LMUN/Tome I

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LES
MILLE ET UNE NUITS,
CONTES ARABES,
TRADUITS EN FRANÇAIS
Par M. GALLAND,
Membre de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, Professeur de Langue Arabe au Collége Royal ;
CONTINUÉS
Par M. CAUSSIN DE PERCEVAL,
Professeur de Langue Arabe au Collége Impérial.
TOME PREMIER.
_____
À PARIS
CHEZ LE NORMANT, IMP.-LIBRAIRE,
RUE DES PRÊTRES SAINT-GERMAIN-L’AUXERROIS.
1806.

TABLE
DU TOME PREMIER.



Avertissement des éditeurs 
 v
Éloge de M. Galland 
 ix
Extrait d’une Dissertation sur les Romans, par La Harpe 
 xix
À Madame la Marquise d’O 
 xxx
Préface 
 xxix
Les Mille et Une Nuits, contes arabes 
 1
Fable. L’Âne, le Bœuf et le Laboureur 
 36
première nuit. Le Marchand et le Génie 
 57
IIe NUIT. 
 64
IIIe NUIT. 
 70
IVe NUIT. 
 73
Histoire du premier Vieillard et de la Biche 
 75
Ve NUIT. 
 83
VIe NUIT. 
 90
Histoire du second Vieillard et des deux Chiens noirs 
 91
VIIe NUIT. 
 97
VIIIe NUIT. 
 104
Histoire du Pêcheur 
 107
IXe NUIT. 
 109
Xe NUIT. 
 115
XIe NUIT. 
 122
Histoire du Roi Grec et du Médecin Douban 
 126
XIIe NUIT. 
 129
XIIIe NUIT. 
 133
XIVe NUIT. 
 138
Histoire du Mari et du Perroquet 
 140
XVe NUIT. 
 144
Histoire du Visir puni 
 147
XVIe NUIT. 
 151
XVIIe NUIT. 
 161
XVIIIe NUIT. 
 163
XIXe NUIT. 
 169
XXe NUIT. 
 175
XXIe NUIT. 
 185
XXIIe NUIT. 
 191
Histoire du jeune Roi des isles Noires 
 193
XXIIIe NUIT. 
 197
XXIVe NUIT. 
 202
XXVe NUIT. 
 211
XXVIe NUIT. 
 218
XXVIIe NUIT. 
 225
XXVIIIe NUIT. 
 232
Histoire de trois Calenders, fils de rois, et de cinq Dames de Bagdad 
 233
XXIXe NUIT. 
 239
XXXe NUIT. 
 243
XXXIe NUIT. 
 250
XXXIIe NUIT. 
 257
XXXIIIe NUIT. 
 263
XXXIVe NUIT. 
 270
XXXVe NUIT. 
 278
XXXVIe NUIT. 
 281
XXXVIIe NUIT. 
 292
Histoire du premier Calender, fils de roi 
 295
XXXVIIIe NUIT. 
 300
XXXIXe NUIT. 
 309
XLe NUIT. 
 317
Histoire du second Calender, fils de roi 
 318
XLIe NUIT. 
 322
XLIIe NUIT. 
 325
XLIIIe NUIT. 
 333
XLIVe NUIT. 
 340
XLVe NUIT. 
 346
XLVIe NUIT. 
 350
Histoire de l’Envieux et de l’Envié 
 354
XLVIIe NUIT. 
 358
XLVIIIe NUIT. 
 365
XLIXe NUIT. 
 374
Le NUIT. 
 383
LIe NUIT. 
 388
LIIe NUIT. 
 393
LIIIe NUIT. 
 399
Histoire du troisième Calender, fils de roi 
 400
LIVe NUIT. 
 407
LVe NUIT. 
 415
LVIe NUIT. 
 424
LVIIe NUIT. 
 428
LVIIIe NUIT. 
 440
LIXe NUIT. 
 445
LXe NUIT. 
 449
LXIe NUIT. 
 454
LXIIe NUIT. 
 462
fin de la table.

AVERTISSEMENT
DES ÉDITEURS.


Toutes les éditions des Mille et une Nuits qui ont précédé celle-ci, sont tellement remplies de fautes d’impression et de ponctuation, que la lecture en est non-seulement pénible, mais qu’on y rencontre des pages tout à fait inintelligibles. L’édition in-8o, qui fait partie de la bibliothèque des Fées, est plus belle que les autres, mais non plus correcte. Les éditeurs ont suivi, avec une espèce de soin, les fautes de tout genre qui défiguroient les éditions précédentes.

Nous avons donc pensé que le public accueilleroit avec plaisir une édition des Contes Arabes, purgée non-seulement des fautes d’impression et de ponctuation, mais même des nombreuses incorrections qui appartiennent au traducteur. C’est ce travail que nous publions aujourd’hui. En corrigeant ce qui nous a paru nuire à la clarté et à la correction, nous avons scrupuleusement respecté le fonds du style, qui a le mérite rare d’être facile et naturel, et par conséquent convient parfaitement au genre.

Comme les Contes Arabes sont, sans contredit, l’ouvrage le plus propre à faire connoître les mœurs, les usages et la religion des peuples orientaux, nous avons joint au texte des notes rares et courtes, qui feront de cet ouvrage un livre plus instructif sans être moins amusant.

Nous avons cru devoir aussi mettre en tête de cette édition, une Notice historique sur M. Galland ; nous avons préféré celle que M. Bose, secrétaire perpétuel de l’Académie des Inscriptions, a prononcée dans cette société célèbre, dont le traducteur des Mille et une Nuits a été un des membres les plus distingués. Enfin, après cette Notice, on lira sûrement avec plaisir le jugement de M. de La Harpe, sur les Contes Arabes. Ce morceau curieux est extrait d’une dissertation de cet habile critique sur les romans.

Nous renvoyons, pour de plus grands détails, à la préface que M. Caussin de Perceval, traducteur des deux derniers volumes de cette édition, a mise en tête du huitième tome.

ÉLOGE
DE M. GALLAND[1].


Antoine galland naquit en 1646, de pauvres mais honnêtes parens, établis dans un petit bourg de Picardie, nommé Rollo, à deux lieues de Montdidier, et à six de Noyon.

Il n’avoit que quatre ans, et il étoit le septième enfant de la maison, quand son père mourut. Sa mère ne sachant à quoi l’employer, et réduite elle-même à vivre du travail de ses mains, fit tant qu’elle le plaça enfin dans le collége de Noyon, où le Principal et un chanoine de la cathédrale voulurent bien partager entr’eux le soin et les frais de son éducation.

Il y reste jusqu’à l’âge de treize à quatorze ans, qu’il perdit tout à-la-fois ses deux protecteurs ; ce qui l’obligea à revenir chez sa mère avec un peu de latin, de grec, et même d’hébreu, dont elle ne connoissoit nullement le mérite, et dont il n’étoit pas non plus en état de faire un grand usage.

Elle se détermina aussitôt à lui faire apprendre un métier. Antoine Galland obéit ; et, malgré toute sa répugnance, il demeura un an entier avec le maître chez qui on l’avoit mis en apprentissage. Mais, soit qu’il ne fût pas né pour un art vil et abject, ou que plus vraisemblablement ce fût le goût des lettres qui lui élevât le courage, il quitta un jour, et prit le chemin de Paris, sans autres fonds que l’adresse d’une vieille parente qui y étoit en condition, et celle d’un bon ecclésiastique qu’il avoit vu quelquefois chez son chanoine à Noyon.

Cette tentative lui réussit au-delà de ses espérances : on le produisit au Sous-Principal du collège du Plessis, qui lui fit continuer ses études, et le donna ensuite à M. Petitpied, docteur de Sorbonne. Là, il se fortifia dans la connoissance de l’hébreu et des autres langues orientales, par la liberté qu’il avoit d’en aller prendre des leçons au collège Royal, et par l’envie qu’il eut de faire le catalogue des manuscrits orientaux de la bibliothèque de Sorbonne.

De chez M. Petitpied, il passa au collége Mazarin, qui n’étoit pas encore en plein exercice ; mais un professeur, nommé M. Godouin, y avoit rassemblé un certain nombre d’enfans de trois ou quatre ans seulement, parmi lesquels étoit M. le duc de la Meilleraye ; et il se proposoit de leur faire apprendre le latin fort aisément et fort vîte, en mettant auprès d’eux des gens qui ne leur parleroient jamais d’autre langue. M. Galland, associé à ce travail, n’eut pas le temps de voir quel en seroit le succès : M. de Nointel, nommé à l’ambassade de Constantinople, l’emmena avec lui, pour tirer des Églises grecques des attestations en forme sur les articles de leur Foi, qui faisoient alors un grand sujet de dispute entre M. Arnaud et le ministre Claude. M. Galland, arrivé à Constantinople, y acquit bientôt l’usage du grec vulgaire, par les longues conférences qu’il eut avec un patriarche déposé, et plusieurs métropolites, qui, persécutés par les bachas, s’étoient réfugiés dans le palais de France. Il tira d’eux et des autres chefs de l’Église, les attestations qu’on avoit demandées, et il joignit tout ce qu’il avoit pu recueillir de leurs entretiens.

M. de Nointel, de son côté, ayant renouvelé avec la Porte les capitulations du commerce, prit cette occasion d’aller visiter les Échelles du Levant, d’où il passa à Jérusalem, et dans tous les autres lieux de la Terre-Sainte qui ont quelque réputation. M. Galland fut du voyage : il alloit à la découverte ; il annonçoit ensuite à M. l’ambassadeur ce qu’il avoit trouvé de curieux ; il copioit les inscriptions, il dessinoit, le mieux qu’il pouvoit, les autres monumens ; souvent même il les enlevoit, suivant la facilité qu’il y avoit à les faire transporter ; et c’est à de pareils soins que nous devons, entr’autres, les marbres singuliers qui sont aujourd’hui dans le cabinet de M. Baudelot, et dont le P. Dom Bernard de Montfaucon a publié quelques fragmens dans sa Palœographie.

M. Galland ne jugea pas à propos de retourner à Constantinople avec M. de Nointel ; il aima mieux revenir à Paris : il y arriva en 1675 ; et à l’aide de quelques médailles qu’il avoit ramassées, il fit connoissance avec MM. Vaillant, Carcavy et Giraud. Ces trois curieux l’engagèrent, pour peu de chose, dans un second voyage au Levant, d’où il rapporta, l’année suivante, beaucoup de médaillons, qui ont passé dans le cabinet du roi.

En 1679, M. Galland fit un troisième voyage, mais sur un autre pied. Ce fut aux dépens de la Compagnie des Indes orientales, qui, pour faire sa cour à M. Colbert, avoit imaginé de faire chercher dans le Levant, par un connoisseur, ce qui pourroit enrichir son cabinet et sa bibliothèque. Le changement qui arriva dans cette Compagnie-là, fit cesser, au bout de dix-huit mois, la commission de M. Galland ; mais M. Colbert, qui en fut informé, l’employa par lui-même ; et après sa mort, M. le marquis de Louvois l’obligea à continuer encore quelque temps ses recherches, sous le titre d’Antiquaire du roi. Pendant ce long séjour, M. Galland apprit à fonds l’arabe, le turc, le persan, et fit quantité d’observations singulières.

Il étoit prêt à s’embarquer à Smyrne, quand il pensa y périr par un prodigieux tremblement de terre.

La grande et première secousse vint sur le midi, temps auquel il y a communément du feu dans toutes les maisons ; et cette circonstance joignit au bouleversement général un incendie épouvantable : plus de quinze mille habitans furent ensevelis sous les ruines, ou dévorés par les flammes. M. Galland fut préservé du feu par un privilége assez ordinaire aux cuisines des philosophes ; et les décombres de son toit l’enterrèrent de manière que par des espèces de petits canaux interrompus, il jouissoit encore de quelque respiration : c’est ce qui le sauva ; car il n’en fut retiré que le lendemain.

Il repassa en France à la première occasion qu’il en eut ; et à son retour à Paris, M. Thévenot, garde de la bibliothèque du roi, l’employa jusqu’à sa mort, qui arriva quelques années après.

M. d’Herbelot l’engagea ensuite à lui prêter son secours pour l’impression de sa Bibliothèque Orientale ; mais celui-ci mourut encore au bout de quelque temps, laissant son ouvrage à moitié imprimé. M. Galland le continua tel que nous l’avons, et en fit la préface.

Il n’eut pas moins de part à l’édition du Ménagiana qui parut alors : on croit même que c’est lui qui a fourni tous les matériaux du premier volume. Il avoit encore donné immédiatement auparavant une relation de la mort de sultan Osman, et du couronnement de sultan Mustapha, traduite du turc, et un Recueil de maximes et de bons mots, tirés des ouvrages des Orientaux.

Après la mort de M. d’Herbelot, il s’attacha à M. Bignon, premier président du grand conseil, qui, par un goût héréditaire à sa famille, vouloit toujours avoir auprès de lui quelqu’homme de lettres. M. Bignon mourut aussi l’année suivante ; et il sembloit que ce fût le sort de M. Galland de perdre, en moins de rien, ces protections utiles que le mérite le plus reconnu est quelquefois très-long-temps à obtenir ; mais celle de ce digne magistrat passa les bornes ordinaires : il lui laissa une petite pension viagère ; et par surcroît de bonheur ou de consolation, M. Foucault, conseiller-d’état, qui étoit alors intendant en Basse-Normandie, l’appela auprès de lui.

Dans le doux loisir d’une situation si tranquille, au milieu d’une ample bibliothèque et d’un riche amas de médailles, M. Galland composa plusieurs petits ouvrages, dont quelques-uns ont été imprimés à Caën même, comme un Traité de l’origine du café, traduit de l’arabe, et trois ou quatre Lettres sur différentes médailles du Bas-Empire. C’est encore là qu’il a commencé l’immense traduction de ces Contes Arabes, si connus sous le nom des Mille et une Nuits, dont les premiers volumes ont paru en 1704, et dont on a vu jusqu’à présent dix tomes, qui ne sont guère que le quart de l’ouvrage.

Quoique M. Galland demeurât encore à Caën en l’année 1701, il ne laissa pas d’être admis par le roi dans l’Académie des Inscriptions, lors de son renouvellement ; et aussitôt il entreprit pour elle un Dictionnaire Numismatique, contenant l’explication des noms de dignités, des titres d’honneur, et généralement de tous les termes singuliers qu’on trouve sur les médailles antiques, grecques et romaines.

Il revint enfin à Paris en 1706 ; et depuis ce temps-là jusqu’à sa mort, il a toujours été d’une assiduité exemplaire à nos assemblées ; il y a lu un très-grand nombre de dissertations : les unes tirées de son Dictionnaire Numismatique, ou de l’explication qu’il avoit faite de la plupart des médailles choisies du cabinet de M. Foucault ; les autres du commerce de lettres qu’il entretenoit avec plusieurs savans étrangers, MM. Cuper, Barry, Rhenferd, Réland ; d’autres sur différens points de littérature agités dans la compagnie ; d’autres enfin sur des monumens orientaux, au sujet desquels on le consultoit souvent, sur-tout depuis l’année 1709, qu’il avoit été nommé professeur en langue arabe au collège Royal.

Mais ce ne sont pas là les seuls ouvrages qu’ait laissés M. Galland. On en a trouvé un plus grand nombre encore dans ses papiers, et les plus considérables sont :

Une Relation de ses voyages, en deux porte-feuilles in-4o ;

Une Description particulière de la ville de Constantinople ;

Des additions à la Bibliothèque orientale de M. d’Herbelot, dont on feroit un volume in-folio aussi gros que celui qui est imprimé ;

Un Catalogue raisonné des historiens turcs, arabes et persans;

Une Histoire générale des empereurs turcs ;

Une Traduction de l’Alcoran, avec des remarques historiques-critiques fort amples, et des notes grammaticales sur le texte ;

Une suite de la traduction des Mille et une Nuits, pour la valeur d’environ deux volumes ;

Tant d’ouvrages, qui semblent marquer une extrême facilité, étoient le fruit d’un travail dur et suivi, qui pour le nombre des productions, surpasse ordinairement la facilité même.

M. Galland travailloit sans cesse, en quelque situation qu’il se trouvât, ayant très-peu d’attention sur ses besoins, n’en ayant aucune sur ses commodités ; remplaçant quand il le falloit par ses seules lectures, ce qui lui manquoit du côté des livres ; n’ayant pour objet que l’exactitude, et allant toujours à sa fin sans aucun égard pour les ornemens qui auroient pu l’arrêter.

Simple dans ses mœurs et dans ses manières comme dans ses ouvrages, il auroit toute sa vie enseigné à des enfans les premiers elémens de la grammaire, avec le même plaisir qu’il a eu à exercer son érudition sur différentes matières.

Homme vrai jusque dans les moindres choses, sa droiture et sa probité alloient au point, que rendant compte à ses associés de sa dépense dans le Levant, il leur comptoit seulement un sou ou deux, quelquefois rien du tout pour les journées, qui, par des conjonctures favorables, ou même par des abstinences involontaires, ne lui avoient pas coûté davantage.

Il mourut le 17 février dernier[2] d’un redoublement d’asthme, auquel se joignit, sur la fin, une fluxion de poitrine : il avoit 69 ans.

L’amour des lettres est la dernière chose qui s’est éteinte en lui. Il pensa, peu de jours avant sa mort, que ses ouvrages, le seul, l’unique bien qu’il laissoit, pourroient être dissipés s’il n’y mettoit l’ordre ; il le fit, et de la façon la plus simple et la plus militaire, se contentant de le dire publiquement à un neveu qui étoit venu de Noyon pour l’assister dans sa maladie ; et suivant cette disposition, qui a été fidellement exécutée, ses manuscrits orientaux ont passé dans la bibliothèque du roi ; son Dictionnaire Numismatique est revenu à l’Académie, et sa traduction de l’Alcoran a été portée à M. l’abbé Bignon, comme un gage de son estime et de sa reconnoissance.

C’est avec une fortune si médiocre, que M. Galland a eu la gloire de faire les plus illustres héritiers.


Notes
  1. Cet Éloge a été prononcé à l’Académie des Inscriptions et belles-Lettres, dans la séance de Pâques 1715, par M. Bose, secrétaire perpétuel de cette Académie.
  2. 1715.

EXTRAIT
D’UNE DISSERTATION
sur
LES ROMANS
PAR J. F. LA HARPE[1].


J’aurois dû faire mention, en commençant, d’une espèce d’ouvrages qui ont précédé ceux dont je viens de parler, mais qui ne ressemblent à nos romans qu’en ce qu’ils appartiennent à l’imagination. Il est vrai que la féerie et le merveilleux en sont l’abus ; mais l’agrément fait tout pardonner. Je relis tous les ans les Contes Orientaux, et toujours avec plaisir. L’Orient, il faut l’avouer, est le berceau de l’apologue et la source des contes qui ont rempli le monde. Ces peuples, amollis par le climat et intimidés par le gouvernement, ne se sont point élevés jusqu’aux spéculations de la philosophie, et n’ont qu’effleuré les sciences ; mais ils ont habillé la morale en paraboles, et inventé des fables charmantes que les autres peuples ont adoptées à l’envi. Quelle prodigieuse fécondité dans ce genre ! Quelle variété ! Quel intérêt ! Ce n’est pas que dans la mythologie des Arabes il y ait autant d’esprit et de goût que dans celle des Grecs. Les fables de ceux-ci semblent faites pour des hommes, et celles des autres pour des enfans ; mais ne sommes-nous pas tous un peu enfans dès qu’il s’agit de contes ? Y a-t-il une histoire plus agréable que celle d’Aboulcasem, une histoire plus touchante que celle de Ganem ? D’ailleurs, l’amusement que ces livres procurent n’est pas leur seul mérite : ils servent à donner une idée très-fidelle du caractère et des mœurs de ces Arabes qui ont long-temps régné dans l’Orient. On y reconnoît cette générosité qui a toujours été une de leurs vertus favorites, et sur laquelle l’âme et la verve de leurs poètes et de leurs romanciers semble toujours exaltée. Les plus beaux traits en ce genre nous viennent d’eux : on ne sauroit le nier ; et ce qui rend cette nation remarquable, c’est la seule chez qui le despotisme paroît n’avoir ni avili les cœurs, ni étouffé le génie. Il n’y a point eu de despote plus absolu, plus redoutable que ce fameux Haroun ou Aaron, dont le nom revient à tout moment dans leurs contes, et dont le règne est l’époque la plus brillante du califat et de la grandeur des Arabes. On est toujours étonné de ces mœurs et de ces opinions singulières qu’inspirent à une nation ingénieuse et magnanime, d’un côté, l’habitude de l’esclavage, et de l’autre l’abus du pouvoir. Cette disposition, dans un prince d’ailleurs éclairé, à compter pour rien la vie des hommes ; et, dans ces mêmes hommes, la facilité à se persuader qu’ils ne valent pas plus qu’on ne les apprécie, et à faire de la servitude politique un dévouement religieux : voilà ce qu’on voit à tout moment dans leurs livres ; et peut-être ce mépris d’eux-mêmes tient en partie à ce dogme de la fatalité, qui semble de tout temps enraciné dans les têtes orientales. Il revient dans toutes leurs fables, dont le fond est presque toujours un passage rapide de l’excès du malheur au faîte des prospérités, et de l’ivresse de la joie au comble de l’affliction. Il semble qu’ils n’aient eu pour objet que de nous apprendre à quel point nous sommes assujétis à cette destinée éternelle, écrite sur la table de lumière.

Les Mille et une Nuits sont une sorte de peinture dramatique de la nation arabe. Les artifices de leurs femmes, l’hypocrisie de leurs religieux, la corruption des gens de loi, les friponneries des esclaves, tout y est fidellement représenté, et beaucoup mieux que ne pourroit faire le voyageur le plus exact. On y trouve aussi beaucoup de traditions antiques, que plusieurs nations ont rapportées à leur manière : l’histoire de Phèdre et celle de Circé y sont très-aisées à reconnoître ; plusieurs endroits ressemblent aussi à des traits historiques des livres juifs. Cette aventure de Joseph, la plus touchante peut-être que l’antiquité nous ait transmise, cet emblème de l’envie qui anime des frères contre un frère, se retrouve aussi en partie dans les Contes Arabes. Ce n’est pas qu’on puisse faire beaucoup de cas de la manière dont ces Contes sont amenés. On sait que l’aventure de Joconde sert de fondement aux Mille et une Nuits, et que le sultan Schahriar, irrité de l’infidélité de sa sultane, prend le parti de faire étrangler, le matin, sa nouvelle épouse de la veille. Le moyen est violent ; mais enfin la fille de son visir parvient à faire cesser ces noces meurtrières, et à sauver sa propre vie en amusant le sultan par des contes. On peut croire que Schahriar aimoit mieux les contes que les femmes, et qu’il étoit à-peu-près aussi raisonnable dans sa clémence que dans sa cruauté. Il faut pourtant avouer que toutes les histoires du premier volume excitent tellement la curiosité dès les vingt premières lignes, qu’en effet il est bien difficile de n’avoir pas envie de savoir le reste, sur-tout lorsqu’on peut dire ce que le sultan disoit de sa femme en se levant ; Je la ferai toujours bien mourir demain.

La vogue qu’eurent les Mille et une Nuits dans leur nouveauté, fit bientôt éclore les imitateurs, qui marchent toujours à la suite des succès. Ainsi l’on vit paroître les Mille et une Heures, les Mille et un Quart-d’Heure, etc. ouvrages ingénieux, fort au-dessous de leurs modèles.


Notes
  1. Œuvres de La Harpe, t. iii, pag. 382 et suivantes.

À MADAME
LA MARQUISE
D’O,
DAME DU PALAIS DE MADAME
LA DUCHESSE DE BOURGOGNE.


Madame,

Les bontés infinies que Monsieur de Guilleragues, votre illustre père, eut pour moi dans le séjour que je fis, il y a quelques années, à Constantinople, sont trop présentes à mon esprit pour négliger aucune occasion de publier la reconnoissance que je dois à sa mémoire. S’il vivoit encore pour le bien de la France et pour mon bonheur, je prendrois la liberté de lui dédier cet ouvrage, non-seulement comme à mon bienfaiteur, mais encore comme au génie le plus capable de goûter et de faire estimer aux autres les belles choses. Qui peut ne se pas souvenir de l’extrême justesse avec laquelle il jugeoit de tout ? Ses moindres pensées toujours brillantes, ses moindres expressions toujours précises et délicates, faisoient l’admiration de tout le monde ; et jamais personne n’a joint ensemble tant de grâces et tant de solidité. Je l’ai vu dans un temps où, tout occupé du soin des affaires de son maître, il sembloit ne pouvoir montrer au-dehors que les talens du ministère, et sa profonde capacité dans les négociations les plus épineuses ; cependant toute la gravité de son emploi ne pouvoit rien diminuer de ses agrémens inimitables, qui avoient fait le charme de ses amis, et qui se faisoient sentir même aux nations les plus barbares avec qui ce grand homme avoit à traiter. Après la perte irréparable que j’en ai faite, je ne puis m’adresser qu’à vous, Madame, puisque vous seule pouvez me tenir lieu de lui ; et c’est dans cette confiance que j’ose vous demander pour ce livre, la même protection que vous avez bien voulu accorder à la Traduction française de sept Contes Arabes que j’eus l’honneur de vous présenter. Vous vous étonnerez que, depuis ce temps-là, je n’aie pas eu l’honneur de vous les offrir imprimés.

Le retardement, Madame, vient de ce qu’avant de commencer l’impression, j’appris que ces Contes étoient tirés d’un Recueil prodigieux de Contes semblables, en plusieurs volumes, intitulé : Les Mille et une Nuits. Cette découverte m’obligea de suspendre cette impression, et d’employer mes soins à recouvrer le Recueil. Il a fallu le faire venir de Syrie, et mettre en français le premier volume que voici, de quatre seulement qui m’ont été envoyés. Les Contes qu’il contient vous seront, sans doute, beaucoup plus agréables que ceux que vous avez déjà vus. Ils vous seront nouveaux, et vous les trouverez en plus grand nombre ; vous y remarquerez même avec plaisir le dessein ingénieux de l’Auteur Arabe, qui n’est pas connu, de faire un corps si ample de narrations de son pays, fabuleuses à la vérité, mais agréables et divertissantes.

Je vous supplie, Madame, de vouloir bien agréer ce petit présent que j’ai l’honneur de vous faire : ce sera un témoignage public de ma reconnoissance, et du profond respect avec lequel je suis et serai toute ma vie,

MADAME,

Votre très-humble et très-obéissant serviteur,
Galland.

PRÉFACE.


Il n’est pas besoin de prévenir le lecteur sur le mérite et la beauté des Contes qui sont renfermés dans cet ouvrage. Ils portent leur recommandation avec eux : il ne faut que les lire pour demeurer d’accord qu’en ce genre on n’a rien vu de si beau jusqu’à présent dans aucune langue.

En effet, qu’y a-t-il de plus ingénieux, que d’avoir fait un corps d’une quantité prodigieuse de Contes, dont la variété est surprenante, et l’enchaînement si admirable, qu’ils semblent avoir été faits pour composer l’ample Recueil dont ceux-ci ont été tirés ? Je dis l’ample Recueil, car l’original arabe, qui est intitulé Les Mille et une Nuits, a trente-six parties, et ce n’est que la traduction de la première qu’on donne aujourd’hui au public. On ignore le nom de l’auteur d’un si grand ouvrage ; mais vraisemblablement il n’est pas tout d’une main ; car comment pourra-t-on croire qu’un seul homme ait eu l’imagination assez fertile pour suffire à tant de fictions ?

Si les Contes de cette espèce sont agréables et divertissans par le merveilleux qui y règne d’ordinaire, ceux-ci doivent l’emporter en cela sur tous ceux qui ont paru, puisqu’ils sont remplis d’événemens qui surprennent et attachent l’esprit, et qui font voir de combien les Arabes surpassent les autres nations en cette sorte de composition.

Ils doivent plaire encore par les coutumes et les mœurs des Orientaux, par les cérémonies de leur religion, tant païenne que mahométane ; et ces choses y sont mieux marquées que dans les auteurs qui en ont écrit, et que dans les relations des voyageurs. Tous les Orientaux, Persans, Tartares et Indiens s’y font distinguer, et paroissent tels qu’ils sont, depuis les souverains jusqu’aux personnes de la plus basse condition. Ainsi, sans avoir essuyé la fatigue d’aller chercher ces peuples dans leurs pays, le lecteur aura ici le plaisir de les voir agir et de les entendre parler. On a pris soin de conserver leurs caractères, de ne pas s’éloigner de leurs expressions et de leurs sentimens ; et l’on ne s’est écarté du texte que quand la bienséance n’a pas permis de s’y attacher. Le traducteur se flatte que les personnes qui entendent l’arabe, et qui voudront prendre la peine de confronter l’original avec la copie, conviendront qu’il a fait voir les Arabes aux Français avec toute la circonspection que demandoit la délicatesse de notre langue et de notre temps.

Pour peu même que ceux qui liront ces Contes, soient disposés à profiter des exemples de vertu et de vice qu’ils y trouveront, ils en pourront tirer un avantage qu’on ne tire point de la lecture des autres Contes, qui sont plus propres à corrompre les mœurs qu’à les corriger.

PRÉAMBULE.

Les chroniques des Sassaniens, anciens rois de Perse, qui avoient étendu leur empire dans les Indes, dans les grandes et petites isles qui en dépendent, et bien loin au-delà du Gange, jusqu’à la Chine, rapportent qu’il y avoit autrefois un roi de cette puissante maison, qui étoit le plus excellent prince de son temps. Il se faisoit autant aimer de ses sujets, par sa sagesse et sa prudence, qu’il s’étoit rendu redoutable à ses voisins par le bruit de sa valeur et par la réputation de ses troupes belliqueuses et bien disciplinées. Il avoit deux fils : l’aîné, appelé Schahriar, digne héritier de son père, en possédoit toutes les vertus ; et le cadet, nommé Schahzenan, n’avoit pas moins de mérite que son frère.

Après un règne aussi long que glorieux, ce roi mourut, et Schahriar monta sur le trône. Schahzenan, exclus de tout partage par les lois de l’empire, et obligé de vivre comme un particulier, au lieu de souffrir impatiemment le bonheur de son aîné, mit toute son attention à lui plaire. Il eut peu de peine à y réussir. Schahriar, qui avoit naturellement de l’inclination pour ce prince, fut charmé de sa complaisance ; et par un excès d’amitié, voulant partager avec lui ses états, il lui donna le royaume de la Grande Tartarie. Schahzenan en alla bientôt prendre possession, et il établit son séjour à Samarcande, qui en étoit la capitale.

Il y avoit déjà dix ans que ces deux rois étoient séparés, lorsque Schahriar, souhaitant passionnément de revoir son frère, résolut de lui envoyer un ambassadeur pour l’inviter à le venir voir. Il choisit pour cette ambassade son premier visir[1], qui partit avec une suite conforme à sa dignité, et fit toute la diligence possible. Quand il fut près de Samarcande, Schahzenan, averti de son arrivée, alla au-devant de lui avec les principaux seigneurs de sa cour, qui, pour faire plus d’honneur au ministre du sultan, s’étoient tous habillés magnifiquement. Le roi de Tartarie le reçut avec de grandes démonstrations de joie, et lui demanda d’abord des nouvelles du sultan son frère. Le visir satisfit sa curiosité ; après quoi il exposa le sujet de son ambassade. Schahzenan en fut touché. « Sage visir, dit-il, le sultan mon frère me fait trop d’honneur, et il ne pouvoit rien me proposer qui me fût plus agréable. S’il souhaite de me voir, je suis pressé de la même envie. Le temps, qui n’a point diminué son amitié, n’a point affoibli la mienne. Mon royaume est tranquille, et je ne veux que dix jours pour me mettre en état de partir avec vous. Ainsi il n’est pas nécessaire que vous entriez dans la ville pour si peu de temps. Je vous prie de vous arrêter en cet endroit et d’y faire dresser vos tentes. Je vais ordonner qu’on vous apporte des rafraîchissemens en abondance pour vous et pour toutes les personnes de votre suite. » Cela fut exécuté sur-le-champ ; le roi fut à peine rentré dans Samarcande, que le visir vit arriver une prodigieuse quantité de toutes sortes de provisions, accompagnées de régals et de présens d’un très-grand prix.

Cependant Schahzenan, se disposant à partir, régla les affaires les plus pressantes, établit un conseil pour gouverner son royaume pendant son absence, et mit à la tête de ce conseil un ministre dont la sagesse lui étoit connue et en qui il avoit une entière confiance. Au bout de dix jours, ses équipages étant prêts, il dit adieu à la reine sa femme, sortit sur le soir de Samarcande, et, suivi des officiers qui devoient être du voyage, il se rendit au pavillon royal qu’il avoit fait dresser auprès des tentes du visir. Il s’entretint avec cet ambassadeur jusqu’à minuit. Alors voulant encore une fois embrasser la reine, qu’il aimoit beaucoup, il retourna seul dans son palais. Il alla droit à l’appartement de cette princesse, qui, ne s’attendant pas à le revoir, avoit reçu dans son lit un des derniers officiers de sa maison. Il y avoit déjà long-temps qu’ils étoient couchés, et ils dormoient tous deux d’un profond sommeil.

Le roi entra sans bruit, se faisant un plaisir de surprendre par son retour une épouse dont il se croyoit tendrement aimé. Mais quelle fut sa surprise, lorsqu’à la clarté des flambeaux, qui ne s’éteignent jamais la nuit dans les appartemens des princes et des princesses, il aperçut un homme dans ses bras. Il demeura immobile durant quelques momens, ne sachant s’il devoit croire ce qu’il voyoit. Mais n’en pouvant douter : « Quoi ! dit-il en lui-même, je suis à peine hors de mon palais, je suis encore sous les murs de Samarcande, et l’on m’ose outrager ! Ah ! perfide, votre crime ne sera pas impuni ! Comme roi, je dois punir les forfaits qui se commettent dans mes états ; comme époux offensé, il faut que je vous immole à mon juste ressentiment. » Enfin ce malheureux prince cédant à son premier transport, tira son sabre, s’approcha du lit, et d’un seul coup fit passer les coupables du sommeil à la mort. Ensuite les prenant l’un après l’autre, il les jeta par une fenêtre dans le fossé dont le palais étoit environné.

S’étant vengé de cette sorte, il sortit de la ville comme il y étoit venu, et se retira sous son pavillon. Il n’y fut pas plutôt arrivé, que sans parler à personne de ce qu’il venoit de faire, il ordonna de plier les tentes et de partir. Tout fut bientôt prêt, et il n’étoit pas jour encore, qu’on se mit en marche au son des tymbales et de plusieurs autres instrumens qui inspiroient de la joie à tout le monde, hormis au roi. Ce prince, toujours occupé de l’infidélité de la reine, étoit la proie d’une affreuse mélancolie qui ne le quitta point pendant tout le voyage.

Lorsqu’il fut près de la capitale des Indes, il vit venir au-devant de lui le sultan[2] Schahriar avec toute sa cour. Quelle joie pour ces princes de se revoir ! Ils mirent tous deux pied à terre pour s’embrasser ; et après s’être donné mille marques de tendresse, ils remontèrent à cheval, et entrèrent dans la ville aux acclamations d’une foule innombrable de peuple. Le sultan conduisit le roi son frère jusqu’au palais qu’il lui avoit fait préparer. Ce palais communiquoit au sien par un même jardin ; il étoit d’autant plus magnifique, qu’il étoit consacré aux fêtes et aux divertissemens de la cour ; et on en avoit encore augmenté la magnificence par de nouveaux ameublemens.

Schahriar quitta d’abord le roi de Tartarie, pour lui donner le temps d’entrer au bain et de changer d’habit ; mais dès qu’il sut qu’il en étoit sorti, il vint le retrouver. Ils s’assirent sur un sofa, et comme les courtisans se tenoient éloignés par respect, ces deux princes commencèrent à s’entretenir de tout ce que deux frères, encore plus unis par l’amitié que par le sang, ont à se dire après une longue absence. L’heure du souper étant venue, ils mangèrent ensemble ; et après le repas, ils reprirent leur entretien, qui dura jusqu’à ce que Schahriar, s’apercevant que la nuit étoit fort avancée, se retira pour laisser reposer son frère.

L’infortuné Schahzenan se coucha ; mais si la présence du sultan son frère avoit été capable de suspendre pour quelque temps ses chagrins, ils se réveillèrent alors avec violence. Au lieu de goûter le repos dont il avoit besoin, il ne fit que rappeler dans sa mémoire les plus cruelles réflexions. Toutes les circonstances de l’infidélité de la reine se présentoient si vivement à son imagination, qu’il en étoit hors de lui-même. Enfin, ne pouvant dormir, il se leva ; et se livrant tout entier à des pensées si affligeantes, il parut sur son visage une impression de tristesse que le sultan ne manqua pas de remarquer. « Qu’a donc le roi de Tartarie, disoit-il ? Qui peut causer ce chagrin que je lui vois ? Auroit-il sujet de se plaindre de la réception que je lui ai faite ? Non : je l’ai reçu comme un frère que j’aime, et je n’ai rien là-dessus à me reprocher. Peut-être se voit-il à regret éloigné de ses états ou de la reine sa femme. Ah ! si c’est cela qui l’afflige, il faut que je lui fasse incessamment les présens que je lui destine, afin qu’il puisse partir quand il lui plaira, pour s’en retourner à Samarcande. » Effectivement, dès le lendemain il lui envoya une partie de ces présens, qui étoient composés de tout ce que les Indes produisent de plus rare, de plus riche et de plus singulier. Il ne laissoit pas néanmoins d’essayer de le divertir tous les jours par de nouveaux plaisirs ; mais les fêtes les plus agréables, au lieu de le réjouir, ne faisoient qu’irriter ses chagrins.

Un jour Schahriar ayant ordonné une grande chasse à deux journées de sa capitale, dans un pays où il y avoit particulièrement beaucoup de cerfs, Schahzenan le pria de le dispenser de l’accompagner, en lui disant que l’état de sa santé ne lui permettoit pas d’être de la partie. Le sultan ne voulut pas le contraindre, le laissa en liberté et partit avec toute sa cour pour aller prendre ce divertissement. Après son départ, le roi de la Grande Tartarie se voyant seul, s’enferma dans son appartement. Il s’assit à une fenêtre qui avoit vue sur le jardin. Ce beau lieu et le ramage d’une infinité d’oiseaux qui y faisoient leur retraite, lui auroient donné du plaisir, s’il eût été capable d’en ressentir ; mais toujours déchiré par le souvenir funeste de l’action infâme de la reine, il arrêtoit moins souvent ses yeux sur le jardin, qu’il ne les levoit au ciel pour se plaindre de son malheureux sort.

Néanmoins, quelque occupé qu’il fût de ses ennuis, il ne laissa pas d’apercevoir un objet qui attira toute son attention. Une porte secrète du palais du sultan s’ouvrit tout-à-coup, et il en sortit vingt femmes, au milieu desquelles marchoit la sultane[3] d’un air qui la faisoit aisément distinguer. Cette princesse, croyant que le roi de la Grande Tartarie étoit aussi à la chasse, s’avança avec fermeté jusque sous les fenêtres de l’appartement de ce prince, qui, voulant par curiosité l’observer, se plaça de manière qu’il pouvoit tout voir sans être vu. Il remarqua que les personnes qui accompagnoient la sultane, pour bannir toute contrainte, se découvrirent le visage, qu’elles avaient eu couvert jusqu’alors, et quittèrent de longs habits qu’elles portoient par-dessus d’autres plus courts. Mais il fut dans un extrême étonnement de voir que dans cette compagnie qui lui avoit semblé toute composée de femmes, il y avoit dix noirs qui prirent chacun leur maîtresse. La sultane de son côté ne demeura pas long-temps sans amant ; elle frappa des mains en criant : Masoud, Masoud ; et aussitôt un autre noir descendit du haut d’un arbre, et courut à elle avec beaucoup d’empressement.

La pudeur ne me permet pas de raconter tout ce qui se passa entre ces femmes et ces noirs, et c’est un détail qu’il n’est pas besoin de faire. Il suffit de dire que Schahzenan en vit assez pour juger que son frère n’étoit pas moins à plaindre que lui. Les plaisirs de cette troupe amoureuse durèrent jusqu’à minuit. Ils se baignèrent tous ensemble dans une grande pièce d’eau, qui faisoit un des plus beaux ornemens du jardin ; après quoi ayant repris leurs habits, ils rentrèrent par la porte secrète dans le palais du sultan ; et Masoud, qui étoit venu de dehors par-dessus la muraille du jardin, s’en retourna par le même endroit.

Comme toutes ces choses s’étoient passées sous les yeux du roi de la Grande Tartarie, elles lui donnèrent lieu de faire une infinité de réflexions. « Que j’avois peu de raison, disoit-il, de croire que mon malheur étoit si singulier ! C’est sans doute l’inévitable destinée de tous les maris, puisque le sultan mon frère, le souverain de tant d’états, le plus grand prince du monde, n’a pu l’éviter. Cela étant, quelle foiblesse de me laisser consumer de chagrin ! C’en est fait : le souvenir d’un malheur si commun ne troublera plus désormais le repos de ma vie. » En effet, dès ce moment il cessa de s’affliger ; et comme il n’avoit pas voulu souper qu’il n’eût vu toute la scène qui venoit d’être jouée sous ses fenêtres, il fit servir alors, mangea de meilleur appétit qu’il n’avoit fait depuis son départ de Samarcande, et entendit même avec quelque plaisir un concert agréable de voix et d’instrumens dont on accompagna le repas.

Les jours suivans il fut de très-bonne humeur ; et lorsqu’il sut que le sultan étoit de retour, il alla au-devant de lui, et lui fît son compliment d’un air enjoué. Schahriar d’abord ne prit pas garde à ce changement ; il ne songea qu’à se plaindre obligeamment de ce que ce prince avoit refusé de l’accompagner à la chasse ; et sans lui donner le temps de répondre à ses reproches, il lui parla du grand nombre de cerfs et d’autres animaux qu’il avoit pris, et enfin du plaisir qu’il avoit eu. Schahzenan, après l’avoir écouté avec attention, prit la parole à son tour. Comme il n’avoit plus de chagrin qui l’empêchât de faire paroître combien il avoit d’esprit, il dit mille choses agréables et plaisantes.

Le sultan, qui s’étoit attendu à le retrouver dans le même état où il l’avoit laissé, fut ravi de le voir si gai. « Mon frère, lui dit-il, je rends grâces au ciel de l’heureux changement qu’il a produit en vous pendant mon absence ; j’en ai une véritable joie, mais j’ai une prière à vous faire, et je vous conjure de m’accorder ce que je vais vous demander. » « Que pourrois-je vous refuser, répondit le roi de Tartarie ? Vous pouvez tout sur Schahzenan. Parlez ; je suis dans l’impatience de savoir ce que vous souhaitez de moi. » « Depuis que vous êtes dans ma cour, reprit Schahriar, je vous ai vu plongé dans une noire mélancolie que j’ai vainement tenté de dissiper par toutes sortes de divertissemens. Je me suis imaginé que votre chagrin venoit de ce que vous étiez éloigné de vos états ; j’ai cru même que l’amour y avoit beaucoup de part, et que la reine de Samarcande, que vous avez dû choisir d’une beauté achevée, en étoit peut-être la cause. Je ne sais si je me suis trompé dans ma conjecture ; mais je vous avoue que c’est particulièrement pour cette raison que je n’ai pas voulu vous importuner là-dessus, de peur de vous déplaire. Cependant, sans que j’y aie contribué en aucune manière, je vous trouve à mon retour de la meilleure humeur du monde et l’esprit entièrement dégagé de cette noire vapeur, qui en troubloit tout l’enjouement. Dites-moi de grâce, pourquoi vous étiez si triste, et pourquoi vous ne l’êtes plus ? »

À ce discours, le roi de la Grande Tartarie demeura quelque temps rêveur, comme s’il eût cherché ce qu’il avoit à y répondre. Enfin il repartit dans ces termes : « Vous êtes mon sultan et mon maître ; mais dispensez-moi, je vous supplie, de vous donner la satisfaction que vous me demandez. » « Non, mon frère, répliqua le sultan, il faut que vous me l’accordiez ; je la souhaite, ne me la refusez pas. » Schahzenan ne put résister aux instances de Schahriar. « Hé bien ! mon frère, lui dit-il, je vais vous satisfaire, puisque vous me le commandez. » Alors il lui raconta l’infidélité de la reine de Samarcande ; et lorsqu’il en eut achevé le récit : « Voilà, poursuivit-il, le sujet de ma tristesse ; jugez si j’avois tort de m’y abandonner. » « Ô mon frère ! s’écria le sultan d’un ton qui marquoit combien il entroit dans le ressentiment du roi de Tartarie, quelle horrible histoire venez-vous de me raconter ! Avec quelle impatience je l’ai écoutée jusqu’au bout ! Je vous loue d’avoir puni les traîtres qui vous ont fait un outrage si sensible. On ne sauroit vous reprocher cette action : elle est juste ; et pour moi j’avouerai qu’à votre place j’aurois eu peut-être moins de modération que vous. Je ne me serois pas contenté d’ôter la vie à une seule femme, je crois que j’en aurois sacrifié plus de mille à ma rage. Je ne suis pas étonné de vos chagrins ; la cause en étoit trop vive et trop mortifiante pour n’y pas succomber. Ô ciel ! quelle aventure ! Non, je crois qu’il n’en est jamais arrivé de semblable à personne qu’à vous. Mais enfin il faut louer Dieu de ce qu’il vous a donné de la consolation ; et comme je ne doute pas qu’elle ne soit bien fondée, ayez encore la complaisance de m’en instruire, et faites moi la confidence entière. »

Schahzenan fit plus de difficulté sur ce point que sur le précédent, à cause de l’intérêt que son frère y avoit ; mais il fallut céder à ses nouvelles instances. « Je vais donc vous obéir, lui dit-il, puisque vous le voulez absolument. Je crains que mon obéissance ne vous cause plus de chagrins que je n’en ai eu ; mais vous ne devez vous en prendre qu’à vous-même, puisque c’est vous qui me forcez à vous révéler une chose que je voudrois ensevelir dans un éternel oubli. » « Ce que vous me dites, interrompit Schahriar, ne fait qu’irriter ma curiosité ; hâtez-vous de me découvrir ce secret, de quelque nature qu’il puisse être. » Le roi de Tartarie, ne pouvant plus s’en défendre, fit alors le détail de tout ce qu’il avoit vu du déguisement des noirs, de l’emportement de la sultane et de ses femmes, et il n’oublia pas Masoud. « Après avoir été témoin de ces infamies, continua-t-il, je pensai que toutes les femmes y étoient naturellement portées, et qu’elles ne pouvoient résister à leur penchant. Prévenu de cette opinion, il me parut que c’étoit une grande foiblesse à un homme d’attacher son repos à leur fidélité. Cette réflexion m’en fit faire beaucoup d’autres ; et enfin je jugeai que je ne pouvois prendre un meilleur parti que de me consoler. Il m’en a coûté quelques efforts ; mais j’en suis venu à bout ; et, si vous m’en croyez, vous suivrez mon exemple. »

Quoique ce conseil fût judicieux, le sultan ne put le goûter. Il entra même en fureur. « Quoi ! dit-il, la sultane des Indes est capable de se prostituer d’une manière si indigne ! Non, mon frère, ajouta-t-il, je ne puis croire ce que vous me dites, si je ne le vois de mes propres yeux. Il faut que les vôtres vous aient trompé ; la chose est assez importante pour mériter que j’en sois assuré par moi-même. » « Mon frère, répondit Schahzenan, si vous voulez en être témoin, cela n’est pas fort difficile : vous n’avez qu’à faire une nouvelle partie de chasse ; quand nous serons hors de la ville avec votre cour et la mienne, nous nous arrêterons sous nos pavillons, et la nuit nous reviendrons tous deux seuls dans mon appartement. Je suis assuré que le lendemain vous verrez ce que j’ai vu. » Le sultan approuva le stratagême, et ordonna aussitôt une nouvelle chasse ; de sorte que dès le même jour les pavillons furent dressés au lieu désigné.

Le jour suivant, les deux princes partirent avec toute leur suite. Ils arrivèrent où ils devoient camper, et ils y demeurèrent jusqu’à la nuit. Alors Schahriar appela son grand-visir ; et, sans lui découvrir son dessein, lui commanda de tenir sa place pendant son absence, et de ne pas permettre que personne sortit du camp, pour quelque sujet que ce pût être. D’abord qu’il eut donné cet ordre, le roi de la Grande Tartarie et lui montèrent à cheval, passèrent incognito au travers du camp, rentrèrent dans la ville et se rendirent au palais qu’occupoit Schahzenan. Ils se couchèrent ; et le lendemain de bon matin, ils s’allèrent placer à la même fenêtre d’où le roi de Tartarie avoit vu la scène des noirs. Ils jouirent quelque temps de la fraîcheur ; car le soleil n’étoit pas encore levé ; et en s’entretenant, ils jetoient souvent les yeux du côté de la porte secrète. Elle s’ouvrit enfin ; et, pour dire le reste en peu de mots, la sultane parut avec ses femmes et les dix noirs déguisés ; elle appela Masoud ; et le sultan en vit plus qu’il n’en falloit pour être pleinement convaincu de sa honte et de son malheur. « O Dieu ! s’écria-t-il, quelle indignité ! quelle horreur ! l’épouse d’un souverain tel que moi, peut-elle être capable de cette infamie ? Après cela, quel prince osera se vanter d’être parfaitement heureux ? Ah ! mon frère, poursuivit-il en embrassant le roi de Tartarie, renonçons tous deux au monde, la bonne foi en est bannie ; s’il flatte d’un côté, il trahit de l’autre. Abandonnons nos états et tout l’éclat qui nous environne. Allons dans des royaumes étrangers traîner une vie obscure et cacher notre infortune. » Schahzenan n’approuvoit pas cette résolution ; mais il n’osa la combattre dans l’emportement où il voyoit Schahriar. « Mon frère, lui dit-il, je n’ai pas d’autre volonté que la vôtre ; je suis prêt à vous suivre partout où il vous plaira ; mais promettez-moi que nous reviendrons, si nous pouvons rencontrer quelqu’un qui soit plus malheureux que nous. » « Je vous le promets, répondit le sultan ; mais je doute fort que nous trouvions personne qui le puisse être. » « Je ne suis pas de votre sentiment là-dessus, répliqua le roi de Tartarie, peut-être même ne voyagerons-nous pas long-temps. » En disant cela, ils sortirent secrètement du palais, et prirent un autre chemin que celui par où ils étoient venus. Ils marchèrent tant qu’ils eurent du jour assez pour se conduire, et passèrent la première nuit sous des arbres. S’étant levés dès le point du jour, ils continuèrent leur marche jusqu’à ce qu’ils arrivèrent à une belle prairie sur le bord de la mer, où il y avoit, d’espace en espace, de grands arbres fort touffus. Ils s’assirent sous un de ces arbres pour se délasser et y prendre le frais. L’infidélité des princesses leurs femmes fit le sujet de leur conversation.

Il n’y avoit pas long-temps qu’ils s’entretenoient, lorsqu’ils entendirent assez près d’eux un bruit horrible du côté de la mer, et un cri effroyable qui les remplit de crainte. Alors la mer s’ouvrit, et il s’en éleva comme une grosse colonne noire qui sembloit s’aller perdre dans les nues. Cet objet redoubla leur frayeur ; ils se levèrent promptement, et montèrent au haut de l’arbre qui leur parut le plus propre à les cacher. Ils y furent à peine montés, que regardant vers l’endroit d’où le bruit partoit et où la mer s’étoit entr’ouverte, ils remarquèrent que la colonne noire s’avançoit vers le rivage en fendant l’eau ; ils ne purent dans le moment démêler ce que ce pouvoit être, mais ils en furent bientôt éclaircis.

C’étoit un de ces génies qui sont malins, malfaisans, et ennemis mortels des hommes. Il étoit noir et hideux, avoit la forme d’un géant d’une hauteur prodigieuse, et portoit sur sa tête une grande caisse de verre, fermée à quatre serrures d’acier fin. Il entra dans la prairie avec cette charge, qu’il vint poser justement au pied de l’arbre où étoient les deux princes, qui, connoissant l’extrême péril où ils se trouvoient, se crurent perdus.

Cependant le génie s’assit auprès de la caisse ; et l’ayant ouverte avec quatre clefs qui étoient attachées à sa ceinture, il en sortit aussitôt une dame très-richement habillée, d’une taille majestueuse et d’une beauté parfaite. Le monstre la fit asseoir à ses côtés ; et la regardant amoureusement : « Dame, dit-il, la plus accomplie de toutes les dames qui sont admirées pour leur beauté, charmante personne, vous que j’ai enlevée le jour de vos noces, et que j’ai toujours aimée depuis si constamment, vous voudrez bien que je dorme quelques momens près de vous ; le sommeil, dont je me sens accablé, m’a fait venir en cet endroit pour prendre un peu de repos. » En disant cela, il laissa tomber sa grosse tête sur les genoux de la dame ; ensuite ayant alongé ses pieds qui s’étendoient jusqu’à la mer, il ne tarda pas à s’endormir, et il ronfla bientôt de manière qu’il fit retentir le rivage.

La dame alors leva la vue par hasard, et apercevant les princes au haut de l’arbre, elle leur fit signe de la main de descendre sans faire de bruit. Leur frayeur fut extrême quand ils se virent découverts. Ils supplièrent la dame, par d’autres signes, de les dispenser de lui obéir ; mais elle, après avoir ôté doucement de dessus ses genoux la tête du génie, et l’avoir posée légérement à terre, se leva, et leur dit d’un ton de voix bas, mais animé : « Descendez, il faut absolument que vous veniez à moi. » Ils voulurent vainement lui faire comprendre encore par leurs gestes qu’ils craignoient le génie : « Descendez donc, leur répliqua-t-elle sur le même ton ; si vous ne vous hâtez de m’obéir, je vais l’éveiller, et je lui demanderai moi-même votre mort. »

Ces paroles intimidèrent tellement les princes, qu’ils commencèrent à descendre avec toutes les précautions possibles pour ne pas éveiller le génie. Lorsqu’ils furent en bas, la dame les prit par la main ; et s’étant un peu éloignée avec eux sous les arbres, elle leur fit librement une proposition très-vive ; ils la rejetèrent d’abord ; mais elle les obligea, par de nouvelles menaces, à l’accepter. Après qu’elle eut obtenu d’eux ce qu’elle souhaitoit, ayant remarqué qu’ils avoient chacun une bague au doigt, elle les leur demanda. Sitôt qu’elle les eut entre les mains, elle alla prendre une boîte du paquet où étoit sa toilette ; elle en tira un fil garni d’autres bagues de toutes sortes de façons, et le leur montrant : « Savez-vous bien, dit-elle, ce que signifient ces joyaux ? » « Non, répondirent-ils ; mais il ne tiendra qu’à vous de nous l’apprendre. » « Ce sont, reprit-elle, les bagues de tous les hommes à qui j’ai fait part de mes faveurs. Il y en a quatre-vingt-dix-huit bien comptées, que je garde pour me souvenir d’eux. Je vous ai demandé les vôtres pour la même raison, et afin d’avoir la centaine accomplie. Voilà donc, continua-t-elle, cent amans que j’ai eus jusqu’à ce jour, malgré la vigilance et les précautions de ce vilain génie qui ne me quitte pas. Il a beau m’enfermer dans cette caisse de verre, et me tenir cachée au fond de la mer, je ne laisse pas de tromper ses soins. Vous voyez par-là que quand une femme a formé un projet, il n’y a point de mari ni d’amant qui puisse en empêcher l’exécution. Les hommes feroient mieux de ne pas contraindre les femmes ; ce seroit le moyen de les rendre sages. » La dame leur ayant parlé de la sorte, passa leurs bagues dans le même fil où étoient enfilées les autres. Elle s’assit ensuite comme auparavant, souleva la tête du génie, qui ne se réveilla point, la remit sur ses genoux, et fit signe aux princes de se retirer.

Ils reprirent le chemin par où ils étoient venus ; et lorsqu’ils eurent perdu de vue la dame et le génie, Schahriar dit à Schahzenan : « Hé bien ! mon frère, que pensez-vous de l’aventure qui vient de nous arriver ? Le génie n’a-t-il pas une maîtresse bien fidelle ? Et ne convenez-vous pas que rien n’est égal à la malice des femmes ? » « Oui, mon frère, répondit le roi de la Grande Tartarie. Et vous devez aussi demeurer d’accord que le génie est plus à plaindre et plus malheureux que nous. C’est pourquoi, puisque nous avons trouvé ce que nous cherchions, retournons dans nos états, et que cela ne nous empêche pas de nous marier. Pour moi, je sais par quel moyen je prétends que la foi qui m’est due, me soit inviolablement conservée. Je ne veux pas m’expliquer présentement là-dessus ; mais vous en apprendrez un jour des nouvelles, et je suis sûr que vous suivrez mon exemple. » Le sultan fut de l’avis de son frère ; et continuant tous deux de marcher, ils arrivèrent au camp sur la fin de la nuit du troisième jour qu’ils en étoient partis.

La nouvelle du retour du sultan s’y étant répandue, les courtisans se rendirent de grand matin devant son pavillon. Il les fit entrer, les reçut d’un air plus riant qu’à l’ordinaire, et leur fit à tous des gratifications. Après quoi, leur ayant déclaré qu’il ne vouloit pas aller plus loin, il leur commanda de monter à cheval, et il retourna bientôt à son palais.

À peine fut-il arrivé, qu’il courut à l’appartement de la sultane. Il la fit lier devant lui, et la livra à son grand-visir, avec ordre de la faire étrangler ; ce que ce ministre exécuta, sans s’informer quel crime elle avoit commis. Le prince irrité n’en demeura pas là ; il coupa la tête de sa propre main à toutes les femmes de la sultane. Après ce rigoureux châtiment, persuadé qu’il n’y avoit pas une femme sage, pour prévenir les infidélités de celles qu’il prendroit à l’avenir, il résolut d’en épouser une chaque nuit, et de la faire étrangler le lendemain. S’étant imposé cette loi cruelle, il jura qu’il l’observeroit immédiatement après le départ du roi de Tartarie, qui prit bientôt congé de lui, et se mit en chemin chargé de présens magnifiques.

Schahzenan étant parti, Schahriar ne manqua pas d’ordonner à son grand-visir de lui amener la fille d’un de ses généraux d’armée. Le visir obéit. Le sultan coucha avec elle, et le lendemain, en la lui remettant entre les mains pour la faire mourir, il lui commanda de lui en chercher une autre pour la nuit suivante. Quelque répugnance qu’eût le visir à exécuter de semblables ordres, comme il devoit au sultan son maître une obéissance aveugle, il étoit obligé de s’y soumettre. Il lui mena donc la fille d’un officier subalterne, qu’on fit aussi mourir le lendemain. Après celle-là, ce fut la fille d’un bourgeois de la capitale ; et enfin chaque jour c’étoit une fille mariée, et une femme morte.

Le bruit de cette inhumanité sans exemple causa une consternation générale dans la ville. On n’y entendoit que des cris et des lamentations. Ici c’étoit un père en pleurs qui se désespéroit de la perte de sa fille ; et là c’étoient de tendres mères, qui, craignant pour les leurs la même destinée, faisoient par avance retentir l’air de leurs gémissemens. Ainsi, au lieu des louanges et des bénédictions que le sultan s’étoit attirées jusqu’alors, tous ses sujets ne faisoient plus que des imprécations contre lui.

Le grand-visir, qui, comme on l’a déjà dit, étoit malgré lui le ministre d’une si horrible injustice, avoit deux filles, dont l’aînée s’appeloit Scheherazade, et la cadette Dinarzade. Cette dernière ne manquoit pas de mérite ; mais l’autre avoit un courage au-dessus de son sexe, de l’esprit infiniment, avec une pénétration admirable. Elle avoit beaucoup de lecture et une mémoire si prodigieuse, que rien ne lui étoit échappé de tout ce qu’elle avoit lu. Elle s’étoit heureusement appliquée à la philosophie, à la médecine, à l’histoire et aux arts ; et elle faisoit des vers mieux que les poètes les plus célèbres de son temps. Outre cela, elle étoit pourvue d’une beauté extraordinaire ; et une vertu très-solide couronnoit toutes ses belles qualités.

Le visir aimoit passionnément une fille si digne de sa tendresse. Un jour qu’ils s’entretenoient tous deux ensemble, elle lui dit : « Mon père, j’ai une grâce à vous demander ; je vous supplie très-humblement de me l’accorder. » « Je ne vous la refuserai pas, répondit-il, pourvu qu’elle soit juste et raisonnable. » « Pour juste, répliqua Scheherazade, elle ne peut l’être davantage, et vous en pouvez juger par le motif qui m’oblige à vous la demander. J’ai dessein d’arrêter le cours de cette barbarie que le sultan exerce sur les familles de cette ville. Je veux dissiper la juste crainte que tant de mères ont de perdre leurs filles d’une manière si funeste. » « Votre intention est fort louable, ma fille, dit le visir ; mais le mal auquel vous voulez remédier, me paroît sans remède. Comment prétendez-vous en venir à bout ? » « Mon père, repartit Scheherazade, puisque par votre entremise le sultan célèbre chaque jour un nouveau mariage, je vous conjure, par la tendre affection que vous avez pour moi, de me procurer l’honneur de sa couche. » Le visir ne put entendre ce discours sans horreur. « Ô Dieu ! interrompit-il avec transport. Avez-vous perdu l’esprit, ma fille ? Pouvez-vous me faire une prière si dangereuse ? Vous savez que le sultan a fait serment sur son ame de ne coucher qu’une seule nuit avec la même femme et de lui faire ôter la vie le lendemain, et vous voulez que je lui propose de vous épouser ? Songez-vous bien à quoi vous expose votre zèle indiscret ? » « Oui, mon père, répondit cette vertueuse fille, je connois tout le danger que je cours, et il ne sauroit m’épouvanter. Si je péris, ma mort sera glorieuse ; et si je réussis dans mon entreprise, je rendrai à ma patrie un service important. » « Non, non, dit le visir, quoi que vous puissiez me représenter pour m’intéresser à vous permettre de vous jeter dans cet affreux péril, ne vous imaginez pas que j’y consente. Quand le sultan m’ordonnera de vous enfoncer le poignard dans le sein, hélas ! il faudra bien que je lui obéisse. Quel triste emploi pour un père ! Ah ! si vous ne craignez point la mort, craignez du moins de me causer la douleur mortelle de voir ma main teinte de votre sang. » « Encore une fois, mon père, dit Scheherazade, accordez-moi la grâce que je vous demande. » « Votre opiniâtreté, repartit le visir, excite ma colère. Pourquoi vouloir vous-même courir à votre perte ? Qui ne prévoit pas la fin d’une entreprise dangereuse, n’en sauroit sortir heureusement. Je crains qu’il ne vous arrive ce qui arriva à l’âne, qui étoit bien, et qui ne put s’y tenir. » « Quel malheur arriva-t-il à cet âne, reprit Scheherazade ? » « Je vais vous le dire, répondit le visir ; écoutez-moi :


Notes
  1. Premier ministre.
  2. Ce mot arabe signifie empereur ou seigneur ; on donne ce titre à presque tous les souverains de l’Orient.
  3. Le titre de sultane se donne à toutes les femmes des princes de l’Orient. Cependant le nom de sultane, tout court, désigne ordinairement la favorite.

FABLE.
L’ÂNE, LE BŒUF ET LE LABOUREUR.


« Un marchand très-riche avoit plusieurs maisons à la campagne, où il faisoit nourrir une grande quantité de toute sorte de bétail. Il se retira avec sa femme et ses enfans à une de ses terres pour la faire valoir par lui-même. Il avoit le don d’entendre le langage des bêtes ; mais avec cette condition, qu’il ne pouvoit l’interpréter à personne, sans s’exposer à perdre la vie ; ce qui l’empêchoit de communiquer les choses qu’il avoit apprises par le moyen de ce don.

» Il y avoit à une même auge un bœuf et un âne. Un jour qu’il étoit assis près d’eux, et qu’il se divertissoit à voir jouer devant lui ses enfans, il entendit que le bœuf disoit à l’âne : « L’Éveillé, que je te trouve heureux, quand je considère le repos dont tu jouis, et le peu de travail qu’on exige de toi ! Un homme te panse avec soin, te lave, te donne de l’orge bien criblé, et de l’eau fraîche et nette. Ta plus grande peine est de porter le marchand notre maître, lorsqu’il a quelque petit voyage à faire. Sans cela, toute ta vie se passeroit dans l’oisiveté. La manière dont on me traite est bien différente, et ma condition est aussi malheureuse que la tienne est agréable. Il est à peine minuit qu’on m’attache à une charrue que l’on me fait traîner tout le long du jour en fendant la terre ; ce qui me fatigue à un point, que les forces me manquent quelquefois. D’ailleurs, le laboureur, qui est toujours derrière moi, ne cesse de me frapper. À force de tirer la charrue, j’ai le cou tout écorché. Enfin, après avoir travaillé depuis le matin jusqu’au soir, quand je suis de retour, on me donne à manger de méchantes fèves sèches, dont on ne s’est pas mis en peine d’ôter la terre, ou d’autres choses qui ne valent pas mieux. Pour comble de misère, lorsque je me suis repu d’un mets si peu appétissant, je suis obligé de passer la nuit couché dans mon ordure. Tu vois donc que j’ai raison d’envier ton sort. »

» L’âne n’interrompit pas le bœuf ; il lui laissa dire tout ce qu’il voulut ; mais quand il eut achevé de parler : « Vous ne démentez pas, lui dit-il, le nom d’idiot qu’on vous a donné ; vous êtes trop simple, vous vous laissez mener comme l’on veut, et vous ne pouvez prendre une bonne résolution. Cependant quel avantage vous revient-il de toutes les indignités que vous souffrez ? Vous vous tuez vous-même pour le repos, le plaisir et le profit de ceux qui ne vous en savent point de gré. On ne vous traiteroit pas de la sorte, si vous aviez autant de courage que de force. Lorsqu’on vient vous attacher à l’auge, que ne faites-vous résistance ? Que ne donnez-vous de bons coups de cornes ? Que ne marquez-vous votre colère en frappant du pied contre terre ? Pourquoi enfin n’inspirez-vous pas la terreur par des beuglemens effroyables ? La nature vous a donné les moyens de vous faire respecter, et vous ne vous en servez pas. On vous apporte de mauvaises fèves et de mauvaise paille, n’en mangez point ; flairez-les seulement et les laissez. Si vous suivez les conseils que je vous donne, vous verrez bientôt un changement dont vous me remercierez. »

» Le bœuf prit en fort bonne part les avis de l’âne, il lui témoigna combien il lui étoit obligé. « Cher l’Éveillé, ajouta-t-il, je ne manquerai pas de faire tout ce que tu m’as dit, et tu verras de quelle manière je m’en acquitterai. » Ils se turent après cet entretien, dont le marchand ne perdit pas une parole.

» Le lendemain de bon matin, le laboureur vint prendre le bœuf ; il l’attacha à la charrue, et le mena au travail ordinaire. Le bœuf, qui n’avoit pas oublié le conseil de l’âne, fit fort le méchant ce jour-là ; et le soir, lorsque le laboureur l’ayant ramené à l’auge, voulut l’attacher comme de coutume, le malicieux animal, au lieu de présenter ses cornes de lui-même, se mit à faire le rétif, et à reculer en beuglant ; il baissa même ses cornes, comme pour en frapper le laboureur. Il fit enfin tout le manége que l’âne lui avoit enseigné. Le jour suivant, le laboureur vint le reprendre pour le remener au labourage ; mais trouvant l’auge encore remplie des fèves et de la paille qu’il y avoit mises le soir, et le bœuf couché par terre, les pieds étendus, et haletant d’une étrange façon, il le crut malade ; il en eut pitié, et jugeant qu’il seroit inutile de le mener au travail, il alla aussitôt en avertir le marchand.

» Le marchand vit bien que les mauvais conseils de l’Eveillé avoient été suivis ; et pour le punir comme il le méritoit : « Va, dit-il au laboureur, prends l’âne à la place du bœuf, et ne manque pas de lui donner bien de l’exercice. » Le laboureur obéit. L’âne fut obligé de tirer la charrue tout ce jour-là ; ce qui le fatigua d’autant plus, qu’il étoit moins accoutumé à ce travail. Outre cela, il reçut tant de coups de bâton, qu’il ne pouvoit se soutenir quand il fut de retour.

» Cependant le bœuf étoit très-content : il avoit mangé tout ce qu’il y avoit dans son auge, et s’étoit reposé toute la journée ; il se réjouissoit en lui-même d’avoir suivi les conseils de l’Eveillé ; il lui donnoit mille bénédictions pour le bien qu’il lui avoit procuré, et il ne manqua pas de lui en faire un nouveau compliment lorsqu’il le vit arriver. L’âne ne répondit rien au bœuf, tant il avoit de dépit d’avoir été si maltraité. « C’est par mon imprudence, se disoit-il à lui-même, que je me suis attiré ce malheur ; je vivois heureux ; tout me rioit ; j’avois tout ce que je pouvois souhaiter ; c’est ma faute, si je suis dans ce déplorable état ; et si je ne trouve quelque ruse en mon esprit pour m’en tirer, ma perte est certaine. » En disant cela, ses forces se trouvèrent tellement épuisées, qu’il se laissa tomber à demi mort au pied de son auge. »

En cet endroit le grand-visir s’adressant à Scheherazade, lui dit : « Ma fille, vous faites comme cet âne, vous vous exposez à vous perdre par votre fausse prudence. Croyez-moi, demeurez en repos, et ne cherchez point à prévenir votre mort. » « Mon père, répondit Scheherazade, l’exemple que vous venez de rapporter, n’est pas capable de me faire changer de résolution, et je ne cesserai point de vous importuner, que je n’aye obtenu de vous que vous me présenterez au sultan pour être son épouse. » Le visir, voyant qu’elle persistoit toujours dans sa demande, lui répliqua : « Hé bien, puisque vous ne voulez pas quitter votre obstination, je serai obligé de vous traiter de la même manière que le marchand dont je viens de parler, traita sa femme peu de temps après ; et voici comment :

» Ce marchand ayant appris que l’âne étoit dans un état pitoyable, fut curieux de savoir ce qui se passeroit entre lui et le bœuf. C’est pourquoi, après le souper, il sortit au clair de la lune, et alla s’asseoir auprès d’eux, accompagné de sa femme. En arrivant, il entendit l’âne qui disoit au bœuf : « Compère, dites-moi, je vous prie, ce que vous prétendez faire quand le laboureur vous apportera demain à manger ? » « Ce que je ferai, répondit le bœuf, je continuerai de faire ce que tu m’as enseigné. Je m’éloignerai d’abord ; je présenterai mes cornes comme hier ; je ferai le malade, et feindrai d’être aux abois. » « Gardez-vous-en bien, interrompit l’âne, ce seroit le moyen de vous perdre ; car en arrivant ce soir, j’ai ouï dire au marchand notre maître une chose qui m’a fait trembler pour vous. » « Hé ! qu’avez-vous entendu, dit le bœuf ? ne me cachez rien, de grâce, mon cher l’Éveillé. » « Notre maître, reprit l’âne, a dit au laboureur ces tristes paroles : « Puisque le bœuf ne mange pas, et qu’il ne peut se soutenir, je veux qu’il soit tué dès demain. Nous ferons, pour l’amour de Dieu, une aumône de sa chair aux pauvres ; et quant à sa peau qui pourra nous être utile, tu la donneras au corroyeur ; ne manque donc pas de faire venir le boucher. » « Voilà ce que j’avois à vous apprendre, ajouta l’âne ; l’intérêt que je prends à votre conservation, et l’amitié que j’ai pour vous, m’obligent à vous en avertir et à vous donner un nouveau conseil. D’abord qu’on vous apportera vos fèves et votre paille, levez-vous, et vous jetez dessus avec avidité ; le maître jugera par-là que vous êtes guéri, et révoquera, sans doute, l’arrêt de mort : au lieu que si vous en usez autrement, c’est fait de vous. »

» Ce discours produisit l’effet qu’en avoit attendu l’âne. Le bœuf en fut étrangement troublé et en beugla d’effroi. Le marchand, qui les avoit écoutés tous deux avec beaucoup d’attention, fit alors un si grand éclat de rire, que sa femme en fut très-surprise. « Apprenez-moi, lui dit-elle, pourquoi vous riez si fort, afin que j’en rie avec vous. » « Ma femme, lui répondit le marchand, contentez-vous de m’entendre rire. » « Non, reprit-elle, j’en veux savoir le sujet. » « Je ne puis vous donner cette satisfaction, repartit le mari ; sachez seulement que je ris de ce que notre âne vient de dire à notre bœuf ; le reste est un secret qu’il ne m’est pas permis de vous révéler. » « Et qui vous empêche de me découvrir ce secret, répliqua-t-elle ? » « Si je vous le disois, répondit-il, apprenez qu’il m’en coûteroit la vie. » « Vous vous moquez de moi, s’écria la femme ; ce que vous me dites, ne peut pas être vrai. Si vous ne m’avouez tout-à-l’heure pourquoi vous avez ri, si vous refusez de m’instruire de ce que l’âne et le bœuf ont dit, je jure par le grand Dieu qui est au ciel, que nous ne vivrons pas davantage ensemble. »

» En achevant ces mots, elle rentra dans la maison, et se mit dans un coin où elle passa la nuit à pleurer de toute sa force. Le mari coucha seul ; et le lendemain, voyant qu’elle ne discontinuoit pas de lamenter : « Vous n’êtes pas sage, lui dit-il, de vous affliger de la sorte ; la chose n’en vaut pas la peine ; et il vous est aussi peu important de la savoir, qu’il m’importe beaucoup, à moi, de la tenir secrète. N’y pensez donc plus, je vous en conjure. » « J’y pense si bien encore, répondit la femme, que je ne cesserai pas de pleurer, que vous n’ayez satisfait ma curiosité. » « Mais je vous dis fort sérieusement, répliqua-t-il, qu’il m’en coûtera la vie, si je cède à vos indiscrètes instances. » « Qu’il en arrive tout ce qu’il plaira à Dieu, repartit-elle, je n’en démordrai pas. » « Je vois bien, reprit le marchand, qu’il n’y a pas moyen de vous faire entendre raison ; et comme je prévois que vous vous ferez mourir vous-même par votre opiniâtreté, je vais appeler vos enfans, afin qu’ils aient la consolation de vous voir avant que vous mouriez. » Il fit venir ses enfans, et envoya chercher aussi le père, la mère et les parens de la femme. Lorsqu’ils furent assemblés, et qu’il leur eut expliqué de quoi il étoit question, ils employèrent leur éloquence à faire comprendre à la femme qu’elle avoit tort de ne vouloir pas revenir de son entêtement ; mais elle les rebuta tous, et dit qu’elle mourroit plutôt que de céder en cela à son mari. Le père et la mère eurent beau lui parler en particulier, et lui représenter que la chose qu’elle souhaitoit d’apprendre, ne lui étoit d’aucune importance, ils ne gagnèrent rien sur son esprit, ni par leur autorité, ni par leurs discours. Quand ses enfans virent qu’elle s’obstinoit à rejeter toujours les bonnes raisons dont on combattoit son opiniâtreté, ils se mirent à pleurer amèrement. Le marchand lui-même ne savoit plus où il en étoit. Assis seul auprès de la porte de sa maison, il délibéroit déjà s’il sacrifieroit sa vie pour sauver celle de sa femme qu’il aimoit beaucoup.

» Or, ma fille, continua le visir en parlant toujours à Scheherazade, ce marchand avoit cinquante poules et un coq avec un chien qui faisoit bonne garde. Pendant qu’il étoit assis, comme je l’ai dit, et qu’il rêvoit profondément au parti qu’il devoit prendre, il vit le chien courir vers le coq qui s’étoit jeté sur une poule, et il entendit qu’il lui parla dans ces termes : « Ô coq ! Dieu ne permettra pas que tu vives encore long-temps ! N’as-tu pas honte de faire aujourd’hui ce que tu fais ? » Le coq monta sur ses ergots, et se tournant du côté du chien : « Pourquoi, répondit-il fièrement, cela me seroit-il défendu aujourd’hui plutôt que les autres jours ? » « Puisque tu l’ignores, répliqua le chien, apprends que notre maître est aujourd’hui dans un grand deuil. Sa femme veut qu’il lui révèle un secret qui est de telle nature, qu’il perdra la vie s’il le lui découvre. Les choses sont en cet état ; et il est à craindre qu’il n’ait pas assez de fermeté pour résister à l’obstination de sa femme ; car il l’aime, et il est touché des larmes qu’elle répand sans cesse. Il va peut-être périr ; nous en sommes tous alarmés dans ce logis. Toi seul, insultant à notre tristesse, tu as l’imprudence de te divertir avec tes poules. »

» Le coq repartit de cette sorte à la réprimande du chien : « Que notre maître est insensé ! il n’a qu’une femme, et il n’en peut venir à bout, pendant que j’en ai cinquante qui ne font que ce que je veux. Qu’il rappelle sa raison, il trouvera bientôt moyen de sortir de l’embarras où il est. » « Hé que veux-tu qu’il fasse, dit le chien ? » « Qu’il entre dans la chambre où est sa femme, répondit le coq ; et qu’après s’être enfermé avec elle, il prenne un bon bâton, et lui en donne mille coups ; je mets en fait qu’elle sera sage après cela, et qu’elle ne le pressera plus de lui dire ce qu’il ne doit pas lui révéler. » Le marchand n’eut pas sitôt entendu ce que le coq venoit de dire, qu’il se leva de sa place, prit un gros bâton, alla trouver sa femme qui pleuroit encore, s’enferma avec elle, et la battit si bien, qu’elle ne put s’empêcher de crier : « C’est assez, mon mari, c’est assez, laissez-moi ; je ne vous demanderai plus rien. » A ces paroles, et voyant qu’elle se repentoit d’avoir été curieuse si mal-à-propos, il cessa de la maltraiter ; il ouvrit la porte, toute la parenté entra, se réjouit de trouver la femme revenue de son entêtement, et fit compliment au mari sur l’heureux expédient dont il s’étoit servi pour la mettre à la raison. « Ma fille, ajouta le grand visir, vous mériteriez d’être traitée de la même manière que la femme de ce marchand. »

« Mon père, dit alors Scheherazade, de grâce, ne trouvez point mauvais que je persiste dans mes sentimens. L’histoire de cette femme ne sauroit m’ébranler. Je pourrois vous en raconter beaucoup d’autres qui vous persuaderoient que vous ne devez pas vous opposer à mon dessein. D’ailleurs, pardonnez-moi si j’ose vous le déclarer, vous vous y opposeriez vainement : quand la tendresse paternelle refuseroit de souscrire à la prière que je vous fais, j’irois me présenter moi-même au sultan. »

Enfin, le père, poussé à bout par la fermeté de sa fille, se rendit à ses importunités ; et quoique fort affligé de n’avoir pu la détourner d’une si funeste résolution, il alla dès ce moment trouver Schahriar, pour lui annoncer que la nuit prochaine il lui mèneroit Scheherazade.

Le sultan fut fort étonné du sacrifice que son grand-visir lui faisoit. « Comment avez-vous pu, lui dit-il, vous résoudre à me livrer votre propre fille ? » « Sire, lui répondit le visir, elle s’est offerte d’elle-même. La triste destinée qui l’attend, n’a pu l’épouvanter, et elle préfère à sa vie l’honneur d’être une seule nuit l’épouse de votre majesté. » « Mais ne vous trompez pas, visir, reprit le sultan : demain, en vous remettant Scheherazade entre vos mains, je prétends que vous lui ôtiez la vie. Si vous y manquez, je vous jure que je vous ferai mourir vous-même. » « Sire, repartit le visir, mon cœur gémira, sans doute, en vous obéissant ; mais la nature aura beau murmurer : quoique père, je vous réponds d’un bras fidèle. » Schahriar accepta l’offre de son ministre, et lui dit qu’il n’avoit qu’à lui amener sa fille quand il lui plairoit.

Le grand-visir alla porter cette nouvelle à Scheherazade, qui la reçut avec autant de joie que si elle eût été la plus agréable du monde. Elle remercia son père de l’avoir si sensiblement obligée ; et voyant qu’il étoit accablé de douleur, elle lui dit, pour le consoler, qu’elle espéroit qu’il ne se repentiroit pas de l’avoir mariée avec le sultan, et qu’au contraire il auroit sujet de s’en réjouir le reste de sa vie.

Elle ne songea plus qu’à se mettre en état de paroître devant le sultan ; mais avant que de partir, elle prit sa sœur Dinarzade en particulier, et lui dit : « Ma chère sœur, j’ai besoin de votre secours dans une affaire très-importante, je vous prie de ne me le pas refuser. Mon père va me conduire chez le sultan pour être son épouse. Que cette nouvelle ne vous épouvante pas ; écoutez-moi seulement avec patience. Dès que je serai devant le sultan, je le supplierai de permettre que vous couchiez dans la chambre nuptiale, afin que je jouisse cette nuit encore de votre compagnie. Si j’obtiens cette grâce, comme je l’espère, souvenez-vous de m’éveiller demain matin une heure avant le jour et de m’adresser ces paroles : « Ma sœur, si vous ne dormez pas, je vous supplie, en attendant le jour qui paroîtra bientôt, de me raconter un de ces beaux contes que vous savez. » Aussitôt je vous en conterai un, et je me flatte de délivrer par ce moyen tout le peuple de la consternation où il est. Dinarzade répondit à sa sœur qu’elle feroit avec plaisir ce qu’elle exigeoit d’elle.

L’heure de se coucher étant enfin venue, le grand-visir conduisit Scheherazade au palais, et se retira après l’avoir introduite dans l’appartement du sultan. Ce prince ne se vit pas plutôt avec elle, qu’il lui ordonna de se découvrir le visage. Il la trouva si belle, qu’il en fut charmé ; mais s’apercevant qu’elle étoit en pleurs, il lui en demanda le sujet. « Sire, répondit Scheherazade, j’ai une sœur que j’aime aussi tendrement que j’en suis aimée. Je souhaiterois qu’elle passât la nuit dans cette chambre, pour la voir et lui dire adieu encore une fois. Voulez-vous bien que j’aie la consolation de lui donner ce dernier témoignage de mon amitié ? » Schahriar y ayant consenti, on alla chercher Dinarzade, qui vint en diligence. Le sultan se coucha avec Scheherazade sur une estrade fort élevée à la manière des monarques de l’Orient, et Dinarzade dans un lit qu’on lui avoit préparé au bas de l’estrade.

Une heure avant le jour, Dinarzade s’étant réveillée, ne manqua pas de faire ce que sa sœur lui avoit recommandé. « Ma chère sœur, s’écria-t-elle, si vous ne dormez pas, je vous supplie, en attendant le jour qui paroîtra bientôt, de me raconter un de ces contes agréables que vous savez. Hélas ! ce sera peut-être la dernière fois que j’aurai ce plaisir. »

Scheherazade, au lieu de répondre à sa sœur, s’adressa au sultan : « Sire, dit-elle, votre majesté veut-elle bien me permettre de donner cette satisfaction à ma sœur ? » « Très-volontiers, répondit le sultan. » Alors Scheherazade dit à sa sœur d’écouter ; et puis adressant la parole à Schahriar, elle commença de la sorte :


PREMIÈRE NUIT.
LE MARCHAND ET LE GÉNIE.


Sire, il y avoit autrefois un marchand qui possédoit de grands biens, tant en fonds de terre, qu’en marchandises et en argent comptant. Il avoit beaucoup de commis, de facteurs et d’esclaves. Comme il étoit obligé de temps en temps de faire des voyages pour s’aboucher avec ses correspondans, un jour qu’une affaire d’importance l’appeloit assez loin du lieu qu’il habitoit, il monta à cheval et partit avec une valise derrière lui, dans laquelle il avoit mis une petite provision de biscuits et de dattes, parce qu’il avoit un pays désert à passer, où il n’auroit pas trouvé de quoi vivre. Il arriva sans accident à l’endroit où il avoit affaire ; et quand il eut terminé la chose qui l’y avoit appelé, il remonta à cheval pour s’en retourner chez lui.

Le quatrième jour de sa marche, il se sentit tellement incommodé de l’ardeur du soleil et de la terre échauffée par ses rayons, qu’il se détourna de son chemin pour aller se rafraîchir sous des arbres qu’il aperçut dans la campagne. Il y trouva, au pied d’un grand noyer, une fontaine d’une eau très-claire et coulante. Il mit pied à terre, attacha son cheval à une branche d’arbre, et s’assit près de la fontaine, après avoir tiré de sa valise quelques dattes et du biscuit. En mangeant les dattes, il en jetoit les noyaux à droite et à gauche. Lorsqu’il eut achevé ce repas frugal, comme il étoit bon musulman, il se lava les mains, le visage et les pieds[1], et fit sa prière.

Il ne l’avoit pas finie, et il étoit encore à genoux ; quand il vit paroître un génie tout blanc de vieillesse, et d’une grandeur énorme, qui, s’avançant jusqu’à lui le sabre à la main, lui dit d’un ton de voix terrible : « Lève-toi, que je te tue avec ce sabre, comme tu as tué mon fils. » Il accompagna ces mots d’un cri effroyable. Le marchand, autant effrayé de la hideuse figure du monstre, que des paroles qu’il lui avoit adressées, lui répondit en tremblant : « Hélas ! mon bon seigneur, de quel crime puis-je être coupable envers vous, pour mériter que vous m’ôtiez la vie ? » « Je veux, reprit le génie, te tuer de même que tu as tué mon fils. » « Hé ! bon Dieu, repartit le marchand, comment pourrois-je avoir tué votre fils ? Je ne le connois point, et je ne l’ai jamais vu. » « Ne t’es-tu pas assis en arrivant ici, répliqua le génie ? n’as-tu pas tiré des dattes de ta valise, et, en les mangeant, n’en as-tu pas jeté les noyaux à droite et à gauche ? » « J’ai fait ce que vous dites, répondit le marchand, je ne puis le nier. » « Cela étant, reprit le génie, je te dis que tu as tué mon fils, et voici comment : dans le temps que tu jetois tes noyaux, mon fils passoit ; il en a reçu un dans l’œil, et il en est mort ; c’est pourquoi il faut que je te tue. » « Ah ! monseigneur, pardon, s’écria le marchand. » « Point de pardon, répondit le génie, point de miséricorde. N’est-il pas juste de tuer celui qui a tué ? » « J’en demeure d’accord, dit le marchand ; mais je n’ai assurément pas tué votre fils ; et quand cela seroit, je ne l’aurois fait que fort innocemment ; par conséquent je vous supplie de me pardonner, et de me laisser la vie. » « Non, non, dit le génie en persistant dans sa résolution, il faut que je te tue de même que tu as tué mon fils. « À ces mots, il prit le marchand par le bras, le jeta la face contre terre, et leva le sabre pour lui couper la tête.

Cependant le marchand tout en pleurs, et protestant de son innocence, regrettoit sa femme et ses enfans, et disoit les choses du monde les plus touchantes. Le génie, toujours le sabre haut, eut la patience d’attendre que le malheureux eût achevé ses lamentations ; mais il n’en fut nullement attendri. « Tous ces regrets sont superflus, s’écria-t-il ; quand tes larmes seroient de sang, cela ne m’empêcheroit pas de te tuer, comme tu as tué mon fils. » « Quoi ! répliqua le marchand, rien ne peut vous toucher ? Vous voulez absolument ôter la vie à un pauvre innocent ? » « Oui, repartit le génie, j’y suis résolu. » En achevant ces paroles…

Scheherazade, en cet endroit, s’apercevant qu’il étoit jour, et sachant que le sultan se levoit de grand matin pour faire sa prière et tenir son conseil, cessa de parler. « Bon Dieu ! ma sœur, dit alors Dinarzade, que votre conte est merveilleux ! » « La suite en est encore plus surprenante, répondit Scheherazade, et vous en tomberiez d’accord, si le sultan vouloit me laisser vivre encore aujourd’hui et me donner la permission de vous la raconter la nuit prochaine. » Schahriar, qui avoit écouté Scheherazade avec plaisir, dit en lui-même : « J’attendrai jusqu’à demain ; je la ferai toujours bien mourir quand j’aurai entendu la fin de son conte. » Ayant donc pris la résolution de ne pas faire ôter la vie à Scheherazade ce jour-là, il se leva pour faire sa prière et aller au conseil.

Pendant ce temps-là le grand-visir étoit dans une inquiétude cruelle. Au lieu de goûter la douceur du sommeil, il avoit passé la nuit à soupirer et à plaindre le sort de sa fille, dont il devoit être le bourreau. Mais si dans cette triste attente il craignoit la vue du sultan, il fut agréablement surpris, lorsqu’il vit que ce prince entroit au conseil, sans lui donner l’ordre funeste qu’il en attendoit.

Le sultan, selon sa coutume, passa la journée à régler les affaires de son empire ; et quand la nuit fut venue, il coucha encore avec Scheherazade. Le lendemain avant que le jour parût, Dinarzade ne manqua pas de s’adresser à sa sœur, et de lui dire : « Ma chère sœur, si vous ne dormez pas, je vous supplie, en attendant le jour qui paroîtra bientôt, de continuer le conte d’hier. » Le sultan n’attendit pas que Scheherazade lui en demandât la permission. « Achevez, lui dit-il, le conte du génie et du marchand, je suis curieux d’en entendre la fin. » Scheherazade prit alors la parole, et continua son conte dans ces termes :

IIe NUIT.

Sire, quand le marchand vit que le génie lui alloit trancher la tête, il fit un grand cri, et lui dit : « Arrêtez ; encore un mot, de grâce ; ayez la bonté de m’accorder un délai : donnez-moi le temps d’aller dire adieu à ma femme et à mes enfans, et de leur partager mes biens par un testament que je n’ai pas encore fait, afin qu’ils n’aient point de procès après ma mort ; cela étant fini, je reviendrai aussitôt dans ce même lieu me soumettre à tout ce qu’il vous plaira d’ordonner de moi. » « Mais, dit le génie, si je t’accorde le délai que tu demandes, j’ai peur que tu ne reviennes pas. » « Si vous voulez croire à mon serment, répondit le marchand, je jure par le Dieu du ciel et de la terre, que je viendrai vous retrouver ici sans y manquer. » « De combien de temps souhaites-tu que soit ce délai, répliqua le génie ? » « Je vous demande une année, repartit le marchand ; il ne me faut pas moins de temps pour donner ordre à mes affaires, et pour me disposer à renoncer sans regret au plaisir qu’il y a de vivre. Ainsi je vous promets que de demain en un an, sans faute, je me rendrai sous ces arbres, pour me remettre entre vos mains. » « Prends-tu Dieu à témoin de la promesse que tu me fais, reprit le génie ? » « Oui, répondit le marchand, je le prends encore une fois à témoin, et vous pouvez vous reposer sur mon serment. » À ces paroles, le génie le laissa près de la fontaine et disparut.

Le marchand s’étant remis de sa frayeur, remonta à cheval et reprit son chemin. Mais si d’un côté il avoit de la joie de s’être tiré d’un si grand péril, de l’autre il étoit dans une tristesse mortelle, lorsqu’il songeoit au serment fatal qu’il avoit fait. Quand il arriva chez lui, sa femme et ses enfans le reçurent avec toutes les démonstrations d’une joie parfaite ; mais au lieu de les embrasser de la même manière, il se mit à pleurer si amèrement, qu’ils jugèrent bien qu’il lui étoit arrivé quelque chose d’extraordinaire. Sa femme lui demanda la cause de ses larmes et de la vive douleur qu’il faisoit éclater. « Nous nous réjouissions, disoit-elle, de votre retour, et cependant vous nous alarmez tous par l’état où nous vous voyons. Expliquez-nous, je vous prie, le sujet de votre tristesse. » « Hélas ! répondit le mari, le moyen que je sois dans une autre situation ? je n’ai plus qu’un an à vivre. » Alors il leur raconta ce qui s’étoit passé entre lui et le génie, et leur apprit qu’il lui avoit donné parole de retourner au bout de l’année recevoir la mort de sa main.

Lorsqu’ils entendirent cette triste nouvelle, ils commencèrent tous à se désoler. La femme poussoit des cris pitoyables en se frappant le visage et en s’arrachant les cheveux ; les enfans, fondant en pleurs, faisoient retentir la maison de leurs gémissemens ; et le père, cédant à la force du sang, mêloit ses larmes à leurs plaintes. En un mot, c’étoit le spectacle du monde le plus touchant.

Dès le lendemain, le marchand songea à mettre ordre à ses affaires et s’appliqua sur toutes choses à payer ses dettes. Il fit des présens à ses amis et de grandes aumônes aux pauvres, donna la liberté à ses esclaves de l’un et l’autre sexe, partagea ses biens entre ses enfans, nomma des tuteurs pour ceux qui n’étoient pas encore en âge ; et en rendant à sa femme tout ce qui lui appartenoit, selon son contrat de mariage, il l’avantagea de tout ce qu’il put lui donner suivant les lois.

Enfin l’année s’écoula, et il fallut partir. Il fit sa valise, où il mit le drap dans lequel il devoit être enseveli ; mais lorsqu’il voulut dire adieu à sa femme et à ses enfans, on n’a jamais vu une douleur plus vive. Ils ne pouvoient se résoudre à le perdre ; ils vouloient tous l’accompagner et aller mourir avec lui. Néanmoins comme il falloit se faire violence, et quitter des objets si chers : « Mes enfans, leur dit-il, j’obéis à l’ordre de Dieu en me séparant de vous. Imitez-moi : soumettez-vous courageusement à cette nécessité, et songez que la destinée de l’homme est de mourir. » Après avoir dit ces paroles, il s’arracha aux cris et aux regrets de sa famille, il partit et arriva au même endroit où il avoit vu le génie, le propre jour qu’il avoit promis de s’y rendre. Il mit aussitôt pied à terre, et s’assit au bord de la fontaine, où il attendit le génie avec toute la tristesse qu’on peut s’imaginer.

Pendant qu’il languissoit dans une si cruelle attente, un bon vieillard qui menoit une biche à l’attache, parut et s’approcha de lui. Ils se saluèrent l’un l’autre ; après quoi le vieillard lui dit : « Mon frère, peut-on savoir de vous pourquoi vous êtes venu dans ce lieu désert, où il n’y a que des esprits malins, et où l’on n’est pas en sûreté ? À voir ces beaux arbres, on le croiroit habité ; mais c’est une véritable solitude, où il est dangereux de s’arrêter trop long-temps. »

Le marchand satisfit la curiosité du vieillard, et lui conta l’aventure qui l’obligeoit à se trouver là. Le vieillard l’écouta avec étonnement ; et prenant la parole : « Voilà, s’écria-t-il, la chose du monde la plus surprenante ; et vous vous êtes lié par le serment le plus inviolable. Je veux, ajouta-t-il, être témoin de votre entrevue avec le génie. » En disant cela, il s’assit près du marchand, et tandis qu’ils s’entretenoient tous deux…

« Mais je vois le jour, dit Scheherazade en se reprenant ; ce qui reste, est le plus beau du conte. » Le sultan, résolu d’en entendre la fin, laissa vivre encore ce jour-là Scheherazade.

IIIe NUIT.

La nuit suivante, Dinarzade fit à sa sœur la même prière que les deux précédentes. « Ma chère sœur, lui dit-elle, si vous ne dormez pas, je vous supplie de me raconter un de ces contes agréables que vous savez. » Mais le sultan dit qu’il vouloit entendre la suite de celui du marchand et du génie ; c’est pourquoi Scheherazade le reprit ainsi :

Sire, dans le temps que le marchand et le vieillard qui conduisoit la biche, s’entretenoient, il arriva un autre vieillard, suivi de deux chiens noirs. Il s’avança jusqu’à eux, et les salua, en leur demandant ce qu’ils faisoient en cet endroit. Le vieillard qui conduisoit la biche, lui apprit l’aventure du marchand et du génie, ce qui s’étoit passé entr’eux, et le serment du marchand. Il ajouta, que ce jour étoit celui de la parole donnée, et qu’il étoit résolu de demeurer là, pour voir ce qui en arriveroit.

Le second vieillard trouvant aussi la chose digne de sa curiosité, prit la même résolution. Il s’assit auprès des autres ; et à peine se fut-il mêlé à leur conversation, qu’il survint un troisième vieillard, qui, s’adressant aux deux premiers, leur demanda pourquoi le marchand qui étoit avec eux, paroissoit si triste. On lui en dit le sujet, qui lui parut si extraordinaire, qu’il souhaita aussi d’être témoin de ce qui se passeroit entre le génie et le marchand. Pour cet effet, il se plaça parmi les autres.

Ils aperçurent bientôt dans la campagne une vapeur épaisse, comme un tourbillon de poussière élevé par le vent. Cette vapeur s’avança jusqu’à eux, et se dissipant tout-à-coup, leur laissa voir le génie, qui, sans les saluer, s’approcha du marchand le sabre à la main, et le prenant par le bras : « Leve-toi, lui dit-il, que je te tue comme tu as tué mon fils. » Le marchand et les trois vieillards effrayés, se mirent à pleurer et à remplir l’air de cris…

Scheherazade, en cet endroit apercevant le jour, cessa de poursuivre son conte, qui avoit si bien piqué la curiosité du sultan, que ce prince voulant absolument en savoir la fin, remit encore au lendemain la mort de la sultane.

On ne peut exprimer quelle fut la joie du grand visir, lorsqu’il vit que le sultan ne lui ordonnoit pas de faire mourir Scheherazade. Sa famille, la cour, tout le monde en fut généralement étonné.

IVe NUIT.

Vers la fin de la nuit suivante, Scheherazade, avec la permission du sultan, parla dans ces termes :

Sire, quand le vieillard qui conduisoit la biche, vit que le génie s’étoit saisi du marchand, et l’alloit tuer impitoyablement, il se jeta aux pieds de ce monstre, et les lui baisant : « Prince des génies, lui dit-il, je vous supplie très-humblement de suspendre votre colère, et de me faire la grâce de m’écouter. Je vais vous raconter mon histoire et celle de cette biche que vous voyez ; mais si vous la trouvez plus merveilleuse et plus surprenante que l’aventure de ce marchand à qui vous voulez ôter la vie, puis-je espérer que vous voudrez bien remettre à ce pauvre malheureux le tiers de son crime ? » Le génie fut quelque temps à se consulter là-dessus ; mais enfin il répondit : « Hé bien, voyons, j’y consens. »


Notes
  1. L’ablution avant la prière est de précepte divin, dans la religion musulmane : « Ô vous croyans ! lorsque vous vous disposez à la prière, lavez-vous le visage et les mains jusqu’aux coudes ; baignez-vous la tête et les pieds jusqu’à la cheville. »

HISTOIRE
DU
PREMIER VIEILLARD ET DE LA BICHE.


« Je vais donc, reprit le vieillard, commencer le récit ; écoutez-moi, je vous prie, avec attention. Cette biche que vous voyez, est ma cousine et de plus ma femme. Elle n’avoit que douze ans quand je l’épousai ; ainsi je puis dire qu’elle ne devoit pas moins me regarder comme son père, que comme son parent et son mari.

» Nous avons vécu ensemble trente années sans avoir eu d’enfans ; mais sa stérilité ne m’a point empêché d’avoir pour elle beaucoup de complaisance et d’amitié. Le seul desir d’avoir des enfans me fit acheter une esclave, dont j’eus un fils[1] qui promettoit infiniment. Ma femme en conçut de la jalousie, prit en aversion la mère et l’enfant, et cacha si bien ses sentimens, que je ne les connus que trop tard.

» Cependant mon fils croissoit, et il avoit déjà dix ans, lorsque je fus obligé de faire un voyage. Avant mon départ, je recommandai à ma femme, dont je ne me défiois point, l’esclave et son fils, et je la priai d’en avoir soin pendant mon absence, qui dura une année entière. Elle profita de ce temps-là pour contenter sa haine. Elle s’attacha à la magie ; et quand elle sut assez de cet art diabolique pour exécuter l’horrible dessein qu’elle méditoit, la scélérate mena mon fils dans un lieu écarté, Là, par ses enchantemens, elle le changea en veau, et le donna à mon fermier, avec ordre de le nourrir comme un veau, disoit-elle, qu’elle avoit acheté. Elle ne borna point sa fureur à cette action abominable ; elle changea l’esclave en vache, et la donna aussi à mon fermier.

» À mon retour, je lui demandai des nouvelles de la mère et de l’enfant. « Votre esclave est morte, me dit-elle ; et pour votre fils, il y a deux mois que je ne l’ai vu, et que je ne sais ce qu’il est devenu. » Je fus touché de la mort de l’esclave ; mais comme mon fils n’avoit fait que disparoître, je me flattai que je pourrois le revoir bientôt. Néanmoins huit mois se passèrent sans qu’il revînt, et je n’en avois aucune nouvelle, lorsque la fête du grand Baïram[2] arriva. Pour la célébrer, je mandai à mon fermier de m’amener une vache des plus grasses pour en faire un sacrifice. Il n’y manqua pas. La vache qu’il m’amena, étoit l’esclave elle-même, la malheureuse mère de mon fils. Je la liai ; mais dans le moment que je me préparois à la sacrifier, elle se mit à faire des beuglemens pitoyables, et je m’aperçus qu’il couloit de ses yeux des ruisseaux de larmes. Cela me parut assez extraordinaire ; et me sentant, malgré moi, saisi d’un mouvement de pitié, je ne pus me résoudre à la frapper. J’ordonnai à mon fermier de m’en aller prendre une autre.

» Ma femme, qui étoit présente, frémit de ma compassion ; et s’opposant à un ordre qui rendoit sa malice inutile : « Que faites-vous, mon ami, s’écria-t-elle ? Immolez cette vache. Votre fermier n’en a pas de plus belle, ni qui soit plus propre à l’usage que nous en voulons faire. » Par complaisance pour ma femme, je m’approchai de la vache ; et combattant la pitié qui en suspendoit le sacrifice, j’allois porter le coup mortel, quand la victime, redoublant ses pleurs et ses beuglemens, me désarma une seconde fois. Alors je mis le maillet entre les mains du fermier, en lui disant : « Prenez, et sacrifiez-la vous-même ; ses beuglemens et ses larmes me fendent le cœur. »

» Le fermier moins pitoyable que moi, la sacrifia. Mais en l’écorchant, il se trouva qu’elle n’avoit que les os, quoiqu’elle nous eût paru très-grasse. J’en eus un véritable chagrin. « Prenez-la pour vous, dis-je au fermier, je vous l’abandonne ; faites-en des régals et des aumônes à qui vous voudrez ; et si vous avez un veau bien gras, amenez-le moi à sa place. » Je ne m’informai pas de ce qu’il fit de la vache ; mais peu de temps après qu’il l’eut fait enlever de devant mes yeux, je le vis arriver avec un veau fort gras. Quoique j’ignorasse que ce veau fût mon fils, je ne laissai pas de sentir émouvoir mes entrailles à sa vue. De son côté, dès qu’il m’aperçut, il fit un si grand effort pour venir à moi, qu’il en rompit sa corde. Il se jeta à mes pieds, la tête contre terre, comme s’il eût voulu exciter ma compassion, et me conjurer de n’avoir pas la cruauté de lui ôter la vie, en m’avertissant, autant qu’il lui étoit possible, qu’il étoit mon fils.

» Je fus encore plus surpris et plus touché de cette action, que je ne l’avois été des pleurs de la vache. Je sentis une tendre pitié qui m’intéressa pour lui ; ou, pour mieux dire, le sang fit en moi son devoir. « Allez, dis-je au fermier, remenez ce veau chez vous ; ayez-en un grand soin, et à sa place, amenez-en un autre incessamment. »

» Dès que ma femme m’entendit parler ainsi, elle ne manqua pas de s’écrier encore : « Que faites-vous, mon mari ? Croyez-moi, ne sacrifiez pas un autre veau que celui-là. » « Ma femme, lui répondis-je, je n’immolerai pas celui-ci. Je veux lui faire grâce, je vous prie de ne vous y point opposer. » Elle n’eut garde, la méchante femme, de se rendre à ma prière ; elle haïssoit trop mon fils, pour consentir que je le sauvasse. Elle m’en demanda le sacrifice avec tant d’opiniâtreté, que je fus obligé de le lui accorder. Je liai le veau, et prenant le couteau funeste…

Scheherazade s’arrêta en cet endroit, parce qu’elle aperçut le jour. « Ma sœur, dit alors Dinarzade, je suis enchantée de ce conte, qui soutient si agréablement mon attention. » « Si le sultan me laisse encore vivre aujourd’hui, repartit Scheherazade, vous verrez que ce que je vous raconterai demain, vous divertira beaucoup davantage. » Schahriar, curieux de savoir ce que deviendroit le fils du vieillard qui conduisoit la biche, dit à la sultane, qu’il seroit bien aise d’entendre, la nuit prochaine, la fin de ce conte.

Ve NUIT.

Sire, poursuivit Scheherazade, le premier vieillard qui conduisoit la biche continuant de raconter son histoire au génie, aux deux autres vieillards et au marchand : « Je pris donc, leur dit-il, le couteau, et j’allois l’enfoncer dans la gorge de mon fils, lorsque tournant vers moi languissamment ses yeux baignés de pleurs, il m’attendrit à un point, que je n’eus pas la force de l’immoler. Je laissai tomber le couteau, et je dis à ma femme que je voulois absolument tuer un autre veau que celui-là. Elle n’épargna rien pour me faire changer de résolution ; mais quoi qu’elle pût me représenter, je demeurai ferme, et lui promis, seulement pour l’apaiser, que je le sacrifierois au Baïram de l’année prochaine.

» Le lendemain matin, mon fermier demanda à me parler en particulier. « Je viens, me dit-il, vous apprendre une nouvelle, dont j’espère que vous me saurez bon gré. J’ai une fille qui a quelque connoissance de la magie. Hier, comme je remenois au logis le veau dont vous n’aviez pas voulu faire le sacrifice, je remarquai qu’elle rit en le voyant, et qu’un moment après elle se mit à pleurer. Je lui demandai pourquoi elle faisoit en même temps deux choses si contraires ? « Mon père, me répondit-elle, ce veau que vous ramenez, est le fils de notre maître. J’ai ri de joie de le voir encore vivant ; et j’ai pleuré en me souvenant du sacrifice qu’on fit hier de sa mère, qui étoit changée en vache. Ces deux métamorphoses ont été faites par les enchantemens de la femme de notre maître, laquelle haïssoit la mère et l’enfant. » « Voilà ce que m’a dit ma fille, poursuivit le fermier, et je viens vous apporter cette nouvelle. »

» À ces paroles, ô génie, continua le vieillard, je vous laisse à juger quelle fut ma surprise ! Je partis sur le champ avec mon fermier, pour parler moi-même à sa fille. En arrivant, j’allai d’abord à l’étable où étoit mon fils. Il ne put répondre à mes embrassemens ; mais il les reçut d’une manière qui acheva de me persuader qu’il étoit mon fils.

» La fille du fermier arriva. « Ma bonne fille, lui dis-je, pouvez-vous rendre à mon fils sa première forme ? » « Oui, je le puis, me répondit-elle. » « Ah ! si vous en venez à bout, repris-je, je vous fais maîtresse de tous mes biens. » Alors elle me repartit en souriant : « Vous êtes notre maître, et je sais trop bien ce que je vous dois ; mais je vous avertis que je ne puis remettre votre fils dans son premier état, qu’à deux conditions : la première, que vous me le donnerez pour époux ; et la seconde, qu’il me sera permis de punir la personne qui l’a changé en veau. » « Pour la première condition, lui dis-je, je l’accepte de bon cœur ; je dis plus, je vous promets de vous donner beaucoup de bien pour vous en particulier, indépendamment de celui que je destine à mon fils. Enfin, vous verrez comment je reconnoîtrai le grand service que j’attends de vous. Pour la condition qui regarde ma femme, je veux bien l’accepter encore. Une personne qui a été capable de faire une action si criminelle, mérite bien d’en être punie ; je vous l’abandonne, faites-en ce qu’il vous plaira ; je vous prie seulement de ne lui pas ôter la vie. » « Je vais donc, répliqua-t-elle, la traiter de la même manière qu’elle a traité votre fils. » « J’y consens, lui repartis-je ; mais rendez-moi mon fils auparavant. »

« Alors cette fille prit un vase plein d’eau, prononça dessus des paroles que je n’entendis pas, et s’adressant au veau : « O veau, dit-elle, si tu as été créé par le Tout-Puissant et souverain maître du monde tel que tu parois en ce moment, demeure sous cette forme ; mais si tu es homme, et que tu sois changé en veau par enchantement, reprends ta figure naturelle par la permission du souverain Créateur. » En achevant ces mots, elle jeta l’eau sur lui, et à l’instant il reprit sa première forme.

» Mon fils, mon cher fils, m’écriai-je aussitôt en l’embrassant avec un transport dont je ne fus pas le maître ! C’est Dieu qui nous a envoyé cette jeune fille pour détruire l’horrible charme dont vous étiez environné, et vous venger du mal qui vous a été fait, à vous et à votre mère. Je ne doute pas que par reconnoissance, vous ne vouliez bien la prendre pour votre femme, comme je m’y suis engagé. » Il y consentit avec joie ; mais avant qu’ils se mariassent, la jeune fille changea ma femme en biche, et c’est elle que vous voyez ici. Je souhaitai qu’elle eût cette forme, plutôt qu’une autre moins agréable, afin que nous la vissions sans répugnance dans la famille. Depuis ce temps-là, mon fils est devenu veuf, et est allé voyager. Comme il y a plusieurs années que je n’ai eu de ses nouvelles, je me suis mis en chemin pour tâcher d’en apprendre ; et n’ayant pas voulu confier à personne le soin de ma femme, pendant que je ferois enquête de lui, j’ai jugé à propos de la mener partout avec moi. Voilà donc mon histoire et celle de cette biche. N’est-elle pas des plus surprenantes et des plus merveilleuses ? »

« J’en demeure d’accord, dit le génie, et en sa faveur, je t’accorde le tiers de la grâce de ce marchand. »

Quand le premier vieillard, sire, continua la sultane, eut achevé son histoire, le second, qui conduisoit les deux chiens noirs, s’adressa au génie, et lui dit : « Je vais vous raconter ce qui m’est arrivé, à moi et à ces deux chiens noirs que voici, et je suis sûr que vous trouverez mon histoire encore plus étonnante que celle que vous venez d’entendre. Mais quand je vous l’aurai contée, m’accorderez-vous le second tiers de la grâce de ce marchand ? » « Oui, répondit le génie, pourvu que ton histoire surpasse celle de la biche. » Après ce consentement, le second vieillard commença de cette manière…

Mais Scheherazade, en prononçant ces dernières paroles, ayant vu le jour, cessa de parler. « Bon Dieu, ma sœur, dit Dinarzade, que ces aventures sont singulières ! » « Ma sœur, répondit la sultane, elles ne sont pas comparables à celles que j’aurois à vous raconter la nuit prochaine, si le sultan, mon seigneur et mon maître, avoit la bonté de me laisser vivre. » Schahriar ne répondit rien à cela ; mais il se leva, fit sa prière, et alla au conseil, sans donner aucun ordre contre la vie de la charmante Scheherazade.

VIe NUIT.

La sixième nuit étant venue, le sultan et son épouse se couchèrent. Dinarzade se réveilla à l’heure ordinaire, et appela la sultane. Schahriar, prenant la parole : « Je souhaiterois, dit-il, d’entendre l’histoire du second vieillard et des deux chiens noirs. » « Je vais contenter votre curiosité, sire, répondit Scheherazade. » Le second vieillard, poursuivit-elle, s’adressant au génie, commença ainsi son histoire :


Notes
  1. La loi civile chez les mahométans, reconnoît pour également légitimes les enfans qui proviennent de trois espèces de mariage permises par leur religion, suivant laquelle on peut licitement acheter, louer ou épouser une ou plusieurs femmes ; de façon que si un homme a de son esclave un fils avant d’en avoir de son épouse, le fils de l’esclave est reconnu pour l’aîné, et jouit des droits d’aînesse à l’exclusion de celui de la femme légitime.
  2. Nom des deux seules fêtes d’obligation que les musulmans aient dans leur religion. Ce sont des fêtes mobiles, qui dans l’espace de trente-trois ans tombent dans tous les mois de l’année, parce que l’année musulmane est lunaire. La première de ces fêtes arrive le premier de la lune qui suit celle du Ramazan, ou carême des mahométans. Ce Baïram dure trois jours, et tient tout à la fois de la pâque des juifs, de notre carnaval et de notre premier jour de l’an. Le second Baïram se célèbre soixante-dix jours après le premier.

HISTOIRE
DU
SECOND VIEILLARD ET DES DEUX CHIENS NOIRS.


« Grand prince des génies, vous saurez que nous sommes trois frères, ces deux chiens noirs que vous voyez, et moi qui suis le troisième. Notre père nous avoit laissé en mourant à chacun mille sequins[1]. Avec cette somme, nous embrassâmes tous trois la même profession : nous nous fîmes marchands. Peu de temps après que nous eûmes ouvert boutique, mon frère aîné, l’un de ces deux chiens, résolut de voyager et d’aller négocier dans les pays étrangers. Dans ce dessein, il vendit tout son fonds, et en acheta des marchandises propres au négoce qu’il vouloit faire.

» Il partit, et fut absent une année entière. Au bout de ce temps-là, un pauvre qui me parut demander l’aumône, se présenta à ma boutique. Je lui dis : « Dieu vous assiste. » « Dieu vous assiste aussi, me répondit-il ; est-il possible que vous ne me reconnoissiez pas ? « Alors l’envisageant avec attention, je le reconnus. « Ah ! mon frère, m’écriai-je en l’embrassant, comment vous aurois-je pu reconnoître en cet état ? » Je le fis entrer dans ma maison, je lui demandai des nouvelles de sa santé et du succès de son voyage. « Ne me faites pas cette question, me dit-il ; en me voyant, vous voyez tout. Ce seroit renouveler mon affliction, que de vous faire le détail de tous les malheurs qui me sont arrivés depuis un an, et qui m’ont réduit à l’état où je suis. »

» Je fis aussitôt fermer ma boutique ; et abandonnant tout autre soin, je le menai au bain, et lui donnai les plus beaux habits de ma garde-robe. J’examinai mes registres de vente et d’achat ; et trouvant que j’avois doublé mon fonds c’est-à-dire, que j’étois riche de deux mille sequins, je lui en donnai la moitié. « Avec cela, mon frère, lui dis-je, vous pourrez oublier la perte que vous avez faite. » Il accepta les mille sequins avec joie, rétablit ses affaires, et nous vécûmes ensemble comme nous avions vécu auparavant.

» Quelque temps après, mon second frère, qui est l’autre de ces deux chiens, voulut aussi vendre son fonds. Nous fîmes, son aîné et moi, tout ce que nous pûmes pour l’en détourner ; mais il n’y eut pas moyen. Il le vendit ; et de l’argent qu’il en fit, il acheta des marchandises propres au négoce étranger qu’il vouloit entreprendre. Il se joignit à une caravane, et partit. Il revint au bout de l’an dans le même état que son frère aîné. Je le fis habiller ; et comme j’avois encore mille sequins par-dessus mon fonds, je les lui donnai. Il releva boutique, et continua d’exercer sa profession.

» Un jour mes deux frères vinrent me trouver pour me proposer de faire un voyage, et d’aller trafiquer avec eux. Je rejetai d’abord leur proposition. « Vous avez voyagé, leur dis-je, qu’y avez-vous gagné ? Qui m’assurera que je serai plus heureux que vous ? » En vain ils me représentèrent là-dessus tout ce qui leur sembla devoir m’éblouir et m’encourager à tenter la fortune ; je refusai d’entrer dans leur dessein. Mais ils revinrent tant de fois à la charge, qu’après avoir, pendant cinq ans, résisté constamment à leurs sollicitations, je m’y rendis enfin. Mais quand il fallut faire les préparatifs du voyage, et qu’il fut question d’acheter les marchandises dont nous avions besoin, il se trouva qu’ils avoient tout mangé, et qu’il ne leur restoit rien des milles sequins que je leur avois donnés à chacun. Je ne leur en fis pas le moindre reproche. Au contraire, comme mon fonds étoit de six mille sequins, j’en partageai la moitié avec eux, en leur disant : « Mes frères, il faut risquer ces trois mille sequins, et cacher les autres en quelque endroit sûr, afin que si notre voyage n’est pas plus heureux que ceux que vous avez déjà faits, nous ayons de quoi nous en consoler, et reprendre notre ancienne profession. » Je donnai donc mille sequins à chacun, j’en gardai autant pour moi, et j’enterrai les trois mille autres dans un coin de ma maison. Nous achetâmes des marchandises ; et après les avoir embarquées sur un vaisseau que nous frétâmes entre nous trois, nous fîmes mettre à la voile avec un vent favorable. Après un mois de navigation…

» Mais je vois le jour, poursuivit Scheherazade, il faut que j’en demeure là. « Ma sœur, dit Dinarzade, voilà un conte qui promet beaucoup ; je m’imagine que la suite en est fort extraordinaire. » « Vous ne vous trompez pas, répondit la sultane ; et si le sultan me permet de vous la conter, je suis persuadée qu’elle vous divertira fort. » Schahriar se leva comme le jour précédent, sans s’expliquer là-dessus, et ne donna point ordre au grand-visir de faire mourir sa fille.

VIIe NUIT.

Sur la fin de la septième nuit, Dinarzade supplia la sultane de conter la suite de ce beau conte qu’elle n’avoit pu achever la veille. « Je le veux bien, répondit Scheherazade ; et pour en reprendre le fil, je vous dirai que le vieillard qui menoit les deux chiens noirs, continuant de raconter son histoire au génie, aux deux autres vieillards et au marchand : « Enfin, leur dit-il, après deux mois de navigation, nous arrivâmes heureusement à un port de mer, où nous débarquâmes, et fîmes un très-grand débit de nos marchandises. Moi sur-tout, je vendis si bien les miennes, que je gagnai dix pour un. Nous achetâmes des marchandises du pays, pour les transporter et les négocier au nôtre.

» Dans le temps que nous étions prêts à nous rembarquer pour notre retour, je rencontrai sur le bord de la mer une dame assez bien faite, mais fort pauvrement habillée. Elle m’aborda, me baisa la main, et me pria, avec les dernières instances, de la prendre pour femme, et de l’embarquer avec moi. Je fis difficulté de lui accorder ce qu’elle demandoit ; mais elle me dit tant de choses pour me persuader que je ne devois pas prendre garde à sa pauvreté, et que j’aurois lieu d’être content de sa conduite, que je me laissai vaincre. Je lui fis faire des habits propres ; et après l’avoir épousée par un contrat de mariage en bonne forme, je l’embarquai avec moi, et nous mîmes à la voile.

» Pendant notre navigation, je trouvai de si belles qualités dans la femme que je venois de prendre, que je l’aimois tous les jours de plus en plus. Cependant mes deux frères, qui n’avoient pas si bien fait leurs affaires que moi, et qui étoient jaloux de ma prospérité, me portoient envie. Leur fureur alla même jusqu’à conspirer contre ma vie. Une nuit, dans le temps que ma femme et moi nous dormions, ils nous jetèrent à la mer.

» Ma femme étoit fée, et par conséquent génie ; vous jugez bien qu’elle ne se noya pas. Pour moi, il est certain que je serois mort sans son secours ; mais je fus à peine tombé dans l’eau, qu’elle m’enleva et me transporta dans une isle. Quand il fut jour la fée me dit : « Vous voyez, mon mari, qu’en vous sauvant la vie, je ne vous ai pas mal récompensé du bien que vous m’avez fait. Vous saurez que je suis fée, et que me trouvant sur le bord de la mer, lorsque vous alliez vous embarquer, je me sentis une forte inclination pour vous. Je voulus éprouver la bonté de votre cœur ; je me présentai devant vous déguisée comme vous m’avez vue. Vous en avez usé avec moi généreusement. Je suis ravie d’avoir trouvé l’occasion de vous en marquer ma reconnoissance. Mais je suis irritée contre vos frères, et je ne serai pas satisfaite que je ne leur aie ôté la vie. »

» J’écoutai avec admiration le discours de la fée ; je la remerciai le mieux qu’il me fut possible de la grande obligation que je lui avois. « Mais, Madame, lui dis-je, pour ce qui est de mes frères, je vous supplie de leur pardonner. Quelque sujet que j’aie de me plaindre d’eux, je ne suis pas assez cruel pour vouloir leur perte.» Je lui racontai ce que j’avois fait pour l’un et l’autre ; et mon récit augmentant son indignation contr’eux : « Il faut, s’écria-t-elle, que je vole tout-à-l’heure après ces traîtres et ces ingrats, et que j’en tire une prompte vengeance. Je vais submerger leur vaisseau, et les précipiter dans le fond de la mer. » « Non, ma belle dame, repris-je, au nom de Dieu, n’en faites rien, modérez votre courroux ; songez que ce sont mes frères, et qu’il faut faire le bien pour le mal. »

» J’apaisai la fée par ces paroles ; et lorsque je les eus prononcées, elle me transporta en un instant de l’isle où nous étions, sur le toit de mon logis, qui étoit en terrasse, et elle disparut un moment après. Je descendis, j’ouvris les portes, et je déterrai les trois mille sequins que j’avois cachés. J’allai ensuite à la place où étoit ma boutique ; je l’ouvris, et je reçus des marchands mes voisins des complimens sur mon retour. Quand je rentrai chez moi, j’aperçus ces deux chiens noirs qui vinrent m’aborder d’un air soumis. Je ne savois ce que cela signifioit, et j’en étois fort étonné ; mais la fée, qui parut bientôt, m’en éclaircit. « Mon mari, me dit-elle, ne soyez pas surpris de voir ces deux chiens chez vous : ce sont vos deux frères. » Je frémis à ces mots, et je lui demandai par quelle puissance ils se trouvoient en cet état. « C’est moi qui les y ai mis, me répondit-elle ; au moins, c’est une de mes sœurs, à qui j’en ai donné la commission, et qui, en même temps, a coulé à fond leur vaisseau. Vous y perdez les marchandises que vous y aviez ; mais je vous récompenserai d’ailleurs. À l’égard de vos frères, je les ai condamnés à demeurer dix ans sous cette forme ; leur perfidie ne les rend que trop dignes de cette pénitence. » Enfin, après m’avoir enseigné où je pourrois avoir de ses nouvelles, elle disparut.

» Présentement que les dix années sont accomplies, je suis en chemin pour l’aller chercher ; et comme en passant par ici j’ai rencontré ce marchand et le bon vieillard qui mène sa biche, je me suis arrêté avec eux. Voilà quelle est mon histoire, ô prince des génies ; ne vous paroît-elle pas des plus extraordinaires ? » « J’en conviens, répondit le génie, et je remets aussi en sa faveur, le second tiers du crime dont ce marchand est coupable envers moi. »

Aussitôt que le second vieillard eut achevé son histoire, le troisième prit la parole, et fit au génie la même demande que les deux premiers, c’est-à-dire de remettre au marchand le troisième tiers de son crime, supposé que l’histoire qu’il avoit à lui raconter, surpassât en événemens singuliers, les deux qu’il venoit d’entendre. Le génie lui fit la même promesse qu’aux autres. « Écoutez donc, lui dit alors ce vieillard… »

Mais le jour paroît, dit Scheherazade en se reprenant, il faut que je m’arrête en cet endroit. « Je ne puis assez admirer, ma sœur, dit alors Dinarzade, les aventures que vous venez de raconter. » « J’en sais une infinité d’autres, répondit la sultane, qui sont encore plus belles. « Schahriar, voulant savoir si le conte du troisième vieillard seroit aussi agréable que celui du second, différa jusqu’au lendemain la mort de Scheherazade.

VIIIe NUIT.

Dès que Dinarzade s’aperçut qu’il étoit temps d’appeler la sultane, elle supplia sa sœur, en attendant le jour, de lui faire le récit de quelque beau conte. « Racontez-nous celui du troisième vieillard, dit le sultan à Scheherazade ; j’ai bien de la peine à croire qu’il soit plus merveilleux que celui du vieillard et des deux chiens noirs. »

Sire, répondit la sultane, le troisième vieillard raconta son histoire au génie ; je ne vous la dirai point, car elle n’est point venue à ma connoissance ; mais je sais qu’elle se trouva si fort au-dessus des deux précédentes, par la diversité des aventures merveilleuses qu’elle contenoit, que le génie en fut étonné. Il n’en eut pas plutôt ouï la fin, qu’il dit au troisième vieillard : « Je t’accorde le dernier tiers de la grâce du marchand ; il doit bien vous remercier tous trois de l’avoir tiré d’intrigue par vos histoires ; sans vous il ne seroit plus au monde. » En achevant ces mots, il disparut, au grand contentement de la compagnie. Le marchand ne manqua pas de rendre à ses trois libérateurs toutes les grâces qu’il leur devoit. Ils se réjouirent avec lui de le voir hors de péril ; après quoi ils se dirent adieu, et chacun reprit son chemin. Le marchand s’en retourna auprès de sa femme et de ses enfans, et passa tranquillement avec eux le reste de ses jours. « Mais, sire, ajouta Scheherazade, quelque beaux que soient les contes que j’ai racontés jusqu’ici à votre majesté, ils n’approchent pas de celui du pêcheur. » Dinarzade voyant que la sultane s’arrêtoit, lui dit : « Ma sœur, puisqu’il nous reste encore du temps, de grâce, racontez-nous l’histoire de ce pêcheur ; le sultan le voudra bien. » Schahriar y consentit ; et Scheherazade reprenant son discours, poursuivit de cette manière :


Notes
  1. Monnoie d’or qui a grand cours à Venise et dans le Levant. Le sequin vaut 12 f. 4 cent.

HISTOIRE
DU PÊCHEUR.


Sire, il y avoit autrefois un pêcheur fort âgé, et si pauvre, qu’à peine pouvoit-il gagner de quoi faire subsister sa femme et trois enfans, dont sa famille étoit composée. Il alloit tous les jours à la pêche de grand matin ; et chaque jour, il s’étoit fait une loi de ne jeter ses filets que quatre fois seulement.

Il partit un matin au clair de la lune, et se rendit au bord de la mer. Il se déshabilla, et jeta ses filets. Comme il les tiroit vers le rivage, il sentit d’abord de la résistance ; il crut avoir fait une bonne pêche, et s’en réjouissoit déjà en lui-même. Mais un moment après, s’apercevant qu’au lieu de poisson, il n’y avoit dans ses filets que la carcasse d’un âne, il en eut beaucoup de chagrin…

Scheherazade, en cet endroit, cessa de parler, parce qu’elle vit paroître le jour. « Ma sœur, lui dit Dinarzade, je vous avoue que ce commencement me charme, et je prévois que la suite sera fort agréable. » « Rien n’est plus surprenant que l’histoire du pêcheur, répondit la sultane ; et vous en conviendrez la nuit prochaine, si le sultan me fait la grâce de me laisser vivre. » Schahriar, curieux d’apprendre le succès de la pêche du pêcheur, ne voulut pas faire mourir ce jour-là Scheherazade. C’est pourquoi il se leva, et ne donna point encore ce cruel ordre.

IXe NUIT.

Ma chère sœur, s’écria Dinarzade le lendemain à l’heure ordinaire, je vous supplie de nous finir le conte du pêcheur ; je meurs d’envie de l’entendre. « Je vais vous donner cette satisfaction, répondit la sultane. » En même-temps elle demanda la permission au sultan ; et lorsqu’elle l’eut obtenue, elle reprit en ces termes le conte du pêcheur :

Sire, quand le pêcheur, affligé d’avoir fait une si mauvaise pêche, eut raccommodé ses filets, que la carcasse de l’âne avoit rompus en plusieurs endroits, il les jeta une seconde fois. En les tirant, il sentit encore beaucoup de résistance, ce qui lui fit croire qu’ils étoient remplis de poisson ; mais il n’y trouva qu’un grand panier plein de gravier et de fange. Il en fut dans une extrême affliction. « O fortune, s’écria-t-il d’une voix pitoyable, cesse d’être en colère contre moi, et ne persécute point un malheureux qui te prie de l’épargner ! Je suis parti de ma maison pour venir ici chercher ma vie, et tu m’annonces ma mort. Je n’ai pas d’autre métier que celui-ci pour subsister ; et malgré tous les soins que j’y apporte, je puis à peine fournir aux plus pressans besoins de ma famille. Mais j’ai tort de me plaindre de toi, tu prends plaisir à maltraiter les honnêtes gens, et à laisser de grands hommes dans l’obscurité, tandis que tu favorises les méchans, et que tu élèves ceux qui n’ont aucune vertu qui les rende recommandables. »

En achevant ces plaintes, il jeta brusquement le panier ; et après avoir bien lavé ses filets que la fange avoit gâtés, il les jeta pour la troisième fois. Mais il n’amena que des pierres, des coquilles et de l’ordure. On ne sauroit expliquer quel fut son désespoir : peu s’en fallut qu’il ne perdît l’esprit. Cependant comme le jour commençoit à paroître, il n’oublia pas de faire sa prière en bon Musulman[1] ; ensuite il ajouta celle-ci : « Seigneur, vous savez que je ne jette mes filets que quatre fois chaque jour. Je ne les ai déjà jetés que trois fois sans avoir tiré le moindre fruit de mon travail. Il ne m’en reste plus qu’une ; je vous supplie de me rendre la mer favorable, comme vous l’avez rendue à Moïse[2]. »

Le pêcheur ayant fini cette prière, jeta ses filets pour la quatrième fois. Quand il jugea qu’il devoit y avoir du poisson, il les tira comme auparavant avec assez de peine. Il n’y en avoit pas pourtant ; mais il y trouva un vase de cuivre jaune, qui, à sa pesanteur, lui parut plein de quelque chose ; et il remarqua qu’il étoit fermé et scellé de plomb, avec l’empreinte d’un sceau. Cela le réjouit, « Je le vendrai au fondeur, disoit-il, et de l’argent que j’en ferai, j’en achèterai une mesure de bled. »

Il examina le vase de tous côtés, il le secoua, pour voir si ce qui étoit dedans ne feroit pas de bruit. Il n’entendit rien ; et cette circonstance, avec l’empreinte du sceau sur le couvercle de plomb, lui firent penser qu’il devoit être rempli de quelque chose de précieux. Pour s’en éclaircir, il prit son couteau, et avec un peu de peine, il l’ouvrit. Il en pencha aussitôt l’ouverture contre terre ; mais il n’en sortit rien, ce qui le surprit extrêmement. Il le posa devant lui ; et pendant qu’il le considéroit attentivement, il en sortit une fumée fort épaisse qui l’obligea de reculer deux ou trois pas en arrière. Cette fumée s’éleva jusqu’aux nues et s’étendant sur la mer et sur le rivage, forma un gros brouillard : spectacle qui causa, comme on peut se l’imaginer, un étonnement extraordinaire au pêcheur. Lorsque la fumée fut toute hors du vase, elle se réunit et devint un corps solide, dont il se forma un génie deux fois aussi haut que le plus grand de tous les géans. À l’aspect d’un monstre d’une grandeur si démesurée, le pêcheur voulut prendre la fuite ; mais il se trouva si troublé et si effrayé, qu’il ne put marcher.

« Salomon[3], s’écria d’abord le génie, Salomon, grand prophète de dieu, pardon, pardon ! Jamais je ne m’opposerai à vos volontés. J’obéirai à tous vos commandemens… »

Scheherazade, apercevant le jour, interrompit là son conte.

Dinarzade prit alors la parole : « Ma sœur, dit-elle, on ne peut mieux tenir sa promesse que vous tenez la vôtre : ce conte est assurément plus surprenant que les autres. » « Ma sœur, répondit la sultane, vous entendrez des choses qui vous causeront encore plus d’admiration, si le sultan, mon seigneur, me permet de vous les raconter. » Schahriar avoit trop d’envie d’entendre le reste de l’histoire du pêcheur, pour vouloir se priver de ce plaisir. Il remit donc encore au lendemain la mort de la sultane.

Xe NUIT.

Dinarzade, la nuit suivante, appelant sa sœur quand il en fut temps, la pria de continuer le conte du pêcheur. Le sultan, de son côté, témoigna de l’impatience d’apprendre quel démêlé le génie avoit eu avec Salomon. C’est pourquoi Scheherazade poursuivit ainsi le conte du pêcheur.

Sire, le pêcheur n’eut pas sitôt entendu les paroles que le génie avoit prononcées, qu’il se rassura et lui dit : « Esprit superbe, que dites-vous ? Il y a plus de dix-huit cents ans que Salomon, le prophète de Dieu, est mort, et nous sommes présentement à la fin de siècles. Apprenez-moi votre histoire, et pour quel sujet vous étiez renfermé dans ce vase. »

À ce discours, le génie regardant le pêcheur d’un air fier, lui répondit : « Parle-moi plus civilement ; tu es bien hardi de m’appeler esprit superbe. » « Hé bien, repartit le pêcheur, vous parlerai-je avec plus de civilité, en vous appelant hibou du bonheur ? » « Je te dis, repartit le génie, de me parler plus civilement avant que je te tue. » « Hé pourquoi me tueriez-vous, répliqua le pêcheur ? Je viens de vous mettre en liberté ; l’avez-vous déjà oublié ? » « Non, je m’en souviens, repartit le génie, mais cela ne m’empêchera pas de te faire mourir ; et je n’ai qu’une seule grâce à t’accorder. » « Et quelle est cette grâce, dit le pêcheur ? » « C’est, répondit le génie, de te laisser choisir de quelle manière tu veux que je te tue. » « Mais en quoi vous ai-je offensé, reprit le pêcheur ? Est-ce ainsi que vous voulez me récompenser du bien que je vous ai fait ? » « Je ne puis te traiter autrement, dit le génie ; et afin que tu en sois persuadé, écoute mon histoire :

» Je suis un de ces esprits rebelles qui se sont opposés à la volonté de Dieu. Tous les autres génies reconnurent le grand Salomon, prophète de Dieu, et se soumirent à lui. Nous fûmes les seuls, Sacar et moi, qui ne voulûmes pas faire cette bassesse. Pour s’en venger, ce puissant monarque chargea Assaf, fils de Barakhia, son premier ministre, de me venir prendre. Cela fut exécuté. Assaf vint se saisir de ma personne, et me mena malgré moi devant le trône du roi son maître. Salomon, fils de David, me commanda de quitter mon genre de vie, de reconnoître son pouvoir, et de me soumettre à ses comandemens. Je refusai hautement de lui obéir ; et j’aimai mieux m’exposer à tout son ressentiment, que de lui prêter le serment de fidélité et de soumission qu’il exigeoit de moi. Pour me punir, il m’enferma dans ce vase de cuivre ; et afin de s’assurer de moi, et que je ne pusse pas forcer ma prison, il imprima lui-même sur le couvercle de plomb son sceau, où le grand nom de Dieu étoit gravé. Cela fait, il mit le vase entre les mains d’un des génies qui lui obéissoient, avec ordre de me jeter à la mer ; ce qui fut exécuté à mon grand regret. Durant le premier siècle de ma prison, je jurai que si quelqu’un m’en délivroit avant les cent ans achevés, je le rendrois riche, même après sa mort. Mais le siècle s’écoula, et personne ne me rendit ce bon office. Pendant le second siècle, je fis serment d’ouvrir tous les trésors de la terre à quiconque me mettroit en liberté ; mais je ne fus pas plus heureux. Dans le troisième, je promis de faire puissant monarque mon libérateur, d’être toujours près de lui en esprit, et de lui accorder chaque jour trois demandes, de quelque nature qu’elles pussent être ; mais ce siècle se passa comme les deux autres, et je demeurai toujours dans le même état. Enfin, chagrin, ou plutôt enragé de me voir prisonnier si long-temps, je jurai que si quelqu’un me délivroit dans la suite, je le tuerois impitoyablement et ne lui accorderois point d’autre grâce que de lui laisser le choix du genre de mort dont il voudroit que je le fisse mourir. C’est pourquoi, puisque tu es venu ici aujourd’hui, et que tu m’as délivré, choisis comment tu veux que je te tue. »

Ce discours affligea fort le pêcheur. « Je suis bien malheureux, s’écria-t-il, d’être venu en cet endroit rendre un si grand service à un ingrat. Considérez de grâce votre injustice, et révoquez un serment si peu raisonnable. Pardonnez-moi, Dieu vous pardonnera de même. Si vous me donnez généreusement la vie, il vous mettra à couvert de tous les complots qui se formeront contre vos jours. » « Non, ta mort est certaine, dit le génie ; choisis seulement de quelle sorte tu veux que je te fasse mourir. » Le pêcheur le voyant dans la résolution de le tuer, en eut une douleur extréme, non pas tant pour l’amour de lui, qu’à cause de ses trois enfans dont il plaignoit la misère où ils alloient être réduits par sa mort.

Il tâcha encore d’apaiser le génie. « Hélas ! reprit-il, daignez avoir pitié de moi, en considération de ce que j’ai fait pour vous. » « Je te l’ai déjà dit, repartit le génie, c’est justement pour cette raison que je suis obligé de t’ôter la vie. » « Cela est étrange, répliqua le pêcheur, que vous vouliez absolument rendre le mal pour le bien. Le proverbe dit, que qui fait du bien à celui qui ne le mérite pas, en est toujours mal payé. Je croyois, je l’avoue, que cela étoit faux ; en effet, rien ne choque davantage la raison et les droits de la société ; néanmoins j’éprouve cruellement que cela n’est que trop véritable. » « Ne perdons pas le temps, interrompit le génie, tous tes raisonnemens ne sauroient me détourner de mon dessein. Hâte-toi de dire comment tu souhaites que je te tue. »

La nécessité donne de l’esprit. Le pêcheur s’avisa d’un stratagème. « Puisque je ne saurois éviter la mort, dit-il au génie, je me soumets donc à la volonté de Dieu. Mais avant que je choisisse un genre de mort, je vous conjure, par le grand nom de Dieu qui étoit gravé sur le sceau du prophète Salomon, fils de David, de me dire la vérité sur une question que j’ai à vous faire. »

Quand le génie vit qu’on lui faisoit une adjuration qui le contraignoit de répondre positivement, il trembla en lui-même, et dit au pêcheur : « Demande-moi ce que tu voudras, et hâte-toi… »

Le jour venant à paroître, Scheherazade se tut en cet endroit de son discours. « Ma sœur, lui dit Dinarzade, il faut convenir que plus vous parlez, et plus vous faites de plaisir. J’espère que le sultan notre seigneur, ne vous fera pas mourir qu’il n’ait entendu le reste du beau conte du pêcheur. » « Le sultan est le maître, reprit Scheherazade ; il faut vouloir tout ce qui lui plaira. » Le sultan, qui n’avoit pas moins d’envie que Dinarzade d’entendre la fin de ce conte, différa encore la mort de la sultane.

XIe NUIT.

Schahriar et la princesse son épouse, passèrent cette nuit de la même manière que les précédentes, et avant que le jour parût Dinarzade les réveilla par ces paroles, qu’elle adressa à la sultane : « Ma sœur, je vous prie de reprendre le conte du pêcheur. » « Très-volontiers, répondit Scheherazade, je vais vous satisfaire, avec la permission du sultan. »

Le génie, poursuivit-elle, ayant promis de dire la vérité, le pêcheur lui dit : « Je voudrois savoir si effectivement vous étiez dans ce vase ; oseriez-vous en jurer par le grand nom de Dieu ? » « Oui, répondit le génie, je jure par ce grand nom que j’y étois ; et cela est très-véritable. » « En bonne foi, répliqua le pêcheur, je ne puis vous croire. Ce vase ne pourroit pas seulement contenir un de vos pieds ; comment se peut-il que votre corps y ait été renfermé tout entier ? » « Je te jure pourtant, repartit le génie, que j’y étois tel que tu me vois. Est-ce que tu ne me crois pas, après le grand serment que je t’ai fait ? » « Non vraiment, dit le pêcheur ; et je ne vous croirai point, à moins que vous ne me fassiez voir la chose. »

Alors il se fit une dissolution du corps du génie, qui, se changeant en fumée, s’étendit comme auparavant sur la mer et sur le rivage, et qui, se rassemblant ensuite, commença de rentrer dans le vase, et continua de même par une succession lente et égale, jusqu’à ce qu’il n’en restât plus rien au-dehors. Aussitôt il en sortit une voix qui dit au pêcheur : « Hé bien, incrédule pêcheur, me voici dans le vase ; me crois-tu présentement ? »

Le pêcheur, au lieu de répondre au génie, prit le couvercle de plomb ; et ayant fermé promptement le vase : « Génie, lui cria-t-il, demande-moi grâce à ton tour, et choisis de quelle mort tu veux que je te fasse mourir. Mais non, il vaut mieux que je te rejette à la mer, dans le même endroit d’où je t’ai tiré, puis je ferai bâtir une maison sur ce rivage, où je demeurerai, pour avertir tous les pêcheurs qui viendront y jeter leurs filets de bien prendre garde de repêcher un méchant génie comme toi, qui as fait serment de tuer celui qui te mettra en liberté. »

À ces paroles offensantes, le génie irrité, fit tous ses efforts pour sortir du vase ; mais c’est ce qui ne lui fut pas possible ; car l’empreinte du sceau du prophète Salomon, fils de David, l’en empêchoit. Ainsi, voyant que le pêcheur avoit alors l’avantage sur lui, il prit le parti de dissimuler sa colère. « Pêcheur, lui dit-il d’un ton radouci, garde-toi bien de faire ce que tu dis. Ce que j’en ai fait, n’a été que par plaisanterie, et tu ne dois pas prendre la chose sérieusement. » « Ô génie, répondit le pêcheur, toi qui étois, il n’y a qu’un moment, le plus grand, et qui es à cette heure le plus petit de tous les génies, apprends que tes artificieux discours ne te serviront de rien. Tu retourneras à la mer. Si tu y as demeuré tout le temps que tu m’as dit, tu pourras bien y demeurer jusqu’au jour du jugement. Je t’ai prié, au nom de Dieu, de ne me pas ôter la vie, tu as rejeté mes prières ; je dois te rendre la pareille. »

Le génie n’épargna rien pour tâcher de toucher le pêcheur. « Ouvre le vase, lui dit-il, donne-moi la liberté, je t’en supplie ; je te promets que tu seras content de moi. » « Tu n’es qu’un traître, repartit le pêcheur. Je mériterois de perdre la vie, si j’avois l’imprudence de me fier à toi. Tu ne manquerois pas de me traiter de la même façon qu’un certain roi grec traita le médecin Douban. C’est une histoire que je te veux raconter, écoute :


Notes
  1. La prière est un des quatre grands préceptes de l’Alcoran.
  2. Les musulmans reconnoissent quatre grands prophètes ou législateurs, Moïse, David, Jésus-Christ et Mahomet.
  3. Les mahométans croient que Dieu donna à Salomon le don des miracles plus abondamment qu’à aucun autre avant lui : suivant eux, il commandoit aux anges et aux démons ; il étoit porté par les vents dans toutes les sphères et au-dessus des astres ; les animaux, les végétaux et les minéraux lui parloient et lui obéissoient ; il se faisoit enseigner par chaque plante quelle étoit sa propre vertu, et par chaque minéral à quoi il étoit bon de l’employer ; il s’entretenoit avec les oiseaux, et c’étoit d’eux dont il se servoit pour faire l’amour à la reine de Saba, et pour lui persuader de la venir trouver. Toutes ces fables de l’Alcoran sont prises dans les Commentaires des juifs.

HISTOIRE
DU
ROI GREC ET DU MÉDECIN DOUBAN.


« Il y avoit au pays de Zouman, dans la Perse, un roi dont les sujets étoient grecs originairement. Ce roi étoit couvert de lèpre ; et ses médecins, après avoir inutilement employé tous leurs remèdes pour le guérir, ne savoient plus que lui ordonner, lorsqu’un très-habile médecin, nommé Douban, arriva dans sa cour.

» Ce médecin avoit puisé sa science dans les livres grecs, persans, turcs, arabes, latins, syriaques et hébreux ; et outre qu’il étoit consommé dans la philosophie, il connoissoit parfaitement les bonnes et mauvaises qualités de toutes sortes de plantes et de drogues. Dès qu’il fut informé de la maladie du roi, et qu’il eut appris que ses médecins l’avoient abandonné, il s’habilla le plus proprement qu’il lui fut possible, et trouva moyen de se faire présenter au roi. « Sire, lui dit-il, je sais que tous les médecins dont votre majesté s’est servie, n’ont pu la guérir de sa lèpre, mais si vous voulez bien me faire l’honneur d’agréer mes services, je m’engage à vous guérir sans breuvage et sans topiques. » Le roi écouta cette proposition. « Si vous êtes assez habile homme, répondit-il, pour faire ce que vous dites, je promets de vous enrichir, vous et votre postérité ; et sans compter les présens que je vous ferai, vous serez mon plus cher favori. Vous m’assurez donc que vous m’ôterez ma lèpre, sans me faire prendre aucune potion, et sans m’appliquer aucun remède extérieur ? » « Oui, sire, repartit le médecin, je me flatte d’y réussir, avec l’aide de Dieu ; et dès demain j’en ferai l’épreuve. »

» En effet, le médecin Douban se retira chez lui, et fit un mail qu’il creusa en dedans par le manche, où il mit la drogue dont il prétendoit se servir. Cela étant fait, il prépara aussi une boule de la manière qu’il la vouloit, avec quoi il alla le lendemain se présenter devant le roi ; et se prosternant à ses pieds, il baisa la terre…

En cet endroit, Scheherazade, remarquant qu’il étoit jour, en avertit Schahriar, et se tut. « En vérité, ma sœur, dit alors Dinarzade, je ne sais où vous allez prendre tant de belles choses. » « Vous en entendrez bien d’autres demain, répondit Scheherazade, si le sultan, mon maître, a la bonté de me prolonger encore la vie. » Schahriar, qui ne desiroit pas moins ardemment que Dinarzade, d’entendre la suite de l’histoire du médecin Douban, n’eut garde de faire mourir la sultane ce jour-là.

XIIe NUIT.

La douzième nuit étoit déjà fort avancée, lorsque Scheherazade reprit ainsi le fil de l’histoire du roi grec et du médecin Douban :

Sire, le pêcheur parlant toujours au génie qu’il tenoit enfermé dans le vase, poursuivit ainsi : « Le médecin Douban se leva, et après avoir fait une profonde révérence, dit au roi qu’il jugeoit à propos que sa majesté montât à cheval, et se rendit à la place pour jouer au mail. Le roi fit ce qu’on lui disoit ; et lorsqu’il fut dans le lieu destiné à jouer au mail à cheval, le médecin s’approcha de lui avec le mail qu’il avoit préparé, et le lui présentant : « Tenez, sire, lui dit-il, exercez-vous avec ce mail, en poussant cette boule avec, par la place, jusqu’à ce que vous sentiez votre main et votre corps en sueur. Quand le remède que j’ai enfermé dans le manche de ce mail, sera échauffé par votre main, il vous pénétrera par tout le corps ; et sitôt que vous suerez, vous n’aurez qu’à quitter cet exercice ; car le remède aura fait son effet. Dès que vous serez de retour en votre palais, vous entrerez au bain, et vous vous ferez bien laver et frotter ; vous vous coucherez ensuite ; et en vous levant demain matin, vous serez guéri. »

» Le roi prit le mail, et poussa son cheval après la boule qu’il avoit jetée. Il la frappa ; elle lui fut renvoyée par les officiers qui jouoient avec lui ; il la refrappa, et enfin le jeu dura si long-temps, que sa main en sua, aussi bien que tout son corps. Ainsi, le remède enfermé dans le manche du mail, opéra comme le médecin l’avoit dit. Alors, le roi cessa de jouer, s’en retourna dans son palais, entra au bain, et observa très-exactement ce qui lui avoit été prescrit. Il s’en trouva fort bien ; car le lendemain en se levant, il s’aperçut, avec autant d’étonnement que de joie, que sa lèpre étoit guérie, et qu’il avoit le corps aussi net que s’il n’eût jamais été attaqué de cette maladie. D’abord qu’il fut habillé, il entra dans la salle d’audience publique, où il monta sur son trône, et se fit voir à tous ses courtisans, que l’empressement d’apprendre le succès du nouveau remède y avoit fait aller de bonne heure. Quand ils virent le roi parfaitement guéri, ils en firent tous paroître une extrême joie.

» Le médecin Douban entra dans la salle, et s’alla prosterner au pied du trône, la face contre terre. Le roi l’ayant aperçu, l’appela, le fit asseoir à son côté, et le montra à l’assemblée, en lui donnant publiquement toutes les louanges qu’il méritoit. Ce prince n’en demeura pas là ; comme il régaloit ce jour-là toute sa cour, il le fit manger à sa table seul avec lui…

À ces mots, Scheherazade remarquant qu’il étoit jour, cessa de poursuivre son conte. « Ma sœur, dit Dinarzade, je ne sais quelle sera la fin de cette histoire, mais j’en trouve le commencement admirable. » « Ce qui reste à raconter, en est le meilleur, répondit la sultane ; et je suis assurée que vous n’en disconviendrez pas, si le sultan veut bien me permettre de l’achever la nuit prochaine. » Schahriar y consentit, et se leva fort satisfait de ce qu’il avoit entendu.

XIIIe NUIT.

Vers la fin de la nuit suivante, Scheherazade, pour contenter la curiosité de sa sœur Dinarzade, continua, avec la permission du sultan, son seigneur, l’histoire du roi grec et du médecin Douban.

» Le roi grec, poursuivit le pêcheur, ne se contenta pas de recevoir à sa table le médecin Douban ; vers la fin du jour, lorsqu’il voulut congédier l’assemblée, il le fit revêtir d’une longue robe fort riche, et semblable à celle que portoient ordinairement ses courtisans en sa présence ; outre cela, il lui fit donner deux mille sequins. Le lendemain et les jours suivans, il ne cessa de le caresser. Enfin, ce prince, croyant ne pouvoir jamais assez reconnoître les obligations qu’il avoit a un médecin si habile, répandoit sur lui tous les jours de nouveaux bienfaits.

» Or, ce roi avoit un grand-visir qui étoit avare, envieux et naturellement capable de toutes sortes de crimes. Il n’avoit pu voir sans peine les présens qui avoient été faits au médecin, dont le mérite d’ailleurs commençoit à lui faire ombrage ; il résolut de le perdre dans l’esprit du roi. Pour y réussir, il alla trouver ce prince, et lui dit en particulier, qu’il avoit un avis de la dernière importance à lui donner. Le roi lui ayant demandé ce que c’étoit : « Sire, lui dit-il, il est bien dangereux à un monarque d’avoir de la confiance en un homme dont il n’a point éprouvé la fidélité. En comblant de bienfaits le médecin Douban, en lui faisant toutes les caresses que votre majesté lui fait, vous ne savez pas que c’est un traître qui ne s’est introduit dans cette cour que pour vous assassiner. » « De qui tenez-vous ce que vous m’osez dire, répondit le roi ? Songez-vous que c’est à moi que vous parlez, et que vous avancez une chose que je ne croirai pas légèrement ? » « Sire, répliqua le visir, je suis parfaitement instruit de ce que j’ai l’honneur de vous représenter. Ne vous reposez donc plus sur une confiance dangereuse. Si votre majesté dort, qu’elle se réveille ; car enfin, je le répète encore, le médecin Douban n’est parti du fond de la Grèce, son pays, il n’est venu s’établir dans votre cour, que pour exécuter l’horrible dessein dont j’ai parlé. » Non, non, visir, interrompit le roi, je suis sûr que cet homme que vous traitez de perfide et de traître, est le plus vertueux et le meilleur de tous les hommes ; il n’y a personne au monde que j’aime autant que lui. Vous savez par quel remède, ou plutôt par quel miracle il m’a guéri de ma lèpre ; s’il en veut à ma vie, pourquoi me l’a-t-il sauvée ? Il n’avoit qu’à m’abandonner à mon mal ; je n’en pouvois échapper ; ma vie étoit déjà à moitié consumée. Cessez donc de vouloir m’inspirer d’injustes soupçons ; au lieu de les écouter, je vous avertis que je fais dès ce jour à ce grand homme, pour toute sa vie, une pension de mille sequins par mois. Quand je partagerois avec lui toutes mes richesses et mes états mêmes, je ne le payerois pas assez de ce qu’il a fait pour moi. Je vois ce que c’est, sa vertu excite votre envie ; mais ne croyez pas que je me laisse injustement prévenir contre lui ; je me souviens trop bien de ce qu’un visir dit au roi Sindbad, son maître, pour l’empêcher de faire mourir le prince son fils… »

« Mais, sire, ajouta Scheherazade, le jour qui paroît me défend de poursuivre.» « Je sais bon gré au roi grec, dit Dinarzade, d’avoir eu la fermeté de rejeter la fausse accusation de son visir. » « Si vous louez aujourd’hui la fermeté de ce prince, interrompit Scheherazade, vous condamnerez demain sa foiblesse, si le sultan veut bien que j’achève de raconter cette histoire. » Le sultan, curieux d’apprendre en quoi le roi grec avoit eu de la foiblesse, différa encore la mort de la sultane.

XIVe NUIT.

« Ma sœur, s’écria Dinarzade sur la fin de la quatorzième nuit, reprenez, je vous prie, l’histoire du pêcheur ; vous en êtes demeurée à l’endroit le roi grec soutient l’innocence du médecin Douban, et prend si fortement son parti. » « Je m’en souviens, répondit Scheherazade, vous en allez entendre la suite. »

Sire, continua-t-elle, en adressant toujours la parole à Schahriar, ce que le roi grec venoit de dire touchant le roi Sindbad, piqua la curiosité du visir, qui lui dit : « Sire, je supplie votre majesté de me pardonner si j’ai la hardiesse de lui demander ce que le visir du roi Sindbad dit à son maître pour le détourner de faire mourir le prince son fils. » Le roi grec eut la complaisance de le satisfaire. Ce visir, répondit-il, après avoir représenté au roi Sindbad que sur l’accusation d’une belle-mère, il devoit craindre de faire une action dont il pût se repentir, lui conta cette histoire :

HISTOIRE
DU MARI ET DU PERROQUET.


« Un bon homme avoit une belle femme ; il l’aimoit avec tant de passion, qu’il ne la perdoit de vue que le moins qu’il pouvoit. Un jour que des affaires pressantes l’obligeoient à s’éloigner d’elle, il alla dans un endroit où l’on vendoit toutes sortes d’oiseaux ; il y acheta un perroquet, qui non-seulement parloit fort bien, mais qui avoit même le don de rendre compte de tout ce qui avoit été fait devant lui. Il l’apporta dans une cage au logis, pria sa femme de le mettre dans sa chambre et d’en prendre soin pendant le voyage qu’il alloit faire ; après quoi il partit.

» À son retour, il ne manqua pas d’interroger le perroquet sur ce qui s’étoit passé durant son absence ; et là-dessus, l’oiseau lui apprit des choses qui lui donnèrent lieu de faire de grands reproches à sa femme. Elle crut que quelqu’une de ses esclaves l’avoit trahie ; elles jurèrent toutes qu’elles lui avoient été fidelles ; et elles convinrent qu’il falloit que ce fut le perroquet qui eût fait ces mauvais rapports.

» Prévenue de cette opinion, la femme chercha dans son esprit un moyen de détruire les soupçons de son mari, et de se venger en même temps du perroquet. Elle le trouva : son mari étant parti pour faire un voyage d’une journée, elle commanda à une esclave de tourner pendant la nuit, sous la cage de l’oiseau, un moulin à bras ; à une autre, de jeter de l’eau en forme de pluie par le haut de la cage ; et à une troisième, de prendre un miroir et de le tourner devant les yeux du perroquet, à droite et à gauche, à la clarté d’une chandelle. Les esclaves employèrent une grande partie de la nuit à faire ce que leur avoit ordonné leur maîtresse, et elles s’en acquittèrent fort adroitement.

» Le lendemain, le mari étant de retour, fit encore des questions au perroquet sur ce qui s’étoit passé chez lui ; l’oiseau lui répondit : « Mon bon maître, les éclairs, le tonnerre et la pluie m’ont tellement incommodé toute la nuit, que je ne puis vous dire ce que j’en ai souffert. » Le mari, qui savoit bien qu’il n’avoit ni plu ni tonné cette nuit-là, demeura persuadé que le perroquet ne disant pas la vérité en cela ne la lui avoit pas dite aussi au sujet de sa femme. C’est pourquoi, de dépit, l’ayant tiré de sa cage, il le jeta si rudement contre terre, qu’il le tua. Néanmoins, dans la suite, il apprit de ses voisins que le pauvre perroquet ne lui avoit pas menti en lui parlant de la conduite de sa femme ; ce qui fut cause qu’il se repentit de l’avoir tué…

Là, s’arrêta Scherazade parce qu’elle s’aperçut qu’il étoit jour. « Tout ce que vous nous racontez, ma sœur, dit Dinarzade, est si varié, que rien ne me paroît plus agréable. » « Je voudrois continuer de vous divertir, répondit Scheherazade ; mais je ne sais si le sultan, mon maître, m’en donnera le temps. » Schahriar, qui ne prenoit pas moins de plaisir que Dinarzade à entendre la sultane, se leva, et passa la journée sans ordonner au visir de la faire mourir.

XVe NUIT.

Dinarzade ne fut pas moins exacte cette nuit que les précédentes, à réveiller Scheherazade, et à l’engager à lui conter un de ces beaux contes qu’elle savoit. « Ma sœur, répondit la sultane, je vais vous donner cette satisfaction. » « Attendez, interrompit le sultan, achevez l’entretien du roi grec avec son visir, au sujet du médecin Douban, et puis vous continuerez l’histoire du pêcheur et du génie. » « Sire, repartit Scheherazade, vous allez être obéi. » En même temps elle poursuivit de cette manière :

» Quand le roi grec, dit le pêcheur au génie, eut achevé l’histoire du perroquet : « Et vous, visir, ajouta-t-il, par l’envie que vous avez conçue contre le médecin Douban, qui ne vous a fait aucun mal, vous voulez que je le fasse mourir ; mais je m’en garderai bien, de peur de m’en repentir, comme ce mari d’avoir tué son perroquet. » Le pernicieux visir étoit trop intéressé à la perte du médecin Douban, pour en demeurer là. « Sire, répliqua-t-il, la mort du perroquet étoit peu importante, et je ne crois pas que son maître l’ait regretté long-temps. Mais pourquoi faut-il que la crainte d’opprimer l’innocence vous empêche de faire mourir ce médecin ? Ne suffit-il pas qu’on l’accuse de vouloir attenter à votre vie, pour vous autoriser à lui faire perdre la sienne ? Quand il s’agit d’assurer les jours d’un roi, un simple soupçon doit passer pour une certitude, et il vaut mieux sacrifier l’innocent, que sauver le coupable. Mais, sire, ce n’est point ici une chose incertaine : le médecin Douban veut vous assassiner. Ce n’est point l’envie qui m’arme contre lui, c’est l’intérêt seul que je prends à la conservation de votre majesté ; c’est mon zèle qui me porte à vous donner un avis d’une si grande importance. S’il est faux, je mérite qu’on me punisse de la même manière qu’on punit autrefois un visir. » « Qu’avoit fait ce visir, dit le roi grec, pour être digne de ce châtiment ? » « Je vais, répondit le visir, l’apprendre à votre majesté ; qu’elle ait, s’il lui plaît, la bonté de m’écouter :

HISTOIRE
DU VISIR PUNI.


« Il étoit autrefois un roi, poursuivit-il, qui avoit un fils qui aimoit passionnément la chasse. Il lui permettoit de prendre souvent ce divertissement ; mais il avoit donné ordre à son grand visir de l’accompagner toujours et de ne le perdre jamais de vue. Un jour de chasse, les piqueurs ayant lancé un cerf, le prince qui crut que le visir le suivoit, se mit après la bête. Il courut si long-temps, et son ardeur l’emporta si loin, qu’il se trouva seul. Il s’arrêta, et remarquant qu’il avoit perdu la voie, il voulut retourner sur ses pas pour aller rejoindre le visir, qui n’avoit pas été assez diligent pour le suivre de près ; mais il s’égara. Pendant qu’il couroit de tous côtés sans tenir de route assurée, il rencontra au bord d’un chemin une dame assez bien faite, qui pleuroit amèrement. Il retint la bride de son cheval, demanda à cette femme qui elle étoit, ce qu’elle faisoit seule en cet endroit, et si elle avoit besoin de secours. « Je suis, lui répondit-elle, la fille d’un roi des Indes. En me promenant à cheval dans la campagne, je me suis endormie, et je suis tombée. Mon cheval s’est échappé, et je ne sais ce qu’il est devenu. » Le jeune prince eut pitié d’elle, et lui proposa de la prendre en croupe ; ce qu’elle accepta.

» Comme ils passoient près d’une masure, la dame ayant témoigné qu’elle seroit bien aise de mettre pied à terre pour quelque nécessité, le prince s’arrêta et la laissa descendre. Il descendit aussi, s’approcha de la masure en tenant son cheval par la bride. Jugez quelle fut sa surprise, lorsqu’il entendit la dame en dedans ; prononcer ces paroles : « Réjouissez-vous, mes enfans, je vous amène un garçon bien fait et fort gras ; » et d’autres voix lui répondirent aussitôt : « Maman, où est-il, que nous le mangions tout-à-l’heure ; car nous avons bon appétit ? »

» Le prince n’eut pas besoin d’en entendre davantage, pour concevoir le danger où il se trouvoit. Il vit bien que la dame qui se disoit fille d’un roi des Indes, étoit une ogresse, femme de ces démons sauvages, appelés ogres, qui se retirent dans des lieux abandonnés, et se servent de mille ruses pour surprendre et dévorer les passans. Il fut saisi de frayeur, et se jeta au plus vîte sur son cheval. La prétendue princesse parut dans le moment ; et voyant qu’elle avoit manqué son coup : « Ne craignez rien, cria-t-elle au prince. Qui êtes-vous ? Que cherchez-vous ? » « Je suis égaré, répondit-il, et je cherche mon chemin. » « Si vous êtes égaré, dit-elle, recommandez-vous à Dieu, il vous délivrera de l’embarras où vous vous trouvez. » Alors le prince leva les yeux au ciel… « Mais, sire, dit Scheherazade en cet endroit, je suis obligée d’interrompre mon discours ; le jour qui paroît, m’impose silence. » « Je suis fort en peine, ma sœur, dit Dinarzade, de savoir ce que deviendra ce jeune prince ; je tremble pour lui. »

« Je vous tirerai demain d’inquiétude, répondit la sultane, si le sultan veut bien que je vive jusqu’à ce temps-là. » Schahriar, curieux d’apprendre le dénouement de cette histoire, prolongea encore la vie de Scheherazade.

XVIe NUIT.

Dinarzade avoit tant d’envie d’entendre la fin de l’histoire du jeune prince, qu’elle se réveilla cette nuit plutôt qu’à l’ordinaire. « Ma sœur, dit-elle, achevez, je vous prie, l’histoire que vous commençâtes hier ; je m’intéresse au sort du jeune prince, et je meurs de peur qu’il ne soit mangé par l’ogresse et ses enfans. » Schahriar ayant marqué qu’il étoit dans la même crainte : « Hé bien, sire, dit la sultane, je vais vous tirer de peine. »

« Après que la fausse princesse des Indes eut dit au jeune prince de se recommander à Dieu, comme il crut qu’elle ne lui parloit pas sincèrement, et qu’elle comptoit sur lui comme s’il eût déjà été sa proie, il leva les mains au ciel, et dit : « Seigneur, qui êtes tout-puissant, jetez les yeux sur moi, et me délivrez de cette ennemie. » À cette prière, la femme de l’ogre rentra dans la masure, et le prince s’en éloigna avec précipitation. Heureusement il retrouva son chemin, et arriva sain et sauf auprès du roi son père, auquel il raconta de point en point le danger qu’il venoit de courir par la faute du grand visir. Le roi, irrité contre ce ministre, le fit étrangler à l’heure même.

« Sire, poursuivit le visir du roi grec, pour revenir au médecin Douban, si vous n’y prenez garde, la confiance que vous avez en lui, vous sera funeste ; je sais de bonne part que c’est un espion envoyé par vos ennemis pour attenter à la vie de votre majesté. Il vous a guéri, dites-vous ; hé qui peut vous en assurer ? Il ne vous a peut-être guéri qu’en apparence et non radicalement. Que sait-on si ce remède, avec le temps, ne produira pas un effet pernicieux ? »

» Le roi grec, qui avoit naturellement fort peu d’esprit, n’eut pas assez de pénétration pour s’apercevoir de la méchante intention de son visir, ni assez de fermeté pour persister dans son premier sentiment. Ce discours l’ébranla. « Visir, dit-il, tu as raison ; il peut être venu exprès pour m’ôter la vie ; ce qu’il peut fort bien exécuter par la seule odeur de quelqu’une de ses drogues. Il faut voir ce qu’il est à propos de faire dans cette conjoncture. »

» Quand le visir vit le roi dans la disposition où il le vouloit : « Sire, lui dit-il, le moyen le plus sûr et le plus prompt pour assurer votre repos et mettre votre vie en sûreté, c’est d’envoyer chercher tout-à-l’heure le médecin Douban, et de lui faire couper la tête d’abord qu’il sera arrivé. » « Véritablement, reprit le roi, je crois que c’est par-là que je dois prévenir son dessein. » En achevant ces paroles, il appela un de ses officiers, et lui ordonna d’aller chercher le médecin, qui, sans savoir ce que le roi lui vouloit, courut au palais en diligence. « Sais-tu bien, dit le roi en le voyant, pourquoi je te mande ici ? » « Non, sire, répondit-il, et j’attends que votre majesté daigne m’en instruire. » « Je t’ai fait venir, reprit le roi, pour me délivrer de toi en te faisant ôter la vie. »

» Il n’est pas possible d’exprimer quel fut l’étonnement du médecin, lorsqu’il entendit prononcer l’arrêt de sa mort. « Sire, dit-il, quel sujet peut avoir votre majesté de me faire mourir ? Quel crime ai-je commis ? » « J’ai appris de bonne part, répliqua le roi, que tu es un espion, et que tu n’es venu dans ma cour que pour attenter à ma vie ; mais pour te prévenir, je veux te ravir la tienne. Frappe, ajouta-t-il au bourreau qui étoit présent, et me délivre d’un perfide qui ne s’est introduit ici que pour m’assassiner. »

» À cet ordre cruel, le médecin jugea bien crue les honneurs et les bienfaits qu’il avoit reçus, lui avoient suscité des ennemis, et que le foible roi s’étoit laissé surprendre à leurs impostures. Il se repentoit de l’avoir guéri de sa lèpre ; mais c’étoit un repentir hors de saison. « Est-ce ainsi, lui disoit-il, que vous me récompensez du bien que je vous ai fait ? » Le roi ne l’écouta pas, et ordonna une seconde fois au bourreau de porter le coup mortel. Le médecin eut recours aux prières. « Hélas ! sire, s’écria-t-il, prolongez-moi la vie, Dieu prolongera la vôtre ; ne me faites pas mourir, de crainte que Dieu ne vous traite de la même manière. »

» Le pêcheur interrompit son discours en cet endroit, pour adresser la parole au génie : « Hé bien, génie, lui dit-il, tu vois que ce qui se passa alors entre le roi grec et le médecin Douban, vient tout-à-l’heure de se passer entre nous deux. »

» Le roi grec, continua-t-il, au lieu d’avoir égard à la prière que le médecin venoit de lui faire, en le conjurant au nom de Dieu, lui repartit avec dureté : « Non, non, c’est une nécessité absolue que je te fasse périr. Aussi-bien pourrois-tu m’ôter la vie plus subtilement encore que tu ne m’as guéri. » Cependant le médecin, fondant en pleurs, et se plaignant pitoyablement de se voir si mal payé du service qu’il avoit rendu au roi, se prépara à recevoir le coup de la mort. Le bourreau lui banda les yeux, lui lia les mains, et se mit en devoir de tirer son sabre.

» Alors les courtisans qui étoient présens, émus de compassion, supplièrent le roi de lui faire grâce, assurant qu’il n’étoit pas coupable, et répondant de son innocence. Mais le roi fut inflexible, et leur parla de sorte qu’ils n’osèrent lui répliquer.

» Le médecin étant à genoux, les yeux bandés, et prêt à recevoir le coup qui devoit terminer son sort, s’adressa encore une fois au roi : « Sire, lui dit-il, puisque votre majesté ne veut point révoquer l’arrêt de ma mort, je la supplie du moins de m’accorder la liberté d’aller jusques chez moi donner ordre à ma sépulture, dire le dernier adieu à ma famille, faire des aumônes, et léguer mes livres à des personnes capables d’en faire un bon usage. J’en ai un, entr’autres, dont je veux faire présent à votre majesté : c’est un livre fort précieux et très-digne d’être soigneusement gardé dans votre trésor. » « Hé pourquoi ce livre est-il aussi précieux que tu le dis, répliqua le roi ? » « Sire, repartit le médecin, c’est qu’il contient une infinité de choses curieuses, dont la principale est, que quand on m’aura coupé la tête, si votre majesté veut bien se donner la peine d’ouvrir le livre au sixième feuillet et lire la troisième ligne de la page à main gauche, ma tête répondra à toutes les questions que vous voudrez lui faire. » Le roi, curieux de voir une chose si merveilleuse, remit sa mort au lendemain, et l’envoya chez lui sous bonne garde.

« Le médecin, pendant ce temps-là, mit ordre à ses affaires ; et comme le bruit s’étoit répandu qu’il devoit arriver un prodige inoui après son trépas, les visirs[1], les émirs[2], les officiers de la garde, enfin toute la cour se rendit le jour suivant dans la salle d’audience pour en être témoin.

« On vit bientôt paroître le médecin Douban, qui s’avança jusqu’au pied du trône royal avec un gros livre à la main. Là, il se fit apporter un bassin, sur lequel il étendit la couverture dont le livre étoit enveloppé ; et présentant le livre au roi : « Sire, lui dit-il, prenez, s’il vous plaît, ce livre ; et d’abord que ma tête sera coupée, commandez qu’on la pose dans le bassin sur la couverture du livre ; dès qu’elle y sera, le sang cessera d’en couler : alors vous ouvrirez le livre, et ma tête répondra à toutes vos demandes. Mais, sire, ajouta-t-il, permettez-moi d’implorer encore une fois la clémence de votre majesté ; au nom de Dieu, laissez-vous fléchir ; je vous proteste que je suis innocent. » « Tes prières, répondit le roi, sont inutiles ; et quand ce ne seroit que pour entendre parler ta tête après ta mort, je veux que tu meures. » En disant cela, il prit le livre des mains du médecin, et ordonna au bourreau de faire son devoir.

« La tête fut coupée si adroitement, qu’elle tomba dans le bassin ; et elle fut à peine posée sur la couverture, que le sang s’arrêta. Alors, au grand étonnement du roi et de tous les spectateurs, elle ouvrit les yeux ; et prenant la parole : « Sire, dit-elle, que votre majesté ouvre le livre. » Le roi l’ouvrit ; et trouvant que le premier feuillet étoit comme collé contre le second, pour le tourner avec plus de facilité, il porta le doigt à sa bouche, et le mouilla de sa salive. Il fit la même chose jusqu’au sixième feuillet ; et ne voyant pas d’écriture à la page indiquée : « Médecin, dit-il à la tête, il n’y a rien d’écrit. » « Tournez encore quelques feuillets, repartit la tête. Le roi continua d’en tourner, en portant toujours le doigt à sa bouche, jusqu’à ce que le poison, dont chaque feuillet étoit imbu, venant à faire son effet, ce prince se sentit tout-à-coup agité d’un transport extraordinaire ; sa vue se troubla, et il se laissa tomber au pied de son trône avec de grandes convulsions…

À ces mots, Scheherazade apercevant le jour, en avertit le sultan, et cessa de parler. « Ah, ma chère sœur, dit alors Dinarzade, que je suis fâchée que vous n’ayez pas le temps d’achever cette histoire ! Je serois inconsolable si vous perdiez la vie aujourd’hui. « Ma sœur, répondit la sultane, il en sera ce qu’il plaira au sultan ; mais il faut espérer qu’il aura la bonté de suspendre ma mort jusqu’à demain. » Effectivement, Schahriar, loin d’ordonner son trépas ce jour-là, attendit la nuit prochaine avec impatience, tant il avoit d’envie d’apprendre la fin de l’histoire du roi grec, et la suite de celle du pêcheur et du génie.

XVIIe NUIT.

Quelque curiosité qu’eût Dinarzarde d’entendre le reste de l’histoire du roi grec, elle ne se réveilla pas cette nuit de si bonne heure qu’à l’ordinaire ; il étoit même presque jour, lorsqu’elle dit à la sultane : « Ma chère sœur, je vous prie de continuer la merveilleuse histoire du roi grec ; mais hâtez-vous, de grâce, car le jour paroîtra bientôt. »

Scheherazade reprit aussitôt cette histoire, à l’endroit où elle l’avoit laissée le jour précédent. Sire, dit-elle, le pêcheur continua ainsi : « Quand le médecin Douban, ou, pour mieux dire, sa tête, vit que le poison faisoit son effet, et que le roi n’avoit plus que quelques momens à vivre : « Tyran, s’écria-t-elle, voilà de quelle manière sont traités les princes qui, abusant de leur autorité, font périr les innocens. Dieu punit tôt ou tard leurs injustices et leurs cruautés. » La tête eut à peine achevé ces paroles, que le roi tomba mort, et qu’elle perdit elle-même aussi le peu de vie qui lui restoit.

» Sire, poursuivit Scheherazade, telle fut la fin du roi grec et du médecin Douban. Il faut présentement venir à l’histoire du pêcheur et du génie ; mais ce n’est pas la peine de commencer, car il est jour. » Le sultan, de qui toutes les heures étoient réglées, ne pouvant l’écouter plus long-temps, se leva, et comme il vouloit absolument entendre la suite de l’histoire du génie et du pêcheur, il avertit la sultane de se préparer à la lui raconter la nuit suivante.

XVIIIe NUIT.

Dinarzade se dédommagea cette nuit de la précédente ; elle se réveilla long-temps avant le jour, et pria Scheherazade de raconter la suite de l’histoire du pêcheur et du génie, que le sultan souhaitoit, autant que Dinarzade, d’entendre. « Je vais, répondit la sultane, contenter sa curiosité et la vôtre. » Alors, s’adressant à Schahriar : Sire, poursuivit-elle, sitôt que le pêcheur eut fini l’histoire du roi grec et du médecin Douban, il en fit l’application au génie qu’il tenoit toujours enfermé dans le vase.

« Si le roi grec, lui dit-il, eût voulu laisser vivre le médecin, Dieu l’auroit aussi laissé vivre lui-même ; mais il rejeta ses plus humbles prières, et Dieu l’en punit. Il en est de même de toi, ô génie : si j’avois pu te fléchir et obtenir de toi la grâce que je te demandois, j’aurois présentement pitié de l’état où tu es ; mais puisque malgré l’extrême obligation que tu m’avois de t’avoir mis en liberté, tu as persisté dans la volonté de me tuer, je dois, à mon tour, être impitoyable. Je vais, en te laissant dans ce vase et en te rejetant à la mer, t’ôter l’usage de la vie jusqu’à la fin des temps : c’est la vengeance que je prétends tirer de toi. »

« Pêcheur, mon ami, répondit le génie, je te conjure encore une fois de ne pas faire une si cruelle action. Songe qu’il n’est pas honnête de se venger, et qu’au contraire il est louable de rendre le bien pour le mal ; ne me traite pas comme Imma traita autrefois Ateca. » « Et que fit Imma à Ateca, répliqua le pêcheur ? » « Oh si tu souhaites de le savoir, repartit le génie, ouvre-moi ce vase ; crois-tu que je sois en humeur de faire des contes dans une prison si étroite ? Je t’en ferai tant que tu voudras quand tu m’auras tiré d’ici. » « Non, dit le pêcheur, je ne te délivrerai pas ; c’est trop raisonner, je vais te précipiter au fond de la mer. » « Encore un mot, pêcheur, s’écria le génie ; je te promets de ne te faire aucun mal ; bien éloigné de cela, je t’enseignerai un moyen de devenir puissamment riche. »

L’espérance de se tirer de la pauvreté, désarma le pêcheur. « Je pourrois t’écouter, dit-il, s’il y avoit quelque fond à faire sur ta parole : jure-moi par le grand nom de Dieu, que tu feras de bonne foi ce que tu dis, et je vais t’ouvrir le vase ; je ne crois pas que tu sois assez hardi pour violer un pareil serment. » Le génie le fit, et le pêcheur ôta aussitôt le couvercle du vase. Il en sortit à l’instant de la fumée, et le génie ayant repris sa forme de la même manière qu’auparavant, la première chose qu’il fit, fut de jeter, d’un coup de pied, le vase dans la mer. Cette action effraya le pêcheur : « Génie, dit-il, qu’est-ce que cela signifie ? Ne voulez-vous pas garder le serment que vous venez de faire ? Et dois-je vous dire ce que le médecin Douban disoit au roi grec : « Laissez-moi vivre, et Dieu prolongera vos jours ? »

La crainte du pêcheur fit rire le génie, qui lui répondit : « Non, pêcheur, rassure-toi ; je n’ai jeté le vase que pour me divertir et voir si tu en serois alarmé ; et pour te persuader que je te veux tenir parole, prends tes filets et me suis. » En prononçant ces mots, il se mit à marcher devant le pêcheur, qui, chargé de ses filets, le suivit avec quelque sorte de défiance. Ils passèrent devant la ville, et montèrent au haut d’une montagne, d’où ils descendirent dans une vaste plaine qui les conduisit à un étang situé entre quatre collines.

Lorsqu’ils furent arrivés au bord de l’étang, le génie dit au pêcheur : « Jette tes filets, et prends du poisson. » Le pêcheur ne douta point qu’il n’en prît ; car il en vit une grande quantité dans l’étang : mais ce qui le surprit extrêmement, c’est qu’il remarqua qu’il y en avoit de quatre couleurs différentes, c’est-à-dire, de blancs, de rouges, de bleus, et de jaunes. Il jeta ses filets, et en amena quatre, dont chacun étoit d’une de ces couleurs. Comme il n’en avoit jamais vu de pareils, il ne pouvoit se lasser de les admirer ; et jugeant qu’il en pourroit tirer une somme assez considérable, il en avoit beaucoup de joie. « Emporte ces poissons, lui dit le génie, et va les présenter à ton sultan ; il t’en donnera plus d’argent que tu n’en as manié en toute ta vie. Tu pourras venir tous les jours pêcher en cet étang ; mais je t’avertis de ne jeter tes filets qu’une fois chaque jour ; autrement il t’en arrivera du mal, prends-y garde ; c’est l’avis que je te donne ; si tu le suis exactement, tu t’en trouveras bien. » En disant cela, il frappa du pied la terre, qui s’ouvrit, et se referma après l’avoir englouti.

Le pêcheur, résolu à suivre de point en point les conseils du génie, se garda bien de jeter une seconde fois ses filets. Il reprit le chemin de la ville, fort content de sa pêche et faisant mille réflexions sur son aventure. Il alla droit au palais du sultan pour lui présenter ses poissons…

« Mais, sire, dit Scheherazade, j’aperçois le jour ; il faut que je m’arrête en cet endroit. » « Ma sœur, dit alors Dinarzade, que les derniers événemens que vous venez de raconter, sont surprenans ! J’ai de la peine à croire que vous puissiez désormais nous en apprendre d’autres qui le soient davantage. » « Ma chère sœur, répondit la sultane, si le sultan mon maître me laisse vivre jusqu’à demain, je suis persuadée que vous trouverez la suite de l’histoire du pêcheur encore plus merveilleuse que le commencement, et incomparablement plus agréable. » Schahriar, curieux de voir si le reste de l’histoire du pêcheur étoit tel que la sultane le promettoit, différa encore l’exécution de la loi cruelle qu’il s’étoit faite.

XIXe NUIT.

Vers la fin de la dix-neuvième nuit, Dinarzade appela la sultane, et lui dit : « Ma sœur, je suis dans une extrême impatience d’entendre la suite de l’histoire du pêcheur ; racontez-nous-la, en attendant que le jour paroisse. » Scheherazade, avec la permission du sultan, la reprit aussitôt de cette sorte :

Sire, je laisse à penser à votre majesté, quelle fut la surprise du sultan lorsqu’il vit les quatre poissons que le pêcheur lui présenta. Il les prit l’un après l’autre pour les considérer avec attention ; et après les avoir admirés assez long-temps : « Prenez ces poissons, dit-il à son premier visir, et les portez à l’habile cuisinière que l’empereur des Grecs m’a envoyée ; je m’imagine qu’ils ne seront pas moins bons qu’ils sont beaux. « Le visir les porta lui-même à la cuisinière, et les lui remettant entre les mains : « Voilà, lui dit-il, quatre poissons qu’on vient d’apporter au sultan ; il vous ordonne de les lui apprêter. » Après s’être acquitté de cette commission, il retourna vers le sultan son maître, qui le chargea de donner au pêcheur quatre cents pièces d’or de sa monnoie ; ce qu’il exécuta très-fidèlement. Le pêcheur, qui n’avoit jamais possédé une si grande somme à la fois, concevoit à peine son bonheur, et le regardoit comme un songe. Mais il connut dans la suite qu’il étoit réel par le bon usage qu’il en fit, en l’employant aux besoins de sa famille.

Mais, sire, poursuivit Scheherazade, après vous avoir parlé du pêcheur, il faut vous parler aussi de la cuisinière du sultan, que nous allons trouver dans un grand embarras. D’abord qu’elle eut nettoyé les poissons que le visir lui avoit donnés, elle les mit sur le feu dans une casserole avec de l’huile pour les frire ; lorsqu’elle les crut assez cuits d’un côté, elle les tourna de l’autre. Mais, ô prodige inoui, à peine furent-ils tournés, que le mur de la cuisine s’entrouvrit ! Il en sortit une jeune dame d’une beauté admirable, et d’une taille avantageuse ; elle étoit habillée d’une étoffe de satin à fleurs, façon d’Égypte, avec des pendans d’oreille, un collier de grosses perles, des brasselets d’or garnis de rubis ; et elle tenoit une baguette de myrte à la main. Elle s’approcha de la casserole, au grand étonnement de la cuisinière, qui demeura immobile à cette vue ; et frappant un des poissons du bout de sa baguette : « Poisson, poisson, lui dit-elle, es-tu dans ton devoir ? » Le poisson n’ayant rien répondu, elle répéta les mêmes paroles et alors les quatre poissons levèrent la tête tous ensemble, et lui dirent très-distinctement : « Oui, oui, si vous comptez, nous comptons ; si vous payez vos dettes, nous payons les nôtres ; si vous fuyez, nous vainquons et nous sommes contens. » Dès qu’ils eurent achevé ces mots, la jeune dame renversa la casserole, et rentra dans l’ouverture du mur, qui se referma aussitôt et se remit dans le même état il étoit auparavant.

La cuisinière, que toutes ces merveilles avoient épouvantée, étant revenue de sa frayeur, alla relever les poissons qui étoient tombés sur la braise ; mais elle les trouva plus noirs que du charbon, et hors d’état d’être servis au sultan. Elle en eut une vive douleur, et se mettant à pleurer de toute sa force : « Hélas, disoit-elle, que vais-je devenir ! Quand je conterai au sultan ce que j’ai vu, je suis assurée qu’il ne me croira point ; dans quelle colère ne sera-t-il pas contre moi ? »

« Pendant qu’elle s’affligeoit ainsi, le grand visir entra, et lui demanda si les poissons étoient prêts. Elle lui raconta tout ce qui étoit arrivé ; et ce récit, comme on le peut penser, l’étonna fort ; mais sans en parler au sultan, il inventa une excuse qui le contenta. Cependant il envoya chercher le pêcheur à l’heure même ; et quand il fut arrivé : « Pêcheur, lui dit-il, apporte-moi quatre autres poissons qui soient semblables à ceux que tu as déjà apportés ; car il est survenu certain malheur qui a empêché qu’on ne les ait servis au sultan. » Le pêcheur ne lui dit pas ce que le génie lui avoit recommandé ; mais pour se dispenser de fournir ce jour-là les poissons qu’on lui demandoit, il s’excusa sur la longueur du chemin, et promit de les apporter le lendemain matin.

Effectivement, le pêcheur partit durant la nuit, et se rendit à l’étang. Il y jeta ses filets, et les ayant retirés, il y trouva quatre poissons qui étoient comme les autres, chacun d’une couleur différente. Il s’en retourna aussitôt, et les porta au grand visir dans le temps qu’il les lui avoit promis. Ce ministre les prit et les porta lui-même encore dans la cuisine, où il s’enferma seul avec la cuisinière, qui commença à les habiller devant lui, et qui les mit sur le feu, comme elle avoit fait les quatre autres le jour précédent. Lorsqu’ils furent cuits d’un côté, et qu’elle les eut tournés de l’autre, le mur de la cuisine s’entrouvrit encore, et la même dame parut avec sa baguette à la main ; elle s’approcha de la casserole, frappa un des poissons, lui adressa les mêmes paroles, et ils lui firent tous la même réponse en levant la tête.

« Mais, sire, ajouta Scheherazade, en se reprenant, voilà le jour qui paroît, et qui m’empêche de continuer cette histoire. Les choses que je viens de vous dire, sont, à la vérité, très-singulières ; mais si je suis en vie demain, je vous en dirai d’autres qui sont encore plus dignes de votre attention. » Schahriar, jugeant bien que la suite devoit être fort curieuse, résolut de l’entendre la nuit suivante.

XXe NUIT.

« Ma chère sœur, s’écria Dinarzade, suivant sa coutume, si vous ne dormez pas, je vous prie de poursuivre et d’achever le beau conte du pêcheur. » La sultane prit aussitôt la parole, et parla en ces termes :

Sire, après que les quatre poissons eurent répondu à la jeune dame, elle renversa encore la casserole d’un coup de baguette, et se retira dans le même endroit de la muraille d’où elle étoit sortie. Le grand visir ayant été témoin de ce qui s’étoit passé : « Cela est trop surprenant, dit-il, et trop extraordinaire, pour en faire un mystère au sultan ; je vais de ce pas l’informer de ce prodige. » En effet, il l’alla trouver, et lui en fit un rapport fidèle.

Le sultan fort surpris, marqua beaucoup d’empressement de voir cette merveille. Pour cet effet, il envoya chercher le pêcheur. « Mon ami, lui dit-il, ne pourrois-tu pas m’apporter encore quatre poissons de diverses couleurs ? » Le pêcheur répondit au sultan, que si sa majesté vouloit lui accorder trois jours pour faire ce qu’elle desiroit, il se promettoit de la contenter. Les ayant obtenus, il alla à l’étang pour la troisième fois, et il ne fut pas moins heureux que les deux autres ; car du premier coup de filet, il prit quatre poissons de couleur différente. Il ne manqua pas de les porter à l’heure même au sultan, qui en eut d’autant plus de joie, qu’il ne s’attendoit pas à les avoir sitôt, et qui lui fit donner encore quatre cents pièces de sa monnoie.

D’abord que le sultan eut les poissons, il les fit porter dans son cabinet avec tout ce qui étoit nécessaire pour les faire cuire. Là, s’étant enfermé avec son grand visir, ce ministre les habilla, les mit ensuite sur le feu dans une casserole, et quand ils furent cuits d’un côté, il les retourna de l’autre. Alors le mur du cabinet s’entr’ouvrit ; mais au lieu de la jeune dame, ce fut un noir qui en sortit. Ce noir avoit un habillement d’esclave ; il étoit d’une grosseur et d’une grandeur gigantesque, et tenoit un gros bâton vert à la main. Il s’avança jusqu’à la casserole, et touchant de son bâton un des poissons, il lui dit d’une voix terrible : « Poisson, poisson, es-tu dans ton devoir » ? À ces mots, les poissons levèrent la tête, et répondirent « Oui, oui, nous y sommes ; si vous comptez, nous comptons ; si vous payez vos dettes, nous payons les nôtres ; si vous fuyez, nous vainquons et nous sommes contens. »

Les poissons eurent à peine achevé ces paroles, que le noir renversa la casserole au milieu du cabinet et réduisit les poissons en charbon. Cela étant fait, il se retira fièrement, et rentra dans l’ouverture du mur, qui se referma et qui parut dans le même état qu’auparavant. « Après ce que je viens de voir, dit le sultan à son grand visir, il ne me sera pas possible d’avoir l’esprit en repos. Ces poissons, sans doute, signifient quelque chose d’extraordinaire dont je veux être éclairci. » Il envoya chercher le pêcheur ; on le lui amena. « Pêcheur, lui dit-il, les poissons que tu nous as apportés, me causent bien de l’inquiétude. En quel endroit les as-tu pêchés ? » « Sire, répondit-il, je les ai pêchés dans un étang qui est situé entre quatre collines, au-delà de la montagne que l’on voit d’ici. » « Connoissez-vous cet étang, dit le sultan au visir ? » « Non, sire, répondit le visir, je n’en ai jamais ouï parler ; il y a pourtant soixante ans que je chasse aux environs et au-delà de cette montagne. » Le sultan demanda au pêcheur à quelle distance de son palais étoit l’étang ; le pêcheur assura qu’il n’y avoit pas plus de trois heures de chemin. Sur cette assurance, et comme il restoit encore assez de jour pour y arriver avant la nuit, le sultan commanda à toute sa cour de monter à cheval, et le pêcheur leur servit de guide.

Ils montèrent tous la montagne ; et à la descente, ils virent, avec beaucoup de surprise, une vaste plaine que personne n’avait remarquée jusqu’alors. Enfin ils arrivèrent à l’étang, qu’ils trouvèrent effectivement situé entre quatre collines, comme le pêcheur l’avoit rapporté. L’eau en étoit si transparente, qu’ils remarquèrent que tous les poissons étoient semblables à ceux que le pêcheur avoit apportés au palais.

Le sultan s’arrêta sur le bord de l’étang ; et après avoir quelque temps regardé les poissons avec admiration, il demanda à ses émirs et à tous les courtisans, s’il étoit possible qu’ils n’eussent pas encore vu cet étang, qui étoit si peu éloigné de la ville. Ils lui répondirent qu’ils n’en avoient jamais entendu parler. « Puisque vous convenez tous, leur dit-il, que vous n’en avez jamais ouï parler, et que je ne suis pas moins étonné que vous de cette nouveauté, je suis résolu à ne pas rentrer dans mon palais, que je n’aie su pour quelle raison cet étang se trouve ici, et pourquoi il n’y a dedans que des poissons de quatre couleurs. » Après avoir dit ces paroles, il ordonna de camper, et aussitôt son pavillon et les tentes de sa maison furent dressés sur les bords de l’étang.

À l’entrée de la nuit, le sultan, retiré sous son pavillon, parla en particulier à son grand visir, et lui dit : « Visir, j’ai l’esprit dans une étrange inquiétude : cet étang transporté dans ces lieux, ce noir qui nous est apparu dans mon cabinet, ces poissons que nous avons entendus parler, tout cela irrite tellement ma curiosité, que je ne puis résister à l’impatience de la satisfaire. Pour cet effet, je médite un dessein que je veux absolument exécuter. Je vais seul m’éloigner de ce camp ; je vous ordonne de tenir mon absence secrète ; demeurez sous mon pavillon ; et demain matin, quand mes émirs et mes courtisans se présenteront à l’entrée, renvoyez-les, en leur disant que j’ai une légère indisposition, et que je veux être seul. Les jours suivans vous continuerez de leur dire la même chose, jusqu’à ce que je sois de retour. »

Le grand visir dit plusieurs choses au sultan, pour tâcher de le détourner de son dessein ; il lui représenta le danger auquel il s’exposoit, et la peine qu’il alloit prendre peut-être inutilement. Mais il eut beau épuiser son éloquence, le sultan ne renonça point à sa résolution, et se prépara à l’exécuter. Il prit un habillement commode pour marcher à pied ; il se munit d’un sabre ; et dès qu’il vit que tout étoit tranquille dans son camp, il partit sans être accompagné de personne.

Il tourna ses pas vers une des collines, qu’il monta sans beaucoup de peine. Il en trouva la descente encore plus aisée ; et lorsqu’il fut dans la plaine, il marcha jusqu’au lever du soleil. Alors apercevant de loin devant lui un grand édifice, il s’en réjouit, dans l’espérance d’y pouvoir apprendre ce qu’il vouloit savoir. Quand il en fut près, il remarqua que c’étoit un palais magnifique ou plutôt un château très-fort, d’un beau marbre noir poli, et couvert d’un acier fin et uni comme une glace de miroir. Ravi de n’avoir pas été long-temps sans rencontrer quelque chose digne au moins de sa curiosité, il s’arrêta devant la façade du château et la considéra avec beaucoup d’attention.

Il s’avança ensuite jusqu’à la porte, qui étoit à deux battans, dont l’un étoit ouvert. Quoiqu’il lui fût libre d’entrer, il crut néanmoins devoir frapper. Il frappa un coup assez légèrement et attendit quelque temps ; ne voyant venir personne, il s’imagina qu’on ne l’avoit pas entendu ; c’est pourquoi il frappa un second coup plus fort ; mais ne voyant ni n’entendant personne, il redoubla ; personne ne parut encore. Cela le surprit extrêmement ; car il ne pouvoit penser qu’un château si bien entretenu fût abandonné. « S’il n’y a personne, disoit-il en lui même, je n’ai rien à craindre ; et s’il y a quelqu’un, j’ai de quoi me défendre. »

Enfin le sultan entra ; et s’avançant sous le vestibule : « N’y a-t-il personne ici, s’écria-t-il, pour recevoir un étranger qui auroit besoin de se rafraîchir en passant ? » Il répéta la même chose deux ou trois fois, mais quoiqu’il parlât fort haut, personne ne lui répondit. Ce silence augmenta son étonnement. Il passa dans une cour très-spacieuse, et regardant de tous côtés pour voir s’il ne découvriroit point quelqu’un, il n’aperçut pas le moindre être vivant…

« Mais, sire, dit Scheherazade en cet endroit, le jour qui paroît, vient m’imposer silence. » « Ah ma sœur, dit Dinarzade, vous nous laissez au plus bel endroit ! » « Il est vrai, répondit la sultane ; mais, ma sœur, vous en voyez la nécessité. Il ne tiendra qu’au sultan mon seigneur, que vous entendiez le reste demain. » Ce ne fut pas tant pour faire plaisir à Dinarzade que Schahriar laissa vivre encore la sultane, que pour contenter la curiosité qu’il avoit d’apprendre ce qui se passeroit dans le château.

XXIe NUIT.

Dinarzade ne fut pas paresseuse à réveiller la sultane sur la fin de cette nuit. « Ma chère sœur, lui dit-elle, je vous prie de nous raconter ce qui se passa dans ce beau château où vous nous laissâtes hier. » Scheherazade reprit aussitôt le conte du jour précédent ; et s’adressant toujours à Schahriar : Sire, dit-elle, le sultan ne voyant donc personne dans la cour où il étoit, entra dans de grandes salles, dont les tapis de pied étoient de soie, les estrades et les sofas couverts d’étoffe de la Mecque, et les portières, des plus riches étoffes des Indes, relevées d’or et d’argent. Il passa ensuite dans un salon merveilleux, au milieu duquel il y avoit un grand bassin avec un lion d’or massif à chaque coin. Les quatre lions jetoient de l’eau par la gueule, et cette eau, en tombant, formoit des diamans et des perles ; ce qui n’accompagnoit pas mal un jet d’eau, qui, s’élancant du milieu du bassin, alloit presque frapper le fond d’un dôme peint à l’arabesque.

Le château, de trois côtés, étoit environné d’un jardin, que les parterres, les pièces d’eau, les bosquets et mille autres agrémens concouroient à embellir ; et ce qui achevoit de rendre ce lieu admirable, c’étoit une infinité d’oiseaux, qui y remplissoient l’air de leurs chants harmonieux, et qui y faisoient toujours leur demeure, parce que des filets tendus au-dessus des arbres et du palais, les empêchoient d’en sortir.

Le sultan se promena long-temps d’appartemens en appartemens, où tout lui parut grand et magnifique. Lorsqu’il fut las de marcher, il s’assit dans un cabinet ouvert, qui avoit vue sur le jardin ; et là, rempli de tout ce qu’il avoit déjà vu et de tout ce qu’il voyoit encore, il faisoit des réflexions sur tous ces différens objets, quand tout-à-coup une voix plaintive, accompagnée de cris lamentables, vint frapper son oreille. Il écouta avec attention, et il entendit distinctement ces tristes paroles : « Ô fortune, qui n’as pu me laisser jouir long-temps d’un heureux sort, et qui m’as rendu le plus infortuné de tous les hommes, cesse de me persécuter, et viens, par une prompte mort, mettre fin à mes douleurs. Hélas ! est-il possible que je sois encore en vie après tous les tourmens que j’ai soufferts ? »

Le sultan touché de ces pitoyables plaintes, se leva pour aller du côté d’où elles étoient parties. Lorsqu’il fut à la porte d’une grande salle, il ouvrit la portière, et vit un jeune homme bien fait, et très-richement vêtu, qui étoit assis sur un trône un peu élevé de terre. La tristesse étoit peinte sur son visage. Le sultan s’approcha de lui, et le salua. Le jeune homme lui rendit son salut, en lui faisant une inclination de tête fort basse ; et comme il ne se levoit pas : « Seigneur, dit-il au sultan, je juge bien que vous méritez que je me lève pour vous recevoir et vous rendre tous les honneurs possibles ; mais une raison si forte s’y oppose, que vous ne devez pas m’en savoir mauvais gré. » « Seigneur, lui répondit le sultan, je vous suis fort obligé de la bonne opinion que vous avez de moi. Quant au sujet que vous avez de ne pas vous lever, quelle que puisse être votre excuse, je la reçois de fort bon cœur. Attiré par vos plaintes, pénétré de vos peines, je viens vous offrir mon secours. Plût à Dieu qu’il dépendît de moi d’apporter du soulagement à vos maux, je m’y emploierois de tout mon pouvoir. Je me flatte que vous voudrez bien me raconter l’histoire de vos malheurs ; mais de grâce apprenez-moi auparavant ce que signifie cet étang qui est près d’ici, et où l’on voit des poissons de quatre couleurs différentes ; ce que c’est que ce château ; pourquoi vous vous y trouvez, et d’où vient que vous y êtes seul ? » Au lieu de répondre à ces questions, le jeune homme se mit à pleurer amèrement. « Que la fortune est inconstante, s’écria-t-il ! Elle se plaît à abaisser les hommes qu’elle a élevés. Où sont ceux qui jouissent tranquillement d’un bonheur qu’ils tiennent d’elle, et dont les jours sont toujours purs et sereins ? »

Le sultan, ému de compassion de le voir en cet état, le pria très-instamment de lui dire le sujet d’une si grande douleur. « Hélas ! seigneur, lui répondit le jeune homme, comment pourrois-je ne pas être affligé ; et le moyen que mes yeux ne soient pas des sources intarissables de larmes ? » À ces mots ayant levé sa robe, il fit voir au sultan qu’il n’étoit homme que depuis la tête jusqu’à la ceinture, et que l’autre moitié de son corps étoit de marbre noir…

En cet endroit, Scheherazade interrompit son discours, pour faire remarquer au sultan des Indes que le jour paroissoit. Schahriar fut tellement charmé de ce qu’il venoit d’entendre, et il se sentit si fort attendri en faveur de Scheherazade, qu’il résolut de la laisser vivre pendant un mois. Il se leva néanmoins à son ordinaire, sans lui parler de sa résolution.

XXIIe NUIT.

Dinarzade avoit tant d’impatience d’entendre la suite du conte de la nuit précédente, qu’elle appela sa sœur de fort bonne heure, en la suppliant de continuer le merveilleux conte qu’elle n’avoit pu achever la veille. « J’y consens, répondit la sultane, écoutez-moi :

Vous jugez bien, poursuivit-elle, que le sultan fut étrangement étonné, quand il vit l’état déplorable où étoit le jeune homme. « Ce que vous montrez là, lui dit-il, en me donnant de l’horreur, irrite ma curiosité ; je brûle d’apprendre votre histoire, qui doit être, sans doute, fort étrange ; et je suis persuadé que l’étang et les poissons y ont quelque part : ainsi, je vous conjure de me la raconter ; vous y trouverez quelque sorte de consolation, puisqu’il est certain que les malheureux trouvent une espèce de soulagement à conter leurs malheurs. » « Je ne veux pas vous refuser cette satisfaction, repartit le jeune homme, quoique je ne puisse vous la donner sans renouveler mes vives douleurs ; mais je vous avertis par avance de préparer vos oreilles, votre esprit et vos yeux mêmes à des choses qui surpassent tout ce que l’imagination peut concevoir de plus extraordinaire. »


Notes
  1. Les membres du conseil dont le grand visir est le chef.
  2. Les premiers officiers civils.

HISTOIRE
DU JEUNE ROI DES ISLES NOIRES.


« Vous saurez, seigneur, continua-t-il, que mon père, qui s’appeloit Mahmoud, étoit roi de cet état. C’est le royaume des Isles Noires, qui prend son nom des quatre petites montagnes voisines ; car ces montagnes étoient ci-devant des isles ; et la capitale où le roi mon père faisoit son séjour, étoit dans l’endroit où est présentement cet étang que vous avez vu. La suite de mon histoire vous instruira de tous ces changemens.

» Le roi mon père mourut à l’âge de soixante et dix ans. Je n’eus pas plutôt pris sa place, que je me mariai ; et la personne que je choisis pour partager la dignité royale avec moi, étoit ma cousine. J’eus tout lieu d’être content des marques d’amour qu’elle me donna ; et de mon côté, je conçus pour elle tant de tendresse, que rien n’étoit comparable à notre union, qui dura cinq années. Au bout de ce temps-là, je m’aperçus que la reine ma cousine n’avoit plus de goût pour moi.

» Un jour qu’elle étoit au bain l’après-dîné, je me sentis une envie de dormir, et je me jetai sur un sofa. Deux de ses femmes qui se trouvèrent alors dans ma chambre, vinrent s’asseoir, l’une à ma tête, et l’autre à mes pieds, avec un éventail à la main, tant pour modérer la chaleur, que pour me garantir des mouches qui auroient pu troubler mon sommeil. Elles me croyoient endormi, et elles s’entretenoient tout bas ; mais j’avois seulement les jeux fermés, et je ne perdis pas une parole de leur conversation.

» Une de ces femmes dit à l’autre : « N’est-il pas vrai que la reine a grand tort de ne pas aimer un prince aussi aimable que le nôtre ? » « Assurément, répondit la seconde. Pour moi, je n’y comprends rien, et je ne sais pourquoi elle sort toutes les nuits, et le laisse seul. Est-ce qu’il ne s’en aperçoit pas ? » « Hé comment voudrois-tu qu’il s’en aperçût, reprit la première ? Elle mêle tous les soirs dans sa boisson un certain suc d’herbe qui le fait dormir toute la nuit d’un sommeil si profond, qu’elle a le temps d’aller où il lui plaît ; et à la pointe du jour, elle vient se recoucher auprès de lui ; alors elle le réveille, en lui passant sous le nez une certaine odeur. »

» Jugez, seigneur, de ma surprise à ce discours, et des sentimens qu’il m’inspira. Néanmoins, quelque émotion qu’il me pût causer, j’eus assez d’empire sur moi pour dissimuler : je fis semblant de m’éveiller, et de n’avoir rien entendu.

» La reine revint du bain ; nous soupâmes ensemble, et avant que de nous coucher, elle me présenta elle-même la tasse pleine d’eau, que j’avois coutume de boire ; mais au lieu de la porter à ma bouche, je m’approchai d’une fenêtre qui étoit ouverte, et je jetai l’eau si adroitement, qu’elle ne s’en aperçut pas. Je lui remis ensuite la tasse entre les mains, afin qu’elle ne doutât point que je n’eusse bu.

« Nous nous couchâmes ensuite ; et bientôt après, croyant que j’étois endormi, quoique je ne le fusse pas, elle se leva avec si peu de précaution, qu’elle dit assez haut : « Dors, et puisses-tu ne te réveiller jamais ! » Elle s’habilla promptement, et sortit de la chambre… »

En achevant ces mots, Scheherazade s’étant aperçu qu’il étoit jour, cessa de parler. Dinarzade avoit écouté sa sœur avec beaucoup de plaisir. Schahriar trouvoit l’histoire du roi des Isles Noires si digne de sa curiosité, qu’il se leva, fort impatient d’en apprendre la suite la nuit suivante.

XXIIIe NUIT.

Une heure avant le jour, Dinarzade s’étant réveillée, ne manqua pas de prier la sultane, sa chère sœur, de continuer l’histoire du jeune roi des quatre Isles Noires. Scheherazade, rappelant aussitôt dans sa mémoire l’endroit où elle en étoit demeurée, la reprit en ces termes :

« D’abord que la reine ma femme fut sortie, poursuivit le roi des Isles Noires, je me levai et m’habillai à la hâte ; je pris mon sabre, et la suivis de si près, que je l’entendis bientôt marcher devant moi. Alors réglant mes pas sur les siens, je marchai doucement, de peur d’en être entendu. Elle passa par plusieurs portes qui s’ouvrirent par la vertu de certaines paroles magiques qu’elle prononça ; et la dernière qui s’ouvrit, fut celle du jardin où elle entra. Je m’arrêtai à cette porte, afin qu’elle ne pût m’apercevoir pendant qu’elle traversoit un parterre ; et la conduisant des yeux autant que l’obscurité me le permettoit, je remarquai qu’elle entra dans un petit bois dont les allées étoient bordées de palissades fort épaisses. Je m’y rendis par un autre chemin ; et me glissant derrière la palissade d’une allée assez longue, je la vis qui se promenoit avec un homme.

» Je ne manquai pas de prêter une oreille attentive à leurs discours ; et voici ce que j’entendis : « Je ne mérite pas, disoit la reine à son amant, le reproche que vous me faites de n’être pas assez diligente : vous savez bien la raison qui m’en empêche. Mais si toutes les marques d’amour que je vous ai données jusqu’à présent, ne suffisent pas pour vous persuader de ma sincérité, je suis prête à vous en donner de plus éclatantes : vous n’avez qu’à commander ; vous savez quel est mon pouvoir. Je vais, si vous le souhaitez, avant que le soleil se lève, changer cette grande ville et ce beau palais en des ruines affreuses, qui ne seront habitées que par des loups, des hiboux et des corbeaux. Voulez-vous que je transporte toutes les pierres de ces murailles si solidement bâties, au-delà du mont Caucase, et hors des bornes du monde habitable ? Vous n’avez qu’à dire un mot, et tous ces lieux vont changer de face. »

» Comme la reine achevoit ces paroles, son amant et elle se trouvant au bout de l’allée, tournèrent pour entrer dans une autre, et passèrent devant moi. J’avois déjà tiré mon sabre ; et comme l’amant étoit de mon côté, je le frappai sur le cou, et le renversai par terre. Je crus l’avoir tué ; et dans cette opinion, je me retirai brusquement sans me faire connoître à la reine, que je voulus épargner, à cause qu’elle étoit ma parente.

» Cependant le coup que j’avois porté à son amant étoit mortel ; mais elle lui conserva la vie par la force de ses enchantemens, de manière toutefois qu’on peut dire de lui, qu’il n’est ni mort ni vivant. Comme je traversois le jardin pour regagner le palais, j’entendis la reine qui poussoit de grands cris ; et jugeant par-là de sa douleur, je me sus bon gré de lui avoir laissé la vie.

» Lorsque je fus rentré dans mon appartement, je me recouchai ; et satisfait d’avoir puni le téméraire qui m’avoit offensé, je m’endormis. En me réveillant le lendemain, je trouvai la reine couchée auprès de moi…

Scheherazade fut obligée de s’arrêter en cet endroit, parce qu’elle vit paroître le jour. « Bon Dieu, ma sœur, dit alors Dinarzade, je suis bien fâchée que vous n’en puissiez pas dire davantage. » « Ma sœur, répondit la sultane, vous deviez me réveiller de meilleure heure ; c’est votre faute. » « Je la réparerai, s’il plaît à Dieu, la nuit prochaine, répliqua Dinarzade ; car je ne doute pas que le sultan n’ait autant d’envie que moi de savoir la fin de cette histoire ; et j’espère qu’il aura la bonté de vous laisser vivre encore jusqu’à demain. »

XXIVe NUIT.

Effectivement, Dinarzade, comme elle se l’étoit promis, appela de très-bonne heure la sultane, par l’extrême envie de lui entendre achever l’agréable histoire du roi des Isles Noires, et de savoir comment il fut changé en marbre. « Vous l’allez apprendre, répondit Scheherazade, avec la permission du sultan. »

» Je trouvai donc la reine couchée auprès de moi, continua le roi des quatre Isles Noires ; je ne vous dirai point si elle dormoit ou non ; mais je me levai sans faire de bruit, et je passai dans mon cabinet, où j’achevai de m’habiller. J’allai ensuite tenir mon conseil ; et à mon retour, la reine, habillée de deuil, les cheveux épars, et en partie arrachés, vint se présenter devant moi. « Sire, me dit-elle, je viens supplier votre majesté de ne pas trouver étrange que je sois dans l’état où je suis. Trois nouvelles affligeantes que je viens de recevoir en même temps, sont la juste cause de la vive douleur dont vous ne voyez que les foibles marques. » « Hé quelles sont ces nouvelles, madame, lui dis-je ? » « La mort de la reine ma chère mère, me répondit-elle, celle du roi mon père, tué dans une bataille, et celle d’un de mes frères, qui est tombé dans un précipice. »

» Je ne fus pas fâché qu’elle prît ce prétexte pour cacher le véritable sujet de son affliction, et je jugeai qu’elle ne me soupçonnoit pas d’avoir tué son amant. « Madame, lui dis-je, loin de blâmer votre douleur, je vous assure que j’y prends toute la part que je dois. Je serois extrêmement surpris que vous fussiez insensible à la perte que vous avez faite. Pleurez : vos larmes sont d’infaillibles marques de votre excellent naturel. J’espère néanmoins que le temps et la raison pourront apporter de la modération à vos déplaisirs. »

» Elle se retira dans son appartement, où, se livrant sans réserve à ses chagrins, elle passa une année entière à pleurer et à s’affliger. Au bout de ce temps-là, elle me demanda la permission de faire bâtir le lieu de sa sépulture dans l’enceinte du palais, où elle vouloit, disoit-elle, demeurer jusqu’à la fin de ses jours. Je le lui permis, et elle fit bâtir un palais superbe, avec un dôme qu’on peut voir d’ici ; elle l’appela le Palais des larmes.

» Quand il fut achevé, elle y fit porter son amant, qu’elle avoit fait transporter où elle avoit jugé à propos, la même nuit que je l’avois blessé. Elle l’avoit empêché de mourir jusqu’alors par des breuvages qu’elle lui avoit fait prendre ; et elle continua de lui en donner et de les lui porter elle-même tous les jours dès qu’il fut au Palais des larmes.

» Cependant, avec tous ses enchantemens, elle ne pouvoit guérir ce malheureux. Il étoit non-seulement hors d’état de marcher et de se soutenir, mais il avoit encore perdu l’usage de la parole, et il ne donnoit aucun signe de vie que par ses regards. Quoique la reine n’eût que la consolation de le voir et de lui dire tout ce que son fol amour pouvoit lui inspirer de plus tendre et de plus passionné, elle ne laissoit pas de lui rendre chaque jour deux visites assez longues. J’étois bien informé de tout cela ; mais je feignois de l’ignorer.

» Un jour j’allai par curiosité au Palais des larmes, pour savoir quelle y étoit l’occupation de cette princesse ; et d’un endroit où je ne pouvois être vu, je l’entendis parler dans ces termes à son amant : « Je suis dans la dernière affliction de vous voir en l’état où vous êtes ; je ne sens pas moins vivement que vous-même les maux cuisans que vous souffrez ; mais, chère ame, je vous parle toujours, et vous ne répondez pas. Jusques à quand garderez-vous le silence ? Dites un mot seulement. Hélas ! les plus doux momens de ma vie sont ceux que je passe ici à partager vos douleurs. Je ne puis vivre éloignée de vous, et je préférerois le plaisir de vous voir sans cesse à l’empire de l’univers. »

» À ce discours, qui fut plus d’une fois interrompu par ses soupirs et ses sanglots, je perdis enfin patience. Je me montrai ; et m’approchant d’elle : « Madame, lui dis-je, c’est assez pleurer ; il est temps de mettre fin à une douleur qui nous déshonore tous deux ; c’est trop oublier ce que vous me devez, et ce que vous vous devez à vous-même. » « Sire, me répondit-elle, s’il vous reste encore quelque considération, ou plutôt quelque complaisance pour moi, je vous supplie de ne me pas contraindre. Laissez-moi m’abandonner à mes chagrins mortels ; il est impossible que le temps les diminue. »

« Quand je vis que mes discours, au lieu de la faire rentrer en son devoir, ne servoient qu’à irriter sa fureur, je cessai de lui parler, et me retirai. Elle continua de visiter tous les jours son amant ; et durant deux années entières, elle ne fit que se désespérer.

» J’allai une seconde fois au Palais des larmes pendant qu’elle y étoit. Je me cachai encore, et j’entendis qu’elle disoit à son amant : « Il y a trois ans que vous ne m’avez dit une seule parole, et que vous ne répondez point aux marques d’amour que je vous donne par mes discours et mes gémissemens ; est-ce par insensibilité ou par mépris ? Ô tombeau, aurois-tu détruit cet excès de tendresse qu’il avoit pour moi ? Aurois-tu fermé ces yeux qui me montroient tant d’amour, et qui faisoient toute ma joie ? Non, non, je n’en crois rien. Dis-moi plutôt par quel miracle tu es devenu le dépositaire du plus rare trésor qui fut jamais. »

» Je vous avoue, seigneur, que je fus indigné de ces paroles ; car enfin, cet amant chéri, ce mortel adoré, n’étoit pas tel que vous pourriez vous l’imaginer : c’étoit un Indien noir, originaire de ces pays. Je fus, dis-je, tellement indigné de ce discours, que je me montrai brusquement ; et apostrophant le même tombeau : « Ô tombeau, m’écriai-je, que n’engloutis-tu ce monstre qui fait horreur à la nature ; ou plutôt que ne consumes-tu l’amant et la maîtresse ! »

» J’eus à peine achevé ces mots, que la reine, qui étoit assise auprès du noir, se leva comme une furie. « Ah cruel, me dit-elle, c’est toi qui causes ma douleur ! Ne pense pas que je l’ignore, je ne l’ai que trop long-temps dissimulé. C’est ta barbare main qui a mis l’objet de mon amour dans l’état pitoyable où il est ; et tu as la dureté de venir insulter une amante au désespoir. » « Oui, c’est moi, interrompis-je transporté de colère, c’est moi qui ai châtié ce monstre comme il le méritoit ; je devois te traiter de la même manière ; je me repens de ne l’avoir pas fait, et il y a trop long-temps que tu abuses de ma bonté. » En disant cela je tirai mon sabre, et je levai le bras pour la punir ; mais regardant tranquillement mon action : « Modère ton courroux, me dit-elle avec un souris moqueur. » En même temps elle prononça des paroles que je n’entendis point, et puis elle ajouta : « Par la vertu de mes enchantemens, je te commande de devenir tout-à-l’heure moitié marbre et moitié homme. » Aussitôt, seigneur, je devins tel que vous me voyez, déjà mort parmi les vivans, et vivant parmi les morts…

Scheherazade, en cet endroit, ayant remarqué qu’il étoit jour, cessa de poursuivre son conte. « Ma chère sœur, dit alors Dinarzade, je suis bien obligée au sultan ; c’est à sa bonté que je dois l’extrême plaisir que je prends à vous écouter. » « Ma sœur, lui répondit la sultane, si cette même bonté veut bien encore me laisser vivre jusqu’à demain, vous entendrez des choses qui ne vous feront pas moins de plaisir que celles que je viens de vous raconter. » Quand Schahriar n’auroit pas résolu de différer d’un mois la mort de Scheherazade, il ne l’auroit pas fait mourir ce jour-là.

XXVe NUIT.

Sur la fin de la nuit, Scheherazade s’étant réveillée à la voix de sa sœur, se prépara à lui donner la satisfaction qu’elle demandoit, en achevant l’histoire du roi des Isles Noires. Elle commença de cette sorte : Le roi demi-marbre et demi-homme continua de raconter son histoire au sultan :

» Après, dit-il, que la cruelle magicienne, indigne de porter le nom de reine, m’eut ainsi métamorphosé, et fait passer en cette salle par un autre enchantement, elle détruisit ma capitale, qui étoit très-florissante et fort peuplée ; elle anéantit les maisons, les places publiques et les marchés, et en fit l’étang et la campagne déserte que vous avez pu voir. Les poissons de quatre couleurs qui sont dans l’étang, sont les quatre sortes d’habitans de différentes religions qui la composoient ; les blancs étoient les Musulmans ; les rouges, les Perses, adorateurs du feu ; les bleus, les Chrétiens ; les jaunes, les Juifs : les quatre collines étoient les quatre isles qui donnoient le nom à ce royaume. J’appris tout cela de la magicienne, qui, pour comble d’affliction, m’annonça elle-même ces effets de sa rage. Ce n’est pas tout encore ; elle n’a point borné sa fureur à la destruction de mon empire et à ma métamorphose ; elle vient chaque jour me donner sur mes épaules nues, cent coups de nerf de bœuf, qui me mettent tout en sang. Quand ce supplice est achevé, elle me couvre d’une grosse étoffe de poil de chèvre, et met, par-dessus, cette robe de brocard que vous voyez, non pour me faire honneur, mais pour se moquer de moi. »

» En cet endroit de son discours, le jeune roi des Isles Noires ne put retenir ses larmes ; et le sultan en eut le cœur si serré, qu’il ne put prononcer une parole pour le consoler. Peu de temps après, le jeune roi, levant les yeux au ciel, s’écria : « Puissant créateur de toutes choses, je me soumets à vos jugemens et aux décrets de votre Providence ! Je souffre patiemment tous mes maux, puisque telle est votre volonté ; mais j’espère que votre bonté infinie m’en récompensera. »

Le sultan, attendri par le récit d’une histoire si étrange, et animé à la vengeance de ce malheureux prince, lui dit : « Apprenez-moi où se retire cette perfide magicienne, et où peut être cet indigne amant qui est enseveli avant sa mort. » « Seigneur, lui répondit le prince, l’amant, comme je vous l’ai déjà dit, est au Palais des larmes, dans un tombeau en forme de dôme ; et ce palais communique à ce château du côté de la porte. Pour ce qui est de la magicienne, je ne puis vous dire précisément où elle se retire ; mais tous les jours au lever du soleil, elle va visiter son amant, après avoir fait sur moi la sanglante exécution dont je vous ai parlé ; et vous jugez bien que je ne puis me défendre d’une si grande cruauté. Elle lui porte le breuvage qui est le seul aliment avec quoi, jusqu’à présent, elle l’a empêché de mourir ; et elle ne cesse de lui faire des plaintes sur le silence qu’il a toujours gardé depuis qu’il est blessé. »

« Prince qu’on ne peut assez plaindre, repartit le sultan, on ne sauroit être plus vivement touché de votre malheur que je le suis. Jamais rien de si extraordinaire n’est arrivé à personne ; et les auteurs qui feront votre histoire, auront l’avantage de rapporter un fait qui surpasse tout ce qu’on a jamais écrit de plus surprenant. Il n’y manque qu’une chose : c’est la vengeance qui vous est due ; mais je n’oublierai rien pour vous la procurer. »

En effet, le sultan, en s’entretenant sur ce sujet avec le jeune prince, après lui avoir déclaré qui il étoit, et pourquoi il étoit entré dans ce château, imagina un moyen de le venger, qu’il lui communiqua. Ils convinrent des mesures qu’il y avoit à prendre pour faire réussir ce projet, dont l’exécution fut remise au jour suivant. Cependant la nuit étant fort avancée, le sultan prit quelque repos. Pour le jeune prince, il la passa à son ordinaire, dans une insomnie continuelle (il ne pouvoit dormir depuis qu’il étoit enchanté) ; mais avec quelque espérance néanmoins d’être bientôt délivré de ses souffrances.

Le lendemain, le sultan se leva dès qu’il fut jour ; et pour commencer à exécuter son dessein, il cacha dans un endroit son habillement de dessus, qui l’auroit embarrassé, et s’en alla au Palais des larmes. Il le trouva éclairé d’une infinité de flambeaux de cire blanche, et il sentit une odeur délicieuse qui sortoit de plusieurs cassolettes de fin or, d’un ouvrage admirable, toutes rangées dans un fort bel ordre. D’abord qu’il aperçut le lit où le noir étoit couché, il tira son sabre, et ôta, sans résistance, la vie à ce misérable, dont il traîna le corps dans la cour du château, et le jeta dans un puits. Après cette expédition, il alla se coucher dans le lit du noir, mit son sabre près de lui sous la couverture, et demeura pour achever ce qu’il avoit projeté.

La magicienne arriva bientôt. Son premier soin fut d’aller dans la chambre où étoit le roi des Isles Noires, son mari. Elle le dépouilla, et commença par lui donner sur les épaules les cent coups de nerf de bœuf, avec une barbarie qui n’a point d’exemple. Le pauvre prince avoit beau remplir le palais de ses cris, et la conjurer de la manière du monde la plus touchante, d’avoir pitié de lui, la cruelle ne cessa de le frapper, qu’après lui avoir donné les cent coups. « Tu n’as pas eu compassion de mon amant, lui disoit-elle, tu n’en dois point attendre de moi…

Scheherazade aperçut le jour en cet endroit, ce qui l’empêcha de continuer son récit. « Mon Dieu, ma sœur, dit Dinarzade, voilà une magicienne bien barbare ! Mais en demeurerons-nous là ? et ne nous apprendrez-vous pas si elle reçut le châtiment qu’elle méritoit ? » « Ma chère sœur, répondit la sultane, je ne demande pas mieux que de vous l’apprendre demain ; mais vous savez que cela dépend de la volonté du sultan. » Après ce que Schahriar venoit d’entendre, il étoit bien éloigné de vouloir faire mourir Scheherazade. « Au contraire, je ne veux pas lui ôter la vie, disoit-il en lui-même, qu’elle n’ait achevé cette histoire étonnante, quand le récit en devroit durer deux mois. Il sera toujours en mon pouvoir de garder le serment que j’ai fait. »

XXVIe NUIT.

Dinarzade n’eut pas plutôt jugé qu’il étoit temps d’appeler la sultane, qu’elle la supplia de raconter ce qui se passa dans le Palais des larmes. Schahriar ayant témoigné qu’il avoit la même curiosité que Dinarzade, la sultane prit la parole, et reprit ainsi l’histoire du jeune prince enchanté :

Sire, après que la magicienne eut donné cent coups de nerf de bœuf au roi son mari, elle le revêtit du gros habillement de poil de chèvre, et de la robe de brocard par-dessus. Elle alla ensuite au Palais des larmes ; et en y entrant, elle renouvela ses pleurs, ses cris et ses lamentations ; puis s’approchant du lit où elle croyoit que son amant étoit toujours : « Quelle cruauté, s’écria-t-elle, d’avoir ainsi troublé le contentement d’une amante aussi tendre et aussi passionnée que je le suis ! Ô toi qui me reproches que je suis trop inhumaine quand je te fais sentir les effets de mon ressentiment, cruel prince, ta barbarie ne surpasse-t-elle pas celle de ma vengeance ? Ah traître, en attentant à la vie de l’objet que j’adore, ne m’as-tu pas ravi la mienne ? Hélas ! ajouta-t-elle, en adressant la parole au sultan, croyant parler au noir, mon soleil, ma vie, garderez-vous toujours le silence ? Êtes-vous résolu à me laisser mourir sans me donner la consolation de me dire encore que vous m’aimez ? Mon ame, dites-moi au moins un mot, je vous en conjure. »

Alors le sultan, feignant de sortir d’un profond sommeil, et contrefaisant le langage des noirs, répondit à la reine, d’un ton grave : « Il n’y a de force et de pouvoir qu’en Dieu seul, qui est tout-puissant. » À ces paroles, la magicienne, qui ne s’y attendoit pas, fit un grand cri pour marquer l’excès de sa joie. « Mon cher seigneur, s’écria-t-elle, ne me trompé-je pas ? Est-il bien vrai que je vous entends, et que vous me parlez ? » « Malheureuse, reprit le sultan, es-tu digne que je réponde à tes discours ? » « Hé pourquoi, répliqua la reine, me faites-vous ce reproche ? » « Les cris, repartit-il, les pleurs et les gémissemens de ton mari, que tu traites tous les jours avec tant d’indignité et de barbarie, m’empêchent de dormir nuit et jour. Il y a long-temps que je serois guéri, et que j’aurois recouvré l’usage de la parole, si tu l’avois désenchanté : voilà la cause de ce silence que je garde, et dont tu te plains. » « Hé bien, dit la magicienne, pour vous apaiser je suis prête à faire ce que vous me commanderez : voulez-vous que je lui rende sa première forme ? » « Oui, répondit le sultan, et hâte-toi de le mettre en liberté, afin que je ne sois plus incommodé de ses cris. »

La magicienne sortit aussitôt du Palais des larmes. Elle prit une tasse d’eau, et prononça dessus des paroles qui la firent bouillir comme si elle eût été sur le feu. Elle alla ensuite à la salle où étoit le jeune roi son mari ; elle jeta de cette eau sur lui, en disant : « Si le Créateur de toutes choses t’a formé tel que tu es présentement ou s’il est en colère contre toi, ne change pas ; mais si tu n’es dans cet état que par la vertu de mon enchantement, reprends ta forme naturelle, et redeviens tel que tu étois auparavant. » À peine eut-elle achevé ces mots, que le prince se retrouvant en son premier état, se leva librement, avec toute la joie qu’on peut s’imaginer, et il en rendit grâces à Dieu. La magicienne reprenant la parole : « Va, lui dit-elle, éloigne-toi de ce château, et n’y reviens jamais, ou bien il t’en coûtera la vie. »

Le jeune roi, cédant à la nécessité, s’éloigna de la magicienne, sans répliquer, et se retira dans un lieu écarté, où il attendit impatiemment le succès du dessein dont le sultan venoit de commencer l’exécution avec tant de bonheur.

Cependant la magicienne retourna au Palais des larmes ; et en entrant, comme elle croyoit toujours parler au noir : « Cher amant, lui dit-elle, j’ai fait ce que vous m’avez ordonné : rien ne vous empêche de vous lever, et de me donner par-là une satisfaction dont je suis privée depuis si long-temps. »

Le sultan continua de contrefaire le langage des noirs. « Ce que tu viens de faire, répondit-il d’un ton brusque, ne suffit pas pour me guérir ; tu n’as ôté qu’une partie du mal, il en faut couper jusqu’à la racine. » « Mon aimable noiraut, reprit-elle, qu’entendez-vous par la racine ? » « Malheureuse, repartit le sultan, ne comprends-tu pas que je veux parler de cette ville et de ses habitans, et des quatre isles que tu as détruites par tes enchantemens ? Tous les jours à minuit, les poissons ne manquent pas de lever la tête hors de l’étang, et de crier vengeance contre moi et contre toi. Voilà le véritable sujet du retardement de ma guérison. Va promptement rétablir les choses en leur premier état, et à ton retour, je te donnerai la main, et tu m’aideras à me lever. »

La magicienne, remplie de l’espérance que ces paroles lui firent concevoir, s’écria, transportée de joie : « Mon cœur, mon ame, vous aurez bientôt recouvré votre santé ; car je vais faire ce que vous me commandez. » En effet, elle partit dans le moment ; et lorsqu’elle fut arrivée sur le bord de l’étang, elle prit un peu d’eau dans sa main, et en fit une aspersion dessus.

Scheherazade, en cet endroit, voyant qu’il étoit jour, n’en voulut pas dire davantage. Dinarzade dit à la sultane : « Ma sœur, j’ai bien de la joie de savoir le jeune roi des quatre Isles Noires désenchanté ; et je regarde déjà la ville et les habitans comme rétablis en leur premier état ; mais je suis en peine d’apprendre ce que deviendra la magicienne. » « Donnez-vous un peu de patience, répondit la sultane ; vous aurez demain la satisfaction que vous desirez, si le sultan, mon seigneur, veut bien y consentir. » Schahriar, qui, comme on l’a déjà dit, avoit pris son parti là-dessus, se leva pour aller remplir ses devoirs.

XXVIIe NUIT.

Scheherazade, désirant tenir sa promesse, se mit à raconter quel fut le sort de la reine magicienne, en ces termes :

La magicienne ayant fait l’aspersion, n’eut pas plutôt prononcé quelques paroles sur les poissons et sur l’étang, que la ville reparut à l’heure même. Les poissons redevinrent hommes : femmes ou enfans, mahométans, chrétiens, persans ou juifs, gens libres ou esclaves, chacun reprit sa forme naturelle. Les maisons et les boutiques furent bientôt remplies de leurs habitans, qui y trouvèrent toutes choses dans la même situation et dans le même ordre où elles étoient avant l’enchantement. La suite nombreuse du sultan, qui se trouva campée dans la plus grande place, ne fut pas peu étonnée de se voir en un instant au milieu d’une ville belle, vaste et bien peuplée.

Pour revenir à la magicienne, dès qu’elle eut fait ce changement merveilleux, elle se rendit en diligence au Palais des larmes, pour en recueillir le fruit. « Mon cher seigneur, s’écria-t-elle en entrant, je viens me réjouir avec vous du retour de votre santé ; j’ai fait tout ce que vous avez exigé de moi : levez-vous donc, et me donnez la main. » « Approchez, lui dit le sultan, en contrefaisant toujours le langage des noirs. » Elle s’approcha. « Ce n’est pas assez, reprit-il, approche-toi davantage. » Elle obéit. Alors il se leva, et la saisit par le bras si brusquement, qu’elle n’eut pas le temps de se reconnoître ; et, d’un coup de sabre, il sépara son corps en deux parties, qui tombèrent, l’une d’un côté, et l’autre de l’autre. Cela étant fait, il laissa le cadavre sur la place, et sortant du Palais des larmes, il alla trouver le jeune prince des Isles Noires, qui l’attendoit avec impatience. « Prince, lui dit-il en l’embrassant, réjouissez-vous, vous n’avez plus rien à craindre : votre cruelle ennemie n’est plus. »

Le jeune prince remercia le sultan d’une manière qui marquoit que son cœur étoit pénétré de reconnoissance ; et pour prix de lui avoir rendu un service si important, il lui souhaita une longue vie, avec toutes sortes de prospérités. « Vous pouvez désormais, lui dit le sultan, demeurer paisible dans votre capitale, à moins que vous ne vouliez venir dans la mienne, qui en est si voisine ; je vous y recevrai avec plaisir, et vous n’y serez pas moins honoré et respecté que chez vous. » « Puissant monarque à qui je suis si redevable, répondit le roi, vous croyez donc être fort près de votre capitale ? » « Oui, répliqua le sultan, je le crois ; il n’y a pas plus de quatre ou cinq heures de chemin. » « Il y a une année entière de voyage, reprit le jeune prince. Je veux bien croire que vous êtes venu ici de votre capitale dans le peu de temps que vous dites, parce que la mienne étoit enchantée ; mais depuis qu’elle ne l’est plus, les choses ont bien changé. Cela ne m’empêchera pas de vous suivre, quand ce seroit pour aller aux extrémités de la terre. Vous êtes mon libérateur ; et pour vous donner toute ma vie des marques de ma reconnoissance, je prétends vous accompagner, et j’abandonne sans regret mon royaume. »

Le sultan fut extraordinairement surpris d’apprendre qu’il étoit si loin de ses états, et il ne comprenoit pas comment cela se pouvoit faire. Mais le jeune roi des Isles Noires le convainquit si bien de cette possibilité, qu’il n’en douta plus. « Il n’importe, reprit alors le sultan : la peine de m’en retourner dans mes états, est suffisamment récompensée par la satisfaction de vous avoir obligé, et d’avoir acquis un fils en votre personne ; car, puisque vous voulez bien me faire l’honneur de m’accompagner, et que je n’ai point d’enfans, je vous regarde comme tel, et je vous fais, dès-à-présent, mon héritier et mon successeur. »

L’entretien du sultan et du roi des Isles Noires, se termina par les plus tendres embrassemens. Après quoi, le jeune prince ne songea qu’aux préparatifs de son voyage. Ils furent achevés en trois semaines, au grand regret de toute sa cour et de ses sujets, qui reçurent de sa main un de ses proches parens pour leur roi.

Enfin, le sultan et le jeune prince se mirent en chemin avec cent chameaux chargés de richesses inestimables, tirées des trésors du jeune roi, qui se fit suivre par cinquante cavaliers bien faits, parfaitement montés et équipés. Leur voyage fut heureux ; et lorsque le sultan, qui avoit envoyé des courriers pour donner avis de son retardement et de l’aventure qui en étoit la cause, fut près de sa capitale, les principaux officiers qu’il y avoit laissés, vinrent le recevoir, et l’assurèrent que sa longue absence n’avoit apporté aucun changement dans son empire. Les habitans sortirent aussi en foule, le reçurent avec de grandes acclamations, et firent des réjouissances qui durèrent plusieurs jours.

Le lendemain de son arrivée, le sultan fit à tous ses courtisans assemblés, un détail fort ample des choses qui, contre son attente, avoient rendu son absence si longue. Il leur déclara ensuite l’adoption qu’il avoit faite du roi des quatre Isles Noires, qui avoit bien voulu abandonner un grand royaume pour l’accompagner et vivre avec lui. Enfin, pour reconnoître la fidélité qu’ils lui avoient tous gardée, il leur fit des largesses proportionnées au rang que chacun tenoit à sa cour.

Pour le pêcheur, comme il étoit la première cause de la délivrance du jeune prince, le sultan le combla de biens, et le rendit, lui et sa famille, très-heureux le reste de leurs jours.

Scheherazade finit là le conte du pêcheur et du génie. Dinarzade lui marqua qu’elle y avoit pris un plaisir infini ; et Schahriar lui ayant témoigné la même chose, elle leur dit qu’elle en savoit un autre qui étoit encore plus beau que celui-là, et que si le sultan le lui vouloit permettre, elle le raconteroit le lendemain, car le jour commençoit à paroître. Schahriar se souvenant du délai d’un mois qu’il avoit accordé à la sultane, et curieux d’ailleurs de savoir si ce nouveau conte seroit aussi agréable qu’elle le promettoit, se leva dans le dessein de l’entendre la nuit suivante.

XXVIIIe NUIT.

Dinarzade, suivant sa coutume, n’oublia pas d’appeler la sultane, lorsqu’il en fut temps. Scheherazade, sans lui répondre, commença un de ses beaux contes :

HISTOIRE
DE TROIS CALENDERS, FILS DE ROIS,
ET DE CINQ DAMES DE BAGDAD.


Sire, dit-elle en adressant la parole au sultan, sous le règne du calife[1], Haroun Alraschid[2], il y avoit à Bagdad, où il faisoit sa résidence, un porteur, qui, malgré sa profession basse et pénible, ne laissoit pas d’être homme d’esprit et de bonne humeur. Un matin qu’il étoit à son ordinaire avec un grand panier à jour près de lui, dans une place où il attendoit que quelqu’un eût besoin de son ministère, une jeune dame de belle taille, couverte d’un grand voile de mousseline, l’aborda, et lui dit d’un air gracieux : « Écoutez, porteur, prenez votre panier, et suivez-moi » Le porteur, enchanté de ce peu de paroles prononcées si agréablement, prit aussitôt son panier, le mit sur sa tête, et suivit la dame, en disant : « Ô jour heureux ! ô jour de bonne rencontre ! »

D’abord, la dame s’arrêta devant une porte fermée, et frappa. Un Chrétien vénérable par une longue barbe blanche, ouvrit, et elle lui mit de l’argent dans la main, sans lui dire un seul mot. Mais le Chrétien, qui savoit ce qu’elle demandoit, rentra, et peu de temps après, apporta une grosse cruche d’un vin excellent. « Prenez cette cruche, dit la dame au porteur, et la mettez dans votre panier. » Cela étant fait, elle lui commanda de la suivre ; puis elle continua de marcher, et le porteur continua de dire : « Ô jour de félicité ! ô jour d’agréable surprise et de joie ! »

La dame s’arrêta à la boutique d’un vendeur de fruits et de fleurs, où elle choisit de plusieurs sortes de pommes, des abricots, des pêches, des coins, des limons, des citrons, des oranges, du myrte, du basilic, des lis, du jasmin, et de quelques autres sortes de fleurs et de plantes de bonne odeur. Elle dit au porteur de mettre tout cela dans le panier, et de la suivre. En passant devant l’étalage d’un boucher, elle se fit peser vingt-cinq livres de la plus belle viande qu’il eût ; ce que le porteur mit encore dans son panier par son ordre. À une autre boutique, elle prit des câpres, de l’estragon, de petits concombres, de la percepierre et autres herbes, le tout confit dans le vinaigre ; à une autre, des pistaches, des noix, des noisettes, des pignons, des amandes, et d’autres fruits semblables ; à une autre encore, elle acheta toutes sortes de pâtes d’amande. Le porteur, en mettant toutes ces choses dans son panier, remarquant qu’il se remplissoit, dit à la dame : « Ma bonne dame, il falloit m’avertir que vous feriez tant de provisions, j’aurois pris un cheval, ou plutôt un chameau pour les porter. J’en aurai beaucoup plus que ma charge, pour peu que vous en achetiez d’autres. » La dame rit de cette plaisanterie, et ordonna de nouveau au porteur de la suivre.

Elle entra chez un droguiste, où elle se fournit de toutes sortes d’eaux de senteur, de clous de girofle, de muscade, de poivre, de gingembre, d’un gros morceau d’ambre-gris, et de plusieurs autres épiceries des Indes ; ce qui acheva de remplir le panier du porteur, auquel elle dit encore de la suivre. Alors ils marchèrent tous deux, jusqu’à ce qu’ils fussent arrivés à un hôtel magnifique, dont la façade étoit ornée de belles colonnes, et qui avoit une porte d’ivoire. Ils s’y arrêtèrent, et la dame frappa un petit coup…

En cet endroit, Scheherazade aperçut qu’il étoit jour, et cessa de parler. « Franchement, ma sœur, dit Dinarzade, voilà un commencement qui donne beaucoup de curiosité. Je crois que le sultan ne voudra pas se priver au plaisir d’entendre la suite. » Effectivement, Schahriar, loin d’ordonner la mort de la sultane, attendit impatiemment la nuit suivante, pour apprendre ce qui se passeroit dans l’hôtel dont elle avoit parlé.

XXIXe NUIT.

Dinarzade, réveillée avant le jour, adressa ces paroles à la sultane : « Ma sœur, je vous prie de poursuivre l’histoire que vous commençâtes hier. » Scheherazade, aussitôt, la continua de cette maniere :

Pendant que la jeune dame et le porteur attendoient que l’on ouvrît la porte de l’hôtel, le porteur faisoit mille réflexions. Il étoit étonné qu’une dame faite comme celle qu’il voyoit, fît l’office de pourvoyeur ; car enfin il jugeoit bien que ce n’étoit pas une esclave : il lui trouvoit l’air trop noble pour penser qu’elle ne fût pas libre, et même une personne de distinction. Il lui auroit volontiers fait des questions pour s’éclaircir de sa qualité ; mais dans le temps qu’il se préparoit à lui parler, une autre dame, qui vint ouvrir la porte, lui parut si belle, qu’il en demeura tout surpris ; ou plutôt il fut si vivement frappé de l’éclat de ses charmes, qu’il en pensa laisser tomber son panier avec tout ce qui étoit dedans, tant cet objet le mit hors de lui-même. Il n’avoit jamais vu de beauté qui approchât de celle qu’il avoit devant les yeux.

La dame qui avoit amené le porteur, s’aperçut du désordre qui se passoit dans son ame, et du sujet qui le causoit. Cette découverte la divertit ; et elle prenoit tant de plaisir à examiner la contenance du porteur, qu’elle ne songeoit pas que la porte étoit ouverte. « Entrez donc, ma sœur, lui dit la belle portière, qu’attendez-vous ? Ne voyez-vous pas que ce pauvre homme est si chargé, qu’il n’en peut plus ? »

Lorsqu’elle fut entrée avec le porteur, la dame qui avoit ouvert la porte, la ferma ; et tous trois, après avoir traversé un beau vestibule, passèrent dans une cour très-spacieuse, et environnée d’une galerie à jour, qui communiquoit à plusieurs appartemens de plain-pied, de la dernière magnificence. Il y avoit dans le fond de cette cour un sofa richement garni, avec un trône d’ambre au milieu, soutenu de quatre colonnes d’ébène, enrichies de diamans et de perles d’une grosseur extraordinaire, et garnies d’un satin rouge relevé d’une broderie d’or des Indes, d’un travail admirable. Au milieu de la cour, il y avoit un grand bassin bordé de marbre blanc, et plein d’une eau très-claire, qui y tomboit abondamment par un mufle de lion de bronze doré.

Le porteur, tout chargé qu’il étoit, ne laissoit pas d’admirer la magnificence de cette maison, et la propreté qui y régnoit partout ; mais ce qui attira particulièrement son attention, fut une troisième dame, qui lui parut encore plus belle que la seconde, et qui étoit assise sur le trône dont j’ai parlé. Elle en descendit dès qu’elle aperçut les deux premières dames, et s’avança au-devant d’elles. Il jugea par les égards que les autres avoient pour celle-là, que c’étoit la principale ; en quoi il ne se trompoit pas. Cette dame se nommoit Zobéïde ; celle qui avoit ouvert la porte s’appeloit Safie ; et Amine étoit le nom de celle qui avoit été aux provisions.

Zobéïde dit aux deux dames en les abordant : « Mes sœurs, ne voyez-vous pas que ce bonhomme succombe sous le fardeau qu’il porte ? Qu’attendez-vous pour le décharger ? » Alors Amine et Safie prirent le panier, l’une par devant, l’autre par derrière. Zobéïde y mit aussi la main, et toutes trois le posèrent à terre. Elles commencèrent à le vuider ; et quand cela fut fait, l’agréable Amine tira de l’argent, paya libéralement le porteur…

Le jour venant à paroître en cet endroit, imposa silence à Scheherazade, et laissa non-seulement à Dinarzade, mais encore à Schahriar, un grand désir d’entendre la suite ; ce que ce prince remit à la nuit suivante.

XXXe NUIT.

Le lendemain, Dinarzade, réveillée par l’impatience d’entendre la suite de l’histoire commencée, dit à la sultane : « Au nom de Dieu, ma sœur, je vous prie de nous conter ce que firent ces trois belles dames de toutes les provisions qu’Amine avoit achetées. » « Vous l’allez savoir, répondit Scheherazade, si vous voulez m’écouter avec attention. » En même temps elle reprit ce conte dans tes termes :

Le porteur, très-satisfait de l’argent qu’on lui avoit donné, devoit prendre son panier et se retirer ; mais il ne put s’y résoudre : il se sentoit malgré lui arrêter par le plaisir de voir trois beautés si rares, et qui lui paroissoient également charmantes ; car Amine avoit aussi ôté son voile, et il ne la trouvoit pas moins belle que les autres. Ce qu’il ne pouvoit comprendre, c’est qu’il ne voyoit aucun homme dans cette maison. Néanmoins la plupart des provisions qu’il avoit apportées, comme les fruits secs, et les différentes sortes de gâteaux et de confitures, ne convenoient proprement qu’à des gens qui vouloient boire et se réjouir.

Zobéïde crut d’abord que le porteur s’arrêtoit pour prendre haleine ; mais voyant qu’il restoit trop long-temps : « Qu’attendez-vous, lui dit-elle, n’êtes-vous pas payé suffisamment ? Ma sœur, ajouta-t-elle, en s’adressant à Amine, donnez-lui encore quelque chose : qu’il s’en aille content. » « Madame, répondit le porteur, ce n’est pas cela qui me retient ; je ne suis que trop payé de ma peine. Je vois bien que j’ai commis une incivilité en demeurant ici plus que je ne devois ; mais j’espère que vous aurez la bonté de la pardonner à l’étonnement où je suis de ne voir aucun homme avec trois dames d’une beauté si peu commune. Une compagnie de femmes sans hommes, est pourtant une chose aussi triste qu’une compagnie d’hommes sans femmes. » Il ajouta à ce discours plusieurs choses fort plaisantes pour prouver ce qu’il avançoit. Il n’oublia pas de citer ce qu’on disoit à Bagdad, qu’on n’est pas bien à table, si l’on n’y est quatre ; et enfin il finit en concluant que puisqu’elles étoient trois, elles avoient besoin d’un quatrième.

Les dames se prirent à rire du raisonnement du porteur. Après cela, Zobéïde lui dit d’un air sérieux : « Mon ami, vous poussez un peu trop loin votre indiscrétion ; mais quoique vous ne méritiez pas que j’entre dans aucun détail avec vous, je veux bien toutefois vous dire que nous sommes trois sœurs, qui faisons si secrètement nos affaires, que personne n’en sait rien. Nous avons un trop grand sujet de craindre d’en faire part à des indiscrets ; et un bon auteur que nous avons lu, dit : « Garde ton secret, et ne le révèle à personne : qui le révèle, n’en est plus le maître. Si ton sein ne peut contenir ton secret, comment le sein de celui à qui tu l’auras confié, pourra-t-il le contenir ? »

« Mesdames, reprit le porteur, à votre air seulement, j’ai jugé d’abord que vous étiez des personnes d’un mérite très-rare ; et je m’aperçois que je ne me suis pas trompé. Quoique la fortune ne m’ait pas donné assez de biens pour m’élever à une profession au-dessus de la mienne, je n’ai pas laissé de cultiver mon esprit autant que je l’ai pu, par la lecture des livres de science et d’histoire ; et vous me permettrez, s’il vous plaît, de vous dire, que j’ai lu aussi dans un autre auteur, une maxime que j’ai toujours heureusement pratiquée : « Nous ne cachons notre secret, dit-il, qu’à des gens reconnus de tout le monde pour des indiscrets, qui abuseroient de notre confiance ; mais nous ne faisons nulle difficulté de le découvrir aux sages, parce que nous sommes persuadés qu’ils sauront le garder. » « Le secret chez moi est dans une aussi grande sûreté que s’il étoit dans un cabinet dont la clef fût perdue, et la porte bien scellée. »

Zobéïde connut que le porteur ne manquoit pas d’esprit ; mais jugeant qu’il avoit envie d’être du régal qu’elles vouloient se donner, elle lui repartit en souriant : « Vous savez que nous nous préparons à nous régaler ; mais vous savez en même temps que nous avons fait une dépense considérable, et il ne seroit pas juste que, sans y contribuer, vous fussiez de la partie. » La belle Safie appuya le sentiment de sa sœur. « Mon ami, dit-elle au porteur, n’avez-vous jamais oui dire ce que l’on dit assez communément : « Si vous apportez quelque chose, vous serez quelque chose avec nous ; si vous n’apportez rien, retirez-vous avec rien. »

Le porteur, malgré sa rhétorique, auroit peut-être été obligé de se retirer avec confusion, si Amine, prenant fortement son parti, n’eût dit à Zobéïde et à Safie : « Mes chères sœurs, je vous conjure de permettre qu’il demeure avec nous : il n’est pas besoin de vous dire qu’il nous divertira ; vous voyez bien qu’il en est capable. Je vous assure que sans sa bonne volonté, sa légèreté et son courage à me suivre, je n’aurois pu venir à bout de faire tant d’emplettes en si peu de temps. D’ailleurs, si je vous répétois toutes les douceurs qu’il m’a dites en chemin, vous seriez peu surprises de la protection que je lui donne. »

À ces paroles d’Amine, le porteur, transporté de joie, se laissa tomber sur les genoux, baisa la terre aux pieds de cette charmante personne ; et en se relevant : « Mon aimable dame, lui dit-il, vous avez commencé aujourd’hui mon bonheur ; vous y mettez le comble par une action si généreuse ; je ne puis assez vous témoigner ma reconnoissance. Au reste, mesdames, ajouta-t-il, en s’adressant aux trois sœurs ensemble, puisque vous me faites un si grand honneur, ne croyez pas que j’en abuse, et que je me considère comme un homme qui le mérite ; non, je me regarderai toujours comme le plus humble de vos esclaves. » En achevant ces mots, il voulut rendre l’argent qu’il avoit reçu ; mais la grave Zobéïde lui ordonna de le garder. « Ce qui est une fois sorti de nos mains, dit-elle, pour récompenser ceux qui nous ont rendu service, n’y retourne plus…

L’aurore qui parut, vint en cet endroit imposer silence à Scheherazade. Dinarzade, qui l’écoutoit avec beaucoup d’attention, en fut fort fâchée, mais elle eut sujet de s’en consoler, parce que le sultan, curieux de savoir ce qui se passeroit entre les trois belles dames et le porteur, remit la suite de cette histoire à la nuit suivante, et se leva pour aller s’acquitter de ses fonctions ordinaires.

XXXIe NUIT.

Dinarzade, le lendemain, ne manqua pas d’engager sa sœur à poursuivre le merveilleux conte qu’elle avoit commencé. Scheherazade prit alors la parole, et s’adressant au sultan : « Sire, dit-elle, je vais, avec votre permission, contenter la curiosité de ma sœur. » En même temps elle reprit ainsi l’histoire des trois Calenders[3] :

Zobéïde ne voulut donc point reprendre l’argent du porteur. « Mais, mon ami, lui dit-elle, en consentant que vous demeuriez avec nous, je vous avertis que ce n’est pas seulement à condition que vous garderez le secret que nous avons exigé de vous, nous prétendons encore que vous observiez exactement les règles de la bienséance et de l’honnêteté. » Pendant qu’elle tenoit ce discours, la charmante Amine quitta son habillement de ville, attacha sa robe à sa ceinture pour agir avec plus de liberté, et prépara la table ; elle servit plusieurs sortes de mets, et mit sur un buffet des bouteilles de vin et des tasses d’or. Après cela, les dames se placèrent, et firent asseoir à leurs côtés le porteur, qui étoit satisfait au-delà de tout ce qu’on peut dire, de se voir à table avec trois personnes d’une beauté si extraordinaire.

Après les premiers morceaux, Amine, qui s’étoit placée près du buffet, prit une bouteille et une tasse, se versa à boire, et but la première, suivant la coutume des Arabes. Elle versa ensuite à ses sœurs, qui burent l’une après l’autre ; puis remplissant pour la quatrième fois la même tasse, elle la présenta au porteur, lequel, en la recevant, baisa la main d’Amine, et chanta, avant que de boire, une chanson, dont le sens étoit que comme le vent emporte avec lui la bonne odeur des lieux parfumés par où il passe, de même le vin qu’il alloit boire, venant de sa main, en recevoit un goût plus exquis que celui qu’il avoit naturellement. Cette chanson réjouit les dames, qui chantèrent à leur tour. Enfin, la compagnie fut de très-bonne humeur pendant le repas, qui dura fort long-temps, et fut accompagné de tout ce qui pouvoit le rendre agréable.

» Le jour alloit bientôt finir, lorsque Safie, prenant la parole au nom des trois dames, dit au porteur : « Levez-vous, partez, il est temps de vous retirer. » Le porteur, ne pouvant se résoudre à les quitter, répondit : « Eh, mesdames, où me commandez-vous d’aller en l’état où je me trouve ? Je suis hors de moi-même, à force de vous voir et de boire : je ne retrouverois jamais le chemin de ma maison. Donnez-moi la nuit pour me reconnoître ; je la passerai où il vous plaira ; mais il ne me faut pas moins de temps pour me remettre dans le même état où j’étois lorsque je suis entré chez vous ; avec cela, je doute encore si je n’y laisserai pas la meilleure partie de moi-même. »

» Amine prit une seconde fois le parti du porteur. « Mes sœurs, dit-elle, il a raison ; je lui sais bon gré de la demande qu’il nous fait. Il nous a assez bien diverties ; si vous voulez m’en croire, ou plutôt si vous m’aimez autant que j’en suis persuadée, nous le retiendrons pour passer la soirée avec nous. » « Ma sœur, dit Zobéïde, nous ne pouvons rien refuser à votre prière. Porteur, continua-t-elle en s’adressant à lui, nous voulons bien encore vous faire cette grâce ; mais nous y mettons une nouvelle condition. Quoi que nous puissions faire en votre présence, par rapport à nous ou à autre chose, gardez-vous bien d’ouvrir seulement la bouche pour nous en demander la raison ; car en nous faisant des questions sur des choses qui ne vous regardent nullement, vous pourriez entendre ce qui ne vous plairoit pas. Prenez-y garde, et ne vous avisez pas d’être trop curieux, en voulant approfondir les motifs de nos actions. »

« Madame, repartit le porteur, je vous promets d’observer cette condition avec tant d’exactitude, que vous n’aurez pas lieu de me reprocher d’y avoir contrevenu, et encore moins de punir mon indiscrétion. Ma langue, en cette occasion, sera immobile, et mes yeux seront comme un miroir, qui ne conserve rien des objets qu’il a reçus. » « Pour vous faire voir, reprit Zobéïde d’un air très-sérieux, que ce que nous vous demandons n’est pas nouvellement établi parmi nous, levez-vous, et allez lire ce qui est écrit au-dessus de notre porte en dedans. »

Le porteur alla jusques-là et y lut ces mots qui étoient écrits en gros caractères d’or : « Qui parle des choses qui ne le regardent point, entend ce qui ne lui plaît pas. » Il revint ensuite trouver les trois sœurs : « Mesdames, leur dit-il, je vous jure que vous ne m’entendrez parler d’aucune chose qui ne me regardera pas, et où vous puissiez avoir intérêt. »

Cette convention faite, Amine apporta le souper ; et quand elle eut éclairé la salle d’un grand nombre de bougies préparées avec le bois d’aloës et l’ambre-gris, qui répandirent une odeur agréable, et firent une belle illumination, elle s’assit à table avec ses sœurs et le porteur. Ils recommencèrent à manger, à boire, à chanter et à réciter des vers. Les dames prenoient plaisir à enivrer le porteur, sous prétexte de le faire boire à leur santé. Les bons mots ne furent point épargnés. Enfin, ils étoient tous de la meilleure humeur du monde, lorsqu’ils ouïrent frapper à la porte…

Scheherazade fut obligée, en cet endroit, d’interrompre son récit, parce qu’elle vit paroître le jour. Le sultan ne doutant point que la suite de cette histoire ne méritât d’être entendue, la remit au lendemain, et se leva.

XXXIIe NUIT.

Sur la fin de la nuit suivante, Dinarzade dit à la sultane : « Ma sœur, je suis dans une extrême impatience d’entendre le conte de ces trois belles filles, et de savoir qui frappoit à leur porte. » « Vous l’allez apprendre, répondit Scheherazade ; je vous assure que ce que je vais vous raconter, n’est pas indigne de l’attention du sultan mon seigneur :

» Dès que les dames, poursuivit-elle, entendirent frapper à la porte, elles se levèrent toutes trois en même temps pour aller ouvrir ; mais Safie, à qui cette fonction appartenoit particulièrement, fut la plus diligente ; les deux autres se voyant prévenues, demeurèrent, et attendirent qu’elle vînt leur apprendre qui pouvoit avoir affaire chez elles si tard. Safie revint. « Mes sœurs, dit-elle, il se présente une belle occasion de passer une bonne partie de la nuit fort agréablement ; et si vous êtes du même sentiment que moi, nous ne la laisserons point échapper. Il y a à notre porte trois Calenders ; au moins ils me paroissent tels à leur habillement ; mais ce qui va sans doute vous surprendre, ils sont tous trois borgnes de l’œil droit, et ont la tête, la barbe et les sourcils ras. Ils ne font, disent-ils, que d’arriver tout présentement à Bagdad, où ils ne sont jamais venus ; et comme il est nuit, et qu’ils ne savent où aller loger, ils ont frappé par hasard à notre porte, et ils nous prient, pour l’amour de Dieu, d’avoir la charité de les recevoir. Ils se mettent peu en peine du lieu que nous voudrons leur donner, pourvu qu’ils soient à couvert ; ils se contenteront d’une écurie. Ils sont jeunes et assez bien faits ; ils paroissent même avoir beaucoup d’esprit ; mais je ne puis penser, sans rire, à leur figure plaisante et uniforme. » En cet endroit, Safie s’interrompit elle-même, et se mit à rire de si bon cœur, que les deux autres dames et le porteur ne purent s’empêcher de rire aussi. « Mes bonnes sœurs, reprit-elle, ne voulez-vous pas bien que nous les fassions entrer ? Il est impossible qu’avec des gens tels que je viens de vous les dépeindre, nous n’achevions la journée encore mieux que nous ne l’avons commencée. Ils nous divertiront fort, et ne nous seront point à charge, puisqu’ils ne nous demandent une retraite que pour cette nuit seulement, et que leur intention est de nous quitter d’abord qu’il sera jour. »

» Zobéïde et Amine firent difficulté d’accorder à Safie ce qu’elle demandoit, et elle en savoit bien la raison elle-même ; mais elle leur témoigna une si grande envie d’obtenir d’elles cette faveur, qu’elles ne purent la lui refuser. « Allez, lui dit Zobéïde, faites-les donc entrer ; mais n’oubliez pas de les avertir de ne point parler de ce qui ne les regardera pas, et de leur faire lire ce qui est écrit au-dessus de la porte. » À ces mots, Safie courut ouvrir avec joie ; et peu de temps après, elle revint accompagnée des trois Calenders.

» Les trois Calenders firent en entrant une profonde révérence aux dames qui s’étoient levées pour les recevoir, et qui leur dirent obligeamment qu’ils étoient les bien-venus ; qu’elles étoient bien aises de trouver l’occasion de les obliger et de contribuer à les remettre de la fatigue de leur voyage ; et enfin elles les invitèrent à s’asseoir auprès d’elles. La magnificence du lieu, et l’honnêteté des dames, firent concevoir aux Calenders une haute idée de ces belles hôtesses ; mais avant que de prendre place, avant par hasard jeté les yeux sur le porteur, et le voyant habillé à-peu-près comme d’autres Calenders, avec lesquels ils étoient en différend sur plusieurs points de discipline, et qui ne se rasoient pas la barbe et les sourcils, un d’entr’eux prit la parole : « Voilà, dit-il, apparemment un de nos frères arabes les révoltés. »

» Le porteur, à moitié endormi, et la tête échauffée du vin qu’il avoit bu, se trouva choqué de ces paroles ; et sans se lever de sa place, il répondit aux Calenders, en les regardant fièrement : « Asseyez-vous, et ne vous mêlez pas de ce que vous n’avez que faire. N’avez-vous pas lu au-dessus de la porte, l’inscription qui y est ? Ne prétendez pas obliger le monde à vivre à votre mode ; vivez à la nôtre. »

« Bon-homme, reprit le Calender qui avoit parlé, ne vous mettez point en colère ; nous serions bien fâchés de vous en avoir donné le moindre sujet, et nous sommes au contraire prêts à recevoir vos commandemens. » La querelle auroit pu avoir des suites ; mais les dames s’en mêlèrent, et pacifièrent toutes choses.

» Quand les Calenders se furent assis à table, les dames leur servirent à manger, et l’enjouée Safie particulièrement, prit soin de leur verser à boire…

Scheherazade s’arrêta en cet endroit, parce qu’elle remarqua qu’il étoit jour. Le sultan se leva pour aller remplir ses devoirs, se promettant bien d’entendre la suite de ce conte le lendemain ; car il avoit grande envie d’apprendre pourquoi les Calenders étoient borgnes, et tous trois du même œil.

XXXIIIe NUIT.

Une heure avant le jour, Scheherazade continua de cette manière ce qui se passa entre les dames et les Calenders :

Après que les Calenders eurent bu et mangé à discrétion, ils témoignèrent aux dames qu’ils se feroient un grand plaisir de leur donner un concert, si elles avoient des instrumens, et qu’elles voulussent leur en faire apporter. Elles acceptèrent l’offre avec joie. Le belle Safie se leva pour en aller chercher. Elle revint un moment ensuite, et leur présenta une flûte du pays, une flûte persanne, et un tambour de basque. Chaque Calender reçut de sa main l’instrument qu’il voulut choisir, et ils commencèrent tous trois à jouer un air. Les dames, qui savoient des paroles sur cet air, qui étoit des plus gais, l’accompagnèrent de leur voix ; mais elles s’interrompoient de temps en temps par de grands éclats de rire que leur faisoient faire les paroles. Au plus fort de ce divertissement, et lorsque la compagnie étoit le plus en joie, on frappa à la porte. Safie cessa de chanter, et alla voir ce que c’étoit.

Mais, sire, dit en cet endroit Scheherazade au sultan, il est bon que votre majesté sache pourquoi l’on frappoit si tard à la porte des dames ; en voici la raison. Le calife Haroun Alraschid avoit coutume de marcher très-souvent la nuit incognito, pour savoir par lui-même si tout étoit tranquille dans la ville ; et s’il ne s’y commettoit pas de désordre.

Cette nuit-là le calife étoit sorti de bonne heure, accompagné de Giafar[4] son grand visir, et de Mesrour, chef des eunuques de son palais, tous trois déguisés en marchands. En passant par la rue des trois dames, ce prince, entendant le son des instrumens et des voix, et le bruit des éclats de rire, dit au visir : « Allez, frappez à la porte de cette maison où l’on fait tant de bruit ; je veux y entrer et en apprendre la cause. » Le visir eut beau lui répéter que c’étoient des femmes qui régaloient ce soir-là ; que le vin apparemment leur avoit échauffé la tête, et qu’il ne devoit pas s’exposer à recevoir d’elles quelqu’insulte ; qu’il n’étoit pas encore heure indue, et qu’il ne falloit pas troubler leur divertissement. « Il n’importe, repartit le calife, frappez, je vous l’ordonne. »

C’étoit donc le grand visir Giafar qui avoit frappé à la porte des dames par ordre du calife, qui ne vouloit pas être connu. Safie ouvrit ; et le visir remarquant à la clarté d’une bougie qu’elle tenoit, que c’étoit une dame d’une grande beauté, joua parfaitement bien son personnage. Il lui fit une profonde révérence, et lui dit d’un air respectueux : « Madame, nous sommes trois marchands de Moussoul, arrivés depuis environ dix jours, avec de riches marchandises que nous avons en magasin dans un khan[5] où nous avons pris logement. Nous avons été aujourd’hui chez un marchand de cette ville qui nous avoit invités à l’aller voir. Il nous a régalés d’une collation ; et comme le vin nous avoit mis de belle humeur, il a fait venir une troupe de danseuses. Il étoit déjà nuit et dans le temps que l’on jouoit des instrumens, que les danseuses dansoient, et que la compagnie faisoit grand bruit, le guet a passé et s’est fait ouvrir. Quelques-uns de la compagnie ont été arrêtés. Pour nous, nous avons été assez heureux pour nous sauver par-dessus une muraille ; mais, ajouta le visir, comme nous sommes étrangers, et avec cela un peu pris de vin, nous craignons de rencontrer une autre escouade de guet, ou la même, avant que d’arriver à notre khan, qui est éloigné d’ici. Nous y arriverions même inutilement ; car la porte est fermée, et ne sera ouverte que demain matin, quelque chose qui puisse arriver. C’est pourquoi, madame, ayant ouï en passant des instrumens et des voix, nous avons jugé que l’on n’étoit pas encore retiré chez vous, et nous avons pris la liberté de frapper, pour vous supplier de nous donner retraite jusqu’au jour. Si nous vous paroissons dignes de prendre part à votre divertissement, nous tâcherons d’y contribuer en ce que nous pourrons, pour réparer l’interruption que nous y avions causée ; sinon, faites-nous seulement la grâce de souffrir que nous passions la nuit à couvert sous votre vestibule. »

Pendant ce discours de Giafar, la belle Safie eut le temps d’examiner le visir et les deux personnes qu’il disoit marchands comme lui ; et jugeant à leur physionomie que ce n’étoient pas des gens du commun, elle leur dit qu’elle n’étoit pas la maîtresse, et que s’ils vouloient se donner un moment de patience, elle reviendroit leur apporter la réponse.

Safie alla faire ce rapport à ses sœurs, qui balancèrent quelque temps sur le parti qu’elles devoient prendre. Mais elles étoient naturellement bienfaisantes ; et elles avoient déjà fait la même grâce aux trois Calenders. Ainsi, elles résolurent de les laisser entrer…

Scheherazade se préparoit à poursuivre son conte ; mais, s’étant aperçu qu’il étoit jour, elle interrompit là son récit. La qualité des nouveaux acteurs que la sultane venoit d’introduire sur la scène, piquant la curiosité de Schahriar, et le laissant dans l’attente de quelqu’événement singulier, ce prince attendit la nuit suivante avec impatience.

XXXIVe NUIT.

Dinarzade, aussi curieuse que le sultan d’apprendre ce que produiroit l’arrivée du calife chez les trois dames, n’oublia pas d’engager Scheherazade à reprendre, avec la permission du sultan, l’histoire des Calenders.

Le calife, son grand-visir, et le chef de ses eunuques, dit la sultane, ayant été introduits par la belle Safie, saluèrent les dames et les Calenders avec beaucoup de civilité. Les dames les reçurent de même, les croyant marchands ; et Zobéïde, comme la principale, leur dit d’un air grave et sérieux qui lui convenoit : « Vous êtes les bien-venus ; mais avant toutes choses, ne trouvez pas mauvais que nous vous demandions une grâce. » « Hé quelle grâce, madame, répondit le visir ? Peut-on refuser quelque chose à de si belles dames ! » « C’est, reprit Zobéïde, de n’avoir que des yeux et point de langue, de ne nous pas faire de questions sur quoi que vous puissiez voir, pour en apprendre la cause, et de ne point parler de ce qui ne vous regarde pas, de crainte que vous n’entendiez ce qui ne vous seroit point agréable. » « Vous serez obéie, madame, reprit le visir. Nous ne sommes ni censeurs, ni curieux indiscrets ; c’est bien assez que nous ayons attention à ce qui nous regarde, sans nous mêler de ce qui ne nous regarde pas. » À ces mots, chacun s’assit, la conversation se lia, et l’on recommença à boire en faveur des nouveaux venus.

Pendant que le visir Giafar entretenoit les dames, le calife ne pouvoit cesser d’admirer leur beauté extraordinaire, leur bonne grâce, leur humeur enjouée, et leur esprit. D’un autre côté, rien ne lui paroissoit plus surprenant que les Calenders, tous trois borgnes de l’œil droit. Il se seroit volontiers informé de cette singularité ; mais la condition qu’on venoit d’imposer à lui et à sa compagnie, l’empêcha d’en parler. Avec cela, quand il faisoit réflexion à la richesse des meubles, à leur arrangement bien entendu, et à la propreté de cette maison, il ne pouvoit se persuader qu’il n’y eût pas de l’enchantement.

L’entretien étant tombé sur les divertissemens et les différentes manières de se réjouir, les Calenders se levèrent et dansèrent à leur mode une danse, qui augmenta la bonne opinion que les dames avoient déjà conçue d’eux, et qui leur attira l’estime du calife et de sa compagnie.

Quand les trois Calenders eurent achevé leur danse, Zobéïde se leva, et prenant Amine par la main : « Ma sœur, lui dit-elle, levez-vous ; la compagnie ne trouvera pas mauvais que nous ne nous contraignions point ; et leur présence n’empêchera pas que nous ne fassions ce que nous avons coutume de faire. » Amine, qui comprit ce que sa sœur vouloit dire, se leva et emporta les plats, la table, les flacons, les tasses et les instrumens dont les Calenders avoient joué.

Safie ne demeura pas à rien faire ; elle balaya la salle, mit à sa place tout ce qui étoit dérangé, moucha les bougies, et y appliqua d’autre bois d’aloës et d’autre ambre-gris. Cela étant fait, elle pria les trois Calenders de s’asseoir sur le sofa d’un côté, et le calife de l’autre avec sa compagnie. À l’égard du porteur, elle lui dit : « Levez-vous et vous préparez à nous prêter la main à ce que nous allons faire ; un homme tel que vous, qui est comme de la maison, ne doit pas demeurer dans l’inaction. »

Le porteur avoit un peu cuvé son vin ; il se leva promptement, et après avoir attaché le bas de sa robe à sa ceinture : « Me voilà prêt, dit-il, de quoi s’agit-il ? » « Cela va bien, répondit Safie, attendez que l’on vous parle ; vous ne serez pas long-temps les bras croisés. » Peu de temps après, on vit paroître Amine avec un siége, qu’elle posa au milieu de la salle. Elle alla ensuite à la porte d’un cabinet, et l’ayant ouverte, elle fit signe au porteur de s’approcher. « Venez, lui dit-elle, et m’aidez. » Il obéit ; et y étant entré avec elle, il en sortit un moment après, suivi de deux chiennes noires, dont chacune avoit un collier attaché à une chaîne qu’il tenoit, et qui paroissoient avoir été maltraitées à coups de fouet. Il s’avança avec elle au milieu de la salle.

Alors Zobéïde, qui s’étoit assise entre les Calenders et le calife, se leva et marcha gravement jusqu’où étoit le porteur. « Çà, dit-elle en poussant un grand soupir, faisons notre devoir. » Elle se retroussa les bras jusqu’au coude, et après avoir pris un fouet que Safie lui présenta : « Porteur, dit-elle, remettez une de ces deux chiennes à ma sœur Amina, et approchez-vous de moi avec l’autre. »

Le porteur fit ce qu’on lui commandoit ; et quand il se fut approché de Zobéïde, la chienne qu’il tenoit commença à faire des cris, et se tourna vers Zobéïde en levant la tête d’une manière suppliante. Mais Zobéïde, sans avoir égard à la triste contenance de la chienne qui faisoit pitié, ni à ses cris qui remplissoient toute la maison, lui donna des coups de fouet à perte d’haleine ; et lorsqu’elle n’eut plus la force de lui en donner davantage, elle jeta le fouet par terre ; puis prenant la chaîne de la main du porteur, elle leva la chienne par les pattes ; et se mettant toutes deux à se regarder d’un air triste et touchant, elles pleurèrent l’une et l’autre. Enfin, Zobéïde tira son mouchoir, essuya les larmes de la chienne, la baisa ; et remettant la chaîne au porteur : « Allez, lui dit-elle, remenez-la où vous l’avez prise, et amenez-moi l’autre. »

Le porteur remena la chienne fouettée au cabinet ; et en revenant, il prit l’autre des mains d’Amine, et l’alla présenter à Zobéïde qui l’attendoit. « Tenez-la comme la première, lui dit-elle. » Puis ayant repris le fouet, elle la maltraita de la même manière. Elle pleura ensuite avec elle, essuya ses pleurs, la baisa, et la remit au porteur à qui l’agréable Amine épargna la peine de la remener au cabinet ; car elle s’en chargea elle-même.

Cependant les trois Calenders, le calife et sa compagnie furent extraordinairement étonnés de cette exécution. Ils ne pouvoient comprendre comment Zobéïde, après avoir fouetté avec tant de force les deux chiennes, animaux immondes, selon la religion musulmane, pleuroit ensuite avec elles, leur essuyoit les larmes, et les baisoit. Ils en murmurèrent en eux-mêmes. Le calife sur-tout, plus impatient que les autres, mouroit d’envie de savoir le sujet d’une action qui paroissoit si étrange, et ne cessoit de faire signe au visir de parler pour s’en informer. Mais le visir tournoit la tête d’un autre côté, jusqu’à ce que pressé par des signes si souvent réitérés, il répondit par d’autres signes, que ce n’étoit pas le temps de satisfaire sa curiosité.

Zobéïde demeura quelque temps à la même place au milieu de la salle, comme pour se remettre de la fatigue qu’elle venoit de se donner en fouettant les deux chiennes. « Ma chère sœur, lui dit la belle Safie, ne vous plaît-il pas de retourner à votre place, afin qu’à mon tour je fasse aussi mon personnage ? » « Oui, répondit Zobéïde. » En disant cela, elle alla s’asseoir sur le sofa, ayant à sa droite le calife, Giafar et Mesrour, et à sa gauche, les trois Calenders et le porteur…

« Sire, dit en cet endroit Scheherazade, ce que votre majesté vient d’entendre, doit, sans doute, lui paroître merveilleux ; mais ce qui reste à raconter, l’est encore bien davantage. Je suis persuadée que vous en conviendrez la nuit prochaine, si vous voulez bien me permettre de vous achever cette histoire. » Le sultan y consentit, et se leva, parce qu’il étoit jour.

XXXVe NUIT.

La sultane ne fut pas plutôt éveillée, que se souvenant de l’endroit où elle en étoit demeurée du conte de la veille, elle parla aussitôt de cette sorte, en adressant la parole au sultan :

Sire, après que Zobéïde eut repris sa place, toute la compagnie garda quelque temps le silence. Enfin, Safie, qui s’étoit assise sur le siège au milieu de la salle, dit à sa sœur Amine : « Ma chère sœur, levez-vous, je vous en conjure ; vous comprenez bien ce que je veux dire. » Amine se leva, et alla dans un autre cabinet que celui d’où les deux chiennes avoient été amenées. Elle en revint, tenant un étui garni de satin jaune, relevé d’une riche broderie d’or et de soie verte. Elle s’approcha de Safie, et ouvrit l’étui, d’où elle tira un luth qu’elle lui présenta. Elle le prit ; et après avoir mis quelque temps à l’accorder, elle commença à le toucher ; et l’accompagnant de sa voix, elle chanta une chanson sur les tourmens de l’absence, avec tant d’agrément, que le calife et tous les autres en furent charmés. Lorsqu’elle eut achevé, comme elle avoit chanté avec beaucoup de passion et d’action en même temps : « Tenez, ma sœur, dit-elle à l’agréable Amine, je n’en puis plus, et la voix me manque ; obligez la compagnie en jouant et en chantant à ma place. » « Très-volontiers, répondit Amine, en s’approchant de Safie, qui lui remit le luth entre les mains, et lui céda sa place. »

Amine, ayant un peu préludé, pour voir si l’instrument étoit d’accord, joua et chanta presque aussi long-temps sur le même sujet, mais avec tant de véhémence, et elle étoit si touchée, ou, pour mieux dire, si pénétrée du sens des paroles qu’elle chantoit, que les forces lui manquèrent en achevant.

Zobéïde voulut lui marquer sa satisfaction : « Ma sœur, dit-elle, vous avez fait des merveilles : on voit bien que vous sentez le mal que vous exprimez si vivement. » Amine n’eut pas le temps de répondre à cette honnêteté ; elle se sentit le cœur si pressé en ce moment, qu’elle ne songea qu’à se donner de l’air, en laissant voir à toute la compagnie une gorge et un sein, non pas blanc, tel qu’une dame comme Amine devoit l’avoir, mais tout meurtri de cicatrices ; ce qui fit une espèce d’horreur aux spectateurs. Néanmoins cela ne lui donna pas de soulagement, et ne l’empêcha pas de s’évanouir…

« Mais, sire, dit Scheherazade, je ne m’aperçois pas que voilà le jour. » À ces mots, elle cessa de parler, et le sultan se leva. Quand ce prince n’auroit pas résolu de différer la mort de la sultane, il n’auroit pu encore se résoudre à lui ôter la vie. Sa curiosité étoit trop intéressée à entendre jusqu’à la fin un conte rempli d’événemens si peu attendus.

XXXVIe NUIT.

Dinarzade, suivant sa coutume, supplia sa sœur de continuer l’histoire des dames et des Calenders. Scheherazade la reprit ainsi :

Pendant que Zobéïde et Safie coururent au secours de leur sœur, un des Calenders ne put s’empêcher de dire : « Nous aurions mieux aimé coucher à l’air, que d’entrer ici, si nous avions cru y voir de pareils spectacles. » Le calife, qui l’entendit, s’approcha de lui et des autres Calenders, et s’adressant à eux : « Que signifie tout ceci, dit-il ? » Celui qui venoit de parler, lui répondit : « Seigneur, nous ne le savons pas plus que vous. » Quoi, reprit le calife, vous n’êtes pas de la maison ? Vous ne pouvez rien nous apprendre de ces deux chiennes noires, et de cette dame évanouie et si indignement maltraitée ? » « Et, seigneur, repartirent les Calenders, de notre vie nous ne sommes venus en cette maison, et nous n’y sommes entrés que quelques momens avant vous. »

Cela augmenta l’étonnement du calife. « Peut-être, repliqua-t-il, que cet homme qui est avec vous, en sait quelque chose. » L’un des Calenders fit signe au porteur de s’approcher, et lui demanda s’il ne savoit pas pourquoi les chiennes noires avoient été fouettées, et pourquoi le sein d’Amine paroissoit meurtri. « Seigneur, répondit le porteur, je puis jurer par le grand Dieu vivant, que si vous ne savez rien de tout cela, nous n’en savons pas plus les uns que les autres. Il est bien vrai que je suis de cette ville, mais je ne suis jamais entré qu’aujourd’hui dans cette maison ; et si vous êtes surpris de m’y voir, je ne le suis pas moins de m’y trouver en votre compagnie. Ce qui redouble ma surprise, ajouta-t-il, c’est de ne voir ici aucun homme avec ces dames. »

Le calife, sa compagnie, et les Calenders avoient cru que le porteur étoit du logis, et qu’il pourroit les informer de ce qu’ils desiroient savoir. Le calife, résolu de satisfaire sa curiosité à quelque prix que ce fût, dit aux autres : « Écoutez, puisque nous voilà sept hommes, et que nous n’avons affaire qu’à trois dames, obligeons-les à nous donner les éclaircissemens que nous souhaitons. Si elles refusent de nous les donner de bon gré, nous sommes en état de les y contraindre. »

Le grand-visir Giafar s’opposa à cet avis, et en fit voir les conséquences au calife, sans toutefois faire connoître ce prince aux Calenders ; et lui adressant la parole, comme s’il eût été marchand : « Seigneur, dit-il, considérez, je vous prie, que nous avons notre réputation à conserver. Vous saviez à quelle condition ces dames ont bien voulu nous recevoir chez elles ; nous l’avons acceptée. Que diroit-on de nous, si nous y contrevenions ? Nous serions encore plus blâmables, s’il nous arrivoit quelque malheur. Il n’y a pas d’apparence qu’elles aient exigé de nous cette promesse, sans être en état de nous faire repentir, si nous ne la tenons pas. »

En cet endroit, le visir tira le calife à part, et lui parlant tout bas : « Seigneur, poursuivit-il, la nuit ne durera pas encore long-temps ; que votre majesté se donne un peu de patience. Je viendrai prendre ces dames demain matin, je les amènerai devant votre trône, et vous apprendrez d’elles tout ce que vous voulez savoir. » Quoique ce conseil fût très-judicieux, le calife le rejeta, imposa silence au visir, en lui disant qu’il ne pouvoit attendre si longtemps, et qu’il prétendoit avoir à l’heure même l’éclaircissement qu’il desiroit.

Il ne s’agissoit plus que de savoir qui porteroit la parole. Le calife tâcha d’engager les Calenders à parler les premiers ; mais ils s’en excusèrent. À la fin, ils convinrent tous ensemble que ce seroit le porteur. Il se préparoit à faire la question fatale, lorsque Zobéïde, après avoir secouru Amine, qui étoit revenue de son évanouissement, s’approcha d’eux. Comme elle les avoit ouï parler haut et avec chaleur, elle leur dit : « Seigneurs, de quoi parlez-vous ? Quelle est votre contestation ? »

Le porteur prit alors la parole : « Madame, lui dit-il, ces seigneurs vous supplient de vouloir bien leur expliquer pourquoi, après avoir maltraité vos deux chiennes, vous avez pleuré avec elles, et d’où vient que la dame qui s’est évanouie, a le sein couvert de cicatrices ? C’est, madame, ce que je suis chargé de vous demander de leur part. »

Zobéïde, à ces mots, prit un air fier ; et se tournant du côté du calife, de sa compagnie, et des Calenders : « Est-il vrai, seigneurs, leur dit-elle, que vous l’ayez chargé de me faire cette demande ? » Ils répondirent que oui, excepté le visir Giafar, qui ne dit mot. Sur cet aveu, elle leur dit d’un ton qui marquoit combien elle se tenoit offensée : « Avant que de vous accorder la grâce que vous nous avez demandée, de vous recevoir, afin de prévenir tout sujet d’être mécontentes de vous, parce que nous sommes seules, nous l’avons fait sous la condition que nous vous avons imposée, de ne pas parler de ce qui ne vous regarderoit point, de peur d’entendre ce qui ne vous plairoit pas. Après vous avoir reçus et régalés du mieux qu’il nous a été possible, vous ne laissez pas toutefois de manquer de parole. Il est vrai que cela arrive par la facilité que nous avons eue ; mais c’est ce qui ne vous excuse point, et votre procédé n’est pas honnête. » En achevant ces paroles, elle frappa fortement des pieds et des mains par trois fois, et cria : « Venez vîte. » Aussitôt une porte s’ouvrit, et sept esclaves noirs, puissans et robustes, entrèrent le sabre à la main, se saisirent chacun d’un des sept hommes de la compagnie, les jetèrent par terre, les traînèrent au milieu de la salle, et se préparèrent à leur couper la tête.

Il est aisé de se représenter quelle fut la frayeur du calife. Il se repentit alors, mais trop tard, de n’avoir pas voulu suivre le conseil de son visir. Cependant, ce malheureux prince, Giafar, Mesrour, le porteur et les Calenders, étoient prêts à payer de leurs vies leur indiscrète curiosité ; mais avant qu’ils reçussent le coup de la mort, un des esclaves dit à Zobéïde et à ses sœurs : « Hautes, puissantes et respectables maîtresses, nous commandez-vous de leur couper le cou ? » « Attendez, lui répondit Zobéïde, il faut que je les interroge auparavant. » « Madame, interrompit le porteur effrayé, au nom de Dieu, ne me faites pas mourir pour le crime d’autrui. Je suis innocent : ce sont eux qui sont les coupables. Hélas, continua-t-il en pleurant, nous passions le temps si agréablement ! Ces Calenders borgnes sont la cause de ce malheur. Il n’y a pas de ville qui ne tombe en ruine devant des gens de si mauvais augure. Madame, je vous supplie de ne pas confondre le premier avec le dernier, songez qu’il est plus beau de pardonner à un misérable comme moi, dépourvu de tout secours, que de l’accabler de votre pouvoir, et de le sacrifier à votre ressentiment. »

Zobéïde, malgré sa colère, ne put s’empêcher de rire en elle-même des lamentations du porteur. Mais sans s’arrêter à lui, elle adressa la parole aux autres une seconde fois : « Répondez-moi, dit-elle, et m’apprenez qui vous êtes ; autrement vous n’avez plus qu’un moment à vivre. Je ne puis croire que vous soyez d’honnêtes gens, ni des personnes d’autorité ou de distinction dans votre pays, quel qu’il puisse être. Si cela étoit, vous auriez eu plus de retenue et plus d’égards pour nous. »

Le calife impatient de son naturel, souffroit infiniment plus que les autres, de voir que sa vie dépendoit du commandement d’une dame offensée et justement irritée ; mais il commença à concevoir quelque espérance, quand il vit qu’elle vouloit savoir qui ils étoient tous ; car il s’imagina qu’elle ne lui feroit pas ôter la vie, lorsqu’elle seroit informée de son rang. C’est pourquoi il dit tout bas au visir, qui étoit près de lui, de déclarer promptement qui il étoit. Mais le visir, prudent et sage, desiroit sauver l’honneur de son maître, et ne voulant pas rendre public le grand affront qu’il s’étoit attiré lui-même, il répondit seulement : « Nous n’avons que ce que nous méritons. » Mais quand, pour obéir au calife, il auroit voulu parler, Zobéïde ne lui en auroit pas donné le temps. Elle s’étoit déjà adressée aux Calenders, et les voyant tous trois borgnes, elle leur demanda s’ils étoient frères. Un d’entr’eux lui répondit pour les autres : « Non, madame, nous ne sommes pas frères par le sang ; nous ne le sommes qu’en qualité de Calenders, c’est-à-dire, en observant le même genre de vie. » « Vous, reprit-elle, en parlant à un seul en particulier, êtes-vous borgne de naissance ? » « Non, madame, répondit-il, je le suis par une aventure si surprenante, qu’il n’y a personne qui n’en profitât, si elle étoit écrite. Après ce malheur, je me fis raser la barbe et les sourcils, et me fis Calender, en prenant l’habit que je porte. »

Zobéïde fit la même question aux deux autres Calenders, qui lui firent la même réponse que le premier. Mais le dernier qui parla, ajouta : « Pour vous faire connoître, madame, que nous ne sommes pas des personnes du commun, et afin que vous ayez quelque considération pour nous, apprenez que nous sommes tous trois fils de rois. Quoique nous ne nous soyons jamais vus que ce soir, nous avons eu toutefois le temps de nous faire connoître les uns aux autres pour ce que nous sommes ; et j’ose vous assurer que les rois de qui nous tenons le jour ont fait quelque bruit dans le monde. »

À ce discours, Zobéïde modéra son courroux, et dit aux esclaves : « Donnez-leur un peu de liberté, mais demeurez ici. Ceux qui nous raconteront leur histoire, et le sujet qui les a amenés dans cette maison, ne leur faites point de mal, laissez-les aller où il leur plaira ; mais n’épargnez pas ceux qui refuseront de nous donner cette satisfaction…

À ces mots, Scheherazade se tut ; et son silence, aussi bien que le jour qui paroissoit, faisant connoitre à Schahriar qu’il étoit temps qu’il se levât, ce prince le fit, se proposant d’entendre le lendemain Scheherazade, parce qu’il souhaitoit de savoir qui étoient les trois Calenders borgnes.

XXXVIIe NUIT.

La sultane, voyant que sa sœur prenoit toujours un plaisir extrême aux contes qu’elle lui faisoit, poursuivit l’agréable histoire des Calenders, après en avoir demandé la permission au sultan ; et l’ayant obtenue :

Sire, continua-t-elle, les trois Calenders, le calife, le grand visir Giafar, l’eunuque Mesrour et le porteur étoient tous au milieu de la salle, assis sur le tapis de pied, en présence des trois dames, qui étoient sur le sofa, et des esclaves prêts à exécuter tous les ordres qu’elles voudroient leur donner.

Le porteur ayant compris qu’il ne s’agissoit que de raconter son histoire pour se délivrer d’un si grand danger, prit la parole le premier, et dit : « Madame, vous savez déjà mon histoire et le sujet qui m’a amené chez vous. Ainsi, ce que j’ai à vous raconter sera bientôt achevé. Madame votre sœur que voilà, m’a pris ce matin à la place, où, en qualité de porteur, j’attendois que quelqu’un m’employât et me fit gagner ma vie. Je l’ai suivie chez un marchand de vin, chez un vendeur d’herbes, chez un vendeur d’oranges, de limons et de citrons ; puis chez un vendeur d’amandes, de noix, de noisettes et d’autres fruits ; ensuite chez un confiseur et chez un droguiste ; de chez le droguiste, mon panier sur la tête et chargé autant que je le pouvois être, je suis venu jusques chez vous, où vous avez eu la bonté de me souffrir jusqu’à présent. C’est une grâce dont je me souviendrai éternellement. Voilà mon histoire. »

Quand le porteur eut achevé, Zobéïde satisfaite, lui dit : « Sauve-toi, marche, que nous ne te voyons plus. » « Madame, reprit le porteur, je vous supplie de me permettre encore de demeurer. Il ne seroit pas juste qu’après avoir donné aux autres le plaisir d’entendre mon histoire, je n’eusse pas aussi celui d’écouter la leur. » En disant cela, il prit place sur un bout du sofa, fort joyeux de se voir hors d’un péril qui l’avoit tant alarmé. Après lui, un des trois Calenders prenant la parole, et s’adressant à Zobéïde, comme à la principale des trois dames, et comme à celle qui lui avoit commandé de parler, commença ainsi son histoire :


Notes
  1. Ce mot signifie en arabe, successeur, relativement à Mahomet. Après la mort de ce législateur, en 634, Aboubekre, son beau-père, élu pour lui succéder, prit le titre de calife, qui servit long-temps à désigner les chefs de la religion mahométane. On distingue trois branches de califes : les Rachedis, c’est-à-dire de la ligne droite, ainsi appelés, parce que tous étoient parens ou alliés de Mahomet. La plupart residèrent à Médine en Arabie. Damas, ville de Syrie, fut le siége des califes de la seconde branche : ils régnèrent depuis 661 jusqu’en 749. Le trône passa ensuite dans la famille des Abassides, qui donna aux Musulmans trente-sept califes. Le siége principal de leur empire fut Bagdad, ville de l’Iraque, près l’ancienne Babylone, sur le bord oriental du Tygre. La puissance des Abassides, d’abord affoiblie par les califes particuliers qui s’élevèrent en Espagne, en Afrique, en Arabie, fut entièrement éteinte en 1258. Un prince de cette famille s’étant réfugié en Égypte, les Mameluks le reconnurent pour leur chef, mais seulement dans ce qui concernoit la religion, et lui conservèrent le nom de calife que ses descendans portèrent jusqu’à la conquête des Ottomans, en 1517.
  2. Ou Aaeron Raschild, cinquième calife de la race des Abassides, contemporain de Charlemagne. C’étoit un prince inconcevable par le mélange de ses bonnes et de ses mauvaises qualités. Brave, pacifique, libéral, il répandit la terreur chez ses ennemis et les bienfaits sur ses peuples ; perfide, capricieux, ingrat, il sacrifia les droits les plus sacrés de la reconnoissance, de la justice et de l’humanité à ses injustes défiances et à la bizarrerie de ses goûts. Une grande partie de l’Asie, de l’Afrique et de l’Europe, depuis l’Espagne jusqu’aux Indes, plia sous ses armes. Huit victoires remportées en personne, les arts et les sciences ranimés, ont rendu son nom illustre. Il mourut l’an 800 de J. C. et le 23e de son règne. On trouvera souvent le nom de calife dans la suite de ces contes.
  3. Religieux mahométans, ainsi appelés du nom de leur fondateur, Kalenderi. Ses disciples le représentent comme un excellent médecin et un savant philosophe qui possédoit des vertus surnaturelles, par le moyen desquelles il faisoit des miracles. Il alloit la tête nue et le corps plein de plaies ; il n’avoit point de chemise, ni d’autre habit que la peau d’une bête sauvage sur les épaules. Il avoit à la ceinture quelques pierres bien polies, et à ses bras des pierres fausses qui jetoient beaucoup d’éclat. Ses disciples aiment la joie et le plaisir ; ils vivent sans souci, sans embarras d’esprit, et disent d’ordinaire entre eux : « Aujourd’hui est à nous ; demain est à lui : qui sait s’il en jouira ? » D’après cette maxime, ils passent tout leur temps à manger et à boire. Quand ils sont chez des personnes riches, ils cherchent à se rendre agréables par leurs contes et leurs plaisanteries, afin qu’on leur fasse faire bonne chère. La plupart sont des vagabonds qui croient la taverne aussi sainte que la mosquée.
  4. Giafar le Barmécide. Haroun Alraschid lui donna en mariage sa sœur Abassa, à condition qu’ils ne goûteroient pas les plaisirs de l’amour. L’ordre fut bientôt oublié. Ils eurent un fils, qu’ils envoyèrent secrètement élever à la Mecque. Le calife en ayant eu connoissance, Giafar perdit la faveur de son maître, et peu après la vie ; et Abassa, chassée du palais, fut réduite à l’état le plus misérable.
  5. Khan ou Caravanserai : bâtiment qui dans l’Orient sert de magasin ou d’auberge pour les marchands ; les caravanes y sont reçues gratuitement ou pour un prix modique.

HISTOIRE
DU PREMIER CALENDER, FILS DE ROI.


« Madame, pour vous apprendre pourquoi j’ai perdu mon œil droit, et la raison qui m’a obligé de prendre l’habit de Calender, je vous dirai que je suis né fils de roi. Le roi mon père avoit un frère, qui régnoit comme lui dans un état voisin. Ce frère eut deux enfans, un prince et une princesse ; et le prince et moi, nous étions à-peu-près du même âge.

» Lorsque j’eus fait tous mes exercices, et que le roi mon père m’eut donné une liberté honnête, j’allois régulièrement chaque année, voir le roi mon oncle, et je demeurois à sa cour un mois ou deux, après quoi je me rendois auprès du roi mon père. Ces voyages nous donnèrent occasion, au prince mon cousin et à moi, de contracter ensemble une amitié très-forte et très-particulière. La dernière fois que je le vis, il me reçut avec de plus grandes démonstrations de tendresse qu’il n’avoit fait encore ; et voulant un jour me régaler, il fit pour cela des préparatifs extraordinaires. Nous fûmes long-temps à table ; et après que nous eûmes bien soupé tous deux : « Mon cousin, me dit-il, vous ne devineriez jamais à quoi je me suis occupé depuis votre dernier voyage. Il y a un an qu’après votre départ, je mis un grand nombre d’ouvriers en besogne pour un dessein que je médite. J’ai fait faire un édifice qui est achevé, et on y peut loger présentement ; vous ne serez pas fâché de le voir ; mais il faut auparavant que vous me fassiez serment de me garder le secret et la fidélité : ce sont deux choses que j’exige de vous. »

» L’amitié et la familiarité qui étoient entre nous, ne me permettant pas de lui rien refuser, je fis sans hésiter un serment tel qu’il le souhaitoit ; alors il me dit : « Attendez-moi ici, je suis à vous dans un moment. » En effet il ne tarda pas à revenir, et je le vis entrer avec une dame d’une beauté singulière, et magnifiquement habillée. Il ne me dit pas qui elle étoit, et je ne crus pas devoir m’en informer. Nous nous remîmes à table avec la dame, et nous y demeurâmes encore quelque temps, en nous entretenant de choses indifférentes, et en buvant des rasades à la santé l’un de l’autre. Après cela, le prince me dit : « Mon cousin, nous n’avons pas de temps à perdre ; obligez-moi d’emmener avec vous cette dame, et de la conduire d’un tel côté, à un endroit où vous verrez un tombeau en dôme nouvellement bâti. Vous le connoîtrez aisément ; la porte est ouverte ; entrez-y ensemble, et m’attendez. Je m’y rendrai bientôt. »

» Fidèle à mon serment, je n’en voulus pas savoir davantage. Je présentai la main à la dame ; et au moyen des renseignemens que le prince mon cousin m’avoit donnés, je la conduisis heureusement au clair de la lune, sans m’égarer. À peine fûmes-nous arrivés au tombeau, que nous vîmes paroître le prince, qui nous suivoit, chargé d’une petite cruche pleine d’eau, d’une houe et d’un petit sac où il y avoit du plâtre.

» La houe lui servit à démolir le sépulcre vuide qui étoit au milieu du tombeau ; il ôta les pierres l’une après l’autre, et les rangea dans un coin. Quand il les eut toutes ôtées, il creusa la terre, et je vis une trappe qui étoit sous le sépulcre. Il la leva ; et au-dessous j’aperçus le haut d’un escalier en limaçon. Alors mon cousin s’adressant à la dame, lui dit : « Madame, voilà par où l’on se rend au lieu dont je vous ai parlé. » La dame, à ces mots, s’approcha, et descendit, et le prince se mit en devoir de la suivre ; mais se retournant auparavant de mon côté : « Mon cousin, me dit-il, je vous suis infiniment obligé de la peine que vous avez prise ; je vous en remercie : adieu. » « Mon cher cousin, m’écriai-je, qu’est-ce que cela signifie ? » « Que cela vous suffise, me répondit-il, vous pouvez reprendre le chemin par où vous êtes venu. »

Sheherazade en étoit là, lorsque le jour venant à paroître, l’empêcha de passer outre. Le sultan se leva, fort en peine de savoir le dessein du prince et de la dame, qui sembloient vouloir s’enterrer tout vifs. Il attendit impatiemment la nuit suivante pour en être éclairci.

XXXVIIIe NUIT.

Schahriar ayant témoigné à la sultane qu’elle lui feroit plaisir de continuer le conte du premier Calender, elle en reprit le fil dans ces termes :

» Madame, dit le Calender à Zobéïde, je ne pus tirer autre chose du prince mon cousin, et je fus obligé de prendre congé de lui. En m’en retournant au palais du roi mon oncle, les vapeurs du vin me montoient à la tête. Je ne laissai pas néanmoins de gagner mon appartement, et de me coucher. Le lendemain, à mon réveil, faisant réflexion sur ce qui m’étoit arrivé la nuit, et après avoir rappelé toutes les circonstances d’une aventure si singulière, il me sembla que c’étoit un songe. Prévenu de cette pensée, j’envoyai savoir si le prince mon cousin étoit en état d’être vu. Mais lorsqu’on me rapporta qu’il n’avoit pas couché chez lui, qu’on ne savoit ce qu’il étoit devenu et qu’on en étoit fort en peine, je jugeai bien que l’étrange événement du tombeau n’étoit que trop véritable. J’en fus vivement affligé ; et me dérobant à tout le monde, je me rendis secrètement au cimetière public, où il y avoit une infinité de tombeaux semblables à celui que j’avois vu. Je passai la journée à les considérer l’un après l’autre ; mais je ne pus démêler celui que je cherchois, et je fis, durant quatre jours, la même recherche inutilement.

» Il faut savoir que pendant ce temps-là, le roi mon oncle étoit absent. Il y avoit plusieurs jours qu’il étoit à la chasse. Je m’ennuyai de l’attendre ; et après avoir prié ses ministres de lui faire mes excuses à son retour, je partis de son palais pour me rendre à la cour de mon père, dont je n’avois pas coutume d’être éloigné si long-temps. Je laissai les ministres du roi mon oncle fort en peine d’apprendre ce qu’étoit devenu le prince mon cousin. Mais pour ne pas violer le serment que j’avois fait de lui garder le secret, je n’osai les tirer d’inquiétude, et ne voulus rien leur communiquer de ce que je savois.

» J’arrivai à la capitale où le roi mon père faisoit sa résidence ; et contre l’ordinaire, je trouvai à la porte de son palais une grosse garde, dont je fus environné en entrant. J’en demandai la raison, et l’officier prenant la parole, me répondit : « Prince, l’armée a reconnu le grand visir à la place du roi votre père, qui n’est plus, et je vous arrête prisonnier de la part du nouveau roi. » À ces mots, les gardes se saisirent de moi, et me conduisirent devant le tyran. Jugez, madame, de ma surprise et de ma douleur.

» Ce rebelle visir avoit conçu pour moi une forte haine, qu’il nourrissoit depuis long-temps. En voici le sujet : dans ma plus tendre jeunesse, j’aimois à tirer de l’arbalète ; j’en tenois une un jour au haut du palais sur la terrasse, et je me divertissois à en tirer. Il se présenta un oiseau devant moi, je le mirai, mais je le manquai, et la flèche, par hasard, alla donner droit contre l’œil du visir qui prenoit l’air sur la terrasse de sa maison, et le creva. Lorsque j’appris ce malheur, j’en fis faire des excuses au visir, et je lui en fis moi-même ; mais il ne laissa pas d’en conserver un vif ressentiment, dont il me donnoit des marques quand l’occasion s’en présentoit. Il le fit éclater d’une manière barbare, quand il me vit en son pouvoir. Il vint à moi comme un furieux d’abord qu’il m’aperçut ; et enfonçant ses doigts dans mon œil droit, il l’arracha lui-même. Voilà par quelle aventure je suis borgne.

» Mais l’usurpateur ne borna pas là sa cruauté. Il me fit enfermer dans une caisse, et ordonna au bourreau de me porter en cet état fort loin du palais, et de m’abandonner aux oiseaux de proie, après m’avoir coupé la tête. Le bourreau, accompagné d’un autre homme, monta à cheval, chargé de la caisse, et s’arrêta dans la campagne pour exécuter son ordre. Mais je fis si bien par mes prières et par mes larmes, que j’excitai sa compassion. « Allez, me dit-il, sortez promptement du royaume, et gardez-vous bien d’y revenir ; car vous y rencontreriez votre perte, et vous seriez cause de la mienne. » Je le remerciai de la grâce qu’il me faisoit, et je ne fus pas plutôt seul, que je me consolai d’avoir perdu mon œil, en songeant que j’avois évité un plus grand malheur.

» Dans l’état où j’étois, je ne faisois pas beaucoup de chemin. Je me retirois en des lieux écartés pendant le jour, et je marchois la nuit, autant que mes forces me le pouvoient permettre. J’arrivai enfin dans les états du roi mon oncle, et je me rendis à sa capitale.

» Je lui fis un long détail de la cause tragique de mon retour et du triste état où il me voyoit. « Hélas, s’écria-t-il, n’étoit-ce pas assez d’avoir perdu mon fils ? Falloit-il que j’apprisse encore la mort d’un frère qui m’étoit cher, et que je vous visse dans le déplorable état où vous êtes réduit ! » Il me marqua l’inquiétude où il étoit de n’avoir reçu aucune nouvelle du prince son fils, quelques perquisitions qu’il en eût fait faire, et quelque diligence qu’il y eût apportée. Ce malheureux père pleuroit à chaudes larmes en me parlant ; et il me parut tellement affligé, que je ne pus résister à sa douleur. Quelque serment que j’eusse fait au prince mon cousin, il me fut impossible de le garder. Je racontai au roi son père tout ce que je savois. Le roi m’écouta avec quelque sorte de consolation ; et quand j’eus achevé : « Mon neveu, me dit-il, le récit que vous venez de me faire, me donne quelqu’espérance. J’ai su que mon fils faisoit bâtir ce tombeau, et je sais à peu près en quel endroit : avec l’idée qui vous en est restée, je me flatte que nous le trouverons. Mais puisqu’il l’a fait faire secrètement, et qu’il a exigé de vous le secret, je suis d’avis que nous l’allions chercher tous deux seuls, pour éviter l’éclat. » Il avoit une autre raison, qu’il ne me disoit pas, d’en vouloir dérober la connoissance à tout le monde. C’étoit une raison très-importante, comme la suite de mon discours le fera connoître.

» Nous nous déguisâmes l’un et l’autre, et nous sortîmes par une porte du jardin qui ouvroit sur la campagne. Nous fûmes assez heureux pour trouver bientôt ce que nous cherchions. Je reconnus le tombeau, et j’en eus d’autant plus de joie, que je l’avois en vain cherché long-temps. Nous y entrâmes, et trouvâmes la trappe de fer abattue sur l’entrée de l’escalier. Nous eûmes de la peine à la lever, parce que le prince l’avoit scellée en dedans avec le plâtre et l’eau dont j’ai parlé ; mais enfin nous la levâmes.

» Le roi mon oncle descendit le premier. Je le suivis, et nous descendîmes environ cinquante degrés. Quand nous fûmes au bas de l’escalier, nous nous trouvâmes dans une espèce d’antichambre, remplie d’une fumée épaisse et de mauvaise odeur, et dont la lumière que rendoit un très-beau lustre, étoit obscurcie.

» De cette antichambre, nous passâmes dans une chambre fort grande, soutenue de grosses colonnes, et éclairée de plusieurs autres lustres. Il y avoit une citerne au milieu, et l’on voyoit plusieurs sortes de provisions de bouche rangées d’un côté. Nous fûmes assez surpris de n’y voir personne. Il y avoit en face un sofa assez élevé, où l’on montoit par quelques degrés, et au-dessus duquel paroissoit un lit fort large, dont les rideaux étoient fermés. Le roi monta, et les ayant ouverts, il aperçut le prince son fils et la dame couchés ensemble, mais brûlés et changés en charbon, comme si on les eût jetés dans un grand feu, et qu’on les en eût retirés avant que d’être consumés.

» Ce qui me surprit plus que toute autre chose, c’est qu’à ce spectacle, qui faisoit horreur, le roi mon oncle, au lieu de témoigner de l’affliction en voyant le prince son fils dans un état si affreux, lui cracha au visage, en lui disant d’un air indigné : « Voilà quel est le châtiment de ce monde ; mais celui de l’autre durera éternellement. » Il ne se contenta pas d’avoir prononcé ces paroles, il se déchaussa, et donna sur la joue de son fils un grand coup de sa pantoufle.

« Mais, sire, dit Scheherazade, il est jour, je suis fâchée que votre majesté n’ait pas le loisir de m’écouter davantage.» Comme cette histoire du premier Calender n’étoit pas encore finie, et qu’elle paroissoit étrange au sultan, il se leva dans la résolution d’en entendre le reste la nuit suivante.

XXXIXe NUIT.

La sultane, voyant que sa sœur se mouroit d’impatience de savoir la fin de l’histoire du premier Calender, lui dit : Hé bien, vous saurez donc que le premier Calender, continuant de raconter son histoire à Zobéïde :

» Je ne puis vous exprimer, madame, poursuivit-il, quel fut mon étonnement, lorsque je vis le roi mon oncle maltraiter ainsi le prince son fils après sa mort. » « Sire, lui dis-je, quelque douleur qu’un objet si funeste soit capable de me causer, je ne laisse pas de la suspendre pour demander à votre majesté quel crime peut avoir commis le prince mon cousin, pour mériter que vous traitiez ainsi son cadavre. » « Mon neveu, me répondit le roi, je vous dirai que mon fils, indigne de porter ce nom, aima sa sœur dès ses premières années, et que sa sœur l’aima de même. Je ne m’opposai point à leur amitié naissante, parce que je ne prévoyois pas le mal qui en pourroit arriver. Et qui auroit pu le prévoir ? Cette tendresse augmenta avec l’âge, et parvint à un point, que j’en craignis enfin la suite. J’y apportai alors le remède qui étoit en mon pouvoir. Je ne me contentai pas de prendre mon fils en particulier, et de lui faire une forte réprimande, en lui présentant l’horreur de la passion dans laquelle il s’engageoit, et la honte éternelle dont il alloit couvrir ma famille, s’il persistoit dans des sentimens si criminels ; je représentai les mêmes choses à ma fille, et je la renfermai de sorte, qu’elle n’eut plus de communication avec son frère. Mais la malheureuse avoit avalé le poison, et tous les obstacles que put mettre ma prudence à leur amour, ne servirent qu’à l’irriter. Mon fils, persuadé que sa sœur étoit toujours la même pour lui, sous prétexte de se faire bâtir un tombeau, fit préparer cette demeure souterraine, dans l’espérance de trouver un jour l’occasion d’enlever le coupable objet de sa flamme, et de l’amener ici. Il a choisi le temps de mon absence pour forcer la retraite où étoit sa sœur ; et c’est une circonstance que mon honneur ne m’a pas permis de publier. Après une action si condamnable, il s’est venu renfermer avec elle dans ce lieu, qu’il a muni, comme vous voyez, de toutes sortes de provisions, afin d’y pouvoir jouir long-temps de ses détestables amours, qui doivent faire horreur à tout le monde. Mais Dieu n’a pas voulu souffrir cette abomination, et les a justement châtiés l’un et l’autre. » Il fondit en pleurs en achevant ces paroles, et je mêlai mes larmes avec les siennes.

» Quelque temps après, il jeta les yeux sur moi. « Mais, mon cher neveu, reprit-il en m’embrassant, si je perds un indigne fils, je retrouve heureusement en vous de quoi mieux remplir la place qu’il occupoit. » Les réflexions qu’il fit encore sur la triste fin du prince et de la princesse sa fille, nous arrachèrent de nouvelles larmes.

» Nous remontâmes par le même escalier, et sortîmes enfin de ce lieu funeste. Nous abaissâmes la trappe de fer, et la couvrîmes de terre et des matériaux dont le sépulcre avoit été bâti, afin de cacher, autant qu’il nous étoit possible, un effet si terrible de la colère de Dieu.

» Il n’y avoit pas long-temps que nous étions de retour au palais, sans que personne se fût aperçu de notre absence, lorsque nous entendîmes un bruit confus de trompettes, de tymbales, de tambours et d’autres instrumens de guerre. Une poussière épaisse dont l’air étoit obscurci, nous apprit bientôt ce que c’étoit, et nous annonça l’arrivée d’une armée formidable. C’étoit le même visir qui avoit détrôné mon père et usurpé ses états, qui venoit pour s’emparer aussi de ceux du roi mon oncle, avec des troupes innombrables.

» Ce prince, qui n’avoit alors que sa garde ordinaire, ne put résister à tant d’ennemis. Ils investirent la ville ; et comme les portes leur furent ouvertes sans résistance, ils eurent peu de peine à s’en rendre maîtres. Ils n’en eurent pas davantage à pénétrer jusqu’au palais du roi mon oncle, qui se mit en défense ; mais il fut tué, après avoir vendu chèrement sa vie. De mon côté, je combattis quelque temps ; mais voyant bien qu’il falloit céder à la force, je songeai à me retirer, et j’eus le bonheur de me sauver par des détours, et de me rendre chez un officier du roi, dont la fidélité m’étoit connue.

» Accablé de douleur, persécuté par la fortune, j’eus recours à un stratagème, qui étoit la seule ressource qui me restoit pour me conserver la vie. Je me fis raser la barbe et les sourcils ; et ayant pris l’habit de Calender, je sortis de la ville sans que personne me reconnût. Après cela, il me fut aisé de m’éloigner du royaume du roi mon oncle, en marchant par des chemins écartés. J’évitai de passer par les villes, jusqu’à ce qu’étant arrivé dans l’empire du puissant Commandeur des croyans[1], le glorieux et renommé calife Haroun Alraschid, je cessai de craindre. Alors me consultant sur ce que j’avois à faire, je pris la résolution de venir à Bagdad me jeter aux pieds de ce grand monarque, dont on vante partout la générosité. « Je le toucherai, disois-je, par le récit d’une histoire aussi surprenante que la mienne ; il aura pitié, sans doute, d’un malheureux prince, et je n’implorerai pas vainement son appui. »

» Enfin, après un voyage de plusieurs mois, je suis arrivé aujourd’hui à la porte de cette ville ; j’y suis entré sur la fin du jour ; et m’étant un peu arrêté pour reprendre mes esprits, et délibérer de quel côté je tournerois mes pas, cet autre Calender que voici près de moi, arriva aussi en voyageur. Il me salue, je le salue de même. « À vous voir, lui dis-je, vous êtes étranger comme moi. » Il me répond que je ne me trompe pas. Dans le moment qu’il me fait cette réponse, le troisième Calender que vous voyez, survient. Il nous salue, et fait connoître qu’il est aussi étranger et nouveau venu à Bagdad. Comme frères, nous nous joignons ensemble, et nous résolvons de ne nous pas séparer.

» Cependant il étoit tard, et nous ne savions où aller loger dans une ville où nous n’avions aucune habitude, et où nous n’étions jamais venus. Mais notre bonne fortune nous avant conduits devant votre porte, nous avons pris la liberté de frapper ; vous nous avez reçus avec tant de charité et de bonté, que nous ne pouvons assez vous en remercier. Voilà, madame, ajouta-t-il, ce que vous m’avez commandé de vous raconter, pourquoi j’ai perdu mon œil droit, pourquoi j’ai la barbe et les sourcils ras, et pourquoi je suis en ce moment chez vous.»

« C’est assez, dit Zobéïde, nous sommes contentes : retirez-vous où il vous plaira. » Le Calender s’en excusa, et supplia la dame de lui permettre de demeurer, pour avoir la satisfaction d’entendre l’histoire de ses deux confrères, qu’il ne pouvoit, disoit-il, abandonner honnêtement, et celle des trois autres personnes de la compagnie.

« Sire, dit en cet endroit Scheherazade, le jour que je vois, m’empêche de passer à l’histoire du second Calender ; mais si votre majesté veut l’entendre demain, elle n’en sera pas moins satisfaite que de celle du premier. » Le sultan y consentit, et se leva pour aller tenir son conseil.

XLe NUIT.

Dinarzade ne doutant point qu’elle ne prît autant de plaisir à l’histoire du second Calender, qu’elle en avoit pris à l’autre, ne manqua pas d’éveiller la sultane avant le jour, en la priant de commencer l’histoire qu’elle avoit promise. Scheherazade aussitôt adressa la parole au sultan, et parla dans ces termes :

Sire, l’histoire du premier Calender parut étrange à toute la compagnie et particulièrement au calife. La présence des esclaves avec leurs sabres à la main, ne l’empêcha pas de dire tout bas au visir : « Depuis que je me connois, j’ai bien entendu des histoires, mais je n’ai jamais rien ouï qui approchât de celle de ce Calender. » Pendant qu’il parloit ainsi, le second Calender prit la parole, et l’adressant à Zobéïde :


Notes
  1. Titre des califes.

HISTOIRE
DU
SECOND CALENDER, FILS DE ROI.


« Madame, dit-il, pour obéir à votre commandement, et vous apprendre par quelle étrange aventure je suis devenu borgne de l’œil droit, il faut que je vous conte toute l’histoire de ma vie.

» J’étois à peine hors de l’enfance, que le roi mon père (car vous saurez, madame, que je suis né prince), remarquant en moi beaucoup d’esprit, n’épargna rien pour le cultiver. Il appela auprès de moi tout ce qu’il y avoit dans ses états de gens qui excelloient dans les sciences et dans les beaux-arts. Je ne sus pas plutôt lire et écrire, que j’appris par cœur l’Alcoran tout entier, ce livre admirable qui contient le fondement, les préceptes et la règle de notre religion. Et afin de m’en instruire à fond, je lus les ouvrages des auteurs les plus approuvés, et qui l’ont éclairci par leurs commentaires. J’ajoutai à cette lecture la connoissance de toutes les traditions recueillies de la bouche de nos prophètes par les grands hommes ses contemporains. Je ne me contentai pas de ne rien ignorer de tout ce qui regardoit notre religion, je me fis une étude particulière de nos histoires ; je me perfectionnai dans les belles-lettres, dans la lecture de nos poètes, dans la versification. Je m’attachai à la géographie, à la chronologie, et à parler purement notre langue, sans toutefois négliger aucun des exercices qui conviennent à un prince. Mais une chose que j’aimois beaucoup, et à quoi je réussissois principalement, c’étoit à former les caractères de notre langue arabe. J’y fis tant de progrès, que je surpassai tous les maîtres écrivains de notre royaume, qui s’étoient acquis le plus de réputation.

» La renommée me fit plus d’honneur que je ne méritois. Elle ne se contenta pas de semer le bruit de mes talens dans les états du roi mon père, elle le porta jusqu’à la cour des Indes, dont le puissant monarque, curieux de me voir, envoya un ambassadeur avec de riches présens, pour me demander à mon père, qui fut ravi de cette ambassade pour plusieurs raisons. Il étoit persuadé que rien ne convenoit mieux à un prince de mon âge, que de voyager dans les cours étrangères ; et d’ailleurs il étoit bien aise de s’attirer l’amitié du sultan des Indes. Je partis donc avec l’ambassadeur, mais avec peu d’équipage, à cause de la longueur et de la difficulté des chemins.

» Il y avoit un mois que nous étions en marche, lorsque nous découvrîmes de loin un gros nuage de poussière, sous lequel nous vîmes bientôt paroître cinquante cavaliers bien armés. C’étoient des voleurs qui venoient à nous au grand galop…

Scheherazade, étant en cet endroit, aperçut le jour, et en avertit le sultan, qui se leva ; mais voulant savoir ce qui se passeroit entre les cinquante cavaliers et l’ambassadeur des Indes, ce prince attendit la nuit suivante impatiemment.

XLIIe NUIT.

Il étoit presque jour, lorsque Scheherazade reprit de cette manière l’histoire du second Calender :

» Madame, poursuivit le Calender en parlant toujours à Zobéïde, comme nous avions dix chevaux chargés de notre bagage et des présens que je devois faire au sultan des Indes, de la part du roi mon père, et que nous étions peu de monde, vous jugez bien que ces voleurs ne manquèrent pas de venir à nous hardiment. N’étant pas en état de repousser la force par la force, nous leur dîmes que nous étions des ambassadeurs du sultan des Indes, et que nous espérions qu’ils ne feroient rien contre le respect qu’ils lui devoient. Nous crûmes sauver par-là notre équipage et nos vies ; mais les voleurs nous répondirent insolemment : « Pourquoi voulez-vous que nous respections le sultan votre maître ? Nous ne sommes pas ses sujets ; nous ne sommes pas même sur ses terres. » En achevant ces paroles, ils nous enveloppèrent et nous attaquèrent. Je me défendis le plus long-temps qu’il me fut possible ; mais me sentant blessé, et voyant que l’ambassadeur, ses gens et les miens avoient tous été jetés par terre, je profitai du reste des forces de mon cheval, qui avoit été aussi fort blessé, et je m’éloignai d’eux. Je le poussai tant qu’il me put porter ; mais venant tout-à-coup à manquer sous moi, il tomba roide mort de lassitude et du sang qu’il avoit perdu. Je me débarrassai de lui assez vîte ; et remarquant que personne ne me poursuivoit, je jugeai que les voleurs n’avoient pas voulu s’écarter du butin qu’ils avoient fait.

En cet endroit, Scheherazade s’apercevant qu’il étoit jour, fut obligée de s’arrêter. « Ah ! ma sœur, dit Dinarzade, je suis bien fâchée que vous ne puissiez pas continuer cette histoire. » « Si vous n’aviez pas été paresseuse aujourd’hui, répondit la sultane, j’en aurois dit davantage. » « Hé bien, reprit Dinarzade, je serai demain plus diligente, et j’espère que vous dédommagerez la curiosité du sultan de ce que ma négligence lui a fait perdre. » Schahriar se leva sans rien dire, et alla à ses occupations ordinaires.

XLIIe NUIT.

Dinarzade ne manqua pas d’appeler la sultane de meilleure heure que le jour précédent, et Scheherazade continua, dans ces termes, le conte du second Calender :

» Me voilà donc, madame, dit le Calender, seul, blessé, destitué de tout secours, dans un pays qui m’étoit inconnu. Je n’osai reprendre le grand chemin, de peur de retomber entre les mains de ces voleurs. Après avoir bandé ma plaie, qui n’étoit pas dangereuse, je marchai le reste du jour, et j’arrivai au pied d’une montagne, où j’aperçus à mi-côte l’ouverture d’une grotte ; j’y entrai et j’y passai la nuit un peu tranquillement, après avoir mangé quelques fruits que j’avois cueillis en mon chemin.

» Je continuai de marcher le lendemain et les jours suivans, sans trouver d’endroit où m’arrêter. Mais au bout d’un mois je découvris une grande ville très-peuplée et située d’autant plus avantageusement, qu’elle étoit arrosée, aux environs, de plusieurs rivières, et qu’il y régnoit un printemps perpétuel. Les objets agréables qui se présentèrent alors à mes jeux, me causèrent de la joie, et suspendirent pour quelques momens, la tristesse mortelle où j’étois de me voir en l’état où je me trouvois. J’avois le visage, les mains et les pieds d’une couleur basanée, car le soleil me les avoit brûlés ; à force de marcher, ma chaussure s’étoit usée, et j’avois été réduit à marcher nu-pieds ; outre cela, mes habits étoient tout en lambeaux.

» J’entrai dans la ville pour prendre langue, et m’informer du lieu où j’étois ; je m’adressai à un tailleur qui travailloit à sa boutique. À ma jeunesse, et à mon air qui marquoit autre chose que je ne paroissois, il me fit asseoir près de lui. Il me demanda qui j’étois, d’où je venois, et ce qui m’avoit amené. Je ne lui déguisai rien de tout ce qui m’étoit arrivé, et ne fis pas même difficulté de lui découvrir ma condition. Le tailleur m’écouta avec attention ; mais lorsque j’eus achevé de parler, au lieu de me donner de la consolation, il augmenta mes chagrins. « Gardez-vous bien, me dit-il, de faire confidence à personne de ce que vous venez de m’apprendre ; car le prince qui règne en ces lieux, est le plus grand ennemi qu’ait le roi votre père, et il vous feroit, sans doute, quelqu’outrage, s’il étoit informé de votre arrivée en cette ville. » Je ne doutai point de la sincérité du tailleur, quand il m’eut nommé le prince. Mais comme l’inimitié qui est entre mon père et lui, n’a pas de rapport avec mes aventures, vous trouverez bon, madame, que je la passe sous silence.

» Je remerciai le tailleur de l’avis qu’il me donnoit, et lui témoignai que je m’en remettois entièrement à ses bons conseils, et que je n’oublierois jamais le plaisir qu’il me feroit. Comme il jugea que je ne devois pas manquer d’appétit, il me fit apporter à manger, et m’offrit même un logement chez lui ; ce que j’acceptai.

» Quelques jours après mon arrivée, remarquant que j’étois assez remis de la fatigue du long et pénible voyage que je venois de faire, et n’ignorant pas que la plupart des princes de notre religion, par précaution contre les revers de la fortune, apprennent quelqu’art ou quelque métier[1], pour s’en servir en cas de besoin, il me demanda si j’en savois quelqu’un dont je pusse vivre sans être à charge à personne. Je lui répondis que je savois l’un et l’autre droit, que j’étois grammairien, poète, et sur-tout que j’écrivois parfaitement bien. « Avec tout ce que vous venez de dire, répliqua-t-il, vous ne gagnerez pas dans ce pays-ci de quoi vous avoir un morceau de pain ; rien n’est ici plus inutile que ces sortes de connoissances. Si vous voulez suivre mon conseil, ajouta-t-il, vous prendrez un habit court ; et comme vous me paroissez robuste et d’une bonne constitution, vous irez dans la forêt prochaine faire du bois à brûler ; vous viendrez l’exposer en vente à la place, et je vous assure que vous vous ferez un petit revenu, dont vous vivrez indépendamment de personne. Par ce moyen, vous vous mettrez en état d’attendre que le ciel vous soit favorable, et qu’il dissipe le nuage de mauvaise fortune qui traverse le bonheur de votre vie, et vous oblige à cacher votre naissance. Je me charge de vous faire trouver une corde et une cognée. »

» La crainte d’être reconnu, et la nécessité de vivre, me déterminèrent à prendre ce parti, malgré la bassesse et la peine qui y étoient attachées. Dès le jour suivant, le tailleur m’acheta une cognée et une corde, avec un habit court ; et me recommandant à de pauvres habitans qui gagnoient leur vie de la même manière, il les pria de me mener avec eux. Ils me conduisirent à la forêt ; et dès le premier jour, j’en rapportai sur ma tête une grosse charge de bois, que je vendis une demi-pièce de monnoie d’or du pays ; car quoique la forêt ne fût pas éloignée, le bois néanmoins ne laissoit pas d’être cher en cette ville, à cause du peu de gens qui se donnoient la peine d’en aller couper. En peu de temps je gagnai beaucoup, et je rendis au tailleur l’argent qu’il avoit avancé pour moi.

» Il y avoit déjà plus d’une année que je vivois de cette sorte, lorsqu’un jour ayant pénétré dans la forêt plus avant que de coutume, j’arrivai dans un endroit fort agréable, où je me mis à couper du bois. En arrachant une racine d’arbre, j’aperçus un anneau de fer attaché à une trappe de même métal. J’ôtai aussitôt la terre qui la couvroit ; je la levai, et je vis un escalier par où je descendis avec ma cognée. Quand je fus au bas de l’escalier, je me trouvai dans un vaste palais, qui me causa une grande admiration, par la lumière qui l’éclairoit, comme s’il eût été sur la terre dans l’endroit le mieux exposé. Je m’avançai par une galerie soutenue de colonnes de jaspe avec des bases et des chapiteaux d’or massif ; mais voyant venir au-devant de moi une dame, elle me parut avoir un air si noble, si aisé, et une beauté si extraordinaire, que détournant mes yeux de tout autre objet, je m’attachai uniquement à la regarder. »

Là, Scheherazade cessa de parler, parce qu’elle vit qu’il étoit jour. « Ma chère sœur, dit alors Dinarzade, je vous avoue que je suis fort contente de ce que vous avez raconté aujourd’hui, et je m’imagine que ce qui vous reste à raconter, n’est pas moins merveilleux. »

« Vous ne vous trompez pas, répondit la sultane ; car la suite de l’histoire de ce second Calender, est plus digne de l’attention du sultan mon seigneur, que tout ce qu’il a entendu jusqu’à présent. » « J’en doute, dit Schahriar en se levant ; mais nous verrons cela demain. »

XLIIIe NUIT.

Dinarzade fut encore très-diligente cette nuit ; et la sultane, pour satisfaire à l’empressement de sa sœur, se mit à raconter ce qui se passa dans ce palais souterrain entre la dame et le prince. Le second Calender, continua-t-elle, poursuivant son histoire :

» Pour épargner à la belle dame, dit-il, la peine de venir jusqu’à moi, je me hâtai de la joindre, et dans le temps que je lui faisois une profonde révérence, elle me dit : « Qui êtes-vous ? Êtes-vous homme ou génie ? » « Je suis homme, madame, lui répondis-je en me relevant, et je n’ai point de commerce avec les génies. » « Par quelle aventure, reprit-elle avec un grand soupir, vous trouvez-vous ici ? Il y a vingt-cinq ans que j’y demeure, et pendant tout ce temps-là, je n’y ai pas vu d’autre homme que vous. »

» Sa grande beauté, qui m’avoit déjà donné dans la vue, sa douceur et l’honnêteté avec laquelle elle me recevoit, me donnèrent la hardiesse de lui dire : « Madame, avant que j’aie l’honneur de satisfaire votre curiosité, permettez-moi de vous dire que je me sais un gré infini de cette rencontre imprévue, qui m’offre l’occasion de me consoler dans l’affliction où je suis, et peut-être celle de vous rendre plus heureuse que vous n’êtes. » Je lui racontai fidèlement par quel étrange accident elle voyoit en ma personne le fils d’un roi, dans l’état où je paroissois en sa présence, et comment le hasard avoit voulu que je découvrisse l’entrée de sa prison magnifique, mais ennuyeuse, selon toutes les apparences. »

« Hélas ! prince, dit-elle en soupirant encore, vous avez bien raison de croire que cette prison si riche et si pompeuse, ne laisse pas d’être un séjour fort ennuyeux. Les lieux les plus charmans ne sauroient plaire lorsqu’on y est contre sa volonté. Il n’est pas possible que vous n’ayez jamais entendu parler du grand Epitimarus, roi de l’isle d’Ébène, ainsi nommée à cause de ce bois précieux qu’elle produit si abondamment. Je suis la princesse sa fille. Le roi mon père m’avoit choisi pour époux un prince qui étoit mon cousin ; mais la première nuit de mes noces, au milieu des réjouissances de la cour et de la capitale du royaume de l’isle d’Ébène, avant que je fusse livrée à mon mari, un génie m’enleva. Je m’évanouis en ce moment, je perdis toute connoissance ; et lorsque j’eus repris mes esprits, je me trouvai dans ce palais. J’ai été long-temps inconsolable ; mais le temps et la nécessité m’ont accoutumée à voir et à souffrir le génie. Il y a vingt-cinq ans, comme je vous l’ai déjà dit, que je suis dans ce lieu où je puis dire que j’ai à souhait tout ce qui est nécessaire à la vie, et tout ce qui peut contenter une princesse qui n’aimeroit que les parures et les ajustemens. De dix jours en dix jours, le génie vient coucher une nuit avec moi ; il n’y couche pas plus souvent, et l’excuse qu’il en apporte, est qu’il est marié à une autre femme, qui auroit de la jalousie, si l’infidélité qu’il lui fait, venoit à sa connoissance. Cependant si j’ai besoin de lui, soit de jour, soit de nuit, je n’ai pas plutôt touché un talisman qui est à l’entrée de ma chambre, que le génie paroît. Il y a aujourd’hui quatre jours qu’il est venu ; ainsi je ne l’attends que dans six. C’est pourquoi vous en pourrez demeurer cinq avec moi, pour me tenir compagnie, si vous le voulez bien, et je tâcherai de vous régaler selon votre qualité et votre mérite. »

» Je me serois estimé trop heureux d’obtenir une si grande faveur en la demandant, pour la refuser après une offre si obligeante. La princesse me fit entrer dans un bain le plus propre, le plus commode et le plus somptueux que l’on puisse s’imaginer ; et lorsque j’en sortis, à la place de mon habit j’en trouvai un autre très-riche, que je pris moins pour sa richesse, que pour me rendre plus digne d’être avec elle. Nous nous assîmes sur un sofa garni d’un superbe tapis, et de coussins d’appui, du plus beau brocard des Indes ; et quelque temps après, elle mit sur une table des mets très-délicats. Nous mangeâmes ensemble ; nous passâmes le reste de la journée très-agréablement, et la nuit elle me reçut dans son lit.

» Le lendemain, comme elle cherchoit tous les moyens de me faire plaisir, elle me servit au dîner une bouteille de vin vieux, le plus excellent que l’on puisse goûter ; et elle voulut bien, par complaisance, en boire quelques coups avec moi. Quand j’eus la tête échauffée de cette liqueur agréable : « Belle princesse, lui dis-je, il y a trop long-temps que vous êtes enterrée toute vive ; suivez-moi, venez jouir de la clarté du véritable jour dont vous êtes privée depuis tant d’années. Abandonnez la fausse lumière dont vous jouissez ici. »

« Prince, me répondit-elle en souriant, laissez là ce discours. Je compte pour rien le plus beau jour du monde, pourvu que de dix, vous m’en donniez neuf, et que vous cédiez le dixième au génie. » « Princesse, repris-je, je vois bien que la crainte du génie vous fait tenir ce langage. Pour moi, je le redoute si peu, que je vais mettre son talisman en pièces avec le grimoire qui est écrit dessus. Qu’il vienne alors, je l’attends. Quelque brave, quelque redoutable qu’il puisse être, je lui ferai sentir le poids de mon bras. Je fais serment d’exterminer tout ce qu’il y a de génies au monde, et lui le premier. » La princesse, qui en savoit la conséquence, me conjura de ne pas toucher au talisman. « Ce seroit le moyen, me dit-elle, de nous perdre vous et moi. Je connois les génies mieux que vous ne les connoissez. » Les vapeurs du vin ne me permirent pas de goûter les raisons de la princesse ; je donnai du pied dans le talisman, et le mis en plusieurs morceaux.

En achevant ces paroles, Scheherazade, remarquant qu’il étoit jour, se tut, et le sultan se leva. Mais comme il ne douta point que le talisman brisé, ne fût suivi de quelque événement fort remarquable, il résolut d’entendre le reste de l’histoire.

XLIVe NUIT.

Je vais vous apprendre, dit Scheherazade, ce qui arriva dans le palais souterrain, après que le prince eut brisé le talisman ; et aussitôt, reprenant sa narration, elle continua de parler ainsi sous la personne du second Calender :

» Le talisman ne fut pas sitôt rompu, que le palais s’ébranla, prêt à s’écrouler, avec un bruit effroyable et pareil à celui du tonnerre, accompagné d’éclairs redoublés et d’une grande obscurité. Ce fracas épouvantable dissipa en un moment les fumées du vin, et me fit connoître, mais trop tard, la faute que j’avois faite. « Princesse, m’écriai-je, que signifie ceci ? » Elle me répondit toute effrayée, et sans penser à son propre malheur : « Hélas ! c’est fait de vous, si vous ne vous sauvez. »

» Je suivis son conseil ; et mon épouvante fut si grande que j’oubliai ma cognée et mes babouches. J’avois à peine gagné l’escalier par où j’étois descendu, que le palais enchanté s’entr’ouvrit, et fit un passage au génie. Il demanda en colère à la princesse : « Que vous est-il arrivé ? Et pourquoi m’appelez-vous ? » « Un mal de cœur, lui répondit la princesse, m’a obligée d’aller chercher la bouteille que vous voyez ; j’en ai bu deux ou trois coups ; par malheur j’ai fait un faux pas, et je suis tombée sur le talisman, qui s’est brisé. Il n’y a pas autre chose. »

» À cette réponse, le génie furieux lui dit : « Vous êtes une impudente, une menteuse. La cognée et les babouches que voilà, pourquoi se trouvent-elles ici ? » « Je ne les ai jamais vues qu’en ce moment, reprit la princesse. De l’impétuosité dont vous êtes venu, vous les avez peut-être enlevées avec vous, en passant par quelqu’endroit, et vous les avez apportées, sans y prendre garde. »

» Le génie ne repartit que par des injures et par des coups dont j’entendis le bruit. Je n’eus pas la fermeté d’ouïr les pleurs et les cris pitoyables de la princesse maltraitée d’une manière si cruelle. J’avois déjà quitté l’habit qu’elle m’avoit fait prendre, et repris le mien que j’avois porté sur l’escalier, le jour précédent à la sortie du bain. Ainsi j’achevai de monter, d’autant plus pénétré de douleur et de compassion, que j’étois la cause d’un si grand malheur, et qu’en sacrifiant la plus belle princesse de la terre à la barbarie d’un génie implacable, je m’étois rendu criminel et le plus ingrat de tous les hommes. « Il est vrai, disois-je, qu’elle est prisonnière depuis vingt-cinq ans, mais la liberté à part, elle n’avoit rien à désirer pour être heureuse. Mon emportement met fin à son bonheur, et la soumet à la cruauté d’un démon impitoyable. » J’abaissai la trappe, la recouvris de terre, et retournai à la ville avec une charge de bois, que j’accommodai sans savoir ce que je faisois, tant j’étois troublé et affligé.

» Le tailleur mon hôte marqua une grande joie de me revoir. « Votre absence, me dit-il, m’a causé beaucoup d’inquiétude, à cause du secret de votre naissance que vous m’avez confié. Je ne savois ce que je devois penser, et je craignois que quelqu’un ne vous eût reconnu. Dieu soit loué de votre retour. » Je le remerciai de son zèle et de son affection ; mais je ne lui communiquai rien de ce qui m’étoit arrivé, ni de la raison pour laquelle je retournois sans cognée et sans babouches. Je me retirai dans ma chambre, où je me reprochai mille fois l’excès de mon imprudence. « Rien, me disois-je, n’auroit égalé le bonheur de la princesse et le mien, si j’eusse pu me contenir, et que je n’eusse pas brisé le talisman. » Pendant que je m’abandonnois à ces pensées affligeantes, le tailleur entra, et me dit : « Un vieillard que je ne connois pas, vient d’arriver avec votre cognée et vos babouches qu’il a trouvées en son chemin, à ce qu’il dit. Il a appris de vos camarades, qui vont au bois avec vous, que vous demeuriez ici. Venez lui parler, il veut vous les rendre en main propre. » À ce discours, je changeai de couleur et tout le corps me trembla. Le tailleur m’en demandoit le sujet, lorsque le pavé de ma chambre s’entr’ouvrit. Le vieillard qui n’avoit pas eu la patience d’attendre, parut et se présenta à nous avec la cognée et les babouches. C’étoit le génie ravisseur de la belle princesse de l’isle d’Ébène, qui s’étoit ainsi déguisé, après l’avoir traitée avec la dernière barbarie. « Je suis génie, nous dit-il, fils de la fille d’Éblis, prince des génies. N’est-ce pas là ta cognée, ajouta-t-il en s’adressant à moi ? Ne sont-ce pas là tes babouches ? »

Scheherazade, en cet endroit, aperçut le jour, et cessa de parler. Le sultan trouvoit l’histoire du second Calender trop belle pour ne pas vouloir en entendre davantage. C’est pourquoi il se leva, dans l’intention d’en apprendre la suite le lendemain.

XLVe NUIT.

Le jour suivant, Scheherazade, pour satisfaire sa sœur, fort curieuse de savoir comment le génie traita le prince, se mit à raconter de cette sorte l’histoire du second Calender :

« Madame, dit-il à Zobéïde, le génie m’ayant fait cette question, ne me donna pas le temps de lui répondre, et je ne l’aurois pu faire, tant sa présence affreuse m’avoit mis hors de moi-même. Il me prit par le milieu du corps, me traîna hors de la chambre ; et s’élançant dans l’air, m’enleva jusqu’au ciel avec tant de force et de vîtesse, que je m’aperçus plutôt que j’étois monté si haut, que du chemin qu’il m’avoit fait faire en peu de momens. Il fondit de même vers la terre ; et l’ayant fait entr’ouvrir en frappant du pied, il s’y enfonça, et aussitôt je me trouvai dans le palais enchanté, devant la belle princesse de l’isle d’Ébène. Mais hélas, quel spectacle ! Je vis une chose qui me perça le cœur. Cette princesse étoit nue et toute en sang, étendue sur la terre, plus morte que vive et les joues baignées de larmes. « Perfide, lui dit le génie en me montrant à elle, n’est-ce pas là ton amant ? » Elle jeta sur moi ses jeux languissans, et répondit tristement : « Je ne le connois pas ; jamais je ne l’ai vu qu’en ce moment. » « Quoi, reprit le génie, il est cause que tu es dans l’état où te voilà si justement, et tu oses dire que tu ne le connois pas ! » « Si je ne le connois pas, repartit la princesse, voulez-vous que je fasse un mensonge qui soit la cause de sa perte ? » « Hé bien, dit le génie, en tirant un sabre, et le présentant à la princesse, si tu ne l’as jamais vu, prends ce sabre et lui coupe la tête. » « Hélas, dit la princesse, comment pourrois-je exécuter ce que vous exigez de moi ? Mes forces sont tellement épuisées, que je ne saurois lever le bras ; et quand je le pourrois, aurois-je le courage de donner la mort à une personne que je ne connois point, à un innocent ? » « Ce refus, dit alors le génie à la princesse, me fait connoître tout ton crime. » Ensuite se tournant de mon côté : « Et toi, me dit-il, ne la connois-tu pas ? »

» J’aurois été le plus ingrat et le plus perfide de tous les hommes, si je n’eusse pas eu pour la princesse la même fidélité qu’elle avoit pour moi, qui étois la cause de son malheur.

» C’est pourquoi je répondis au génie : « Comment la connoîtrois-je, moi qui ne l’ai jamais vue que cette seule fois ? » « Si cela est, reprit-il, prends donc ce sabre, et coupe-lui la tête. C’est à ce prix que je te mettrai en liberté, et que je serai convaincu que tu ne l’as jamais vue qu’à présent, comme tu le dis. » « Très-volontiers, lui repartis-je. Je pris le sabre de sa main…

« Mais, sire, dit Scheherazade en s’interrompant en cet endroit, il est jour, et je ne dois point abuser de la patience de votre majesté. » « Voilà des événemens merveilleux, dit le sultan en lui-même, nous verrons demain si le prince eut la cruauté d’obéir au génie. »

XLVIe NUIT.

Sur la fin de la nuit, Scheherazade, pour satisfaire à l’empressement de sa sœur, lui dit : Vous saurez que le second Calender poursuivit ainsi :

» Ne croyez pas, madame, que je m’approchai de la belle princesse de l’isle d’Ébène, pour être le ministre de la barbarie du génie. Je le fis seulement pour lui marquer par des gestes, autant qu’il me l’etoit permis, que comme elle avoit la fermeté de sacrifier sa vie pour l’amour de moi, je ne refuserois pas d’immoler aussi la mienne pour l’amour d’elle. La princesse comprit mon dessein. Malgré ses douleurs et son affliction, elle me le témoigna par un regard obligeant, et me fit entendre qu’elle mouroit volontiers et qu’elle étoit contente de voir que je voulois aussi mourir pour elle. Je reculai alors, et jetant le sabre par terre : « Je serois, dis-je au génie, éternellement blâmable devant tous les hommes, si j’avois la lâcheté de massacrer, je ne dis pas une personne que je ne connois point, mais même une dame comme celle que je vois, dans l’état où elle est, prête à rendre l’âme. Vous ferez de moi ce qui vous plaira, puisque je suis à votre discrétion ; mais je ne puis obéir à votre commandement barbare. »

« Je vois bien, dit le génie, que vous me bravez l’un et l’autre, et que vous insultez à ma jalousie ; mais par le traitement que je vous ferai, vous connoîtrez tous deux de quoi je suis capable. » À ces mots, le monstre reprit le sabre, et coupa une des mains de la princesse, qui n’eut que le temps de me faire un signe de l’autre, pour me dire un éternel adieu ; car le sang qu’elle avoit déjà perdu, et celui qu’elle perdit alors, ne lui permirent pas de vivre plus d’un moment ou deux après cette dernière cruauté, dont le spectacle me fit évanouir.

» Lorsque je fus revenu à moi, je me plaignis au génie de ce qu’il me faisoit languir dans l’attente de la mort. « Frappez, lui dis-je, je suis prêt à recevoir le coup mortel ; je l’attends de vous comme la plus grande grâce que vous me puissiez faire. » Mais au lieu de me l’accorder : « Voilà, me dit-il, de quelle sorte les génies traitent les femmes qu’ils soupçonnent d’infidélité. Elle t’a reçu ici ; si j’étois assuré qu’elle m’eût fait un plus grand outrage, je te ferois périr dans ce moment ; mais je me contenterai de te changer en chien, en âne, en lion, ou en oiseau. Choisis un de ces changemens ; je veux bien te laisser maître du choix. »

» Ces paroles me donnèrent quelqu’espérance de le fléchir. « Ô génie, lui dis-je, modérez votre colère ; et puisque vous ne voulez pas m’ôter la vie, accordez-la-moi généreusement. Je me souviendrai toujours de votre clémence, si vous me pardonnez, de même que le meilleur homme du monde pardonna à un de ses voisins qui lui portoit une envie mortelle. » Le génie me demanda ce qui s’étoit passé entre ces deux voisins, en me disant qu’il vouloit bien avoir la patience d’écouter cette histoire. Voici de quelle manière je lui en fis le récit. Je crois, madame, que vous ne serez pas fâchée que je vous la raconte aussi.


Notes
  1. Il est assez curieux que ce soit dans les Mille et une Nuits que J.-J. Rousseau ait pris son principe de la nécessité d’apprendre un métier aux princes, aux grands et aux riches. Le tailleur des Mille et une Nuits raisonne absolument comme le philosophe de Genève. Il faut observer toutefois, à l’avantage du premier, que ce qui est absurde dans nos sociétés européennes, peut être fort raisonnable dans les gouvernemens de l’Orient.

HISTOIRE
DE L’ENVIEUX ET DE L’ENVIÉ.


« Dans une ville assez considérable, deux hommes demeuroient porte à porte. L’un conçut contre l’autre une envie si violente, que celui qui en étoit l’objet, résolut de changer de demeure, et de s’éloigner, persuadé que le voisinage seul lui avoit attiré l’animosité de son voisin ; car quoiqu’il lui eût rendu de bons offices, il s’étoit aperçu qu’il n’en étoit pas moins haï. C’est pourquoi il vendit sa maison avec le peu de bien qu’il avoit ; et se retirant dans la capitale du pays, qui n’étoit pas éloignée, il acheta une petite terre environ à une demi-lieue de la ville. Il y avoit une maison assez commode, un beau jardin et une cour raisonnablement grande, dans laquelle étoit une citerne profonde, dont on ne se servoit plus.

» Le Bon-homme ayant fait cette acquisition, prit l’habit de derviche[1], pour mener une vie plus retirée, et fit faire plusieurs cellules dans la maison, où il établit en peu de temps une communauté nombreuse de derviches. Sa vertu le fit bientôt connoître, et ne manqua pas de lui attirer une infinité de monde, tant du peuple que des principaux de la ville. Enfin, chacun l’honoroit et le chérissoit extrêmement. On venoit aussi de bien loin, se recommander à ses prières ; et tous ceux qui se retiroient d’auprès de lui, publioient les bénédictions qu’ils croyoient avoir reçues du ciel par son moyen.

» La grande réputation du personnage s’étant répandue dans la ville d’où il étoit sorti, l’Envieux en eut un chagrin si vif, qu’il abandonna sa maison et ses affaires, dans la résolution de l’aller perdre. Pour cet effet, il se rendit au nouveau couvent de derviches, dont le chef, ci-devant son voisin, le reçut avec toutes les marques d’amitié imaginables. L’Envieux lui dit qu’il étoit venu exprès pour lui communiquer une affaire importante, dont il ne pouvoit l’entretenir qu’en particulier. « Afin, ajouta-t-il, que personne ne nous entende, promenons-nous, je vous prie, dans votre cour ; et puisque la nuit approche, commandez à vos derviches de se retirer dans leurs cellules. » Le chef des derviches fit ce qu’il souhaitoit.

» Lorsque l’Envieux se vit seul avec le Bon-homme, il commença à lui raconter ce qui lui plut, en marchant l’un à côté de l’autre dans la cour, jusqu’à ce que se trouvant sur le bord de la citerne, il le poussa et le jeta dedans, sans que personne fût témoin d’une si méchante action. Cela étant fait, il s’éloigna promptement, gagna la porte du couvent, d’où il sortit sans être vu, et retourna chez lui fort content de son voyage, et persuadé que l’objet de son envie n’étoit plus au monde ; mais il se trompoit fort…

Scheherazade n’en put dire davantage, car le jour paroissoit. Le sultan fut indigné de la malice de l’Envieux. « Je souhaite fort, dit-il en lui-même, qu’il n’en arrive point de mal au bon derviche. J’espère que j’apprendrai demain que le ciel ne l’abandonna point dans cette occasion. »

XLVIIe NUIT.

Dinarzade, à son réveil, conjura sa sœur de lui apprendre si le bon derviche sortit sain et sauf de la citerne. « Oui, répondit Scheherazade. » Et le second Calender poursuivant son histoire : « La vieille citerne, dit-il, étoit habitée par des fées et par des génies, qui se trouvèrent si à propos pour secourir le chef des derviches, qu’ils le reçurent et le soutinrent jusqu’au bas, de manière qu’il ne se fit aucun mal. Il s’aperçut bien qu’il y avoit quelque chose d’extraordinaire dans une chute dont il devoit perdre la vie ; mais il ne voyoit, ni ne sentoit rien. Néanmoins il entendit bientôt une voix qui dit : « Savez-vous qui est ce Bon-homme à qui nous venons de rendre ce bon office ? » Et d’autres voix ayant répondu que non, la première reprit : « Je vais vous le dire. Cet homme, par la plus grande charité du monde, a abandonné la ville où il demeuroit, et est venu s’établir en ce lieu, dans l’espérance de guérir un de ses voisins de l’envie qu’il avoit contre lui. Il s’est attiré ici une estime si générale, que l’Envieux ne pouvant le souffrir, est venu dans le dessein de le faire périr ; ce qu’il auroit exécuté sans le secours que nous avons prêté à ce Bon-homme, dont la réputation est si grande, que le sultan, qui fait son séjour dans la ville voisine, doit venir demain le visiter, pour recommander la princesse sa fille à ses prières. »

» Une autre voix demanda quel besoin la princesse avoit des prières du derviche ; à quoi la première repartit : « Vous ne savez donc pas qu’elle est possédée du génie Maimoun, fils de Dimdim, qui est devenu amoureux d’elle ? Mais je sais bien comment ce bon chef des derviches pourroit la guérir ; la chose est très-aisée, et je vais vous la dire. Il a dans son couvent un chat noir, qui a une tache blanche au bout de la queue, environ de la grandeur d’une petite pièce de monnoie d’argent. Il n’a qu’à arracher sept brins de poil de cette tache blanche, les brûler, et parfumer la tête de la princesse de leur fumée. À l’instant elle sera si bien guérie et si bien délivrée de Maimoun, fils de Dimdim, que jamais il ne s’avisera d’approcher d’elle une seconde fois. »

» Le chef des derviches ne perdit pas un mot de cet entretien des fées et des génies qui gardèrent un grand silence toute la nuit, après avoir dit ces paroles. Le lendemain, au commencement du jour, dès qu’il put distinguer les objets, comme la citerne étoit démolie en plusieurs endroits, il aperçut un trou, par où il sortit sans peine.

» Les derviches qui le cherchoient, furent ravis de le revoir. Il leur raconta en peu de mots la méchanceté de l’hôte qu’il avoit si bien reçu le jour précédent, et se retira dans sa cellule. Le chat noir dont il avoit ouï parler la nuit dans l’entretien des fées et des génies, ne fut pas long-temps à venir lui faire des caresses à son ordinaire. Il le prit, lui arracha sept brins de poil de la tache blanche qu’il avoit à la queue, et les mit à part, pour s’en servir quand il en auroit besoin.

» Il n’y avoit pas long-temps que le soleil étoit levé, lorsque le sultan, qui ne vouloit rien négliger de ce qu’il croyoit pouvoir apporter une prompte guérison à la princesse, arriva à la porte du couvent. Il ordonna à sa garde de s’y arrêter, et entra avec les principaux officiers qui l’accompagnoient. Les derviches le reçurent avec un profond respect.

» Le sultan tira leur chef à l’écart : « Bon scheik[2], lui dit-il, vous savez peut-être déjà le sujet qui m’amène. » « Oui, sire, répondit modestement le derviche : c’est, si je ne me trompe, la maladie de la princesse qui m’attire cet honneur que je ne mérite pas. » « C’est cela même, répliqua le sultan. Vous me rendriez la vie, si, comme je l’espère, vos prières obtenoient la guérison de ma fille. » « Sire, repartit le Bon-homme, si votre majesté veut bien la faire venir ici, je me flatte par l’aide et la faveur de Dieu, qu’elle retournera en parfaite santé.»

» Le prince, transporté de joie, envoya sur-le-champ chercher sa fille, qui parut bientôt accompagnée d’une nombreuse suite de femmes et d’eunuques, et voilée de manière qu’on ne lui voyoit pas le visage. Le chef des derviches fit tenir une poêle au-dessus de la tête de la princesse ; et il n’eut pas sitôt posé les sept brins de poil sur les charbons allumés qu’il avoit fait apporter, que le génie Maimoun, fils de Dimdim, fit de grands cris, sans que l’on vît rien, et laissa la princesse libre. Elle porta d’abord la main au voile qui lui couvroit le visage, et le leva pour voir où elle étoit. « Où suis-je, s’écria-t-elle ? Qui m’a amenée ici ? » À ces paroles, le sultan ne put cacher l’excès de sa joie ; il embrassa sa fille, et la baisa aux yeux ; il baisa aussi la main du chef des derviches, et dit aux officiers qui l’accompagnoient : « Dites-moi votre sentiment : quelle récompense mérite celui qui a ainsi guéri ma fille ? » Ils répondirent tous qu’il méritoit de l’épouser. « C’est ce que j’avois dans la pensée, reprit le sultan, et je le fais mon gendre dès ce moment. »

» Peu de temps après, le premier visir mourut. Le sultan mit le derviche à sa place, et le sultan étant mort lui-même sans enfans mâles, les ordres de religion et de milice assemblés, le Bon-homme fut déclaré et reconnu sultan d’un commun consentement…

Le jour qui paroissoit, obligea Scheherazade à s’arrêter. Le derviche parut à Schahriar digne de la couronne qu’il venoit d’obtenir ; mais ce prince étoit en peine de savoir si l’Envieux n’en seroit pas mort de chagrin ; et il se leva dans la résolution de l’apprendre la nuit suivante.

XLVIIIe NUIT.

Voici comme le second Calender, dit Sheherazade, poursuivit la fin de l’histoire de l’Envié et de l’Envieux :

» Le bon derviche, dit-il, étant donc monté sur le trône de son beau-père, un jour qu’il étoit au milieu de sa cour, dans une marche, il aperçut l’Envieux parmi la foule du monde qui étoit sur son passage. Il fit approcher un des visirs qui l’accompagnoit, et lui dit tout bas : « Allez, et amenez-moi cet homme que voilà, et prenez bien garde de l’épouvanter. » Le visir obéit ; et quand l’Envieux fut en présence du sultan, le sultan lui dit : « Mon ami, je suis ravi de vous voir. » Et alors s’adressant à un officier : « Qu’on lui compte, dit-il, tout-à-l’heure mille pièces de monnoie d’or de mon trésor. De plus, qu’on lui livre vingt charges de marchandises les plus précieuses de mes magasins, et qu’une garde suffisante le conduise et l’escorte jusques chez lui. » Après avoir chargé l’officier de cette commission, il dit adieu à l’Envieux, et continua sa marche.

» Lorsque j’eus achevé de conter cette histoire au génie, assassin de la princesse de l’isle d’Ébène, je lui en fis l’application. « Ô génie, lui dis-je, vous voyez que ce sultan bienfaisant ne se contenta pas d’oublier qu’il n’avoit pas tenu à l’Envieux qu’il n’eût perdu la vie, il le traita encore et le renvoya avec toute la bonté que je viens de vous dire. » Enfin, j’employai toute mon éloquence à le prier d’imiter un si bel exemple, et de me pardonner ; mais il ne me fut pas possible de le fléchir. « Tout ce que je puis faire pour toi, me dit-il, c’est de ne te pas ôter la vie ; ne te flatte pas que je te renvoie sain et sauf. Il faut que je te fasse sentir ce que je puis par mes enchantemens. » À ces mots il se saisit de moi avec violence, et m’emportant au travers de la voûte du palais souterrain, qui s’entrouvrit pour lui faire un passage, il m’enleva si haut, que la terre ne me parut qu’un petit nuage blanc. De cette hauteur, il se lança vers la terre comme la foudre, et prit pied sur la cime d’une montagne.

» Là il ramassa une poignée de terre, prononça, ou plutôt marmotta dessus certaines paroles, auxquelles je ne compris rien ; et la jetant sur moi : « Quitte, me dit-il, la figure d’homme, et prends celle de singe. » Il disparut aussitôt, et je demeurai seul, changé en singe, accablé de douleur, dans un pays inconnu, ne sachant si j’étois près ou éloigné des états du roi mon père.

» Je descendis du haut de la montagne, j’entrai dans un plat pays, dont je ne trouvai l’extrémité qu’au bout d’un mois, que j’arrivai au bord de la mer. Elle étoit alors dans un grand calme ; et j’aperçus un vaisseau, à une demi-lieue de terre. Pour ne pas perdre une si belle occasion, je rompis une grosse branche d’arbre, je la tirai après moi dans la mer, et me mis dessus, jambe de-çà, jambe de-là, avec un bâton à chaque main, pour me servir de rames.

» Je voguai dans cet état, et m’avançai vers le vaisseau. Quand j’en fus assez près pour être reconnu, je donnai un spectacle fort extraordinaire aux matelots et aux passagers qui parurent sur le tillac. Ils me regardoient tous avec une grande admiration. Cependant j’arrivai à bord ; et me prenant à un cordage, je grimpai jusques sur le tillac. Mais comme je ne pouvois parler, je me trouvai dans un terrible embarras. En effet, le danger que je courus alors, ne fut pas moins grand que celui d’avoir été à la discrétion du génie.

» Les marchands superstitieux et scrupuleux crurent que je porterois malheur à leur navigation, si on me recevoit ; c’est pourquoi l’un dit : « Je vais l’assommer d’un coup de maillet. » Un autre : « Je veux lui passer une flèche au travers du corps. » Un autre : « Il faut le jeter à la mer. » Quelqu’un n’auroit pas manqué de faire ce qu’il disoit, si, me rangeant du côté du capitaine, je ne m’étois pas prosterné à ses pieds ; mais le prenant par son habit, dans la posture de suppliant, il fut tellement touché de cette action et des larmes qu’il vit couler de mes yeux, qu’il me prit sous sa protection, en me menaçant de faire repentir celui qui me feroit le moindre mal. Il me fit même mille caresses. De mon côté, au défaut de la parole, je lui donnai par mes gestes toutes les marques de reconnoissance qu’il me fut possible.

» Le vent, qui succéda au calme, ne fut pas fort ; mais il fut favorable : il ne changea point durant cinquante jours, et il nous fit heureusement aborder au port d’une belle ville très-peuplée et d’un grand commerce, où nous jetâmes l’ancre. Elle étoit d’autant plus considérable, que c’étoit la capitale d’un puissant état.

» Notre vaisseau fut bientôt environné d’une infinité de petits bateaux, remplis de gens qui venoient pour féliciter leurs amis sur leur arrivée, ou s’informer de ceux qu’ils avoient vus au pays d’où ils arrivoient, ou simplement par la curiosité de voir un vaisseau qui venoit de loin. Il arriva entr’autres quelques officiers qui demandèrent à parler, de la part du sultan, aux marchands de notre bord, Les marchands se présentèrent à eux ; et l’un des officiers prenant la parole, leur dit : « Le sultan notre maître nous a chargés de vous témoigner qu’il a bien de la joie de votre arrivée, et de vous prier de prendre la peine d’écrire sur le rouleau de papier que voici, chacun quelques lignes de votre écriture. Pour vous apprendre quel est son dessein, vous saurez qu’il avoit un premier visir, qui, avec une très-grande capacité dans le maniement des affaires, écrivoit dans la dernière perfection. Ce ministre est mort depuis peu de jours. Le sultan en est fort affligé ; et comme il ne regardoit jamais les écritures de sa main, sans admiration, il a fait un serment solennel de ne donner sa place qu’à un homme qui écrira aussi bien qu’il écrivoit. Beaucoup de gens ont présenté de leur écriture ; mais jusqu’à présent il ne s’est trouvé personne dans l’étendue de cet empire, qui ait été jugé digne d’occuper la place du visir. »

» Ceux des marchands qui crurent assez bien écrire pour prétendre à cette haute dignité, écrivirent l’un après l’autre ce qu’ils voulurent. Lorsqu’ils eurent achevé, je m’avançai, et enlevai le rouleau de la main de celui qui le tenoit. Tout le monde, et particulièrement les marchands qui venoient d’écrire, s’imaginant que je voulois le déchirer, ou le jeter à la mer, firent de grands cris ; mais ils se rassurèrent, quand ils virent que je tenois le rouleau fort proprement, et que je faisois signe de vouloir écrire à mon tour. Cela fit changer leur crainte en admiration. Néanmoins, comme ils n’avoient jamais vu de singe qui sût écrire, et qu’ils ne pouvoient se persuader que je fusse plus habile que les autres, ils voulurent m’arracher le rouleau des mains ; mais le capitaine prit encore mon parti. « Laissez-le faire, dit-il : qu’il écrive. S’il ne fait que barbouiller le papier, je vous promets que je le punirai sur-le-champ ; si au contraire il écrit bien, comme je l’espère, car je n’ai vu de ma vie un singe plus adroit et plus ingénieux, ni qui comprit mieux toutes choses, je déclare que je le reconnoîtrai pour mon fils. J’en avois un qui n’avoit pas à beaucoup près tant d’esprit que lui. »

» Voyant que personne ne s’opposoit plus à mon dessein, je pris la plume et ne la quittai qu’après avoir écrit six sortes d’écritures usitées chez les arabes ; et chaque essai d’écriture contenoit un distique ou un quatrain impromptu à la louange du sultan. Mon écriture n’effaçoit pas seulement celle des marchands, j’ose dire qu’on n’en avoit point vue de si belle jusqu’alors en ce pays-là. Quand j’eus achevé, les officiers prirent le rouleau, et le portèrent au sultan…

Scheherazade en étoit là, lorsqu’elle aperçut le jour. « Sire, dit-elle à Schahriar, si j’avois le temps de continuer, je raconterois à votre majesté des choses encore plus surprenantes que celles que je viens de raconter. » Le sultan, qui s’étoit proposé d’entendre toute cette histoire, se leva sans dire ce qu’il pensoit.

XLIXe NUIT.

Le lendemain, Dinarzade à son réveil, dit à la sultane : « Je crois, ma sœur, que le sultan, mon seigneur, n’a pas moins de curiosité que moi d’entendre la suite des aventures du singe. » « Vous allez être satisfaits l’un et l’autre, répondit Scheherazade ; et pour ne vous pas faire languir, je vous dirai que le second Calender continua ainsi son histoire :

» Le sultan ne fit aucune attention aux autres écritures ; il ne regarda que la mienne, qui lui plut tellement, qu’il dit aux officiers : « Prenez le cheval de mon écurie le plus beau et le plus richement harnaché, et une robe de brocard des plus magnifiques, pour revêtir la personne de qui sont ces six écritures, et amenez-la moi. »

» À cet ordre du sultan, les officiers se mirent à rire. Ce prince, irrité de leur hardiesse, étoit prêt à les punir ; mais ils lui dirent : « Sire, nous supplions votre majesté de nous pardonner : ces écritures ne sont pas d’un homme, elles sont d’un singe. » « Que dites-vous, s’écria le sultan, ces écritures merveilleuses ne sont pas de la main d’un homme ? » « Non, sire, répondit un des officiers, nous assurons votre majesté qu’elles sont d’un singe, qui les a faites devant nous. » Le sultan trouva la chose trop surprenante, pour n’être pas curieux de me voir. « Faites ce que je vous ai commandé, leur dit-il, amenez-moi promptement un singe si rare. »

» Les officiers revinrent au vaisseau, et exposèrent leur ordre au capitaine, qui leur dit que le sultan étoit le maître. Aussitôt ils me revêtirent d’une robe de brocard très-riche, et me portèrent à terre, où ils me mirent sur le cheval du sultan, qui m’attendoit dans son palais avec un grand nombre de personnes de sa cour, qu’il avoit assemblées pour me faire plus d’honneur.

» La marche commença. Le port, les rues, les places publiques, les fenêtres, les terrasses des palais et des maisons, tout étoit rempli d’une multitude innombrable de monde de tout sexe et de tout âge, que la curiosité avoit fait venir de tous les endroits de la ville pour me voir ; car le bruit s’étoit répandu en un moment, que le sultan venoit de choisir un singe pour son grand-visir. Après avoir donné un spectacle si nouveau à tout ce peuple, qui par des cris redoublés ne cessoit de marquer sa surprise, j’arrivai au palais du sultan.

» Je trouvai ce prince assis sur son trône au milieu des grands de sa cour. Je lui fis trois révérences profondes ; et, à la dernière, je me prosternai et baisai la terre devant lui. Je me mis ensuite sur mon séant en posture de singe. Toute l’assemblée ne pouvoit se lasser de m’admirer, et ne comprenoit pas comment il étoit possible qu’un singe sût si bien rendre aux sultans le respect qui leur est dû ; et le sultan en étoit plus étonné que personne. Enfin, la cérémonie de l’audience eût été complète, si j’eusse pu ajouter la harangue à mes gestes ; mais les singes ne parlèrent jamais, et l’avantage d’avoir été homme ne me donnoit pas ce privilége.

» Le sultan congédia ses courtisans, et il ne resta auprès de lui que le chef de ses eunuques, un petit esclave fort jeune, et moi. Il passa de la salle d’audience dans son appartement, où il se fit apporter à manger. Lorsqu’il fut à table, il me fit signe d’approcher et de manger avec lui. Pour lui marquer mon obéissance, je baisai la terre, je me levai, et me mis à table. Je mangeai avec beaucoup de retenue et de modestie.

» Avant que l’on desservît, j’aperçus une écritoire : je fis signe qu’on me l’approchât ; et quand je l’eus, j’écrivis sur une grosse pêche des vers de ma façon, qui marquoient ma reconnoissance au sultan ; et la lecture qu’il en fit après que je lui eus présenté la pêche, augmenta son étonnement. La table levée, on lui apporta d’une boisson particulière, dont il me fit présenter un verre. Je bus, et j’écrivis dessus de nouveaux vers, qui expliquoient l’état où je me trouvois après de grandes souffrances. Le sultan les lut encore, et dit : « Un homme qui seroit capable d’en faire autant, seroit au-dessus des plus grands hommes. »

» Ce prince s’étant fait apporter un jeu d’échecs, me demanda, par signe, si j’y savois jouer, et si je voulois jouer avec lui. Je baisai la terre ; et en portant la main sur ma tête, je marquai que j’étois prêt à recevoir cet honneur. Il me gagna la première partie ; mais je gagnai la seconde et la troisième ; et m’apercevant que cela lui faisoit quelque peine, pour le consoler, je fis un quatrain que je lui présentai. Je lui disois que deux puissances armées s’étoient battues tout le jour avec beaucoup d’ardeur, mais qu’elles avoient fait la paix sur le soir, et qu’elles avoient passé la nuit ensemble fort tranquillement sur le champ de bataille.

» Tant de choses paroissant au sultan fort au-delà de tout ce qu’on avoit jamais vu ou entendu de l’adresse et de l’esprit des singes, il ne voulut pas être le seul témoin de ces prodiges. Il avoit une fille qu’on appeloit Dame de beauté. « Allez, dit-il au chef des eunuques, qui étoit présent et attaché à cette princesse, allez, faites venir ici votre dame, je suis bien aise qu’elle ait part au plaisir que je prends. »

» Le chef des eunuques partit, et amena bientôt la princesse. Elle avoit le visage découvert ; mais elle ne fut pas plutôt dans la chambre, qu’elle se le couvrit promptement de son voile, en disant au sultan : « Sire, il faut que votre majesté se soit oubliée. Je suis fort surprise qu’elle me fasse venir pour paroître devant les hommes. » Comment donc, ma fille, répondit le sultan, vous n’y pensez pas vous-même. Il n’y a ici que le petit esclave, l’eunuque votre gouverneur, et moi, qui avons la liberté de vous voir le visage ; néanmoins vous baissez votre voile, et vous me faites un crime de vous avoir fait venir ici. » « Sire, répliqua la princesse, votre majesté va connoître que je n’ai pas tort. Le singe que vous voyez, quoiqu’il ait la forme d’un singe, est un jeune prince, fils d’un grand roi. Il a été métamorphosé en singe par enchantement. Un génie, fils de la fille d’Éblis, lui a fait cette malice, après avoir cruellement ôté la vie à la princesse de l’isle d’Ébène, fille du roi Epitimarus. »

» Le sultan, étonné de ce discours, se tourna de mon côté, et ne me parlant plus par signe, me demanda si ce que sa fille venoit de dire, étoit véritable. Comme je ne pouvois parler, je mis la main sur ma tête pour lui témoigner que la princesse avoit dit la vérité. « Ma fille, reprit alors le sultan, comment savez-vous que ce prince a été transformé en singe par enchantement ? » « Sire, répondit la princesse Dame de beauté, votre majesté peut se souvenir qu’au sortir de mon enfance, j’ai eu près de moi une vieille dame. C’étoit une magicienne très-habile ; elle m’a enseigné soixante-dix règles de sa science, par la vertu de laquelle je pourrois, en un clin-d’œil, faire transporter votre capitale au milieu de l’Océan, au-delà du mont Caucase. Par cette science, je connois toutes les personnes qui sont enchantées, seulement à les voir ; je sais qui elles sont, et par qui elles ont été enchantées : ainsi ne soyez pas surpris si j’ai d’abord démêlé ce prince au travers du charme qui l’empêche de paroître à vos yeux tel qu’il est naturellement. » « Ma fille, dit le sultan, je ne vous croyois pas si habile. » « Sire, répondit la princesse, ce sont des choses curieuses qu’il est bon de savoir ; mais il m’a semblé que je ne devois pas m’en vanter. » « Puisque cela est. Ainsi, reprit le sultan, vous pourrez donc dissiper l’enchantement du prince ? » « Oui, sire, repartit la princesse, je puis lui rendre sa première forme. » « Rendez-la-lui donc, interrompit le sultan, vous ne sauriez me faire un plus grand plaisir, car je veux qu’il soit mon grand visir, et qu’il vous épouse. » « Sire, dit la princesse, je suis prête à vous obéir en tout ce qu’il vous plaira de m’ordonner…

Scheherazade, en achevant ces derniers mots, s’aperçut qu’il étoit jour, et cessa de poursuivre l’histoire du second Calender. Schahriar, jugeant que la suite ne seroit pas moins agréable que ce qu’il avoit entendu, résolut de l’écouter le lendemain.

Le NUIT.

La sultane, voyant l’empressement de sa sœur pour savoir comment la Dame de beauté remit le second Calender dans son premier état, lui dit : Voici de quelle manière le Calender reprit son discours :

« La princesse Dame de beauté alla dans son appartement, d’où elle apporta un couteau qui avoit des mots hébreux gravés sur la lame. Elle nous fit descendre ensuite, le sultan, le chef des eunuques, le petit esclave et moi, dans une cour secrète du palais ; et là, nous laissant sous une galerie qui régnoit autour, elle s’avança au milieu de la cour, ou elle décrivit un grand cercle, et y traça plusieurs mots en caractères arabes, anciens et autres, qu’on appelle caractères de Cléopâtre.

» Lorsqu’elle eut achevé, et préparé le cercle de la manière qu’elle le souhaitoit, elle se plaça et s’arrêta au milieu, où elle fit des abjurations, et récita des versets de l’Alcoran. Insensiblement l’air s’obscurcit, de sorte qu’il sembloit qu’il fût nuit, et que la machine du monde alloit se dissoudre. Nous nous sentîmes saisir d’une frayeur extrême ; et cette frayeur augmenta encore, quand nous vîmes tout-à-coup paroître le génie, fils de la fille d’Éblis, sous la forme d’un lion d’une grandeur épouvantable.

» Dès que la princesse aperçut ce monstre, elle lui dit : « Chien, au lieu de ramper devant moi, tu oses te présenter sous cette horrible forme, et tu crois m’épouvanter ? » « Et toi, reprit le lion, tu ne crains pas de contrevenir au traité que nous avons fait et confirmé par un serment solennel, de ne nous nuire, ni faire aucun tort l’un à l’autre ? » « Ah maudit, répliqua la princesse, c’est à toi que j’ai ce reproche à faire. » « Tu vas, interrompit brusquement le lion, être payée de la peine que tu m’as donnée de venir. » En disant cela, il ouvrit une gueule effroyable, et s’avança sur elle pour la dévorer. Mais elle, qui étoit sur ses gardes, fit un saut en arrière, eut le temps de s’arracher un cheveu ; et en prononçant deux ou trois paroles, elle le changea en un glaive tranchant, dont elle coupa le lion en deux par le milieu du corps. Les deux parties du lion disparurent, et il ne resta que la tête, qui se changea en un gros scorpion. Aussitôt la princesse se changea en serpent, et livra un rude combat au scorpion, qui, n’ayant pas l’avantage, prit la forme d’un aigle, et s’envola. Mais le serpent prit alors celle d’un aigle noir plus puissant, et le poursuivit. Nous les perdîmes de vue l’un et l’autre.

» Quelque temps après qu’ils eurent disparu, la terre s’entr’ouvrit devant nous, et il en sortit un chat noir et blanc, dont le poil étoit tout hérissé, et qui miauloit d’une manière effrayante. Un loup noir le suivit de près, et ne lui donna aucun relâche. Le chat, trop pressé, se changea en un ver, et se trouva près d’une grenade tombée par hasard d’un grenadier qui étoit planté sur le bord d’un canal d’eau assez profond, mais peu large. Ce ver perça la grenade en un instant, et s’y cacha. La grenade alors s’enfla, et devint grosse comme une citrouille, et s’éleva sur le toit de la galerie, d’où, après avoir fait quelques tours en roulant, elle tomba dans la cour, et se rompit en plusieurs morceaux.

» Le loup, qui pendant ce temps-là s’étoit transformé en coq, se jeta sur les grains de la grenade, et se mit à les avaler l’un après l’autre. Lorsqu’il n’en vit plus, il vint à nous les ailes étendues, en faisant un grand bruit, comme pour nous demander s’il n’y avoit plus de grains. Il en restoit un sur le bord du canal, dont il s’aperçut en se retournant. Il y courut vîte ; mais dans le moment qu’il alloit porter le bec dessus, le grain roula dans le canal, et se changea en petit poisson…

« Mais voilà le jour, sire, dit Scheherazade ; s’il n’eût pas sitôt paru, je suis persuadée que votre majesté auroit pris beaucoup de plaisir à entendre ce que je lui aurois raconté. » À ces mots, elle se tut, et le sultan se leva rempli de tous ces événemens inouis, qui lui inspirèrent une forte envie et une extrême impatience d’apprendre le reste de cette histoire.

LIe NUIT.

Scheherazade, pour satisfaire sa sœur, curieuse d’entendre la suite de toutes ces métamorphoses, rappela dans sa mémoire l’endroit où elle en étoit demeurée ; et puis adressant la parole au sultan : Sire, dit-elle, le second Calender continua de cette sorte son histoire :

» Le coq se jeta dans le canal, et se changea en un brochet qui poursuivit le petit poisson. Ils furent l’un et l’autre deux heures entières sous l’eau, et nous ne savions ce qu’ils étoient devenus, lorsque nous entendîmes des cris horribles qui nous firent frémir. Peu de temps après, nous vîmes le génie et la princesse tout en feu. Ils se lancèrent l’un contre l’autre des flammes par la bouche jusqu’à ce qu’ils vinrent à se prendre corps à corps. Alors les deux feux s’augmentèrent, et jetèrent une fumée épaisse et enflammée qui s’éleva fort haut. Nous craignîmes avec raison, qu’elle n’embrasât tout le palais ; mais nous eûmes bientôt un sujet de crainte beaucoup plus pressant ; car le génie s’étant débarrassé de la princesse, vint jusqu’à la galerie où nous étions, et nous souffla des tourbillons de feux. C’étoit fait de nous, si la princesse, accourant à notre secours, ne l’eût obligé, par ses cris, à s’éloigner et à se garder d’elle. Néanmoins, quelque diligence qu’elle fît, elle ne put empêcher que le sultan n’eût la barbe brûlée et le visage gâté ; que le chef des eunuques ne fût étouffé et consumé sur le champ, et qu’une étincelle n’entrât dans mon œil droit, et ne me rendît borgne. Le sultan et moi nous nous attendions à périr ; mais bientôt nous ouïmes crier : « Victoire, Victoire ; » et nous vîmes tout-à-coup paroître la princesse sous sa forme naturelle et le génie réduit en un monceau de cendres.

» La princesse s’approcha de nous, et pour ne pas perdre de temps, elle demanda une tasse pleine d’eau, qui lui fut apportée par le jeune esclave, à qui le feu n’avoit fait aucun mal. Elle la prit, et après quelques paroles prononcées dessus, elle jeta l’eau sur moi, en disant : « Si tu es singe par enchantement, change de figure, et prends celle d’homme, que tu avois auparavant. » À peine eut-elle achevé ces mots, que je redevins homme tel que j’étois avant ma métamorphose, à un œil près.

» Je me préparois à remercier la princesse ; mais elle ne m’en donna pas le temps. Elle s’adressa au sultan son père, et lui dit : « Sire, j’ai remporté la victoire sur le génie, comme votre majesté le peut voir ; mais c’est une victoire qui me coûte cher. Il me reste peu de momens à vivre, et vous n’aurez pas la satisfaction de faire le mariage que vous méditiez. Le feu m’a pénétrée dans ce combat terrible, et je sens qu’il me consume peu-à-peu. Cela ne seroit point arrivé, si je m’étois aperçu du dernier grain de la grenade, et que je l’eusse avalé comme les autres, lorsque j’étois changée en coq. Le génie s’y étoit réfugié comme en son dernier retranchement ; et de là dépendoit le succès du combat, qui auroit été heureux et sans danger pour moi. Cette faute m’a obligée de recourir au feu, et de combattre avec ces puissantes armes, comme je l’ai fait entre le ciel et la terre, et en votre présence. Malgré le pouvoir de son art redoutable et son expérience, j’ai fait connoître au génie que j’en savois plus que lui ; je l’ai vaincu, et réduit en cendres. Mais je ne puis échapper à la mort qui s’approche…

Scheherazade interrompit en cet endroit l’histoire du second Calender, et dit au sultan : « Sire, le jour qui paroît, m’avertit de n’en pas dire davantage ; mais si votre majesté veut bien encore me laisser vivre jusqu’à demain, elle entendra la fin de cette histoire. » Schahriar y consentit, et se leva suivant sa coutume, pour aller vaquer aux affaires de son empire.

LIIe NUIT.

La sultane, éveillée, prit aussitôt la parole, et poursuivit ainsi l’histoire du second Calender :

» Madame, dit le Calender à Zobéïde, le sultan laissa la princesse Dame de beauté achever le récit de son combat ; et quand elle l’eut fini, il lui dit d’un ton qui marquoit la vive douleur dont il étoit pénétré : « Ma fille, vous voyez en quel état est votre père. Hélas ! je m’étonne que je sois encore en vie. L’eunuque votre gouverneur est mort, et le prince que vous venez de délivrer de son enchantement, a perdu un œil. » Il n’en put dire davantage : les larmes, les soupirs et les sanglots lui coupèrent la parole. Nous fûmes extrêmement touchés de son affliction, sa fille et moi, et nous pleurâmes avec lui. Pendant que nous nous affligions comme à l’envi l’un de l’autre, la princesse se mit à crier : « Je brûle, je brûle. » Elle sentit que le feu qui la consumoit, s’étoit enfin emparé de tout son corps, et elle ne cessa de crier, je brûle, que la mort n’eût mis fin à ses douleurs insupportables. L’effet de ce feu fut si extraordinaire, qu’en peu de momens elle fut réduite toute en cendres comme le génie.

» Je ne vous dirai pas, madame, jusqu’à quel point je fus touché d’un spectacle si funeste. J’aurois mieux aimé être toute ma vie singe ou chien, que de voir ma bienfaitrice périr si misérablement. De son côté, le sultan, affligé au-delà de tout ce qu’on peut s’imaginer, poussa des cris pitoyables en se donnant de grands coups à la tête et sur la poitrine, jusqu’à ce que succombant à son désespoir, il s’évanouit et me fit craindre pour sa vie. Cependant les eunuques et les officiers accoururent aux cris du sultan, qu’ils n’eurent pas peu de peine à faire revenir de sa foiblesse. Ce prince et moi n’eûmes pas besoin de leur faire un long récit de cette aventure pour les persuader de la douleur que nous en avions : les deux monceaux de cendres en quoi la princesse et le génie avoient été réduits, la leur firent assez concevoir. Comme le sultan pouvoit à peine se soutenir, il fut obligé de s’appuyer sur ses eunuques, pour gagner son appartement.

» Dès que le bruit d’un événement si tragique se fut répandu dans le palais et dans la ville, tout le monde plaignit le malheur de la princesse Dame de beauté, et prit part à l’affliction du sultan. Pendant sept jours on fit toutes les cérémonies du plus grand deuil : on jeta au vent les cendres du génie ; on recueillit celles de la princesse dans un vase précieux, pour y être conservées ; et ce vase fut déposé dans un superbe mausolée que l’on bâtit au même endroit où les cendres avoient été recueillies.

» Le chagrin que conçut le sultan de la perte de sa fille, lui causa une maladie qui l’obligea de garder le lit un mois entier. Il n’avoit pas encore entièrement recouvré sa santé, qu’il me fit appeler. « Prince, me dit-il, écoutez l’ordre que j’ai à vous donner : il y va de votre vie si vous ne l’exécutez. » Je l’assurai que j’obéirois exactement. Après quoi, reprenant la parole : « J’avois toujours vécu, poursuivit-il, dans une parfaite félicité, et jamais aucun accident ne l’avoit traversée ; votre arrivée a fait évanouir le bonheur dont je jouissois. Ma fille est morte, son gouverneur n’est plus, et ce n’est que par un miracle que je suis en vie. Vous êtes donc la cause de tous ces malheurs, dont il n’est pas possible que je puisse me consoler. C’est pourquoi retirez-vous en paix ; mais retirez-vous incessamment, je périrois moi-même si vous demeuriez ici davantage ; car je suis persuadé que votre présence porte malheur : c’est tout ce que j’avois à vous dire. Partez, et prenez garde de paroître jamais dans mes états ; aucune considération ne m’empêcheroit de vous en faire repentir. » Je voulus parler ; mais il me ferma la bouche par des paroles remplies de colère, et je fus obligé de m’éloigner de son palais.

» Rebuté, chassé, abandonné de tout le monde, et ne sachant ce que je deviendrois, avant que de sortir de la ville, j’entrai dans un bain, je me fis raser la barbe et les sourcils, et pris l’habit de Calender. Je me mis en chemin, en pleurant moins ma misère que les belles princesses dont j’avois causé la mort. Je traversai plusieurs pays sans me faire connoître ; enfin je résolus de venir à Bagdad, dans l’espérance de me faire présenter au Commandeur des croyans, et d’exciter sa compassion par le récit d’une histoire si étrange. J’y suis arrivé ce soir, et la première personne que j’ai rencontrée en arrivant, c’est le Calender notre frère qui vient de parler avant moi. Vous savez le reste, Madame, et pourquoi j’ai l’honneur de me trouver dans votre hôtel. »

Quand le second Calender eut achevé son histoire, Zobéïde, à qui il avoit adressé la parole, lui dit : « Voilà qui est bien ; allez, retirez-vous où il vous plaira, je vous en donne la permission. « Mais au lieu de sortir, il supplia aussi la dame de lui faire la même grâce qu’au premier Calender, auprès duquel il alla prendre place.

« Mais, sire, dit Scheherazade, en achevant ces derniers mots, il est jour, il ne m’est pas permis de continuer. J’ose assurer que quelqu’agréable que soit l’histoire du second Calender, celle du troisième n’est pas moins belle. Que votre majesté se consulte ; qu’elle voie si elle veut avoir la patience de l’entendre. » Le sultan, curieux de savoir si elle étoit aussi merveilleuse que la première, se leva, résolu de prolonger encore la vie de Scheherazade, quoique le délai qu’il avoit accordé fût fini depuis plusieurs jours.

LIIIe NUIT.

» Je voudrois bien, dit Schahriar sur la fin de la nuit, entendre l’histoire du troisième Calender. » « Sire, répondit Scheherazade, vous allez être obéi. » Le troisième Calender, ajouta-t-elle, voyant que c’étoit à lui à parler, s’adressant, comme les autres, à Zobéïde, commença son histoire de cette manière :


Notes
  1. Dervis ou Derviche ; ce nom, qui signifie pauvre, répond chez les Mahométans à celui de moines chez les Chrétiens. Ils font vœu de pauvreté, de chasteté et d’obéissance. Cependant Mévéléva, leur fondateur, leur a permis de rentrer dans le monde et même de se marier, si leur faiblesse l’exigeoit. Ils portent de grosses chemises de serge, et n’ont qu’un manteau de gros drap, dont ils s’enveloppent. Leurs bonnets ressemblent assez bien à nos feutres, ou grands chapeaux blancs sans bord, et faits de poil de chameaux ; ils ont les jambes nues et la poitrine découverte ; leur ceinture est une lanière de cuir, à laquelle ils attachent des boucles d’ivoire, de porphyre, etc. Outre les jeûnes prescrits par l’Alcoran, ils en observent encore tous les jeudis : il ne leur est permis alors de manger qu’après le coucher du soleil.
  2. Mot arabe qui signifie vieillard. On appelle ainsi dans l’Orient les chefs des communautés religieuses et séculières, et les docteurs distingués. Les Mahométans donnent aussi ce nom à leurs prédicateurs.

HISTOIRE
DU
TROISIÈME CALENDER, FILS DE ROI.


« Très-honorable dame, ce que j’ai à vous raconter, est bien différent de ce que vous venez d’entendre. Les deux princes qui ont parlé avant moi, ont perdu chacun un œil par un effet de leur destinée ; et moi je n’ai perdu le mien que par ma faute, qu’en prévenant moi-même et cherchant mon propre malheur, comme vous l’apprendrez par la suite de mon discours.

» Je m’appelle Agib, et suis fils d’un roi qui se nommoit Cassib. Après sa mort, je pris possession de ses états, et établis mon séjour dans la même ville où il avoit demeuré. Cette ville est située sur le bord de la mer, elle a un port des plus beaux et des plus sûrs, avec un arsenal assez grand pour fournir à l’armement de cent cinquante vaisseaux de guerre, toujours prêts à servir dans l’occasion ; pour en équiper cinquante en marchandises, et autant de petites frégates légères pour les promenades et les divertissemens sur l’eau. Plusieurs belles provinces composoient mon royaume en terre ferme, avec un grand nombre d’isles considérables, presque toutes situées à la vue de ma capitale.

» Je visitai premièrement les provinces ; je fis ensuite armer et équiper toute ma flotte, et j’allai descendre dans mes isles, pour me concilier, par ma présence, le cœur de mes sujets, et les affermir dans le devoir. Quelque temps après que j’en fus revenu, j’y retournai ; et ces voyages, en me donnant quelque teinture de la navigation, m’y firent prendre tant de goût, que je résolus d’aller faire des découvertes au-delà de mes isles. Pour cet effet, je fis équiper dix vaisseaux seulement. Je m’embarquai, et nous mîmes à la voile. Notre navigation fut heureuse pendant quarante jours de suite ; mais la nuit du quarante-unième, le vent devint contraire et même si furieux, que nous fûmes battus d’une tempête violente qui pensa nous submerger. Néanmoins, à la pointe du jour, le vent s’apaisa, les nuages se dissipèrent, et le soleil ayant ramené le beau temps, nous abordâmes à une isle, où nous nous arrêtâmes deux jours à prendre des rafraîchissemens. Cela étant fait, nous nous remîmes en mer. Après dix jours de navigation, nous commencions à espérer de voir terre ; car la tempête que nous avions essuyée, m’avoit détourné de mon dessein, et j’avois fait prendre la route de mes états, lorsque je m’aperçus que mon pilote ne savoit où nous étions. Effectivement, le dixième jour, un matelot, commandé pour faire la découverte au haut du grand mât, rapporta qu’à la droite et à la gauche il n’avoit vu que le ciel et la mer qui bornassent l’horizon ; mais que devant lui, du côté où nous avions la proue, il avoit remarqué une grande noirceur.

» Le pilote changea de couleur à ce récit, jeta d’une main son turban sur le tillac, et de l’autre se frappant le visage : « Ah ! sire, s’écria-t-il, nous sommes perdus ! Personne de nous ne peut échapper au danger où nous nous trouvons ; et avec toute mon expérience, il n’est pas en mon pouvoir de nous en garantir. » En disant ces paroles, il se mit à pleurer comme un homme qui croyoit sa perte inévitable ; et son désespoir jeta l’épouvante dans tout le vaisseau. Je lui demandai quelle raison il avoit de se désespérer ainsi. « Hélas ! sire, me répondit-il, la tempête que nous avons essuyée, nous a tellement égarés de notre route, que demain à midi nous nous trouverons près de cette noirceur, qui n’est autre chose que la Montagne Noire ; et cette Montagne Noire est une mine d’aimant, qui dès-à-présent attire toute votre flotte, à cause des clous et des ferremens qui entrent dans la structure des vaisseaux. Lorsque nous en serons demain à une certaine distance, la force de l’aimant sera si violente, que tous les clous se détacheront et iront se coller contre la montagne : vos vaisseaux se dissoudront, et seront submergés. Comme l’aimant a la vertu d’attirer le fer à soi, et de se fortifier par cette attraction, cette montagne, du côté de la mer, est couverte des clous d’une infinité de vaisseaux qu’elle a fait périr ; ce qui conserve et augmente en même temps cette vertu. Cette montagne, poursuivit le pilote, est très-escarpée ; et au sommet, il y a un dôme de bronze fin, soutenu de colonnes du même métal ; au haut du dôme, paroît un cheval aussi de bronze, lequel porte un cavalier qui a la poitrine couverte d’une plaque de plomb, sur laquelle sont gravés des caractères talismaniques. La tradition, sire, ajouta-t-il, est que cette statue est la cause principale de la perte de tant de vaisseaux et de tant d’hommes qui ont été submergés en cet endroit, et qu’elle ne cessera d’être funeste à tous ceux qui auront le malheur d’en approcher jusqu’à ce qu’elle soit renversée. »

» Le pilote, ayant tenu ce discours, se remit à pleurer, et ses larmes excitèrent celles de tout l’équipage. Je ne doutai pas moi-même que je ne fusse arrivé à la fin de mes jours. Chacun toutefois ne laissa pas de songer à sa conservation, et de prendre pour cela toutes les mesures possibles ; et dans l’incertitude de l’événement, ils se firent tous héritiers les uns des autres, par un testament en faveur de ceux qui se sauveroient.

» Le lendemain matin, nous aperçûmes à découvert la Montagne Noire ; et l’idée que nous en avions conçue, nous la fit paroître plus affreuse qu’elle n’étoit. Sur le midi, nous nous en trouvâmes si près, que nous éprouvâmes ce que le pilote nous avoit prédit. Nous vîmes voler les clous et tous les autres ferremens de la flotte vers la montagne, où, par la violence de l’attraction, ils se collèrent avec un bruit horrible. Les vaisseaux s’entr’ouvrirent, et s’abymèrent dans la mer, qui étoit si haute en cet endroit, qu’avec la sonde nous n’aurions pu en découvrir la profondeur. Tous mes gens furent noyés ; mais Dieu eut pitié de moi, et permit que je me sauvasse, en me saisissant d’une planche qui fut poussée par le vent, droit au pied de la montagne. Je ne me fis pas le moindre mal, mon bonheur m’ayant fait aborder à un endroit où il y avoit des degrés pour monter au sommet…

Scheherazade vouloit poursuivre ce conte ; mais le jour qui vint à paroître, lui imposa silence. Le sultan jugea bien par ce commencement, que la sultane ne l’avoit pas trompé. Ainsi, il n’y a pas lieu de s’étonner s’il ne la fit pas encore mourir ce jour-là.

LIVe NUIT.

« Au nom de Dieu, ma sœur, s’écria le lendemain Dinarzade, continuez, je vous en conjure, l’histoire du troisième Calender. » Ma chère sœur, répondit Scheherazade, voici comment ce prince la reprit :

« À la vue de ces degrés, dit-il (car il n’y avoit pas de terrain ni à droite ni à gauche où l’on pût mettre le pied, et par conséquent se sauver), je remerciai Dieu, et invoquai son saint nom en commençant à monter. L’escalier étoit si étroit, si roide et si difficile, que pour peu que le vent eût eu de violence, il m’auroit renversé et précipité dans la mer. Mais enfin, j’arrivai jusqu’au bout sans accident ; j’entrai sous le dôme, et me prosternant contre terre, je remerciai Dieu de la grâce qu’il m’avoit faite.

» Je passai la nuit sous le dôme. Pendant que je dormois, un vénérable vieillard m’apparut, et me dit : « Écoute, Agib : lorsque tu seras éveillé, creuse la terre sous tes pieds. Tu y trouveras un arc de bronze, et trois flèches de plomb, fabriquées sous certaines constellations, pour délivrer le genre humain de tant de maux qui le menacent. Tire les trois flèches contre la statue : le cavalier tombera dans la mer, et le cheval de ton côté, que tu enterreras au même endroit d’où tu auras tiré l’arc et les flèches. Cela étant fait, la mer s’enflera, et montera jusqu’au pied du dôme, à la hauteur de la montagne. Lorsqu’elle y sera montée, tu verras aborder une chaloupe, où il n’y aura qu’un seul homme avec une rame à chaque main. Cet homme sera de bronze, mais différent de celui que tu auras renversé. Embarque-toi avec lui sans prononcer le nom de Dieu, et te laisse conduire. Il te conduira en dix jours dans une autre mer, où tu trouveras le moyen de retourner chez toi sain et sauf, pourvu que, comme je te l’ai déjà dit, tu ne prononces pas le nom de Dieu pendant tout le voyage. »

» Tel fut le discours du vieillard. D’abord que je fus éveillé, je me levai extrêmement consolé de cette vision, et je ne manquai pas de faire ce que le vieillard m’avoit commandé. Je déterrai l’arc et les flèches, et les tirai contre le cavalier. À la troisième flèche, je le renversai dans la mer, et le cheval tomba de mon côté. Je l’enterrai à la place de l’arc et des flèches, et dans cet intervalle, la mer s’enflât et s’éleva peu-à-peu. Lorsqu’elle fut arrivée au pied du dôme, à la hauteur de la montagne, je vis de loin sur la mer une chaloupe qui venoit à moi. Je bénis Dieu, voyant que les choses succédoient conformément au songe que j’avois eu.

» Enfin la chaloupe aborda, et j’y vis l’homme de bronze tel qu’il m’avoit été dépeint. Je m’embarquai, et me gardai bien de prononcer le nom de Dieu ; je ne dis pas même un seul autre mot. Je m’assis ; et l’homme de bronze recommença de ramer en s’éloignant de la montagne. Il vogua sans discontinuer jusqu’au neuvième jour que je vis des isles, qui me firent espérer que je serois bientôt hors du danger que j’avois à craindre. L’excès de ma joie me fit oublier la défense qui m’avoit été faite : « Dieu soit béni, dis-je alors ! Dieu soit loué ! »

» Je n’eus pas achevé ces paroles, que la chaloupe s’enfonça dans la mer avec l’homme de bronze. Je demeurai sur l’eau, et je nageai le reste du jour du côté de la terre qui me parut la plus voisine. Une nuit fort obscure succéda ; et comme je ne savois plus où j’étois, je nageois à l’aventure. Mes forces s’épuisèrent à la fin, et je commençois à désespérer de me sauver, lorsque le vent venant à se fortifier, une vague plus grosse qu’une montagne, me jeta sur une plage, où elle me laissa en se retirant. Je me hâtai aussitôt de prendre terre, de crainte qu’une autre vague ne me reprît ; et la première chose que je fis, fut de me dépouiller, d’exprimer l’eau de mon habit, et de l’étendre pour le faire sécher sur le sable qui étoit encore échauffé de la chaleur du jour.

» Le lendemain, le soleil eut bientôt achevé de sécher mon habit. Je le repris, et m’avançai pour reconnoître où j’étois. Je n’eus pas marché long-temps, que je connus que j’étois dans une petite isle déserte fort agréable, où il y avoit plusieurs sortes d’arbres fruitiers et sauvages. Mais je remarquai qu’elle étoit considérablement éloignée de terre, ce qui diminua fort la joie que j’avois d’être échappé de la mer. Néanmoins je me remettois à Dieu du soin de disposer de mon sort selon sa volonté, quand j’aperçus un petit bâtiment qui venoit de terre ferme à pleines voiles, et avoit la proue sur l’isle où j’étois.

» Comme je ne doutois pas qu’il n’y vînt mouiller, et que j’ignorois si les gens qui étoient dessus, seroient amis ou ennemis, je crus ne devoir pas me montrer d’abord. Je montai sur un arbre fort touffu, d’où je pouvois impunément examiner leur contenance. Le bâtiment vint se ranger dans une petite anse, où débarquèrent dix esclaves qui portoient une pelle et d’autres instrumens propres à remuer la terre. Ils marchèrent vers le milieu de l’isle, ou je les vis s’arrêter et remuer la terre quelque temps ; et à leur action, il me parut qu’ils levoient une trappe. Ils retournèrent ensuite au bâtiment, débarquèrent plusieurs sortes de provisions et de meubles, et en firent chacun une charge, qu’ils portèrent à l’endroit où ils avoient remué la terre ; ils y descendirent ; ce qui me fit comprendre qu’il y avoit là un lieu souterrain. Je les vis encore une fois aller au vaisseau, et en ressortir peu de temps après avec un vieillard qui menoit avec lui un jeune homme de quatorze ou quinze ans, très-bien fait. Ils descendirent tous où la trappe avoit été levée ; et lorsqu’ils furent remontés, qu’ils eurent abaissé la trappe, qu’ils l’eurent recouverte de terre, et qu’ils reprirent le chemin de l’anse où étoit le navire, je remarquai que le jeune homme n’étoit pas avec eux ; d’où je conclus qu’il étoit resté dans le lieu souterrain : circonstance qui me causa un extrême étonnement.

» Le vieillard et les esclaves se rembarquèrent ; et le bâtiment ayant remis à la voile, reprit la route de la terre ferme. Quand je le vis si éloigné, que je ne pouvois être aperçu de l’équipage, je descendis de l’arbre, et me rendis promptement à l’endroit où j’avois vu remuer la terre. Je la remuai à mon tour, jusqu’à ce que trouvant une pierre de deux ou trois pieds en quarré, je la levai, et je vis qu’elle couvroit l’entrée d’un escalier aussi de pierre. Je le descendis, et me trouvai au bas dans une grande chambre où il y avoit un tapis de pied et un sofa garni d’un autre tapis et de coussins d’une riche étoffe, où le jeune homme étoit assis avec un éventail à la main. Je distinguai toutes ces choses à la clarté de deux bougies, aussi bien que des fruits et des pots de fleurs qu’il avoit près de lui. Le jeune homme fut effrayé de me voir ; mais pour le rassurer, je lui dis en entrant : « Qui que vous soyez, seigneur, ne craignez rien : un roi et fils de roi, tel que je le suis, n’est pas capable de vous faire la moindre injure. C’est au contraire votre bonne destinée qui a voulu apparemment que je me trouvasse ici pour vous tirer de ce tombeau, où il semble qu’on vous ait enterré tout vivant pour des raisons que j’ignore. Mais ce qui m’embarrasse, et ce que je ne puis concevoir (car je vous dirai que j’ai été témoin de tout ce qui s’est passé depuis que vous êtes arrivé dans cette isle), c’est qu’il m’a paru que vous vous êtes laissé ensevelir dans ce lieu sans résistance…

Scheherazade se tut en cet endroit ; et le sultan se leva très-impatient d’apprendre pourquoi ce jeune homme avoit ainsi été abandonné dans une isle déserte ; ce qu’il se promit d’entendre la nuit suivante.

LVe NUIT.

Dinarzade, lorsqu’il en fut temps, appela la sultane ; et Scheherazade, sans se faire prier, poursuivit de cette sorte l’histoire du troisième Calender :

» Le jeune homme, continua le troisième Calender, se rassura à ces paroles, et me pria, d’un air riant, de m’asseoir près de lui. Dès que je fus assis : « Prince, me dit-il, je vais vous apprendre une chose qui vous surprendra par sa singularité. Mon père est un marchand joaillier qui a acquis de grands biens par son travail et par son habileté dans sa profession. Il a un grand nombre d’esclaves et de commissionnaires, qui font des voyages par mer sur des vaisseaux qui lui appartiennent, afin d’entretenir les correspondances qu’il a en plusieurs cours où il fournit les pierreries dont on a besoin. Il y avoit long-temps qu’il étoit marié sans avoir eu d’enfans, lorsqu’il apprit qu’il auroit un fils, dont la vie néanmoins ne seroit pas de longue durée ; ce qui lui donna beaucoup de chagrin a son réveil. Quelques jours après, ma mère lui annonça qu’elle étoit grosse ; et le temps qu’elle croyoit avoir conçu, s’accordoit fort avec le jour du songe de mon père. Elle accoucha de moi dans le terme des neuf mois, et ce fut une grande joie dans la famille. Mon père, qui avoit exactement observé le moment de ma naissance, consulta les astrologues, qui lui dirent : « Votre fils vivra sans nul accident jusqu’à l’âge de quinze ans. Mais alors il courra risque de perdre la vie, et il sera difficile qu’il en échappe. Si néanmoins son bonheur veut qu’il ne périsse pas, sa vie sera de longue durée. C’est qu’en ce temps-là, ajoutèrent-ils, la statue équestre de bronze qui est au haut de la montagne d’aimant, aura été renversée dans la mer par le prince Agib, fils du roi de Cassib, et que les astres marquent, que cinquante jours après, votre fils doit être tué par ce prince. » Comme cette prédiction s’accordoit avec le songe de mon père, il en fut vivement frappé et affligé. Il ne laissa pas pourtant de prendre beaucoup de soin de mon éducation, jusqu’à cette présente année, qui est la quinzième de mon âge. Il apprit hier, que depuis dix jours, le cavalier de bronze avoit été jeté dans la mer par le prince que je viens de vous nommer. Cette nouvelle lui a coûté tant de pleurs, et causé tant d’alarmes, qu’il n’est pas reconnoissable dans l’état où il est. Sur la prédiction des astrologues, il a cherché les moyens de tromper mon horoscope, et de me conserver la vie. Il y a long-temps qu’il a pris la précaution de faire bâtir cette demeure, pour m’y tenir caché durant cinquante jours, dès qu’il apprendroit que la statue avoit été renversée. C’est pourquoi, comme il a su qu’elle l’étoit depuis dix jours, il est venu promptement me cacher ici, et il a promis que dans quarante il viendroit me reprendre. Pour moi, ajouta-t-il, j’ai bonne espérance ; et je ne crois pas que le prince Agib vienne me chercher sous terre, au milieu d’une isle déserte. Voilà, seigneur, ce que j’avois à vous dire. »

« Pendant que le fils du joaillier me racontoit son histoire, je me moquois en moi-même des astrologues qui avoient prédit que je lui ôterois la vie ; et je me sentois si éloigné de vérifier la prédiction, qu’à peine eut-il achevé de parler, je lui dis avec transport : « Mon cher seigneur, ayez de la confiance en la bonté de Dieu, et ne craignez rien. Comptez que c’étoit une dette que vous aviez à payer, et que vous en êtes quitte dès-à-présent. Je suis ravi, après avoir fait naufrage, de me trouver heureusement ici pour vous défendre contre ceux qui voudroient attenter à votre vie. Je ne vous abandonnerai pas durant ces quarante jours que les vaines conjectures des astrologues vous font appréhender. Je vous rendrai, pendant ce temps-là, tous les services qui dépendront de moi. Après cela, je profiterai de l’occasion de gagner la terre ferme, en m’embarquant avec vous sur votre bâtiment, avec la permission de votre père et la vôtre ; et quand je serai de retour en mon royaume, je n’oublierai point l’obligation que je vous aurai, et je tâcherai de vous en témoigner ma reconnoissance, de la manière que je le devrai. »

» Je rassurai, par ce discours, le fils du joaillier, et m’attirai sa confiance. Je me gardai bien, de peur de l’épouvanter, de lui dire que j’étois cet Agib qu’il craignoit, et je pris grand soin de ne lui en donner aucun soupçon. Nous nous entretînmes de plusieurs choses jusqu’à la nuit, et je connus que le jeune homme avoit beaucoup d’esprit. Nous mangeâmes ensemble de ses provisions. Il en avoit une si grande quantité, qu’il en auroit eu de reste au bout de quarante jours, quand il auroit eu d’autres hôtes que moi. Après le souper, nous continuâmes à nous entretenir quelque temps, et ensuite nous nous couchâmes.

» Le lendemain à son lever, je lui présentai le bassin et l’eau. Il se lava, je préparai le dîner, et le servis quand il fut temps. Après le repas, j’inventai un jeu pour nous désennuyer, non-seulement ce jour-là, mais encore les suivans. Je préparai le souper de la même manière que j’avois apprêté le dîner. Nous soupâmes et nous nous couchâmes comme le jour précédent. Nous eûmes le temps de contracter amitié ensemble. Je m’aperçus qu’il avoit de l’inclination pour moi ; et de mon côté, j’en avois conçu une si forte pour lui, que je me disois souvent à moi-même, que les astrologues qui avoient prédit au père que son fils seroit tué par mes mains, étoient des imposteurs, et qu’il n’étoit pas possible que je pusse commettre une si méchante action. Enfin, madame, nous passâmes trente-neuf jours le plus agréablement du monde dans ce lieu souterrain.

» Le quarantième arriva. Le matin, le jeune homme en s’éveillant, me dit avec un transport de joie dont il ne fut pas le maître : « Prince, me voilà aujourd’hui au quarantième jour, et je ne suis pas mort, grâces à Dieu et à votre bonne compagnie. Mon père ne manquera pas tantôt de vous en marquer sa reconnoissance, et de vous fournir tous les moyens et toutes les commodités nécessaires pour vous en retourner dans votre royaume. Mais en attendant, ajouta-t-il, je vous supplie de vouloir bien faire chauffer de l’eau pour me laver tout le corps dans le bain portatif ; je veux me décrasser et changer d’habit, pour mieux recevoir mon père. » Je mis de l’eau sur le feu ; et lorsqu’elle fut tiède, j’en remplis le bain portatif. Le jeune homme se mit dedans ; je le lavai et le frottai moi-même. Il en sortit ensuite, se coucha dans son lit que j’avois préparé, et je le couvris de sa couverture. Après qu’il se fut reposé, et qu’il eut dormi quelque temps : « Mon prince, me dit-il, obligez-moi de m’apporter un melon et du sucre, que j’en mange pour me rafraîchir. »

De plusieurs melons qui nous restoient, je choisis le meilleur, et le mis dans un plat ; et comme je ne trouvois pas de couteau pour le couper, je demandai au jeune homme s’il ne savoit pas où il y en avoit. Il y en a un, me répondit-il, sur cette corniche au-dessus de ma tête. Effectivement, j’y en aperçus un ; mais je me pressai si fort pour le prendre, et dans le temps que je l’avois à la main, mon pied s’embarrassa de sorte dans la couverture, que je glissai, et je tombai si malheureusement sur le jeune homme, que je lui enfonçai le couteau dans le cœur. Il expira dans le moment.

« À ce spectacle, je poussai des cris épouvantables. Je me frappai la tête, le visage et la poitrine. Je déchirai mon habit, et me jetai par terre avec une douleur et des regrets inexprimables. « Hélas ! m’écriai-je, il ne lui restoit que quelques heures pour être hors du danger contre lequel il avoit cherché un asile ; et dans le temps que je compte moi-même que le péril est passé, c’est alors que je deviens son assassin, et que je rends la prédiction véritable. Mais, Seigneur, ajoutai-je en levant la tête et les mains au ciel, je vous en demande pardon ; et si je suis coupable de sa mort, ne me laissez pas vivre plus long-temps…

Scheherazade, voyant paroître le jour en cet endroit, fut obligée d’interrompre ce récit funeste. Le sultan des Indes en fut ému ; et se sentant quelque inquiétude sur ce que deviendroit après cela le Calender, il se garda bien de faire mourir ce jour-là Scheherazade, qui seule pouvoit le tirer de peine.

LVIe NUIT.

La sultane, engagée par sa sœur à raconter ce qui se passa après la mort du jeune homme, prit la parole, et continua de cette sorte :

» Madame, poursuivit le troisième Calender en s’adressant à Zobéïde, après le malheur qui venoit de m’arriver, j’aurois reçu la mort sans frayeur, si elle s’étoit présentée à moi. Mais le mal, ainsi que le bien, ne nous arrive pas toujours lorsque nous le souhaitons. Néanmoins, faisant réflexion que mes larmes et ma douleur ne feroient pas revivre le jeune homme, et que les quarante jours finissant, je pouvois être surpris par son père, je sortis de cette demeure souterraine, et montai au haut de l’escalier. J’abaissai la grosse pierre sur l’entrée, et la couvris de terre.

» J’eus à peine achevé, que portant la vue sur la mer du côté de la terre ferme, j’aperçus le bâtiment qui venoit reprendre le jeune homme. Alors me consultant sur ce que j’avois à faire, je dis en moi-même : « Si je me fais voir, le vieillard ne manquera pas de me faire arrêter et massacrer peut-être par ses esclaves, quand il aura vu son fils dans l’état où je l’ai mis. Tout ce que je pourrai alléguer pour me justifier, ne le persuadera point de mon innocence. Il vaut mieux, puisque j’en ai le moyen, me soustraire à son ressentiment, que de m’y exposer. » Il y avoit près du lieu souterrain un gros arbre, dont l’épais feuillage me parut propre à me cacher. J’y montai, et je ne me fus pas plutôt placé de manière que je ne pouvois être aperçu, que je vis aborder le bâtiment au même endroit que la première fois.

» Le vieillard et les esclaves débarquèrent bientôt, et s’avancèrent vers la demeure souterraine, d’un air qui marquoit qu’ils avoient quelque espérance ; mais lorsqu’ils virent la terre nouvellement remuée, ils changèrent de visage, et particulièrement le vieillard. Ils levèrent la pierre, et descendirent. Ils appellent le jeune homme par son nom, il ne répond point : leur crainte redouble ; ils le cherchent et le trouvent enfin étendu sur son lit, avec le couteau au milieu du cœur ; car je n’avois pas eu le courage de l’ôter. À cette vue, ils poussèrent des cris de douleur, qui renouvelèrent la mienne : le vieillard tomba évanoui ; ses esclaves, pour lui donner de l’air, l’apportèrent en haut entre leurs bras, et le posèrent au pied de l’arbre où j’étois. Mais malgré tous leurs soins, ce malheureux père demeura long-temps en cet état, et leur fit plus d’une fois désespérer de sa vie.

» Il revint toutefois de ce long évanouissement. Alors les esclaves apportèrent le corps de son fils, revêtu de ses plus beaux habillemens, et dès que la fosse qu’on lui faisoit, fut achevée, on l’y descendît. Le vieillard, soutenu par deux esclaves, et le visage baigné de larmes, lui jeta le premier un peu de terre, après quoi les esclaves en comblèrent la fosse.

» Cela étant fait, l’ameublement de la demeure souterraine fut enlevé et embarqué avec le reste des provisions. Ensuite le vieillard, accablé de douleurs, ne pouvant se soutenir, fut mis sur une espèce de brancard, et transporté dans le vaisseau, qui remit à la voile. Il s’éloigna de l’isle en peu de temps, et je le perdis de vue…

Le jour, qui éclairoit déjà l’appartement du sultan des Indes, obligea Scheherazade à s’arrêter en cet endroit. Schahriar se leva à son ordinaire, et par la même raison que le jour précédent, prolongea encore la vie de la sultane qu’il laissa avec Dinarzade.

LVIIe NUIT.

Le lendemain, Scheherazade, poursuivant les aventures du troisième Calender, dit : Ma sœur, vous saurez que ce prince continua de les raconter ainsi à Zobéïde et à sa compagnie :

» Après le départ, dit-il, du vieillard, de ses esclaves et du navire, je restai seul dans l’isle : je passois la nuit dans la demeure souterraine qui n’avoit pas été rebouchée, et le jour, je me promenois autour de l’isle, et m’arrêtois dans les endroits les plus propres à prendre du repos, quand j’en avois besoin.

» Je menai cette vie ennuyeuse pendant un mois. Au bout de ce temps-là, je m’aperçus que la mer diminuoit considérablement, et que l’isle devenoit plus grande ; il sembloit que la terre ferme s’approchoit. Effectivement, les eaux devinrent si basses, qu’il n’y avoit plus qu’un petit trajet de mer entre moi et la terre ferme. Je le traversai, et n’eus de l’eau que jusqu’à mi-jambe. Je marchai si long-temps sur la plage et sur le sable, que j’en fus très-fatigué. À la fin, je gagnai un terrain plus ferme ; et j’étois déjà assez éloigné de la mer, lorsque je vis fort loin devant moi comme un grand feu ; ce qui me donna quelque joie. « Je trouverai quelqu’un, disois-je, et il n’est pas possible que ce feu se soit allumé de lui-même. » Mais à mesure que je m’en approchois, mon erreur se dissipoit, et je reconnus bientôt que ce que j’avois pris pour du feu, étoit un château de cuivre rouge, que les rayons du soleil faisoient paroître de loin comme enflammé.

» Je m’arrêtai près de ce château, et m’assis, autant pour en considérer la structure admirable, que pour me remettre un peu de ma lassitude. Je n’avois pas encore donné à cette maison magnifique toute l’attention qu’elle méritoit, quand j’aperçus dix jeunes hommes fort bien faits, qui paroissoient venir de la promenade. Mais, ce qui me parut assez surprenant, ils étoient tous borgnes de l’œil droit. Ils accompagnoient un vieillard d’une taille haute, et d’un air vénérable.

» J’étois étrangement étonné de rencontrer tant de borgnes à la fois, et tous privés du même œil. Dans le temps que je cherchois dans mon esprit par quelle aventure ils pouvaient être rassemblés, ils m’abordèrent et me témoignèrent de la joie de me voir. Après les premiers complimens, ils me demandèrent ce qui m’avoit amené là. Je leur répondis que mon histoire étoit un peu longue, et que s’ils vouloient prendre la peine de s’asseoir, je leur donnerois la satisfaction qu’ils souhaitoient. Ils s’assirent, et je leur racontai ce qui m’étoit arrivé depuis que j’étois sorti de mon royaume jusqu’alors ; ce qui leur causa une grande surprise.

» Après que j’eus achevé mon discours, ces jeunes seigneurs me prièrent d’entrer avec eux dans le château. J’acceptai leur offre ; nous traversâmes une enfilade de salles, d’antichambres, de chambres et de cabinets fort proprement meublés, et nous arrivâmes dans un grand salon où il y avoit en rond dix petits sofas bleus et séparés, tant pour s’asseoir et se reposer le jour, que pour dormir la nuit. Au milieu de ce rond étoit un onzième sofa moins élevé, et de la même couleur, sur lequel se plaça le vieillard dont on a parlé ; et les jeunes seigneurs s’assirent sur les dix autres.

» Comme chaque sofa ne pouvoit tenir qu’une personne, un de ces jeunes gens me dit : « Camarade, asseyez-vous sur le tapis au milieu de la place, et ne vous informez de quoi que ce soit qui nous regarde, non plus que du sujet pourquoi nous sommes tous borgnes de l’œil droit ; contentez-vous de voir, et ne portez pas plus loin votre curiosité. »

« Le vieillard ne demeura pas long-temps assis ; il se leva et sortit ; mais il revint quelques momens après, apportant le souper des dix seigneurs, auxquels il distribua à chacun sa portion en particulier. Il me servit aussi la mienne, que je mangeai seul à l’exemple des autres ; et sur la fin du repas, le même vieillard nous présenta une tasse de vin à chacun.

» Mon histoire leur avoit paru si extraordinaire, qu’ils me la firent répéter à l’issue du souper, et elle donna lieu à un entretien qui dura une grande partie de la nuit. Un des seigneurs, faisant réflexion qu’il étoit tard, dit au vieillard : « Vous voyez qu’il est temps de dormir, et vous ne nous apportez pas de quoi nous acquitter de notre devoir. » À ces mots, le vieillard se leva, et entra dans un cabinet, d’où il apporta sur sa tête dix bassins l’un après l’autre, tous couverts d’une étoffe bleue. Il en posa un avec un flambeau devant chaque seigneur.

» Ils découvrirent leurs bassins, dans lesquels il y avoit de la cendre, du charbon en poudre, et du noir à noircir. Ils mêlèrent toutes ces choses ensemble, et commencèrent à s’en frotter et barbouiller le visage, de manière qu’ils étoient affreux à voir. Après s’être noircis de la sorte, ils se mirent à pleurer, à se lamenter et à se frapper la tête et la poitrine, en criant sans cesse : « Voilà le fruit de notre oisiveté et de nos débauches. »

» Ils passèrent presque toute la nuit dans cette étrange occupation. Ils la cessèrent enfin ; après quoi le vieillard leur apporta de l’eau dont ils se lavèrent le visage et les mains ; ils quittèrent aussi leurs habits, qui étoient gâtés, et en prirent d’autres ; de sorte qu’il ne paroissoit pas qu’ils eussent rien fait des choses étonnantes dont je venois d’être spectateur.

» Jugez, madame, de la contrainte où j’avois été durant tout ce temps-là. J’avois été mille fois tenté de rompre le silence que ces seigneurs m’avoient imposé, pour leur faire des questions ; et il me fut impossible de dormir le reste de la nuit.

» Le jour suivant, d’abord que nous fûmes levés, nous sortîmes pour prendre l’air, et alors je leur dis : « Seigneurs, je vous déclare que je renonce à la loi que vous me prescrivîtes hier au soir ; je ne puis l’observer. Vous êtes des gens sages, et vous avez tous de l’esprit infiniment, vous me l’avez fait assez connoître ; néanmoins je vous ai vu faire des actions dont toutes autres personnes que des insensés, ne peuvent être capables. Quelque malheur qui puisse m’arriver, je ne saurois m’empêcher de vous demander pourquoi vous vous êtes barbouillé le visage de cendre, de charbon et de noir à noircir, et enfin pourquoi vous n’avez tous qu’un œil ; il faut que quelque chose de singulier en soit la cause ; c’est pourquoi je vous conjure de satisfaire ma curiosité. » À des instances si pressantes, ils ne répondirent rien, sinon que les demandes que je leur faisois, ne me regardoient pas ; que je n’y avois pas le moindre intérêt, et que je demeurasse en repos.

» Nous passâmes la journée à nous entretenir de choses indifférentes ; et quand la nuit fut venue, après avoir tous soupé séparément, le vieillard apporta encore les bassins bleus ; les jeunes seigneurs se barbouillèrent, ils pleurèrent, se frappèrent et crièrent : « Voilà le fruit de notre oisiveté et de nos débauches. » Ils firent le lendemain et les nuits suivantes, la même action.

» À la fin, je ne pus résister à ma curiosité, et je les priai très-sérieusement de la contenter, ou de m’enseigner par quel chemin je pourrois retourner dans mon royaume ; car je leur dis qu’il ne m’étoit pas possible de demeurer plus long-temps avec eux, et d’avoir toutes les nuits un spectacle si extraordinaire, sans qu’il me fût permis d’en savoir les motifs.

» Un des seigneurs me répondit pour tous les autres : « Ne vous étonnez pas de notre conduite à votre égard ; si jusqu’à présent nous n’avons pas cédé à vos prières, ce n’a été que par pure amitié pour vous, et que pour vous épargner le chagrin d’être réduit au même état où vous nous voyez. Si vous voulez bien éprouver notre malheureuse destinée, vous n’avez qu’à parler, nous allons vous donner la satisfaction que vous nous demandez. » Je leur dis que j’étois résolu à tout événement. « Encore une fois, reprit le même seigneur, nous vous conseillons de modérer votre curiosité ; il y va de la perte de votre œil droit. » « Il n’importe, repartis-je, je vous déclare que si ce malheur m’arrive, je ne vous en tiendrai pas coupables, et que je ne l’imputerai qu’à moi-même. » Il me représenta encore, que quand j’aurois perdu un œil, je ne devois point espérer de demeurer avec eux, supposé que j’eusse cette pensée, parce que leur nombre étoit complet, et qu’il ne pouvoit pas être augmenté. Je leur dis que je me ferois un plaisir de ne me séparer jamais d’aussi honnêtes gens qu’eux ; mais que si c’étoit une nécessité, j’étois prêt encore à m’y soumettre, puisqu’à quelque prix que ce fût, je souhaitois qu’ils m’accordassent ce que je leur demandois.

« Les dix seigneurs, voyant que j’étois inébranlable dans ma résolution, prirent un mouton qu’ils égorgèrent ; et après lui avoir ôté la peau, ils me présentèrent le couteau dont ils s’étoient servis, et me dirent : « Prenez ce couteau, il vous servira dans l’occasion que nous vous dirons bientôt. Nous allons vous coudre dans cette peau, dont il faut que vous vous enveloppiez ; ensuite nous vous laisserons sur la place, et nous nous retirerons. Alors un oiseau d’une grosseur énorme, qu’on appelle Roc[1], paroîtra dans l’air, et vous prenant pour un mouton, fondra sur vous, et vous enlèvera jusqu’aux nues ; mais que cela ne vous épouvante pas. Il reprendra son vol vers la terre, et vous posera sur la cime d’une montagne. D’abord que vous vous sentirez à terre, fendez la peau avec le couteau, et développez-vous. Le Roc ne vous aura pas plutôt vu, qu’il s’envolera de peur, et vous laissera libre. Ne vous arrêtez point, marchez jusqu’à ce que vous arriviez à un château d’une grandeur prodigieuse, tout couvert de plaques d’or, de grosses émeraudes et d’autres pierreries fines. Présentez-vous à la porte, qui est toujours ouverte, et entrez. Nous avons été dans ce château tous tant que nous sommes ici. Nous ne vous disons rien de ce que nous y avons vu, ni de ce qui nous est arrivé ; vous l’apprendrez par vous-même. Ce que nous pouvons vous dire, c’est qu’il nous en coûte à chacun notre œil droit ; et la pénitence dont vous avez été témoin, est une chose que nous sommes obligés de faire pour y avoir été. L’histoire de chacun de nous en particulier, est remplie d’aventures extraordinaires, et on en feroit un gros livre ; mais nous ne pouvons vous en dire davantage…

En achevant ces mots, Scheherazade interrompit son conte, et dit au sultan des Indes : « Sire, comme ma sœur m’a réveillée aujourd’hui un peu plutôt que de coutume, je commençois à craindre d’ennuyer votre majesté ; mais voilà le jour qui paroît à propos, et m’impose silence. » La curiosité de Schahriar l’emporta encore sur le serment cruel qu’il avoit fait.

LVIIIe NUIT.

Dinarzade ne fut pas si matineuse cette nuit que la précédente ; elle ne laissa pas néanmoins d’appeler la sultane avant le jour, et de prier sa sœur de continuer l’histoire du troisième Calender. Scheherazade la poursuivit ainsi, en faisant toujours parler le Calender à Zobéïde :

» Madame, un des dix seigneurs borgnes m’ayant tenu le discours que je viens de vous rapporter, je m’enveloppai dans la peau de mouton, muni du couteau qui m’avoit été donné ; et après que les jeunes seigneurs eurent pris la peine de me coudre dedans, ils me laissèrent sur la place, et se retirèrent dans le salon. Le Roc dont ils m’avoient parlé, ne fut pas long-temps à se faire voir ; il fondit sur moi, me prit entre ses griffes, comme un mouton, et me transporta au haut d’une montagne.

» Lorsque je me sentis à terre, je ne manquai pas de me servir du couteau ; je fendis la peau, me développai, et parus devant le Roc, qui s’envola dès qu’il m’aperçut. Ce Roc est un oiseau blanc, d’une grandeur et d’une grosseur monstrueuse. Pour sa force, elle est telle, qu’il enlève les éléphans dans les plaines, et les porte sur le sommet des montagnes, où il en fait sa pâture.

» Dans l’impatience que j’avois d’arriver au château, je ne perdis point de temps, et je pressai si bien le pas, qu’en moins d’une demi-journée, je m’y rendis ; et je puis dire que je le trouvai encore plus beau qu’on ne me l’avoit dépeint. La porte étoit ouverte. J’entrai dans une cour carrée et si vaste, qu’il y avoit autour quatre-vingt-dix-neuf portes de bois de sandal et d’aloës, et une d’or, sans compter celle de plusieurs escaliers magnifiques qui conduisoient aux appartemens d’en haut, et d’autres encore que je ne voyois pas. Les cent que je dis, donnoient entrée dans des jardins ou des magasins remplis de richesses, ou enfin dans des lieux qui renfermoient des choses surprenantes à voir.

» Je vis en face une porte ouverte, par où j’entrai dans un grand salon, où étoient assises quarante jeunes dames d’une beauté si parfaite, que l’imagination même ne sauroit aller au-delà. Elles étoient habillées très-magnifiquement. Elles se levèrent toutes ensemble, sitôt qu’elles m’aperçurent ; et sans attendre mon compliment, elles me dirent, avec de grandes démonstrations de joie : « Brave seigneur, soyez le bien venu, soyez le bien venu ; » et une d’entr’elles prenant la parole pour les autres : « Il y a long-temps, dit-elle, que nous attendions un cavalier comme vous. Votre air nous marque assez que vous avez toutes les bonnes qualités que nous pouvons souhaiter, et nous espérons que vous ne trouverez pas notre compagnie désagréable et indigne de vous. »

» Après beaucoup de résistance de ma part, elles me forcèrent de m’asseoir dans une place un peu élevée au-dessus des leurs ; comme je témoignois que cela me faisoit de la peine : « C’est votre place, me dirent-elles ; vous êtes de ce moment notre seigneur, notre maître et notre juge, et nous sommes vos esclaves, prêtes à recevoir vos commandemens. »

» Rien au monde, madame, ne m’étonna tant que l’ardeur et l’empressement de ces belles filles à me rendre tous les services imaginables. L’une apporta de l’eau chaude, et me lava les pieds ; une autre me versa de l’eau de senteur sur les mains ; celles-ci apportèrent tout ce qui étoit nécessaire pour me faire changer d’habillement ; celles-là servirent une collation magnifique ; et d’autres enfin se présentèrent le verre à la main, prêtes à me verser d’un vin délicieux ; et tout cela s’exécutoit sans confusion, avec un ordre, une union admirable et des manières dont j’étois charmé. Je bus et mangeai. Après quoi toutes les dames s’étant placées autour de moi, me demandèrent une relation de mon voyage. Je leur fis le récit de mes aventures, qui dura jusqu’à l’entrée de la nuit…

Scheherazade s’étant arrêtée en cet endroit, sa sœur lui en demanda la raison. « Ne voyez-vous pas bien qu’il est jour, répondit la sultane ? Pourquoi ne m’avez-vous pas plutôt éveillée ? » Le sultan, à qui l’arrivée du Calender au palais des quarante belles dames, promettoit d’agréables choses, ne voulant pas se priver du plaisir de les entendre, différa encore la mort de la sultane.

LIXe NUIT.

Dinarzade ne fut pas plus diligente cette nuit que la dernière ; et il étoit presque jour, lorsqu’elle engagea la sultane à lui apprendre ce qui se passa dans le beau château. « Je vais vous le dire, répondit Scheherazade ; » et s’adressant au sultan : Sire, poursuivit-elle, le prince Calender reprit sa narration dans ces termes :

» Lorsque j’eus achevé de raconter mon histoire aux quarante dames, quelques-unes de celles qui étoient assises le plus près de moi, demeurèrent pour m’entretenir, pendant que d’autres, voyant qu’il étoit nuit, se levèrent pour aller chercher des bougies. Elles en apportèrent une prodigieuse quantité, qui répara merveilleusement la clarté du jour ; mais elles les disposèrent avec tant de symétrie, qu’il sembloit qu’on n’en pouvoit moins souhaiter.

» D’autres dames servirent une table de fruits secs, de confitures et d’autres mets propres à boire, et garnirent un buffet de plusieurs sortes de vins et de liqueurs ; et d’autres enfin parurent avec des instrumens de musique. Quand tout fut prêt, elles m’invitèrent à me mettre à table. Les dames s’y assirent avec moi, et nous y demeurâmes assez long-temps. Celles qui devoient jouer des instrumens et les accompagner de leurs voix, se levèrent et firent un concert charmant. Les autres commencèrent une espèce de bal, et dansèrent deux à deux les unes après les autres, de la meilleure grâce du monde.

» Il étoit plus de minuit lorsque tous ces divertissemens finirent. Alors une des dames prenant la parole, me dit : « Vous êtes fatigué du chemin que vous avez fait aujourd’hui, il est temps que vous vous reposiez. Votre appartement est préparé ; mais avant que de vous y retirer, choisissez, de nous toutes, celle qui vous plaira davantage, et menez-la coucher avec vous.» Je répondis que je me garderois bien de faire le choix qu’elles me proposoient, qu’elles étoient toutes également belles, spirituelles, dignes de mes respects et de mes services, et que je ne commettrois pas l’incivilité d’en préférer une aux autres.

» La même dame qui m’avoit parlé, reprit : « Nous sommes très-persuadées de votre honnêteté, et nous voyons bien que la crainte de faire naître de la jalousie entre nous vous retient ; mais que cette discrétion ne vous arrête pas ; nous vous avertissons que le bonheur de celle que vous choisirez, ne fera point de jalouses ; car nous sommes convenues que tous les jours, nous aurons l’une après l’autre le même honneur, et qu’au bout des quarante jours, ce sera à recommencer. Choisissez donc librement, et ne perdez pas un temps que vous devez donner au repos dont vous avez besoin. »

» Il fallut céder à leurs instances ; je présentai la main à la dame qui portoit la parole pour les autres. Elle me donna la sienne, et on nous conduisit à un appartement magnifique. On nous y laissa seuls, et les autres dames se retirèrent dans les leurs…

« Mais il est jour, sire, dit Scheherazade au sultan, et votre majesté voudra bien me permettre de laisser le prince Calender avec sa dame. » Schahriar ne répondit rien ; mais il dit en lui-même en se levant : « Il faut avouer que le conte est parfaitement beau ; j’aurois le plus grand tort du monde de ne me pas donner le loisir de l’entendre jusqu’à la fin. »

LXe NUIT.

Le lendemain la sultane, à son réveil, dit à Dinarzade : Voici de quelle manière le troisième Calender reprit le fil de sa merveilleuse histoire :

» J’avois, dit-il, à peine achevé de m’habiller le lendemain, que les trente-neuf autres dames vinrent dans mon appartement toutes parées autrement que le jour précédent. Elles me souhaitèrent le bon jour, et me demandèrent des nouvelles de ma santé. Ensuite elles me conduisirent au bain, où elles me lavèrent elles-mêmes, et me rendirent malgré moi tous les services dont on y a besoin ; et lorsque j’en sortis, elles me firent prendre un autre habit qui étoit encore plus magnifique que le premier.

» Nous passâmes la journée presque toujours à table ; et quand l’heure de se coucher fut venue, elles me prièrent encore de choisir une d’entr’elles pour me tenir compagnie. Enfin, madame, pour ne vous point ennuyer en répétant toujours la même chose, je vous dirai que je passai une année entière avec les quarante dames, en les recevant dans mon lit l’une après l’autre, et que pendant tout ce temps-là cette vie voluptueuse ne fut point interrompue par le moindre chagrin.

» Au bout de l’année (rien ne pouvoit me surprendre davantage), les quarante dames, au lieu de se présenter à moi avec leur gaieté ordinaire, et de me demander comment je me portois, entrèrent un matin dans mon appartement les joues baignées de pleurs. Elles vinrent m’embrasser tendrement l’une après l’autre, en me disant : « Adieu, cher prince, adieu, il faut que nous vous quittions. » Leurs larmes m’attendrirent. Je les suppliai de me dire le sujet de leur affliction et de cette séparation dont elles me parloient. « Au nom de Dieu, mes belles dames, ajoutai-je, apprenez-moi s’il est en mon pouvoir de vous consoler, ou si mon secours vous est inutile. » Au lieu de me répondre précisément : « Plût à Dieu, dirent-elles, que nous ne vous eussions jamais vu ni connu ! Plusieurs cavaliers, avant vous, nous ont fait l’honneur de nous visiter ; mais pas un n’avoit cette grâce, cette douceur, cet engouement et ce mérite que vous avez. Nous ne savons comment nous pourrons vivre sans vous. » En achevant ces paroles, elles recommencèrent à pleurer amèrement. « Mes aimables dames, repris-je, de grâce, ne me faites pas languir davantage : dites-moi la cause de votre douleur. » « Hélas ! répondirent-elles, quel autre sujet seroit capable de nous affliger, que la nécessité de nous séparer de vous ? Peut-être ne nous reverrons-nous jamais ! Si pourtant vous le vouliez bien, et si vous aviez assez de pouvoir sur vous pour cela, il ne seroit pas impossible de nous rejoindre. » « Mesdames, repartis-je, je ne comprends rien à ce que vous dites ; je vous prie de me parler plus clairement. » « Hé bien, dit une d’elles, pour vous satisfaire, nous vous dirons que nous sommes toutes princesses, filles de rois. Nous vivons ici ensemble avec l’agrément que vous avez vu ; mais au bout de chaque année, nous sommes obligées de nous absenter pendant quarante jours pour des devoirs indispensables, qu’il ne nous est pas permis de révéler ; après quoi nous revenons dans ce château. L’année est finie d’hier, il faut que nous vous quittions aujourd’hui ; c’est ce qui fait le sujet de notre affliction. Avant que de partir, nous vous laisserons les clefs de toutes choses, particulièrement celles des cent portes, où vous trouverez de quoi contenter votre curiosité, et adoucir votre solitude pendant notre absence. Mais pour votre bien et pour notre intérêt particulier, nous vous recommandons de vous abstenir d’ouvrir la porte d’or. Si vous l’ouvrez, nous ne vous reverrons jamais ; et la crainte que nous en avons, augmente notre douleur. Nous espérons que vous profiterez de l’avis que nous vous donnons. Il y va de votre repos et du bonheur de votre vie : prenez-y garde. Si vous cédiez à votre indiscrète curiosité, vous vous feriez un tort considérable. Nous vous conjurons donc de ne pas commettre cette faute, et de nous donner la consolation de vous retrouver ici dans quarante jours. Nous emporterions bien la clef de la porte d’or avec nous ; mais ce seroit faire une offense à un prince tel que vous, que de douter de sa discrétion et de sa retenue…

Scheherazade vouloit continuer, mais elle vit paroître le jour. Le sultan, curieux de savoir ce que feroit le Calender seul dans le château après le départ des quarante dames, remit au jour suivant à s’en éclaircir.

LXIe NUIT.

L’officieuse Dinarzade s’étant réveillée assez long-temps avant le jour, appela la sultane, en lui disant : « Songez, ma sœur, qu’il est temps de raconter au sultan, notre seigneur, la suite de l’histoire que vous avez commencée. » Scheherazade alors s’adressant à Schahriar, lui dit : Sire, votre majesté saura que le Calender poursuivit ainsi son histoire :

» Madame, dit-il, le discours de ces belles princesses me causa une véritable douleur. Je ne manquai pas de leur témoigner que leur absence me causeroit beaucoup de peine, et je les remerciai des bons avis qu’elles me donnoient. Je les assurai que j’en profiterois, et que je ferois des choses encore plus difficiles pour me procurer le bonheur de passer le reste de mes jours avec des dames d’un si rare mérite. Nos adieux turent des plus tendres ; je les embrassai toutes l’une après l’autre ; elles partirent ensuite, et je restai seul dans le château.

» L’agrément de la compagnie, la bonne chère, les concerts, les plaisirs m’avoient tellement occupé durant l’année, que je n’avois pas eu le temps ni la moindre envie de voir les merveilles qui pouvoient être dans ce palais enchanté. Je n’avois pas même fait attention à mille objets admirables que j’avois tous les jours devant les yeux, tant j’avois été charmé de la beauté des dames, et du plaisir de les voir uniquement occupées du soin de me plaire. Je fus sensiblement affligé de leur départ ; et quoique leur absence ne dût être que de quarante jours, il me parut que j’allois passer un siècle sans elles.

» Je me promettois bien de ne pas oublier l’avis important qu’elles m’avoient donné, de ne pas ouvrir la porte d’or ; mais comme, à cela près, il m’étoit permis de satisfaire ma curiosité, je pris la première des clefs des autres portes, qui étoient rangées par ordre.

» J’ouvris la première porte, et j’entrai dans un jardin fruitier, auquel je crois que dans l’univers il n’y en a point qui soit comparable. Je ne pense pas même que celui que notre religion nous promet après la mort, puisse le surpasser. La symétrie, la propreté, la disposition admirable des arbres, l’abondance et la diversité des fruits de mille espèces inconnues, leur fraîcheur, leur beauté, tout ravissoit ma vue. Je ne dois pas négliger, madame, de vous faire remarquer que ce jardin délicieux étoit arrosé d’une manière fort singulière : des rigoles creusées avec art et proportion, portoient de l’eau abondamment à la racine des arbres qui en avoient besoin pour pousser leurs premières feuilles et leurs fleurs ; d’autres en portoient moins à ceux dont les fruits étoient déjà noués ; d’autres encore moins à ceux où ils grossissoient ; d’autres n’en portoient que ce qu’il en falloit précisément à ceux dont le fruit avoit acquis une grosseur convenable, et n’attendoit plus que la maturité ; mais cette grosseur surpassoit de beaucoup celle des fruits ordinaires de nos jardins. Les autres rigoles enfin qui aboutissoient aux arbres dont le fruit étoit mûr, n’avoient d’humidité que ce qui étoit nécessaire pour le conserver dans le même état sans le corrompre. Je ne pouvois me lasser d’examiner et d’admirer un si beau lieu ; et je n’en serois jamais sorti, si je n’eusse pas conçu dès-lors une plus grande idée des autres choses que je n’avois point vues. J’en sortis l’esprit rempli de ces merveilles ; je fermai la porte, et j’ouvris celle qui suivoit.

» Au lieu d’un jardin de fruits, j’en trouvai un de fleurs qui n’étoit pas moins singulier dans son genre. Il renfermoit un parterre spacieux, arrosé non pas avec la même profusion que le précédent, mais avec un plus grand ménagement, pour ne pas fournir plus d’eau que chaque fleur n’en avoit besoin. La rose, le jasmin, la violette, le narcisse, l’hyacinthe, l’anemone, la tulipe, la renoncule, l’œillet, le lys et une infinité d’autres fleurs qui ne fleurissoient ailleurs qu’en différens temps, se trouvoient là fleuries toutes à la fois ; et rien n’étoit plus doux que l’air qu’on respiroit dans ce jardin.

» J’ouvris la troisième porte ; je trouvai une volière très-vaste. Elle étoit pavée de marbre de plusieurs sortes de couleurs, du plus fin, du moins commun. La cage étoit de sandal et de bois d’aloës ; elle renfermoit une infinité de rossignols, de chardonnerets, de serins, d’alouettes, et d’autres oiseaux encore plus harmonieux dont je n’avois entendu parler de ma vie. Les vases où étoit leur grain et leur eau, étoient de jaspe ou d’agate la plus précieuse. D’ailleurs, cette volière étoit d’une grande propreté : à voir son étendue, je jugeois qu’il ne falloit pas moins de cent personnes pour la tenir aussi nette qu’elle étoit ; personne toutefois n’y paroissoit, non plus que dans les jardins où j’avois été, dans lesquels je n’avois pas remarqué une mauvaise herbe, ni la moindre superfluité qui m’eût blessé la vue. Le soleil étoit déjà couché, et je me retirai charmé du ramage de cette multitude d’oiseaux qui cherchoient alors à se percher dans l’endroit le plus commode, pour jouir du repos de la nuit. Je me rendis à mon appartement, résolu d’ouvrir les autres portes les jours suivans, à l’exception de la centième.

Le lendemain, je ne manquai pas d’aller ouvrir la quatrième porte. Si ce que j’avois vu le jour précédent avoit été capable de me causer de la surprise, ce que je vis alors me ravit en extase. Je mis le pied dans une grande cour environnée d’un bâtiment d’une architecture merveilleuse, dont je ne vous ferai point la description, pour éviter la prolixité. Ce bâtiment avoit quarante portes toutes ouvertes, dont chacune donnoit entrée dans un trésor ; et de ces trésors, il y en avoit plusieurs qui valoient mieux que les plus grands royaumes. Le premier contenoit des monceaux de perles ; et ce qui passe toute croyance, les plus précieuses, qui étoient grosses comme des œufs de pigeon, surpassoient en nombre les médiocres. Dans le second trésor, il y avoit des diamans, des escarboucles et des rubis, dans le troisième, des émeraudes ; dans le quatrième, de l’or en lingots ; dans le cinquième, de l’or monnoyé ; dans le sixième, de l’argent en lingots ; dans les deux suivans, de l’argent monnoyé. Les autres contenoient des améthistes, des chrysolites, des topazes, des opales, des turquoises, des hyacinthes, et toutes les autres pierres fines que nous connoissons, sans parler de l’agate, du jaspe, de la cornaline. Ce même trésor contenoit un magasin rempli, non-seulement de branches, mais même d’arbres entiers de corail.

» Rempli de surprise et d’admiration, je m’écriai, après avoir vu toutes ces richesses : « Non, quand tous les trésors de tous les rois de l’univers seroient assemblés en un même lieu, ils n’approcheroient pas de ceux-ci. Quel est mon bonheur de posséder tous ces biens avec tant d’aimables princesses !

» Je ne m’arrêterai point, madame, à vous faire le détail de toutes les autres choses rares et précieuses que je vis les jours suivans. Je vous dirai seulement qu’il ne me fallut pas moins de trente-neuf jours pour ouvrir les quatre-vingt-dix-neuf portes, et admirer tout ce qui s’offrit à ma vue. Il ne restoit plus que la centième porte, dont l’ouverture m’étoit défendue…

Le jour, qui vint éclairer l’appartement du sultan des Indes, imposa silence à Scheherazade en cet endroit. Mais cette histoire faisoit trop de plaisir à Schahriar, pour qu’il n’en voulût pas entendre la suite le lendemain. Ce prince se leva dans cette résolution.

LXIIe NUIT.

Dinarzade, qui ne souhaitoit pas moins ardemment que Schahriar d’apprendre quelles merveilles pouvoient être renfermées sous la clef de la centième porte, appela la sultane de très-bonne heure, en la sollicitant d’achever la surprenante histoire du troisième Calender. Il la continua de cette sorte, dit Sheherazade :

» J’étois au Quarantième jour depuis le départ des charmantes princesses. Si j’avois pu ce jour-là conserver sur moi le pouvoir que je devois avoir, je serois aujourd’hui le plus heureux de tous les hommes, au lieu que j’en suis le plus malheureux. Elles devoient arriver le lendemain, et le plaisir de les revoir devoit servir de frein à ma curiosité ; mais par une foiblesse dont je ne cesserai jamais de me repentir, je succombai à la tentation du démon, qui ne me donna point de repos que je ne me fusse livré moi-même à la peine que j’ai éprouvée.

» J’ouvris la porte fatale que j’avois promis de ne pas ouvrir. Je n’eus pas avancé le pied pour entrer, qu’une odeur assez agréable, mais contraire à mon tempérament, me fit tomber évanoui. Néanmoins je revins à moi ; et au lieu de profiter de cet avertissement, de refermer la porte et de perdre pour jamais l’envie de satisfaire ma curiosité, j’entrai. Après avoir attendu quelque temps que le grand air eût modéré cette odeur, je n’en fus plus incommodé.

» Je trouvai un lieu vaste, bien voûté, et dont le pavé étoit parsemé de safran. Plusieurs flambeaux d’or massif, avec des bougies allumées qui rendoient l’odeur d’aloës et d’ambre-gris, y servoient de lumière ; et cette illumination étoit encore augmentée par des lampes d’or et d’argent, remplies d’une huile composée de diverses sortes d’odeur. Parmi un assez grand nombre d’objets qui attirèrent mon attention, j’aperçus un cheval noir, le plus beau et le mieux fait qu’on puisse voir au monde. Je m’approchai de lui pour le considérer de près ; je trouvai qu’il avoit une selle et une bride d’or massif, d’un ouvrage excellent ; que son auge d’un côté étoit remplie d’orge mondé et de sésame[2], et de l’autre, d’eau de rose. Je le pris par la bride, et le tirai dehors pour le voir au jour. Je le montai, et voulus le faire avancer ; mais comme il ne branloit pas je le frappai d’une houssine que j’avois ramassée dans son écurie magnifique. À peine eut-il senti le coup, qu’il se mit à hennir avec un bruit horrible ; puis étendant des ailes, dont je ne m’étois point aperçu, il s’éleva dans l’air à perte de vue. Je ne songeai plus qu’à me tenir ferme ; et malgré la frayeur dont j’étois saisi, je ne me tenois point mal. Il reprit ensuite son vol vers la terre, et se posa sur le toit en terrasse d’un château, où, sans me donner le temps de mettre pied à terre, il me secoua si violemment, qu’il me fit tomber en arrière ; et du bout de sa queue il me creva l’œil droit.

» Voilà de quelle manière je devins borgne. Je me souvins bien alors de ce que m’avoient prédit les dix jeunes seigneurs. Le cheval reprit son vol, et disparut. Je me relevai fort affligé du malheur que j’avois cherché moi-même. Je marchai sur la terrasse, la main sur mon œil, qui me faisoit beaucoup de douleur. Je descendis, et me trouvai dans un salon qui me fit connoître par dix sofas disposés en rond, et un autre moins élevé au milieu, que ce château étoit celui d’où j’avois été enlevé par le Roc.

» Les dix jeunes seigneurs borgnes n’étoient pas dans le salon. Je les y attendis, et ils arrivèrent peu de temps après avec le vieillard. Ils ne parurent pas étonnés de me revoir, ni de la perte de mon œil. « Nous sommes bien fâchés, me dirent-ils, de ne pouvoir vous féliciter sur votre retour de la manière que nous le souhaiterions ; mais nous ne sommes pas la cause de votre malheur. » « J’aurois tort de vous en accuser, leur répondis-je ; je me le suis attiré moi-même, et je m’en impute toute la faute. » « Si la consolation des malheureux, reprirent-ils, est d’avoir des semblables, notre exemple peut vous en fournir un sujet. Tout ce qui vous est arrivé, nous est arrivé aussi. Nous avons goûté toutes sortes de plaisirs pendant une année entière ; et nous aurions continué de jouir du même bonheur, si nous n’eussions pas ouvert la porte d’or pendant l’absence des princesses. Vous n’avez pas été plus sage que nous, et vous avez éprouvé la même punition. Nous voudrions bien vous recevoir parmi nous pour faire la pénitence que nous faisons, et dont nous ne savons pas de combien sera la durée ; mais nous vous avons déjà déclaré les raisons qui nous en empêchent. C’est pourquoi retirez-vous ; allez à la cour de Bagdad ; vous y trouverez celui qui doit décider de votre destinée. »

» Ils m’enseignèrent la route que je devois tenir, et je me séparai d’eux. Je me fis raser en chemin la barbe et les sourcils, et pris l’habit de Calender. Il y a long-temps que je marche. Enfin, je suis arrivé aujourd’hui dans cette ville à l’entrée de la nuit. J’ai rencontré à la porte ces Calenders mes confrères, tous étrangers comme moi. Nous avons été tous trois fort surpris de nous voir borgnes du même œil. Mais nous n’avons pas eu le temps de nous entretenir de cette disgrâce qui nous est commune. Nous n’avons eu, madame, que celui de venir implorer le secours que vous nous avez généreusement accordé. »

Le troisième Calender ayant achevé de raconter son histoire, Zobéïde prit la parole, et s’adressant à lui et à ses confrères : « Allez, leur dit-elle, vous êtes libres tous trois, retirez-vous où il vous plaira. » Mais l’un d’entr’eux lui répondit : « Madame, nous vous supplions de nous pardonner notre curiosité, et de nous permettre d’entendre l’histoire de ces seigneurs qui n’ont pas encore parlé. » Alors la dame se tournant du côté du calife, du visir Giafar, et de Mesrour, qu’elle ne connoissoit pas pour ce qu’ils étoient, leur dit : « C’est à vous à me raconter votre histoire, parlez. »

Le grand-visir Giafar qui avoit toujours porté la parole, répondit encore à Zobéïde : « Madame, pour vous obéir, nous n’avons qu’à répéter ce que nous avons déjà dit avant que d’entrer chez vous. Nous sommes, poursuivit-il, des marchands de Moussoul, et nous venons à Bagdad négocier nos marchandises qui sont en magasin dans un khan où nous sommes logés. Nous avons dîné aujourd’hui avec plusieurs autres personnes de notre profession, chez un marchand de cette ville, lequel, après nous avoir régalés de mets délicats et de vins exquis, a fait venir des danseurs et des danseuses, avec des chanteurs et des joueurs d’instrumens. Le grand bruit que nous faisions tous ensemble, a attiré le guet qui a arrêté une partie des gens de l’assemblée. Pour nous, par bonheur, nous nous sommes sauvés ; mais comme il étoit déjà tard, et que la porte de notre khan étoit fermée, nous ne savions où nous retirer. Le hasard a voulu que nous ayons passé par votre rue, et que nous ayons entendu qu’on se réjouissoit chez vous : cela nous a déterminés à frapper à votre porte. Voilà, madame, le compte que nous avons à vous rendre pour obéir à vos ordres. »

Zobéïde, après avoir écouté ce discours, sembloit hésiter sur ce qu’elle devoit dire. De quoi les Calenders s’apercevant, la supplièrent d’avoir pour les trois marchands de Moussoul la même bonté qu’elle avoit eue pour eux. « Hé bien, leur dit-elle, j’y consens. Je veux que vous m’ayez tous la même obligation. Je vous fais grâce ; mais c’est à condition que vous sortirez tous de ce logis présentement, et que vous vous retirerez où il vous plaira. » Zobéïde ayant donné cet ordre d’un ton qui marquoit qu’elle vouloit être obéie, le calife, le visir, Mesrour, les trois Calenders et le porteur sortirent sans répliquer ; car la présence des sept esclaves armés les tenoit en respect. Lorsqu’ils furent hors de la maison, et que la porte fut fermée, le calife dit aux Calenders, sans leur faire connoître qui il étoit : « Et vous, Seigneurs, qui êtes étrangers et nouvellement arrivés en cette ville, de quel côté allez-vous présentement qu’il n’est pas jour encore ? » « Seigneur, lui répondirent-ils, c’est là ce qui nous embarrasse. » « Suivez-nous, reprit le calife, nous allons vous tirer d’embarras. « Après avoir achevé ces paroles, il parla bas au visir, et lui dit : « Conduisez-les chez vous ; et demain matin vous me les amènerez. Je veux faire écrire leurs histoires : elles méritent bien d’avoir place dans les annales de mon règne. »

Le visir Giafar emmena avec lui les trois Calenders ; le porteur se retira dans sa maison, et le calife, accompagné de Mesrour, se rendit à son palais. Il se coucha ; mais il ne put fermer l’œil, tant il avoit l’esprit agité de toutes les choses extraordinaires qu’il avoit vues et entendues. Il étoit sur-tout fort en peine de savoir qui étoit Zobéïde, quel sujet elle pouvoit avoir de maltraiter les deux chiennes noires, et pourquoi Amine avoit le sein meurtri. Le jour parut, qu’il étoit encore occupé de ces pensées. Il se leva, et se rendit dans la chambre où il tenoit son conseil et donnoit audience ; il s’assit sur son trône.

Le grand visir arriva peu de temps après, et lui rendit ses respects à son ordinaire. « Visir, lui dit le calife, les affaires que nous aurions à régler présentement, ne sont pas fort pressantes ; celle des trois dames et des deux chiennes noires l’est davantage. Je n’aurai pas l’esprit en repos que je ne sois pleinement instruit de tant de choses qui m’ont surpris. Allez, faites venir ces dames, et amenez en même temps les Calenders. Partez, et souvenez-vous que j’attends impatiemment votre retour. »

Le visir, qui connoissoit l’humeur vive et bouillante de son maître, se hâta de lui obéir. Il arriva chez les dames, et leur exposa d’une manière très-honnête l’ordre qu’il avoit de les conduire au calife, sans toutefois leur parler de ce qui s’étoit passé la nuit chez elles. Les dames se couvrirent de leur voile, et partirent avec le visir, qui prit en passant chez lui les trois Calenders, qui avoient eu le temps d’apprendre qu’ils avoient vu le calife, et qu’ils lui avoient parlé sans le connoître. Le visir les mena au palais, et s’acquitta de sa commission avec tant de diligence, que le calife en fut fort satisfait. Ce prince, pour garder la bienséance devant tous les officiers de sa maison qui étoient présens, fit placer les trois dames derrière la portière de la salle qui conduisoit à son appartement, et retint près de lui les trois Calenders, qui firent assez connoître par leurs respects, qu’ils n’ignoroient pas devant qui ils avoient l’honneur de paroître.

Lorsque les dames furent placées, le calife se tourna de leur côté, et leur dit : « Mesdames, en vous apprenant que je me suis introduit chez vous cette nuit déguisé en marchand, je vais, sans doute, vous alarmer ; vous craindrez de m’avoir offensé, et vous croirez peut-être que je ne vous ai fait venir ici que pour vous donner des marques de mon ressentiment ; mais rassurez-vous : soyez persuadées que j’ai oublié le passé, et que je suis même très-content de votre conduite. Je souhaiterois que toutes les dames de Bagdad eussent autant de sagesse que vous m’en avez fait voir. Je me souviendrai toujours de la modération que vous eûtes après l’incivilité que nous avons commise. J’étois alors marchand de Moussoul ; mais je suis à présent Haroun Alraschild, le cinquième calife de la glorieuse maison d’Abbas, qui tient la place de notre grand prophète. Je vous ai mandées seulement pour savoir de vous qui vous êtes, et vous demander pour quel sujet l’une de vous, après avoir maltraité les deux chiennes noires, a pleuré avec elles ? Je ne suis pas moins curieux d’apprendre pourquoi une autre a le sein tout couvert de cicatrices ? »

Quoique le calife eût prononcé ces paroles très-distinctement, et que les trois dames les eussent entendues, le visir Giafar, par un air de cérémonie, ne laissa pas de les leur répéter…

« Mais, Sire, dit Scheherazade, il est jour. Si votre Majesté veut que je lui raconte la suite, il faut qu’elle ait la bonté de prolonger encore ma vie jusqu’à demain. » Le sultan y consentit, jugeant bien que Scheherazade lui conteroit l’histoire de Zobéïde, qu’il n’avoit pas peu d’envie d’entendre.

FIN DU TOME PREMIER.

Notes
  1. Ou Ruch : oiseau fabuleux, qui joue un grand rôle dans les Contes arabes, et que Buffon a rapporté au Condor, mais mal-à-propos, car le Condor est un oiseau des contrées méridionales de l’Amérique, et qui n’existe point en Arabie. On trouve sur le Roc, dans les éditions précédentes des Mille et une Nuits, voici une note remarquable par son absurdité. La voici : « Marc-Paul, dans ses Voyages, et le père Martini, dans son Histoire de la Chine, parlent de cet oiseau, et disent qu’il enlève l’éléphant et le rhinocéros. »
  2. Plante dont la tige ressemble à celle du millet. Le sésame oriental est originaire de l’Inde ; mais de temps immémorial, on le cultive dans tout l’Orient. On mange ces semences cuites dans du lait, comme le millet ; on le mange aussi grillées au four ou en galettes pétries avec du beurre ou de l’huile. C’est un aliment fort nourrissant et assez agréable, que les enfans sur-tout recherchent beaucoup. On tire aussi de ces semences, par expression, ou par le moyen d’eau bouillante, une huile presqu’aussi bonne que celle de l’olive, dont on se sert pour assaisonner les alimens et brûler dans les lampes.

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Cet ouvrage a été publié le 21 mai 2024 à 17 h 57 (UTC).

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