La Chanson de Roland/Léon Gautier/Édition critique/Laisse 3

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III

Blancandrins fut des plus saives païens : Blancandrin, parmi les païens, était l’un des plus sages,
25 De vasselage fut asez chevalers, Chevalier de grande vaillance,
Prozdom i out pur sun seignur aider. Homme de bon conseil pour aider son seigneur :
E dist al Rei : « Ore ne vus esmaiez. « Ne vous effrayez point, dit-il au Roi.
« Mandez Carlun, al orguillus e al fier,
« Envoyez un message à Charles, à ce fier, à cet orgueilleux ;
« Fedeilz servises e mult granz amistez : « Promettez-lui service fidèle et très-grande amitié.
30 « Vus li durrez urs e leuns e chens, « Faites-lui présent de lions, d’ours et de chiens,
« Set cenz cameilz e mil hosturs muez, « De sept cents chameaux, de mille autours qui aient mué ;
« D’or e d’argent .iiii. c. muls cargez, « Donnez-lui quatre cents mulets chargés d’or et d’argent,
« Cinquante carres qu’en ferat carier : « Tout ce que cinquante chars peuvent porter :
« Ben en purrat luer ses soldeiers. « Le roi de France enfin pourra payer ses soldats.
35 « En ceste tere ad asez osteiet, « Mais assez longtemps il a campé dans ce pays.
« En France ad Ais s’en deit bien repairer. « Il est bien temps qu’il retourne en France, à Aix.
« Vus le siurez à la feste seint Michel :
« Vous l’y suivrez, — direz-vous, — à la fête de saint Michel ;
« Si receverez la lei de chrestiens, « Et là, vous vous convertirez à la foi chrétienne.
« Serez sis hom par honur e par ben. « Vous serez son homme en tout bien, tout honneur.
40 « S’en voelt ostages, e vus l’en enveiez « S’il exige des otages, eh bien ! vous lui en enverrez
« U dis u vint pur lui afiancier. « Dix ou vingt, pour avoir sa confiance.
« Enveiums i les filz de noz muillers ; « Oui, envoyons-lui les fils de nos femmes.
« Par num d’ocire i enveierai le men.
« Moi, tout le premier, je lui livrerai mon fils, dût-il y mourir.
« Asez est melz qu’il i perdent les chefs « Mieux vaut qu’ils y perdent la tête
45 « Que nus perdum l’honur ne la deintet, « Que de nous voir enlever nos biens et notre joie,
« Ne nus seium cunduit à mendeier. » Aoi. « Et d’être réduits à mendier !


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Vers 25.Chevaler. O. Cf. le v. 3818, qui nous offre la leçon correcte.

Vers 27.Al Rei. Lire : à l’Rei. Cette correction s’applique également aux vers 28, 48, 71, 123, 162, 196, 207, 216, 232, 245, 253, 265, 269, 306, 339, 351, 369, 416, 427, 484, 487, 496, 510, 569, 635, 676, 732, 733, 776, 832, 880, 920, 962.....

Ore. — Or. Mu. C’est à tort que MM. Génin et Müller ont cru lire on dans le manuscrit, qui porte ore très-visiblement. Nous laissons ore, persuadé d’ailleurs que l’e muet ne se prononçait pas, mais voulant laisser intacte une forme très-française et très-étymologique. Nous aurons à constater mille fois que la prononciation, dans notre manuscrit, est en désaccord avec l’écriture.

Vers 28.Carlun, cas oblique de Carles, par analogie, d’après Otes et Oton, Gui et Guion, etc.

Al orguillus, al fier. Mu. Nous laissons : e à l’fier, qui se trouve dans le manuscrit et prouve l’élision possible de l’e. Le manuscrit de Venise, n° IV, porte : Manda à Karll li orgoilos el fier. Le manuscrit n° VII : Mandez Karlon, à l’orgoillos e fier, — Foi e salut por vostre mesagier.

Vers 29. — C’est M. Müller qui a restitué [Fe]deilz. On ne peut, en effet, lire les deux premières lettres dans le manuscrit. ═ MM. F. Michel et Génin avaient imprimé Deuz.

Vers 30.Vos. O. — V. la note sur vus et nus (v. 17). — Leons. O. La très-grande majorité, la presque totalité des Noms qui sont aujourd’hui terminés en on, sont, dans le manuscrit d’Oxford, terminés en un. Nous les avons tous écrits avec un u. C’est toujours, en effet, la grande règle de phonétique d’après laquelle l’o latin devient u. Mais tantôt ce changement soulève dans nos textes une question de prononciation (vus, nus, pur) ; tantôt il indique une simple variante d’écriture, comme dans barun, traïsun, etc.

Vers 31.Camelz, O. — Pour cameilz, cf. v. 129, 645, 847. Trois fois sur quatre, ce mot se présente sous cette dernière forme. — Hosturs muez, c’est-à-dire « après la mue ». Génin (p. 343) cite un passage de Frédéric II, en son Art de la chasse : « Plumagium autem saurum seu non mutatum differt a mutato, in eo quod generaliter plumœ et pennœ post mutam sint meliores et alterius coloris. » (Cf. Ducange, au mot Saurus.)

Vers 33.Carre. O. ═ Carier, c’est « charroyer ». Le ms. de Venise n° VII porte : Cinqante chars li ferez charoier ; — Comblé seront de fins besanz d’or mer.

Vers 34.Bien. O. J’ai relevé 47 fois la forme ben dans le texte d’Oxford, et 27 fois la forme bien. De plus, l’i est ici très-évidemment parasite. Pour ces deux raisons nous avons partout imprimé ben. Il est clair d’ailleurs que le scribe se servait au hasard de l’une ou de l’autre de ces formes, puisqu’il les emploie l’une et l’autre à quelques mots de distance (v. 34, 36, 1,653, 1,654). Il n’avait évidemment de préférence pour aucune, et nous avons le droit de choisir, pourvu que notre choix soit scientifique.

Vers 37.Vos. O. — V. la note du v. 17, à laquelle désormais nous ne renverrons plus notre lecteur.

Siurez. Mu. Suirez. Mi. G.

A la feste seint Michel. (Cf. v. 152 : A la grant feste seint Michel del Peril.) 1° Il importe tout d’abord de remarquer la place considérable qu’occupe saint Michel dans tout notre poëme. C’est à la Saint-Michel que Charlemagne doit donner une grande fête à l’occasion de la soumission de Marsile et de la fin de la guerre (v. 37 et 53). Au moment où Roland va mourir, un tremblement de terre se fait sentir de Seint-Michel de Paris josqu’as Seinz (v. 1,428) ; et nous proposerons plus tard d’écrire : De Seint Michel del Peril josqu’à Reins. Enfin le dernier ange qui s’abat près de Roland mourant, c’est « seint Michel del Peril » (v. 2,994). L’auteur de la Chanson écrivait visiblement dans un pays où le culte de saint Michel était particulièrement en honneur, et les mots de « seint Michel del Peril » nous mettent aisément sur la voie. Comme il s’agit ici du fameux « Mont-Saint-Michel » près d’Avranches, il se pourrait que notre poëte fût de ce pays, et non pas anglo-normand, comme on l’a prétendu sans preuves. (V. notre Introduction, t. I, p. lxiv et suiv.) ═ 2° La « feste seint Michel » n’est donc pas le 29 septembre, jour où l’Église universelle célèbre la mémoire du saint Archange. Mais, si nous nous reportons à « Saint Michel du Péril » (v. 152) et à la grant feste seint Michel del Peril, ce serait le 16 octobre, jour où l’on célèbre la consécration par saint Aubert, évêque d’Avranches, de l’église du Mont-Saint-Michel. Un certain nombre de Martyrologes de France contiennent, en effet, cette mention : « Le 17 des calendes de novembre, au diocèse d’Avranches, l’Apparition du glorieux saint Michel à saint Aubert, évêque de cette ville, laquelle lui donna sujet de bâtir l’abbaye du Mont-Saint-Michel, dont le pèlerinage est devenu si célèbre... » Cette fête, dit Mabillon (Ann. Bened. lib. XIX), était célébrée dans toute la deuxième Lyonnaise, dans un nombre considérable d’autres églises et jusqu’en Angleterre. À l’appui de son opinion, Mabillon cite le synode d’Oxford, en 1222, qui ordonne ut dedicatio Sancti Michaelis in monte Tumba a rectoribus ecclesiarum devotissime celebretur. Rien n’était plus populaire que cette fête. Quant au nom de « seint Michel del Peril », il ne l’était pas moins. Dans la « Chronique de saint Pierre le Vif » (Spicileg. II, 740), il est question d’un illustre pèlerin qui se rend ad sancti Michaelis Periculum ; et, dans son Supplément à la « Chronique de Sigebert », Robert du Mont, abbé de Saint-Michel, dit que les rois d’Angleterre et de France, Henri II et Louis VII, se rencontrèrent, en 1158, à Avranches, ad montem Sancti Michaelis de Periculo maris. — 3° L’Apparition qui rendit ce lieu célèbre eut lieu en 708, (Mabillon, l. I.) Saint Michel apparut à saint Aubert, onzième évêque d’Avranches, et lui déclara que la volonté de Dieu était de voir une église en l’honneur de l’Archange sur le sommet du rocher de la Tombe (in monte Tumba, et plus tard ad duas Tumbas). L’évêque, incrédule comme saint Thomas, se refusa de croire à cette vision qui se renouvela une deuxième, une troisième fois. Saint Michel, pour punir Aubert, le frappa enfin à la tête ; et, à l’endroit frappé par l’ange, l’évêque aurait gardé toute sa vie « un trou que l’on voit encore à son crâne », dit un hagiographe du xviie siècle, le P. Giry. (Vies des Saints, 8 mai.) Mais Mabillon observe avec raison qu’avant le milieu du xe siècle, il n’est nullement question de ce dernier miracle. Il en cite pour preuve le « Récit d’un anonyme » (publié par lui-même et par les Bollandistes), lequel est antérieur au duc Richard Ier, et qui ne fait aucune allusion à l’évêque miraculeusement frappé. Quoi qu’il en soit, saint Aubert bâtit l’église, où de nombreux miracles ne tardèrent pas à éclater. Les Bollandistes, que nous résumons, parlent longuement de ces miracles et du pèlerinage auquel ils donnèrent lieu. Dès le viiie siècle, ce pèlerinage était un des plus fréquentés de l’Europe, comme l’atteste le moine Bernard dans son Itinéraire. On y mit des moines en 966, au lieu de clercs séculiers, et ce fait a été établi par les auteurs des Acta Sanctorum contre Mabillon, qui avait conservé quelques doutes sur l’exactitude de la date. L’église brûla une première fois sous le règne de Robert. (Glaber, lib. III, c. iii.) Une église nouvelle fut consacrée vers 1023, et de nouveau incendiée en 1112. Ce sont ces incendies, dus à la foudre, qui ont peut-être donné lieu à la légende de nouvelles apparitions du saint Archange sous la forme d’une colonne de feu. Nous n’avons pas à suivre plus loin l’histoire de ce célèbre pèlerinage. ═ Quelle que fût sa célébrité, il joue un trop grand rôle dans notre poëme pour que le poëte ne l’ait pas particulièrement connu.

Vers 38.Recevrez. Mu. Nous écrivons receverez. Le manuscrit d’Oxford, en effet, porte au-dessus du v une abréviation très-connue des paléographes (ủ), et qui supplée ordinairement er. Nous pensons toutefois qu’elle désigne ici e, tout simplement, l’r n’ayant pas lieu d’être redoublé dans nos futurs. Nous n’avons pas hésité à tenir compte d’une abréviation très-réelle et ineffaçable, qui, très-évidemment, avait un sens dans l’esprit de notre scribe, qui indique d’ailleurs l’étymologie d’une façon très-frappante et a son importance dans l’étude de la phonétique. Nous emploierons partout le même système.

Chrestiens. Partout ce mot est écrit dans le texte d’Oxford avec le Xp (Χρ).

Vers 39.Ses. O. Les formes sis et ses, mis et mes peuvent être considérées comme également bonnes et correctes. À quelques mots d’intervalle, le scribe emploie l’une et l’autre (v. 504 et 505, 544 et 546, etc.), et n’en préfère ouvertement aucune. Nous avons choisi les formes sis et mis, qui sont plus employées et ont l’avantage de se distinguer plus nettement des formes plurielles mes et ses.

Vers 40.Volt. O. Si nous avons partout adopté la forme voelt, ce n’est point parce qu’elle est la plus fréquemment employée dans notre manuscrit (21 fois, en y comprenant les formes voet et voel, qui se rencontrent, la première une, la seconde deux fois. Mais volt est employé vingt fois, et la différence n’est pas appréciable). Non ; si voelt nous a paru préférable à volt, si nous l’avons partout imprimé dans notre texte, c’est que la notation oe se retrouve à peu près uniquement dans la phonétique du même verbe. (La forme voel, voell ou voeill, pour volo, se rencontre quatorze fois dans notre ms., sans qu’aucune autre forme lui fasse concurrence ; voelent, quatre fois ; voellet ou voeillet, six fois.) Il semble qu’après cette constatation, nous n’avions plus à hésiter entre voelt et volt.

Vers 42.Vos. O.

Enveius i. O. E nevus u. Mi. Enveiuns i. G. et Mu. Nous avons ici à établir la « Théorie des 1res personnes du pluriel » d’après le manuscrit de la Bodléienne. Le scribe est loin d’avoir partout employé le même système (en ce cas comme en tant d’autres), et nous pouvons, au contraire, constater dans le poëme d’Oxford les trois systèmes qui se sont partagé les textes du moyen âge. Le premier de ces trois systèmes, le plus ancien et le plus étymologique, est représenté par les formes suivantes : Recevrums (v. 1922) ; fuiums (v. 1910) ; durriums (v. 1805) ; poums (v. 1695), etc. Mais on ne tarda pas à s’écarter de ce premier système, en adoptant deux flexions moins étymologiques. Tantôt on supprima l’s finale qui rappelait si bien la terminaison latine, et l’on eut des formes telles que asaldrum (v. 947) ; metrum (v. 952) ; averum (v. 972) ; purum (v. 1007), etc. etc. D’autres fois, au contraire (et cela dans le même texte), on modifia autrement le premier système : l’s fut conservée et l’m moins fortement prononcée fut changée en n : de là, dans notre Chanson, lançuns (v. 2154) ; devuns (v. 1009) ; feruns (v. 1256). Même on ira, dans le Roland, jusqu’à trouver, par le changement de l’u en o, la forme qui l’a décidément emporté sur toutes les autres : avons (v. 1923). Or, de ces trois systèmes, qui se trouvent également dans notre manuscrit, lequel devions-nous adopter ? Celui qui est, de beaucoup, le plus fréquemment adopté, c’est-à-dire le second : asaldrum, avum, etc. ═ Si nous avons ici imprimé enveiums, l’s doit être uniquement considérée comme euphonique, et c’est la seule fois qu’on la trouvera dans notre texte.

Vers 44.Le chefs. O. Erreur évidente.

Vers 45.Perduns. O. Mi. G. Mu. V. la note du v. 42.

L’onur. O. Mi. G. Mu. Nous avons partout préféré la forme honur, parce qu’étant plus étymologique, et ayant été en outre conservée dans notre langue, elle est celle aussi qui est le plus souvent employée dans le manuscrit. L’h, d’ailleurs, n’est pas ici plus aspirée que dans helme : D’osbercs e de helmes e d’espées à or (v. 1798) et dans hom : Bataille funt nostre hum (v. 1,758), etc. Il est donc très-légitime d’écrire l’honur. — Nous l’avons traduit par terre. Honor signifie en général un bien, un domaine ; au nord de la France, il est, par extension, devenu synonyme de fief. On a renoncé à l’opinion qui représentait l’honor du midi de la France comme un bien d’une nature particulière, qui aurait joui des droits féodaux sans en supporter les charges.

La deintet. Ce mot, sur lequel on a discuté, vient de dominitatem, et signifie la seigneurie, le domaine, et par extension les biens.

Vers 46.Seiuns. O. V. la note du vers 42. Nous n’y renverrons plus le lecteur.

= Cunduiz. O. Pour la règle de l’s, il faut cunduit.

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