La Capucinière, ou le bijou enlevé à la course/04

La bibliothèque libre.
Chez les Marchands de Nouveautés (p. 40-51).


Chant 4 Pl. V.
Les Plaisirs de l’ancien régime, et de tous les âges, Illustration.
Les Plaisirs de l’ancien régime, et de tous les âges, Illustration.
Deux Séraphins le tenaient par l’oreille,
Précisement à deux pieds du plancher.




CHANT QUATRIÈME.


Heureux cent fois qui trouve un pucelage,
A dit Voltaire. Hé bien, il se trompait.
Mais cette erreur est celle du bel âge ;
Et dans un temps, mon cœur la partageait.
Ah ! chaque jour, la vérité cruelle
Vient nous ravir des mensonges charmans,
Et nous voyons sur les ailes du temps,
Tous nos plaisirs ainsi détruits par elle.

Mais de Phébus, les coursiers matineux
N’étaient encor lancés dans la carrière,
Que Saint-François, bien plus diligent qu’eux,
Avait déjà traversé tous les cieux,
Pour arriver à la Capucinière.
Il y trouva ses disciples ronflant.

« Comment, dit-il en frappant à la porte,
Personne ici ne veille en m’attendant ?
Voilà des gars d’une plaisante sorte ;

C’est, par ma foi, me traiter sans façons ;
Mais un moment, nous les éveillerons. »
Il dit, et fait quatre pas en arrière,
Prend son élan, et repoussant la terre,
Le Grand François est au haut du clocher.
D’une lucarne, il cherche à s’approcher,
La joint bientôt ; puis, la tête première,
Le Saint Patron s’y glisse de son mieux,
Non sans, pourtant, s’écorcher le derrière.

A peine est-il tout entier dans ces lieux,
Qu’un gros bourdon sonne à grand bruit matines :
Et c’était lui qui, d’un bras vigoureux,
Faisait mouvoir mesdames Jacquelines[1].
À ce concert des plus harmonieux,
Georges, sonneur de la Capucinière,
Se met en marche ; et bouillant de colère,
Fond sur le Saint, et, sans plus de façon,
Fait sur son dos danser martin-bâton,
Oh ! mais danser, de la belle manière.


« Au meurtre ! au meurtre ! au vol ! à l’assassin !
Finissez donc, laissez-moi, dit le Saint ;
Ah ! finissez, ou craignez la pareille. »
Mais le battant faisait la sourde oreille,
Et le battu poussait des cris en vain.

Le bruit, pourtant, de cette étrange scène,
Fort à propos, réveille père Éloi.
Une vieille arme aussitôt il dégaine :
Il part, il vole, il est dans le beffroi.

La scène alors était bien différente :
Ce fier sonneur, d’une humeur si battante,
S’était calmé ; ne pouvant plus broncher.
Deux Séraphins le tenaient par l’oreille,
Précisément à deux pieds du plancher,
Et Saint-François, d’une ardeur sans pareille,
A tour de bras, sur son large fessier,
Lui remboursait, au vingtième denier,
Les mille coups que la sainte Excellence
Avait reçus de sa rare insolence.
En ce moment Éloi se présenta.
Ah ! s’il se peut, peignez-vous sa surprise.

En ris moqueurs d’abord elle éclata ;
Mais aussitôt, abjurant sa sottise :
« Quoi ! saint Patron, dit-il au Grand François,
Est-ce bien vous qu’en ces lieux je revois ?
Se pourrait-il que votre Seigneurie
Eût le projet d’attenter à la vie
D’un pauvre diable ?

Saint-François.

D’un pauvre diable ?Ah ! dites d’un bourru,
D’un insolent qu’à regret je ménage.
Je vous sonnais, et ce vrai malotru,
Sans dire mot, tout écumant de rage,
Vient, comme un trait, de grands coups de bâton
Me régaler.

Père Éloi.

Me régaler.Eh bien ! très-saint Patron,
Pardonnez-lui ce moment de colère.

Saint-François.

Lui pardonner !

Père Éloi.

Lui pardonner !N’est-il pas votre frère
Bien plus cent fois que ce chétif ânon,

A qui jadis vous donnâtes ce nom,
Lorsqu’en prêchant vous l’entendites braire.

Saint-François.

Bon, bon, alors j’étais ânon aussi,
Et puis j’avais mon personnage à faire.
Mais à présent, je suis saint, Dieu merci.
En saint, je veux punir son impudence.
Allons, coquin : que le diable à l’instant…

Georges.

N’achevez pas, ô des Saints le plus grand !
Si j’ai péché, c’était par ignorance.
En vérité, je vous pensais mortel ;
Ah ! sans cela, daignez, daignez m’en croire,
Georges, jamais, d’une action si noire
N’aurait voulu se rendre criminel.

Saint-François.

Mais tout au moins, tu pouvais bien, je pense,
Ne pas me battre avec tant de vigueur.

Georges.

Ignorez-vous que je suis un sonneur ?

Saint-François.

C’est autre chose. Eh bien ! fais pénitence,

Je te pardonne. » Il dit, et, sur-le-champ,
Les Séraphins lâchèrent ses oreilles.
Georges alors va, se les secouant,
Droit à l’église, où, près de quelques vieilles,
Il se prosterne, et marmotte tout bas
Des oremus que Dieu n’écouta pas,
Bien que pourtant il fit mainte grimace.

Les Séraphins, ainsi que Saint-François
Et père Éloi, quittent aussi la place.
Les deux premiers gagnent le Ciel, je crois.
Pour les derniers, je vous le certifie,
C’est au couvent qu’ils reportent leurs pas.
Retournons-y, si nous ne voulons pas
Abandonner si bonne compagnie.

Dans le clocher, tandis qu’on se battait,
Qu’on disputait, ou que l’on pardonnait,
Dans le couvent, à nos porte-besace,
La pauvre Églé de nouveau permettait
Le siège vain de l’imprenable place.
C’était pitié : Plein d’une noble audace,
Droit comme un I, l’assiégeant se montrait

Et, tout-à-coup, prêt à chanter victoire,
Triste et confus, sans vigueur, il tombait.

« Bien ! dit le Saint, les prenant sur le fait,
Ah ! mes gaillards, vous manquez de mémoire.
C’est bon, c’est bon ; mais moi j’en ai pour tous ;
Et désormais, cherchez qui vous soutienne.
J’étais venu pour finir votre peine ;
Je ne veux plus qu’on me parle de vous ;
Adieu. Bientôt vous saurez s’il est doux
D’être l’objet de la plus grande haine
Qu’un Saint conçut dans son juste courroux. »
Il dit, et veut sortir du monastère ;
Mais père Albin le retient par un bras.

« Très-saint Patron, calmez votre colère ;
Ah ! s’il vous plaît, ne nous condamnez pas
Sans être sûr que nous soyons coupables.
Mais admettons que nous le soyons tous,
Vous le savez tout aussi bien que nous,
L’intention peut nous rendre excusables.
Or, apprenez qu’en cette occasion
Nous avons eu très-bonne intention.

Au fond d’un cloître, ainsi que dans le monde,
Règne un tyran que personne ne fronde
Impunément. De tout il est moteur.
Bon gré, malgré, chacun, à sa manière,
Aveuglément l’encense et le révère.
Le fastueux le met dans la grandeur ;
Le conquérant, à dépeupler la terre ;
Le philosophe, à rire à nos dépens ;
Le libertin, à tromper l’innocence ;
Et nous enfin, quoique le sage en pense,
A maintenir, en tous lieux, en tout temps,
L’opinion que l’insensé vulgaire
Veut bien avoir d’une Capucinière.
Ce tyran donc, que l’on appelle Honneur,
En nous soufflant son poison enchanteur,
Nous a forcés de manquer de mémoire.
Mais, ô grand Saint ! le pourrez-vous bien croire ?
La jeune Églé, malgré cette impudeur,
En ce moment est encore pucelle. »

Ainsi parla le révérend Albin ;
Et Saint-François demeurait incertain.

Il se frotta quelque temps la cervelle,
D’un air rêveur, ou plutôt hébété ;
Puis, s’écria, s’adressant à la belle,
« A-t-il dit vrai ? — Très-vrai, répondit-elle.
Depuis l’instant que je vous ai conté
De mes malheurs l’histoire trop fidèle,
Hélas ! tous quatre ont vainement tenté
De mettre fin à ma longue misère. »
Églé se tut, et Saint-François reprit :
« Ma chère enfant, vous paraissez sincère ;
Mais je ne puis, dans une telle affaire,
M’en rapporter tout-à-fait au récit,
Permettez-moi d’aller jusqu’à la preuve.
— Je le veux bien ; mais à condition
Que j’obtiendrai, sitôt après l’épreuve,
De tant de maux la compensation.
— Sans contredit, je m’en rends caution. »

Mais notre Saint n’avait pas la science
Qui, chez Philippe, était un don du Ciel[2].

Il fut contraint, en semblable occurence,
D’agir en tout comme un simple mortel.
Ainsi d’Églé l’étonnant pucelage
Fut visité par le saint personnage :
Il le trouva parfaitement intact.
Alors, frottant de nouveau sa cervelle,
« C’est vrai, dit-il, le rapport est exact ;
La pauvre enfant est encore pucelle.
N’en doutons pas, ces profanes réclus,
Ainsi qu’Églé, n’en déplaise à la belle,
Dans leurs amours, ont outragé Vénus.
Pour vous punir, je devrais bien, mes frères,
Abandonner votre indigne maison ;
Mais Saint-François eut toujours le cœur bon ;
Je me souviens de mes fautes premières,
Et c’est pourquoi je vous excuse encor.
Écoutez-moi : Je vais vous parler d’or. »

Ici, le Saint fit une longue pause,
Et se moucha. Chacun en fit autant ;
Puis, il reprit : « Vous ignorez la cause
Qui fait qu’Églé conserve, en cet instant,

Son doux bijou. Par ma seule science,
J’ai pénétré ce mystère profond.
Plus d’une fois, vous avez fait faux bond
A la beauté : dans votre adolescence,
Moins délicats que pressés de jouir,
Chacun de vous a cherché le plaisir
Entre les bras d’une vieille coquette.
Plus d’une fois, au fond de sa couchette,
Notre pucelle a voulu que sa fleur
D’un vieux paillard ornât le front vainqueur.
Ce fut en vain : le triste octogénaire
N’en put jamais venir à son honneur.
Or donc, Églé, si le Dieu de Cythère
N’adoucit point ses arrêts rigoureux,
S’il reste encor long-temps sourd à nos vœux,
N’espérez pas que votre pucelage
Puisse, jamais, devenir le partage
De ces vauriens pleins de lubricité.
Oui, de l’Amour, telle est la volonté :
Lorsqu’une belle, à la fleur de son âge,
Voulut s’unir à de vieux libertins,
Elle ne peut cesser d’être pucelle

Par un amant aussi coupable qu’elle.
Mais j’ai sur vous le plus grand des desseins ;
En sa faveur, l’Amour vous fera grâce.
Ce monastère est sans père gardien ;
Votre bijou m’offre un plaisant moyen
D’en élire un digne de cette place,
Et je l’adopte. Ainsi, ma chère enfant,
C’est décidé ; vous et ces quatre pères,
Disposez-vous à me suivre à l’instant ;
Je me fais fort d’arranger vos affaires.
L’Amour n’est pas d’un si terrible accès :
J’en réponds donc, je ferai votre paix ;
Partons. » Il dit ; et le saint personnage
Fait aussitôt descendre son nuage.
Chacun s’y place, et tous, se trouvant prêts,
Un coup de vent emporte l’équipage.



  1. Les cloches.
  2. Saint Philippe savait reconnaître, en flairant une fille, si elle était pucelle, ou non. Voyez sa Vie.