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L’heure sexuelle/06

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Mercure de France (p. 111-124).
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VI

À LA COUR DE CLÉOPÂTRE, IL ÉTAIT
UN TIGRE ROYAL…

« … Sur le dos de l’éléphant blanc, la princesse est debout, sa main droite protégeant ses yeux longs, car le soleil incendie la plaine et fait rutiler le sable. Elle est vêtue d’une tunique blanche, roulée autour d’une de ses cuisses, laissant son sexe découvert. Elle a le buste nu, mais ses deux petits seins rigides sont coiffés de deux cloches d’or suspendues à son col par des chaînettes. Ses cheveux bouclés en grappes noires comme des grappes de raisin bleu, tombent sur ses oreilles, et un oiseau d’or paraît les couver sous ses deux ailes écaillées de gemmes curieuses. Le bec méchant de cet oiseau sacré, l’emblème d’une idole, fait plus méchant le profil de la princesse qui a l’air d’un garçon de quinze ans. Elle n’a pas de hanche et ses jambes pures s’étirent en fuseaux pâles. Elle n’a pas de ventre et l’on dirait que ses épaules fuient en deux lignes droites jusqu’à ses pieds étroits dont les orteils sont fleuris de scarabées peints. Elle est brune et blanche comme le fruit coupé des cocotiers. Elle semble toute petite, aussi très grande, quand elle se hausse pour y voir mieux. Des dessins violets terminent ses sourcils dont les extrémités, en flèches, vont rejoindre ses cheveux. Elle a un tatouage au-dessus de son sexe soigneusement épilé : il représente l’œuf du monde, un petit œuf plus ovale que les autres œufs, fendu de lignes rouges et couronné d’un serpent. Sur chaque joue de son visage, une étoile ; sur les deux moins rondes joues de ses fesses, deux croissants. De temps en temps, elle prend les cloches d’or voilant sa poitrine pour en faire des cymbales qu’elle heurte d’un léger coup harmonieux.

Accroupies près d’elle, les pieds retournés dans leurs paumes, ondulent, aux mouvements de navire de l’éléphant, deux filles complètement nues, deux esclaves. La première tient l’éventail de byssus, la seconde la boîte des fards et des parfums. Elles, ont les paupières closes, ne s’intéressent à rien, attachées par une corde comme deux bêtes entravées.

Derrière la princesse, un enfant nègre, joli et de justes proportions, hausse le parasol de plumes. Il doit avoir dix ans. Il ne parle pas, ayant eu la langue coupée dès sa naissance, mais ses regards étincelants sont fiers. On le dit fou parce qu’il est le seul qui ose regarder la reine en face. Peut-être ne la voit-il plus, frappé du vertige de la peur.

Des Égyptiens armés, des prêtres mitrés se serrent contre lui, à l’ombre.

Un singe est assis au rebord de la corbeille de palmes qui contient Cléopâtre et sa cour, des tapis soyeux pendent, en houppes.

Le conducteur de l’éléphant, un eunuque drapé de laine jaune, chante une mélopée triste au son de laquelle marche, solennel et somptueux, cet énorme vaisseau blanc sur la mer houleuse des sables.

On marche ainsi depuis le matin et la chaleur se fait terrible.

Il n’y a que la reine qui ne souffre pas du soleil.

Elle ne souffre jamais de rien.

Les têtes bronzées des serviteurs et la peau zébrée de blessures des deux petites filles esclaves luisent comme toutes prêtes à se fondre sous les morsures de l’astre. Le sable pâlit de plus en plus, on ne peut pas le contempler, il entre dans les yeux en pointes de lances.

L’éléphant va toujours d’un pas égal, et, à chaque plissement de sa croupe, les corps se ploient dans la corbeille, le panache du parasol se penche.

On serait bien dans le palais, à manger des fruits, aux fraîcheurs des marbres humides.

Mais la jeune reine, que tourmentent des passions singulières, veut aller voir le champ de bataille.

Vers la tombée de la nuit, seulement, on arrive.

Déjà des choses abandonnées ont été rencontrées au sortir de l’oasis. On a découvert un guerrier mort, le front fracassé par un javelot. La reine s’est dressée un peu, ses narines au feston mince ont frémi et on a passé plus vite.

Maintenant, on est en plein carnage.

Des cadavres sont entassés avec des chevaux, des chars, des tours chues, des éléphants crevés par des flèches qui les hérissent et les font plus monstrueux.

Tout est horriblement calme.

Le sable a bu le sang et le soleil a mangé les yeux fixes qui ne purulent plus. Des armes brillent, très éclatantes, sous les rayons de la lune. Au loin, on entend hennir un cheval qui agonise… il se tait, brusquement.

La cour demeure silencieuse.

Il est bon qu’une jeune reine voie les résultats d’une guerre.

Tout à coup, dans le grand calme de cette nuit subitement tombée sur les morts et les choses perdues, un petit son de métal…

C’est Cléopâtre qui a pris les cloches d’or de ses seins et les heurte.

Les deux esclaves, à ce signal, se lèvent et offrent des parfums, car une senteur effroyable de chairs se décomposant est montée jusqu’à la princesse.

Un Chaldéen psalmodie des paroles lentes sur la gloire des guerriers braves, pendant que la reine, une de ses mains ouvertes à plat, l’autre, la droite, élevée, projetant ses poudres, se tient dans l’attitude des prêtresses assyriennes faisant l’offrande aux dieux.

— Je vais danser, dit-elle d’un accent clair.

Les prêtres ont formé aux danses sacrées la jeune fille. Elle sait aussi, la jeune femme, que sa cour est enivrée des contours purs de ses fines jambes en fuseau, et qu’au respect se mêle un rut bestial qu’on ne songe pas à lui cacher parce qu’il est un hommage.

Elle punirait de mort ceux qui ne se prosterneraient point quand elle danse, et elle épargnerait peut-être celui qui la violerait après la danse.

Personne n’ose encore.

On attend que son frère, son époux naturel ordonné par la loi, la déclare vraiment femme, reine ayant le droit de régner.

En attendant, elle a pour jouet d’amour ce seul petit esclave nègre, un enfant, forcé de ne pas dire qu’il est heureux trop tôt et qu’il en meurt…

Voici qu’elle danse.

Au milieu de la place libre laissée sur le dos de l’éléphant immobile, comme dans de la lumière, elle marche d’abord la tête inclinée, les bras arrondis en bras d’amphore blanche. Elle agite ses petites coupes d’or qui rendent un son aigûment sauvage.

Les esclaves, les grands Égyptiens préposés à sa garde, se sont assis en cercle autour du rayon qu’elle forme.

Ils ont tous les yeux fixes ou vides des morts qui jonchent le sol.

Ils sont sans autre âme que l’immense désir.

Et se corrompent, comme les morts, à la regarder vivre.

Elle saute deux fois, tourne sur elle-même, plus vite, oscille au vent de la pourriture comme une branche fleurie.

Elle respire au milieu d’eux et du champ funèbre comme en un jardin.

Elle se sent si belle !…

Ses yeux longs, mi-clos, ont des lueurs que jettent les yeux d’enfant avant de s’endormir.

Et elle heurte plus fort ses petites cloches, les secoue sur eux comme si elle voulait faire neiger ses petits seins.

Le jeune noir est debout, en face d’elle, il la regarde sans la voir, dans une extase triste…

Soudain, on entend, répondant aux tintements d’or des cymbales, un miaulement bizarre, un râle de joie éperdue ou un cri de colère.

La reine s’arrête.

Elle se penche en avant.

Puis en arrière.

— C’est un tigre, dit-elle, pas très émue.

En effet, il y a, couché sur un monceau de cadavres, un animal très grand, ou qui paraît grand parce qu’il s’allonge, qu’il a la coutume de ramper, et dont les yeux sont phosphorescents.

Il bâille, très énervé de voir ce qu’il voit.

Très étonné aussi.

Il a mangé. Il est repu pour la première fois depuis bien des jours, il a vraiment trouvé toute la nourriture de sa faim.

Il est joyeux. Il a pu achever beaucoup de mourants, finir leurs tortures.

Il allait dormir quand lui est apparue, au clair de lune, un autre animal, rampant et s’allongeant debout, une bête blanche qui bondit, saute et joue parmi les morts comme lui-même l’a osé faire, tout à l’heure.

Cela l’étonne et l’amuse.

Les animaux ne s’amusent pas souvent.

Pour qu’ils aient cette joie inutile, pas certaine, il faut qu’il n’aient plus faim.

Parce qu’il n’a plus faim, le tigre est heureux de rencontrer une femme.

Les serviteurs de Cléopâtre ont préparé leurs arcs.

Des flèches sifflent.

Des prêtres ont peur.

La reine demeure debout, essayant de voir.

Mais le tigre, d’un bond plus rapide que leurs flèches, a sauté sur l’éléphant et s’attache à sa croupe de ses quatre griffes puissantes.

L’éléphant blanc plie sous ce poids, cependant léger, car le tigre est très jeune.

Il faut qu’il soit bien jeune pour attaquer des hommes, n’ayant plus faim.

Il fait, d’un coup de patte, verser la corbeille de palmes.

D’abord les petites esclaves tombent, sans un cri, déjà mortes, l’une avec la boîte des fards, l’autre avec l’éventail.

Puis un prêtre qui hurle.

Puis le singe qui se sauve derrière des chevaux amoncelés, en poussant des sifflements stridents de grosse flèche.

Un soldat lance encore un javelot qui n’atteint pas le tigre. Le soldat a eu peur d’atteindre la reine, toujours debout au centre de la corbeille.

Toujours debout parce que son petit nègre s’est précipité à ses pieds et lui a saisi les chevilles.

Cléopâtre regarde la bête merveilleuse dont la robe d’or se parsème de roses noires à la clarté pâle de la lune.

Et le tigre la regarde, ébloui, les oreilles couchées en arrière, les crocs saignants ; ses prunelles vertes, dans l’astre double de ses yeux, s’élargissent et se rétrécissent avec une expression de volupté féroce.

C’est un jeune mâle d’une très royale espèce.

Au fond du mystère de son animalité s’éveille comme une âme de dieu.

Car les animaux d’Égypte sont plus près des dieux que des hommes.

Cléopâtre n’a plus peur. Elle n’a d’ailleurs jamais rien redouté des bêtes.

Elle les aime toutes presque autant que son nègre.

Et elle pense qu’il dévorera ce nègre avant elle.

L’éléphant recule. Il lève sa trompe d’un mouvement de fureur et se bat les flancs en piétinant lourdement et en tournant sur lui- même.

Il saisit enfin le tigre et d’un seul effort, qui fait craquer toute sa peau, il arrache son ennemi, le lance dans le sable où celui-ci reste à hurler de douleur, une patte brisée, toute sa mâchoire en bouillie, vomissant ses dents broyées.

La cour se reforme autour de la reine.

On redresse la corbeille de palme et le petit nègre cherche le parasol de plumes.

Un Égyptien a le bras démis, les petites esclaves sont mortes, enchaînées l’une à l’autre, écrasées sous le même piétinement formidable.

On les laisse là et on appelle le singe qui ne veut pas revenir.

Cléopâtre ordonne qu’on enchaîne le tigre pour le traîner à la remorque de l’éléphant victorieux.

Et l’on revient, les hommes songeurs, la reine écoutant la toux rauque du prisonnier râlant sur sa chaîne, du prisonnier dont le long corps gracieux s’allonge le long du sable en traçant un sillon rouge.

Au palais, la reine rentre sans dire qu’on l’achève.

Des jours passent…

Et il guérit.

Il n’a plus de dents, sa patte de derrière racle un peu les marbres en marchant et il est devenu familier.

Superbe encore, gracieux, très digne souvent, quand il gronde, il joue avec la jeune reine dont il a l’humeur froidement cruelle.

Un matin, sur un signe, il étrangle le petit nègre dont les yeux tristes se meurent de langueur depuis longtemps.

Il l’étrangle de ses mâchoires édentées, mais rendues plus féroces par la jalousie.

Il ne peut pas y avoir deux favoris à jouer près de la même couche.

Dans les jardins, il ravage des fleurs et ne reçoit que le fouet, parce que, décidément, la jeune reine lui permet tout.

Des jours passent…

Le palais se remplit de gémissements. Du bas des larges pylônes aux galeries des étroites terrasses, des esclaves pleurent, le front dans des voiles, et des soldats se frappent la poitrine.

Le roi, le frère et l’époux naturel de Cléopâtre, au lieu de déclarer femme la jeune reine, sa sœur et son épouse naturelle, a résolu de la répudier.

Cléopâtre doit prendre le chemin de l’exil.

On ignore pourquoi.

On croit que ce maître veut régner seul.

Peut-être…

Le jeune prince est si grave que personne, ni les mages, ni les grands guerriers, n’ose l’aborder.

C’est un deuil universel, la reine étant l’objet le plus parfait du royaume.

Elle danse comme une prêtresse et elle est belle comme une courtisane.

On ne sait qu’une chose, c’est que le jeune prince, pour affirmer sa volonté de lui déplaire, a fait crucifier son tigre favori aux portes basses du palais.

Le tigre a mis toute une nuit pour mourir.

Et du haut de sa terrasse, elle a pu l’entendre hurler lamentablement.

Or, le jeune prince répudie Cléopâtre parce qu’un soir, en montant sur cette terrasse, il a vu ceci :

Sous le dais bleu sombre d’un ciel gemmé d’étoiles plus grosses que les opales sacrées, dans la pureté d’un air où l’on aurait entendu vibrer le chant de leurs sphères mystérieuses, la princesse, sa sœur et sa femme, se tordant, nue, entre les pattes d’un animal plus puissant qu’un homme… et plus heureux qu’un roi !

Mais Cléopâtre en exil aura l’empire du monde. Elle sait le charme qui enchaîne les fauves.

À sa cour de reine prostituée, il y aura toujours un tigre de race vraiment royale