bout de toute ma patience, je m’y perds et j’ai la sensation d’être cocu à mon tour.

La conversation tombe. Noisey se lève. Il examine un bronze, regarde un tableau, feuillette le fameux traité d’architecture indochinoise. Il est un peu triste des confidences qu’il vient de me faire, point gêné.

Il sort en me demandant la permission de revenir de temps en temps, épancher son âme.

Me voici en passe de tromper la femme avec le mari.

Délicieux.

Il n’est pas plus tôt dehors que je suis saisi d’une rage. Oui, cet homme s’est fichu de moi et il faut que je m’aligne. Je ne peux pas tolérer qu’on se fiche de moi de cette odieuse façon.

Je m’empare fiévreusement d’un télégramme et j’écris :

« Cher Monsieur Noisey, en réfléchissant à notre bizarre conversation, il m’a semblé que vous n’étiez pas très fixé sur la valeur des croissants que l’on porte dans votre ménage… »

Je déchire.

Idiot, grossier, je deviens le bourgeois et lui sera le littérateur.

Autre télégramme :

« Cher ami,

« Entre nous, notre attitude manque de galbe et nous ferions mieux d’aller terminer nos explications sur un terrain plus… »

Ce qui manque de galbe, c’est de voler une femme à un homme pour vouloir ensuite coller de force un duel à cet homme beaucoup plus myope, décidément, que cette femme.

Je déchire.

Essayons d’une lettre pateline, genre Noisey.

« Voyons, cher Monsieur, de deux choses l’une : ou vous vous êtes moqué de moi et je ne puis le souffrir, ou je me suis moqué de vous et vous ne pouvez pas me souffrir, dès lors… »

Toujours le duel. Je n’en sors pas.

Je déchire encore.

Une heure, le front dans les mains.

Il y a l’histoire du croissant dont je ne sors pas non plus.

Et je revois les yeux vagues de Noisey, j’entends sa phrase pleine de conviction.

« C’est une sentimentale. » La vicieuse que je connais, et qu’il ignore, laisse peut-être vraiment son cœur à la maison pour porter sa chair en ville, et le croissant vrai pour moi, faux pour lui, redevient faux pour moi, vrai pour lui.

Noisey ne comprend pas et il fait ce qu’il peut.

Moi, je ne comprends pas et j’écris des bêtises.

Julia ne comprend rien et doit nous tromper avec un troisième.

— Joseph… un fiacre ! Je vais dîner au boulevard. J’ai faim.

Nous avons tous sur les yeux comme un voile de cendres.