La Baie/07

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Éditions Édouard Garand (p. 49-54).

VII

Me voilà chef de famille, cultivant la terre que m’avait laissée mon père et faisant vivre ma mère, mes deux garçons et une fille. Cette dernière nous était arrivée trois ans après mon cadet. Ah ! que j’ai travaillé pendant ces années-là. Dam ! j’avais charge d’âmes et mon ambition était de bien établir mes enfants.

Saint-Alexis-de-la-Grande-Baie avait changé, comme vous pensez. Il n’était plus question de « concerne ». Nous habitions une belle et grande paroisse dont les terres étaient à peu près toutes défrichées, de la Baie jusqu’au trécarré. Nous avions une belle église bâtie en pierre et qui se remplissait aux offices du dimanche au point que les syndics songeaient à l’agrandir. Mais le cimetière, hélas ! s’était agrandi avant. Des croix de bois noir formaient maintenant presque une couronne autour de celle qui marquait la tombe de mon père, l’une des premières creusées dans le champ des morts de la paroisse. L’après-midi de la Toussaint, lors de la visite annuelle aux morts, on lisait, à présent, sur les croix, les noms d’Alexis Tremblay, d’Ignace Couturier, de Joseph Lapointe, de Louis Villeneuve, de François Maltais, de Jean Harvey et que d’autres, à part les premiers arrivés.

Grâce à mon travail et aussi à celui de ma femme, la pauvre vieille qui s’est fait mourir, dix ans plus vite, au moins, à force de faire des choses qui n’étaient pas de sa capacité, ma terre était une des plus avancées de la paroisse. Nos garçons avaient grandi et ils commençaient à nous aider. Souvent, le soir, quand ils étaient couchés, brisés de fatigue, ma vieille et moi, nous causions, sur le perron de la porte, ayant en face de nous la Baie qui brillait sous la lune et les étoiles, et l’hiver, dans la cuisine, près du poêle à trois ponts dont le foyer pétillait, ayant près de nous, sur la table la lampe dont les grosses mouches à viande, noires et vertes, éveillées par la lumière, frappaient à grands coups d’ailes, le globe. Nous parlions de l’avenir de nos enfants et de ce que serait notre terre.

Cela commençait à nous inquiéter. Mon plus vieux n’avait pas pour la terre l’amour que j’éprouvais à son âge ; et nous nous disions : ça viendra quand il aura quitté l’école ; et nous voulions le faire instruire aussi longtemps que possible, avec son frère, Arthur quand il se sera mis tout de bon au travail. Je songeais alors à acheter une terre neuve aux chutes où demeuraient les parents de ma femme, afin d’y établir mon aîné. Mais j’attendais, je voulais être sûr que notre garçon aimerait ce que nous aimions plus que tout au monde et serait un vrai fils d’habitant. Quant à l’autre de nos fils, il était jeune encore et il y avait temps d’y penser…

Arthur, ah ! le sort fut vite réglé à celui-là. Quand j’y pense, je ne peux pas m’empêcher d’avoir là, dans la gorge, quelque chose qui me serre et qui me tire la salive. Ah ! quel souvenir !

Arthur allait chercher les vaches au trécarré, tous les soirs après l’école. Un soir de septembre, il partit comme de coutume pour le haut de la terre. À l’heure de la traite, les vaches arrivèrent seules. Ma femme remarqua l’absence d’Arthur, et moi aussi, mais nous n’étions pas inquiets vu que le cadet s’attardait quelquefois à pêcher dans la Rivière-à-Mars qui coulait non loin du trécarré de ma terre. Et justement, j’avais observé qu’avant de partir, cet après-midi-là, mon Arthur avait pris sa perche de ligne et était descendu dans la cave se quérir un petit morceau de lard pour appâter ses heins. Nous fîmes la traite des vaches, ma femme, mon plus vieux, Joseph, et moi, puis nous soupâmes vite afin d’aller à la prière qui se disait tous les soirs à l’église. À sept heures et demi, quand nous partîmes pour le salut, Arthur n’était pas encore arrivé. C’était la première fois qu’il retardait ainsi. Ernestine était inquiète. C’est Arthur qui avait coutume de servir le salut et je dis à ma vieille : « On le verra dans le chœur tantôt ; il va venir tout droit à l’église ».

Ma mère, qui restait avec nous et qui avait quatre-vingt ans, était restée avec notre petite Jeanne à la maison pour la garder.

Le chapelet dit et la prière aussi, le salut commença. Mais ce fut un jeune Gauthier que nous vîmes arriver à l’autel comme servant de Monsieur le curé. Mon garçon n’était pas revenu. L’inquiétude me prit à mon tour pendant que ma femme, à côté de moi, dans notre banc, se mit à pleurer en silence. Vous pensez si le salut terminé on se pressa de sortir de l’église. Il y avait un rassemblement sur la place ; on parlait bas et on fit silence quand on nous vit se diriger vers chez nous. L’inquiétude me mordait le cœur. Nous pensions trouver Arthur à la maison, couché et malade. La mère dormait sur son fauteuil devant le poêle et Jeanne aussi sur ses genoux… Pas d’Arthur ! Ernestine maintenant pleurait à tue-tête et moi, j’avais toutes les peines du monde à me retenir. Ma mère, réveillée et mise au courant, se mit à brailler aussi et la petite fit de même.

Tout d’un coup, Joseph qui regardait par la fenêtre de devant dit ; « Papa, v’là le curé qui vient ».

Et nous avons compris tout de suite. Un malheur était arrivé. Le curé, une fois entré, n’eut pas la peine de nous l’annoncer. Arthur s’était noyé dans la rivière. Le prêtre nous apprit que l’on avait trouvé, pendant la prière, son pauvre petit cadavre que le courant avait entraîné jusqu’à la Baie. Il tenait encore serrée dans une main sa perche de ligne et il y avait une truite prise au bout de son fil, morte aussi. On supposa que le pauvre petit se tenant debout sur une pierre limoneuse a glissé dans l’eau quand il a senti mordre à son hein et qu’il s’est assommé sur une pierre en tombant vu qu’il portait une blessure à la tête. Et le courant, très rapide au trécarré de ma terre, l’a entraîné.

Peine perdue de chercher à vous décrire le désespoir qui emplit la maison quand deux hommes, quelques minutes après la visite de Monsieur le Curé, apportèrent sur un brancard le corps de notre pauvre enfant. Jamais j’ai senti coup plus terrible au cœur. Et sa mère, et sa grand’mère ! Les deux femmes faisaient pitié. J’aurais voulu les consoler, mais je ne pouvais pas dire un mot ; j’avais comme qui dirait un bouchon dans la gorge et le cœur pris comme dans des tenailles.

Arthur était celui de mes deux garçons que j’aimais le plus parce qu’il était de mon caractère, parce que, tout jeune, il me semblait aimer la terre autant que je l’aimais, moi, à son âge. Et le fait est que j’avais toutes les misères du monde à le tenir à l’école parce qu’il voulait à tout prix travailler aux champs avec moi. À l’école, il apprenait vite quand même ; il avait du talent ; il savait déjà lire dans le manuscrit, écrire et ses quatre règles simples, et je pensais le retirer de ses études dans un an pour m’aider. Il avait un caractère doux, était pieux et obéissant. Il était le contraire de mon plus vieux qui n’aimait rien de ce qu’on aimait, la terre encore moins, qui était entêté et qui se faisait toujours prié pour aller à l’église.

Vrai, je l’avoue, si c’eût été Joseph dont on m’eut apporté le corps tout mouillé encore, ce triste soir de septembre, il me semble que j’aurais eu moins de peine que pour celui de mon pauvre petit Arthur, mort en voulant nous apporter, comme il le faisait souvent, pour notre souper, des petites truites de la Rivière-à-Mars. Il savait que cela nous faisait tant plaisir…

Mon Dieu ! ce qu’on est, hein ! Pas grand’chose, vrai ! je vous l’assure, entre les mains du grand Maître d’en Haut ! On fait des projets pour l’avenir et, crac ! un pied qui glisse sur une pierre gluante au bord de l’eau et tout s’en va dans le courant qui entraîne un petit corps sans défense. Et on reste là, sans pensée, sans ambition pour vivre encore, nos projets raides morts, comme la truite au bout de la ligne de mon pauvre petit quand on l’a trouvé sur les cailloux ronds de l’embouchure de la Rivière-à-Mars.

Ernestine mit du temps, vous pensez, à se remettre de cette épreuve. Moi, je m’en ressens encore. J’ai eu toujours depuis et j’aurai sans cesse dans ma vue le corps de mon petit garçon pâle et tout gonflé et que l’on veilla pendant deux jours et deux nuits dans la salle de notre maison tapissée de draps blancs, les murs, le plafond et le plancher. On l’avait mis sur deux larges madriers d’épinette recouverts aussi de draps et qui reposaient aux deux bouts sur des montants d’établi qu’on était allé emprunter chez le menuisier. On l’avait revêtu de son habillement de première communion et on lui avait mis un gros crucifix dans ses mains jointes sur sa poitrine. Sa figure était sérieuse et quand on le regardait, il paraissait nous fixer aussi. Ah ! je le vois encore ! J’ai eu bien des peines depuis cet événement ; j’en ai jamais eu comme celle-là. Si, au moins, dans la suite, mon plus vieux m’avait consolé. Mais non : vous allez voir plus tard.

Les enfants, vous savez, ils nous donnent de la misère quand ils sont jeunes ; ils nous en font encore plus quand ils sont vieux. Quand ils sont devenus à l’âge où ils peuvent se conduire tout seuls, on voudrait qu’ils reviennent à celui où ils nous faisaient passer des nuits blanches, après des journées de dur travail, quand ils pleurent des heures de temps parce qu’ils font leurs dents ou qu’ils ont des coliques. Il faut se lever alors et les bercer ou les promener dans nos bras jusqu’au petit jour. Mais quand ils sont vieux, oh ! c’est une autre affaire ! Les coliques et le perçage des dents, on voudrait bien les voir revenir. Toutes les nuits sont blanches et tous les jours sont noirs, alors ! Quand ils ne s’en vont pas se noyer à l’âge où l’on espère tant d’eux autres, ils nous plantent là au moment où l’on en a besoin pour continuer notre effort et garder la terre que nous ont laissée les vieux. Et souvent, il nous faut dételer, nous autres, les pères, comme j’ai fait, à cette époque-là, de mon vieux Blond auquel, un jour, j’ai dû enlever du dos, une dernière fois, son harnais de travail pour le laisser mourir de sa belle mort de vieillesse.

Ma mère, qui était âgée, comme je vous l’ai dit, de quatre-vingts ans, quand se noya mon plus jeune, ne put survivre longtemps à la perte de son petit-fils qu’elle aimait comme moi. L’hiver qui suivit, le bedeau de la paroisse dût creuser dans la terre gelée dure, pour mon compte, une autre fosse à côté de celle du petit. Et, après ce second enterrement, je me trouvai seul, à la maison avec ma femme, bien vieillie et bien affaiblie, Joseph et Jeanne qui allait sur ses dix ans.