La Baie/06

La bibliothèque libre.
Éditions Édouard Garand (p. 42-48).

VI

Au temps de la colonie française de Québec, nous disait, un jour, le Père Honorat, tous ceux qui venaient de la France pour s’établir aux bords du Saint-Laurent, faisaient la corvée ; corvée pour les semences, corvée pour les moissons, corvée pour la construction des bâtisses. Tout le monde s’entr’aidait ainsi, et il en a toujours été de même, je pense. En effet, mon grand-père, qui est mort à l’âge de quatre-vingt-dix ans, me disait qu’une grande partie des paroisses de Charlevoix avaient été bâties par corvées entre habitants. Un matin, tous les hommes d’une paroisse se réunissaient chez un nouvel arrivant qui n’avait pas encore de quoi abriter sa famille et, en un tour de main, pour dire plus vrai, dans la journée, on lui construisait sa maison et, le lendemain, les dépendances, étables, grange, hangar, etc. Dam ! faut bien croire que toutes ces bâtisses-là devaient pas être des châteaux ni des palais, pour animaux des fermes expérimentales du gouvernement d’Ottawa ou de Québec. Elles étaient quand même résistables et plusieurs sont encore solides aujourd’hui. On a fait de même à la Grande Baie et il a bien fallu, allez !

Au lendemain du grand feu, les trois quarts des habitants de Saint-Alexis et de Saint-Alphonse, sans compter les gens de la « concerne » de l’Anse-à-Benja-min étaient à la belle étoile. Il fallait reconstruire vite, vous pensez. Heureusement, on avait du bois. Une partie des billots coupés durant l’hiver pour être vendus, comme de coutume, à la Compagnie de Chicoutimi, servit à nos constructions. On organisa en quelques jours, au moulin de l’Anse-à-Benjamin qui n’avait pas été tout à fait détruit, une scie ronde qui transforma les billots en planches et en madriers.

Mais vous comprenez que c’était de l’argent de moins pour nous que tout ce bois qu’on devait vendre. À l’automne et à l’hiver on devait sûrement vivre maigre.

Heureusement, nos terres, passablement défrichées, commençaient à rapporter des bénéfices ; plus heureusement encore, la récolte, cet été-là, fut extraordinaire. On aurait dit que le feu du printemps avait engraissé la terre comme ces terrains à bleuets où il faut mettre le feu une année, pour que les récoltes des années suivantes soient meilleures. Dans nos champs, à la fin de l’été, l’on ne voyait pas les souches tant le foin et les grains étaient hauts et épais. Les patates dont nous avions fait une grosse semence, étaient grenues sans bon sens. Aussi, de bonne heure, à l’automne, Alexis Tremblay avait organisé le chargement d’une goélette dans laquelle il mit tout ce que nous croyions avoir de trop, en foin, en patates et en avoine qui avait été battue aussitôt que récoltée, au « paspor » commun de la paroisse. Alexis Tremblay partit pour aller vendre le tout à Québec. Quant il revint, au moment où l’on craignait que les glaces de l’hiver allaient l’empêcher de gagner la Baie, on apprit avec contentement, vous pensez bien, qu’il avait tout vendu à un très bon prix. Il ne lui restait pas une patate ni un grain d’avoine. L’argent qu’il rapportait remplaça, pour une bonne partie, celui qu’on perdait en ne pouvant plus vendre nos billots. Il y a toujours, comme vous voyez, le Bon Dieu qui veille sur les pauvres gens ; aussi, jamais il ne faut se décourager même après les pires catastrophes.

Expliquez ça comme vous voudrez, mais cette épreuve du feu du printemps m’avait fait aimer la terre, surtout celle de chez nous, comme jamais j’aurais pu croire que je l’aimerais. Comme j’étais fils unique, je savais que le lot de mon père me reviendrait un jour et je me mis à le travailler avec un acharnement dont on n’a pas d’idée ; je faisais tout seul presque toute la besogne.

Il faut dire aussi que mon père commençait à faiblir. Depuis si longtemps qu’il travaillait, à la Malbaie d’abord où il avait ouvert et cultivé tout un lot, et ensuite à la Baie où vous savez ce qu’il en a arraché. Aussi, je vous le dis, il faiblissait. Plus que ça, le feu, au contraire de moi, l’avait passablement démonté. Il n’en revenait pas vite. Je le voyais triste toujours et ma mère me disait souvent :

« Ton père est bien changé depuis le feu ».

Pourtant, à Saint-Alexis, on pensait plus guère au feu quatre ans après. Mon père, lui, y revenait sans cesse :

« Comme ça nous a arriéré ! disait-il souvent ».

Mon Dieu, on aurait dit, des fois, qu’il sentait sa fin. J’allais avoir vingt ans quand un soir de printemps que nous étions à fumer devant la maison, après une rude journée de labourage, il me dit :

« Phydime, tu songes donc pas à te marier bien vite ? »

La question de mon père ne me surprit pas beaucoup puisque je m’étais mis à aller voir les filles depuis une couple d’années et que même pendant l’hiver qui venait de finir, je m’étais fait une blonde de l’autre côté de la Rivière-à-Mars, à Saint-Alphonse. Depuis la fonte des neiges, je pensais même à ce que me rappelait mon père.

Je fis quand même des manigances quand le père posa sa question et je lui répondis :

« Mais ça presse pas, ça ».

Mon père répliqua :

« Il vaut mieux se marier jeune quand on veut rester sur la terre. On s’établit plus vite comme ça. Tu veux pas, je suppose, t’en aller, comme tant d’autres, aux États-Unis ? »

Dans ce temps-là, il y avait dans le Bas-Canada une véritable maladie pour les États-Unis. On partait, tous les jours, par familles, même de Charlevoix où on avait pourtant de belles terres. Nous avions des parents qui étaient rendus là depuis que nous étions à la Baie. On nous disait qu’on gagnait dans le Maine et dans le Vermont des gages terribles. Les jeunes gens des paroisses surtout s’en allaient, et les terres, quand elles n’étaient pas complètement abandonnées pour plusieurs années pendant lesquelles elles s’appauvrissaient, manquaient de bras pour les cultiver. Mon père avait horreur de ça et j’ai hérité de bonne heure, je crois, de ce sentiment-là. Le jour que je me suis mis à aimer notre terre de la Baie autant que j’aimais mon Blond, je me suis mis aussi à me fâcher contre mes amis de Saint-Alexis ou de Saint-Alphonse qui parlaient souvent, dans nos veillées de jeunesses, d’aller aux États. Je m’accordais bien avec ma blonde à ce sujet car elle ne voulait pas entendre parler des garçons qui pensaient tout le temps aux États-Unis.

Aussi vous me croirez aisément quand je répondis à mon père :

« Les États, jamais ; quant au mariage, on verra ».

Les États-Unis, non ! Que c’est donc une pitié que de quitter sa terre et sa paroisse quand ni l’une ni l’autre ne nous ont jamais fait de mal ! Et j’en ai tant vu, dans ma carrière, faillir à l’amour des champs, au plaisir des travaux durs mais pas désagréables, et si sains, des labours, des semences, des récoltes, mêmes ceux de la terre neuve où il y a aussi du contentement. Quand je faisais de la terre, moi, jamais j’ai été si heureux que le soir, après ma journée, quand sur le perron de la porte en fumant ma pipe, je voyais au clair des étoiles ou de la lune, briller la terre glaise de la clairière où j’avais sué toute la journée et où, le matin, il n’y avait que des arbres et des fardoches. Je me disais : dans quelques mois, c’est du grain de plus qu’il y aura là, et j’étais content, le cœur plein de bonheur comme cet homme qui n’avait pas de chemise à ce qu’on dit et qui avait été jugé, par un roi, comme l’homme le plus heureux du monde.

Dans ma famille, on a toujours cultivé la terre. J’ai eu le malheur, avant de m’en aller dans le cimetière regarder pousser les pissenlits par la racine, de me savoir le dernier de notre lignée d’habitants. Oui, j’ai eu ce malheur, dans ma jeune existence — moi qui avais pourtant si horreur des États — d’être une pauvre victime de cette manie qu’on avait toujours eue de s’en aller travailler dans les fabriques de coton du Mass ou du Vermont.

Mais je veux pas en dire plus long sur ce sujet pour le moment. Vous verrez comme on n’est pas toujours récompensé en ce monde des sacrifices qu’on fait et de la misère qu’on endure.

Dans l’été de ma vingt-et-unième année, entre les foins et les récoltes, je me mariai avec ma blonde des Chutes de Saint-Alphonse, Ernestine Maltais, troisième fille de François Maltais, autrefois de la Baie Saint-Paul, venu à la Baie dans la troisième goélette de colons et qui, plus entreprenant que tous nous autres, avait été en arrivant, se fixer avec sa famille en un endroit à peine exploré qu’on appelait les Chutes et qui est aujourd’hui encore, comme vous savez, la dernière concession de Saint-Alphonse.

Ernestine avait tout ce qu’il fallait pour faire une bonne femme de colon et d’habitant. Elle était forte et membrue ; elle aimait la terre et ses travaux autant que moi et mon père. Elle était courageuse sans bon sens. Je vous assure que c’était pas la misère qui lui faisait peur, à elle. Elle était pieuse et bonne au pauvre monde. Elle pouvait donner tout ce qu’elle avait et avec ça, femme de ménage comme pas une, cuisinière dépareillée ; avec rien elle faisait de quoi, et de quoi qui était bon, je vous assure. Elle avait, au poêle, la spécialité des ragoûts et des pâtisseries. On pensait encore huit jours après en avoir mangé au ragoût de pattes de cochon fait par elle. Quant à ses beignes et à ses croquignoles tournés avec seulement quelques œufs, de la farine de mon blé et du lait, ils fondaient dans la bouche aussitôt qu’on les avait croqués ; je ne vous dis que ça.

Pauvre Ernestine, elle est morte, voilà dix ans déjà, à l’âge de soixante-treize. Elle avait bien peiné durant sa vie : elle s’est fatiguée tout son saoul pour ménager l’argent qu’on gagnait et ramasser sou par sou ce qu’il fallait pour vivre honnêtement. Elle aussi, pauvre vieille, n’a pas eu, plus que j’en aurai, de contentement avant de s’en aller pour le grand voyage. Encore une fois, n’allons pas plus loin pour l’heure.

On fit de belles noces à mon mariage. La cérémonie eut lieu à Saint-Alphonse. Le dîner se prit chez nous et la veillée se fit chez Alexis Picoté qui avait voulu ça comme chez des premiers de la paroisse. Au dîner, on avait mangé presque tout un porc frais arrangé de toutes les manières et des pâtisseries à nous en écœurer pour une semaine. J’ai connu des jeunes mariés qui ne pouvaient pas en dire autant. J’avais un jeune ami qui, voilà quelques années, était allé s’ouvrir une terre dans le nord du Lac Saint-Jean, à Péribonca, où la terre est riche sans bon sens. Une fois son campe bâti, mon ami décida de se marier avec une fille de Mistassini qui est à quatre lieues en haut de Péribonca. Après la messe du mariage, mon ami et sa femme partent à pied de Mistassini pour se rendre tout de suite, par un petit sentier dans la forêt, à leur terre de Péribonca. Lui, portait une hache neuve et un petit sac de pois qu’il avait achetés au magasin du village, et elle, ses hardes. À mi-chemin, ils s’arrêtèrent pour dîner, au bord d’un ruisseau, en plein bois. Ils allumèrent un feu et firent cuire dans de l’eau du ruisseau une terrinée de pois qu’ils mangèrent avec de petites palettes de bois. Ce fut leur repas de noces. Aujourd’hui mon ami a une terre qui vaut dix mille piastres au moins. Allez lui demander s’il est content ; c’est Zéphirin Dufour de la Grande Péribonca.

Trois ans après mon mariage, ma femme m’avait donné deux garçons et mon père mourut, un soir d’automne qu’il faisait, en effet, triste à mourir. Il me laissait sa terre avec charge de faire vivre ma mère jusqu’à sa mort.