La Baie/08

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Éditions Édouard Garand (p. 55-61).

VIII

Plusieurs hivers se passèrent pendant lesquels avec mon seul garçon à présent je continuais de couper du bois, non pas sur ma terre où il n’y en avait presque plus, mais au Lac Gravel où l’on avait, des gens de Saint-Alexis et moi, « jobber » des chantiers pour le compte de Price, toujours. Mais je dois vous dire que Joseph n’était pas plus ardent à la hache qu’il était ambitieux, l’été, à la charrue, à la faucille, ou à la faulx. J’ai été longtemps à me demander à quoi rêvait cet enfant-là. Quand il travaillait on aurait dit que ça n’était pas de ses affaires.

Lorsque, le printemps ou l’automne, au temps des labours, nous nous reposions, le soir venu, je disais pour l’encourager : « Bon, on a fait trois grand’planches aujourd’hui ; dans deux jours on aura fini le chaume ». Je riais et je me montrais tout content.

Lui, se tenait assis, penché, les coudes sur ses genoux et fumant sa pipe. Il levait la tête et répondait : « Dans deux jours, dans huit jours… oui, et ça sera à recommencer dans six mois ».

L’hiver, aux chantiers du Lac Gravel, nous habitions tous deux avec un nommé Demeules un petit campe de bois rond couvert de branches d’épinette et de sapin. Après le souper, pendant que nous fumions alentour du petit poêle de tôle noire qui réchauffait la cabane, je disais à Demeules : « Cinquante bons billots d’épinette rouge encore aujourd’hui ; c’est de l’argent ça, pour le printemps ! »

Et mon Joseph, comme là-bas, à la maison, toujours penché les coudes sur les genoux répondait pour Demeules qui n’était pas bien parlant : « Oui, et si on s’est éreinté pour le reste de nos jours… » ou d’autres choses d’aussi décourageant.

Mon Dieu ! que cette vie-là, pendant l’hiver, était triste pour moi, au Lac Gravel, sans jamais un bon mot de mon garçon, sans jamais un bon signe de contentement. Nous passions là cinq longs mois dans la neige, au fin fond du bois. Je savais Ernestine et Jeanne à la maison de Saint-Alexis, seules pour voir au ménage et au train des animaux à l’étable, pour scier le bois, pour voir à l’eau, et ça me rendait inquiet sans bon sens. Aussi, malgré toutes les difficultés qu’il y avait pour cela, je me faisais un devoir de descendre en raquettes toutes les cinq ou six semaines pour aller passer un dimanche à Saint-Alexis et voir à nos affaires.

C’est un de ces dimanches-là que je m’aperçus que notre Jeanne était en amour. Un gas de Chicoutimi venait la voir régulièrement, me dit sa mère, et arrivait tous les samedis avec le postillon. C’était un garçon déluré, l’air assez « rought » et qui travaillait comme claireur de grand’scie aux moulins Price. De dire que ces amours-là me plaisaient, je mentirais, J’aimais pas ces gas de moulins ou de chantiers ; ils sont sacreurs, aiment la bouteille et détestent ordinairement les travaux de la terre. Je veux croire qu’il y a des exceptions et on m’avait assuré que Camille Gingras, le cavalier de ma fille, en était une. De fait, je m’apercevais pas qu’il sacrait et Ernestine m’assura qu’il arrivait jamais en boisson. Quant à aimer la terre, je crois dur qu’il aimait mille fois mieux passer sa journée à clairer la grand’scie de chez Price que de mener Blond seulement la longueur d’un arpent. Je me plaisais à m’imaginer que ce garçon-là finirait pas se tanner de venir comme ça voir Jeanne et gaspiller ainsi son argent à payer le postillon. Mais au printemps, quand nous revîmes du bois, il fallut me dire que je m’étais trompé. Ce gas venait chez nous comme de plus belle, au moins à tous les deux voyages du postillon à qui il donnait, chaque fois, une piastre. Quelques jours après mon arrivée du Lac Gravel, un samedi, il arriva, comme de coutume, à Saint-Alexis. Il était plus faraud que d’habitude et je remarquai qu’il était même habillé tout flambant neuf : habillement, bottines, chapeau, cravate, une belle cravate rouge, des souliers reluisants comme un soc de charrue, un beau chapeau rond avec des rebords en soie et une fente au milieu. Tout de suite en arrivant, il vint me faire sa grand’demande. Allez donc refuser ces choses-là, même quand ça nous plaît pas ! Les parents proposent, vous savez, et les enfants disposent. Je vous le répète, ça me plaisait pas du tout de donner ma fille à ce gas-là qui me plaisait encore moins quand je me suis aperçu qu’il allait comme un gant à mon Joseph qui l’avait connu pendant le printemps dans plusieurs veillées.

Mais il aimait Jeanne, et Jeanne, comme je l’avais constaté, l’aimait. Que voulez-vous faire ? Bien à contre-cœur, je fus obligé de donner mon consentement, et le mariage eut lieu, comme le mien, entre les foins et les récoltes. Pendant le dîner de noces qui se fit chez nous, je fus loin d’être en train, je vous assure. Je regardais ce mariage-là comme une autre épreuve de ma vie. Jeanne, à coup sûr, était perdue pour nous et pour la terre et il me restait à présent pour assurer l’avenir de cette dernière que mon plus vieux et vous savez quelles inquiétudes celui-la me donnait depuis longtemps.

Jeanne partit après des noces très tristes, au moins pour moi. Je ne m’étais pas trompé ; notre fille était bien perdue pour nous. Elle vint nous voir, une fois, la première année de son mariage, et j’ai vu tout de suite qu’elle était belle et bien prise par cette vie des « concernes » de chantiers et de moulins où l’on prend horreur des travaux de la terre et où l’on se plaît seulement à des faribolles de veillées dont tout le plaisir est de jouer au « cache-ma-bague », à « Madame demande sa toilette » ou à danser des folies qui viennent des États. Toute leur vie est là à part le fait de retirer le salaire à la fin de la semaine. Les hommes travaillent comme des damnés pendant toute la journée au milieu d’un train d’enfer et les femmes, elles, peinent à leur préparer des repas dont ils sont jamais, contents ; le soir, en avant l’accordéon et les chants nègres des États.

Mon Joseph se mit bientôt, lui aussi, à prendre le postillon, mais en sens contraire de son beau-frère Camille. Sous prétexte d’aller voir Jeanne il se rendait à toutes les veillées qui se faisaient à Chicoutimi. Le lendemain de ces voyages, naturellement, il était fatigué et se reposait. Je travaillais seul ; non pas seul, mais avec ma pauvre femme plus courageuse que jamais. Au printemps, quand le garçon était absent, c’est elle qui touchait les bœufs au labour ; elle hersait même et, aux foins, elle fanait de grandes prairies. Elle coupait à la petite faucille pendant la récolte et il n’y avait personne comme elle pour faire des liens solides pour les « biseaux » d’avoine ou de blé qu’elle mettait elle-même en quintaux. Elle m’aidait même, l’automne, à réparer les clôtures et je suis certain que si j’avais eu encore de la terre neuve à faire elle ne se serait pas contentée de ramasser des petits bois. Pauvre vieille, quel courage !

Et mon gas, pendant ce temps-là, s’amusait. Quelle pitié, hein ! Voilà qu’un soir, il se découvrit une blonde à Chicoutimi. Il y allait si souvent que ça devait en venir là. Ce fut sa perte, le pauvre enfant, et ce fut la mienne aussi.

La blonde de Joseph était une jeune fille évaporée sans bon sens qui avait été élevée aux États et qui, à la mort de son père dans une ville du Maine, était venue demeurer avec un de ses frères, contremaître aux moulins Price à Chicoutimi. Elle ne rêvait que de se marier ici et de retourner aux États avec son mari. Joseph s’en amouracha jusqu’à en perdre le boire et le manger. Il en était, comme on dit, possédé. Encore moins que le mari de Jeanne, cette fille-là était de mon goût. Si Joseph avait été d’un caractère sérieux encore ! Mais il était loin de l’être, je vous assure, et il ne manquait plus que cette dévergondée pour lui faire perdre la tête. Oui, s’il avait été sérieux et qu’il eût aimé la terre, j’aurais laissé faire sans trop me tourner les sangs. Il eut dans ce cas forcé sa femme à rester chez nous, tandis qu’avec les idées qu’il avait derrière sa tête, c’était, vous pensez bien, le contraire, qui était à craindre.

Un jour, la blonde de Joseph vint se promener à Saint-Alexis. Joseph l’amena chez nous pour nous la présenter. Je dois vous dire qu’elle était pas déplaisante à voir ; elle avait une belle façon et une figure passablement d’adon. Ernestine et moi, nous lui fîmes une belle réception afin qu’elle pût trouver la maison de son goût. Dans ce temps-là, ma propriété était l’une des plus avenantes de la paroisse. La maison était propre, blanchie à la chaux, avec des encadrements de portes et de châssis peinturés en vert et bien découpés. Tous les ans, je goudronnais le toit qui était fait de bons bardeaux de cèdre. En avant, il y avait un parterre plein de fleurs de toutes sortes et des arbres tout alentour avec un grand potager en arrière. Les dépendances étaient aussi bien entretenues. On aurait dit de loin que la grange et l’étable étaient des maisons pour le monde. Tout était propre partout, aux alentours.

On monta jusqu’au trécarré pour faire voir toute la terre à la blonde de Joseph dont je surveillais, vous pensez bien, avec une grande attention, l’expression. J’ai constaté avec chagrin qu’elle paraissait très peu s’intéresser à ces choses-là. Pendant les détails que je donnais, elle s’amusait à caqueter avec Joseph et, dans la maison, ce qui l’intéressa le plus, savez-vous quoi ?… Ce furent les dimensions de la cuisine qui aurait fait, fit-elle remarquer à mon garçon, une si belle salle de danse pour une veillée. Vous voyez quelle sorte de fille c’était.

Cette visite me fit voir que Joseph était complètement pris par cette fille des États. Tout ce qu’elle disait et faisait, pour lui, était beau et fin. Il alla la reconduire à Chicoutimi et, cette fois, il passa quatre jours là-bas. Nous étions en plein labour d’automne et, comme il faisait beau, il fallut qu’Ernestine laissât là tout son ménage à la maison et vînt « toucher » le bœuf et Blond.

Pourtant, comme ma terre était belle à cette saison de l’automne ! Le bois, alentour, commençait à devenir clair et, le soir, on voyait le soleil se coucher à travers les taillis et les broussailles du trécarré. Le matin, une petite brume légère comme une fumée d’écorce courait les champs, et s’enroulait comme de la filasse autour des arbres. Partout, cela sentait le frais, la bonne herbe humide et la terre grasse. Toute la journée, les animaux, qui paraissaient jouer de leur reste avant l’hivernement, nous donnaient des vrais concerts au pacage. Les coqs chantaient comme des perdus, les poules avaient comme le diable au corps. De la maison, tellement l’air était écho et calme, l’on entendait les taurailles beugler du haut de la terre. Des merles sifflaient constamment sur les clôtures ; et parmi tout ça, des voliers de grosses corneilles noires qui se jetaient sur les chaumes, mêlaient leurs cris d’enfants malades de coliques aux piaillements des volailles.

Malgré tout, j’avais le cœur malade. Je pensais continuellement à mon plus vieux et aussi à mon plus jeune. La pensée de ce dernier, pauvre enfant, me donnait de la tristesse jusqu’à pleurer, et en songeant à l’autre j’avais dans le cœur quasiment de la honte.