La Croisière du « Dazzler »/Texte entier

La bibliothèque libre.
Traduction par Louis Postif.
Hachette (p. Gt.-192).

JACK LONDON
LA CROISIÈRE
DU “DAZZLER”
TRADUIT PAR LOUIS POSTIF
ILLUSTRATIONS D’ALBERT BRENET
ill
HACHETTE

CHAPITRE PREMIER

FRÈRE ET SŒUR

Ils remontèrent ensemble la plage éblouissante, poursuivis par le tonnerre de la houle du Pacifique, puis, arrivés sur la route, ils enfourchèrent leurs bicyclettes et se lancèrent éperdument dans les avenues vertes du parc.

Trois garçons vêtus de chandails de couleurs vives brûlant la piste à une vitesse dangereusement voisine du maximum autorisé. Peut-être même le dépassaient-ils, pensa un policeman à cheval. Dans le doute, il se contenta de les avertir au passage, Ils obéirent aussitôt, mais au premier détour de la piste ils n’y pensèrent plus, ainsi que font tous les jeunes cyclistes de l’univers.

Jaillissant en fusée de l’entrée du parc de la Porte d’Or, ils tournèrent vers San-Francisco et descendirent la longue pente à une telle allure que les piétons se retournaient pour les regarder d’un œil inquiet,

À travers les rues de la ville on vit les chandails bariolés voler en décrivant maints crochets pour éviter les rampes trop prononcées ; lorsqu’ils fallait les aborder, ils se livraient à des acrobaties pour savoir qui arriverait bon premier au sommet.

Celui des trois garçons qui le plus souvent forçait la vitesse, brûlait le pavé et faisait le pitre, était appelé Joë par ses compagnons. C’était lui qui menait le train, c’était lui aussi le plus joyeux luron et le plus hardi des trois.

Mais quand ils pédalèrent dans la Western Addition, entre de vastes et confortables résidences, son rire devint moins bruyant, plus rare ; il commença de rester à la traîne.

Au coin des rues Laguna et Vallejo, ses camarades bifurquèrent à droite.

« Au plaisir, Fred ! s’écria-t-il en tournant à gauche. Au plaisir, Charley !

— On te reverra ce soir ! répondirent-ils derrière lui.

— Non, impossible.

— Bah ! Viens donc !

— Non, j’ai à travailler. À bientôt ! »

Il s’en alla seul ; son visage devint grave, un vague ennui apparut dans ses yeux. Il se mit à siffler d’un air résolu, mais son sifflement s’atténua dans un rapide decrescendo et ne fut bientôt qu’un imperceptible gazouillis qui s’arrêta tout à fait lorsqu’il enfila une avenue sablée aboutissant à une grande maison d’un étage.

« Holà, Joë ! »

Il hésita devant la porte de la bibliothèque. Bessie s’y trouvait certainement, piochant ses leçons ; elle devait avoir eu presque fini ou à peu près, car elle les savait toujours avant le dîner, et l’heure de celui- ci approchait.

Quant à lui, il n’avait pas encore mis le nez dans ses livres. Cette pensée l’irrita. C’était déjà assez désagréable d’avoir, dans la même classe, une sœur, plus jeune que lui de deux ans, insupportable même, puisqu’elle le battait de loin sur le chapitre d’instruction. Non qu’il fût borné : il savait mieux que personne que ce n’était pas le cas. Mais sans s’expliquer au juste pourquoi, il perdait son temps à une foule de rien et n’était jamais prêt.

« Entre Joë, je t’en prie. »

Elle avait dans la voix une intonation légèrement plaintive.

« Eh bien, quoi ? » demanda-t-il, écartant la portière d’un mouvement brusque.

À peine avait-il prononcé ces mots d’un ton presque brutal qu’il le regretta en voyant la svelte fillette le regarder avec deux yeux soucieux, par-dessus la grande table couverte de livres. Elle était blottie, crayon et buvard en main, dans un immense fauteuil où elle paraissait encore plus délicate et fragile qu’elle ne l’était en réalité.

« Qu’y a-t-il, sœurette ? » interrogea-t-il d’une voix radoucie en contournant la table.

Elle lui prit une main, la serra contre sa joue et se rapprocha de lui d’un mouvement câlin.

« Qu’y a-t-il, mon petit Joë ? mais c’est à toi de le dire. »

Il gardait le silence, trouvant ridicule d’avouer ses ennuis à cette petite sœur : bien qu’elle eût de meilleures notes que lui, elle n’aurait pas dû lui poser pareille question.

Comme elle est douce ! pensa-t-il tandis qu’elle appuyait sa figure contre sa main toujours emprisonnée. S’il pouvait seulement se dégager de cette étreinte… que cela était niais ! Mais il la vexerait peut-être, et il savait par expérience à quel point la sensibilité d’une fillette est vulnérable. Elle écarta les doigts et embrassa la paume de sa main. C’était le contact d’un pétale de rose qui tombe : c’était aussi une façon de lui renouveler sa question.

« Il n’y a rien », dit-il résolument.

Puis il ajouta, de manière tout à fait inconséquente :

« C’est au sujet de père ! »

Sa propre inquiétude se refléta dans les yeux de sa sœur.

« Mais père est si bon et si indulgent, Joë ! dit-elle. Pourquoi n’essayes-tu pas de lui faire plaisir ? Il ne te demande pas grand-chose, et c’est toujours pour ton bien. Il en riait autrement si tu étais un peu nigaud comme certains garçons. Si tu voulais seulement étudier un peu…

— Et voilà ! Un sermon maintenant ! protesta-t-il, retirant sa main. Toi aussi tu te mets à me faire des remontrances. Tout à l’heure, ce sera la cuisinière, et le garçon d’écurie. »

Il fourra ses mains dans ses poches et parut contempler avec mélancolie un avenir désolé d’interminables reproches et d’innombrables prêches.

« C’est tout ce que tu avais à me dire ? » demanda-t-il, se tournant vers la porte.

Elle lui ressaisit vivement la main.

« Non, ce n’était pas cela : mais tu semblais tellement tracassé que je pensais… je… »

Elle reprit sa voix brisée :

« Je voulais te dire que nous organisons une excursion à travers la baie jusqu’à Oakland, samedi prochain, une promenade sur les hauteurs.

— Qui sera là ?

— Myrtle Hayes…

— Cette petite sotte ?

— Je ne la trouve pas sotte, coupa Bessie. C’est une des plus charmantes camarades que je connaisse.

— Ce qui ne veut pas dire grand-chose, étant donné le genre de tes amies. Mais continue. Les autres ?

— Pearl Sayther et sa sœur Alice, Jessie Hilborn, Sadie French et Edna Crothers. Voilà pour les filles. »

Joë renifla avec dédain.

« Et les garçons ?

— Maurice et Félix Clément, Dick Schofield, Burt Layton et…

— Cela suffit. Rien que des types nourris au biberon.

— Je comptais t’inviter ainsi que Fred et Charley, ajouta-t-elle d’une voix mal assurée. C’est pourquoi je t’ai appelé… pour te prier de venir.

— Et quel est le programme ?

— On se promènera, on cueillera des fleurs sauvages… les coquelicots sont déjà éclos… on fera la dînette dans quelque joli coin… et…

— … on reviendra à la maison », acheva-t-il pour elle.

Bessie approuva de la tête. Joë remit ses mains dans ses poches et marcha de long en large.

« Une société de frangines et un programme à la frangipane, dit-il brusquement. Très peu pour moi, merci ! »

Elle serra ses lèvres tremblantes et demanda bravement :

« Que préférerais-tu ?

— Je préférerais emmener Fred et Charley quelque part et faire quelque chose… ma foi, n’importe quoi. »

Il s’arrêta et la regarda. Elle attendait patiente, qu’il continuât.

Lui-même se sentait incapable d’exprimer ses sentiments et ses désirs. Tout à coup ses ennuis vagues et son mécontentement l’assaillirent.

« Tu ne peux me comprendre ! Tu es une fille. Tu aimes à être propre et coquette, à te bien conduire et à faire des progrès dans tes études. Tu fais peu de cas du danger, des aventures, etc…, encore moins des garçons brutaux qui ont de la vitalité, de l’entrain et tout le reste. Tu préfères les bons petits gars à cols bien blancs, avec des vêtements toujours immaculés et des cheveux soigneusement peignés, qui fréquentent l’école même les jours de congé pour gagner les bonnes grâces des professeurs et s’entendre dire qu’ils avancent dans leurs études ; les élèves bien sages qui ne se trouvent jamais dans les bagarres, trop occupés qu’ils sont à se promener, cueillir des fleurs et à faire la dînette avec les filles. Oh ! je les connais, ces oiseaux-là : ils redoutent jusqu’à leur ombre et n’ont pas plus de cran que des moutons. Voilà ce qu’ils sont : des moutons. Eh bien, moi je n’en suis pas un, voilà tout. Je ne tiens pas à aller à ton pique-nique, inutile de compter sur moi. »

Des larmes montèrent aux yeux bruns de Bessie, et ses lèvres tremblèrent.

Ce qui le mit dans une colère insensée. À quoi les filles étaient-elles bonnes ? Toujours en train de pleurnicher, de se mêler de ce qui ne les regardait pas, de faire des scènes ? Pas un sou de sens commun.

« On ne peut rien dire sans que tu te mettes à pleurer, dit-il pour essayer de la calmer. Voyons, sœurette, je ne voulais pas te causer du chagrin, pour sûr… »

Il s’arrêta et la regarda, désemparé.

Bessie poussait des sanglots et en même temps faisait des efforts désespérés pour les retenir. De grosses larmes lui coulaient sur les joues.

« Oh ! les filles, les filles ! » s’écria-t-il. Il quitta la pièce à furieuses enjambées.

CHAPITRE II

LES RÉFORMES DE DRACON

Quelques minutes après, Joë, toujours furieux, vint se mettre à table pour le dîner.

Il mangeait en silence, malgré les propos de bonne humeur qu’échangeaient son père, sa mère et Bessie.

La voilà bien ! se disait-il, le nez dans son assiette. Ça pleure à la minute, et rit à la minute suivante ! Il n’était pas lui de cet acabit. S’il lui arrivait un chagrin assez gros pour lui arracher des larmes, bien sûr, il pleurerait pendant des jours et des jours…

Les filles ? Des hypocrites, voilà tout : elles n’éprouvaient pas la centième partie de tout ce dont elles se lamentaient, bien entendu ; et elles continuaient leur manège parce que cela les amusait. Elles s’estimaient heureuses de rendre les autres malheureux, et surtout les garçons. C’est pourquoi elles fourraient toujours leur nez où elles n’avaient que faire.

Plongé dans ces profondes réflexions, il gardait les yeux baissés sur son assiette et rendait justice au menu. On ne pédale pas à Cliff House jusqu’à la Western Addition en passant par le parc sans contracter un sincère appétit.

De temps à autre, son père jetait dans sa direction certains coups d’œil modérément inquiets. Joë ne s’en apercevait pas, mais pas un n’échappait aux regards de Bessie.

M. Bronson était un homme d’âge moyen, solidement bâti sans être trop gras. Il avait une figure carrée, rude et sévère, mais la bonté se lisait dans ses yeux, et la gaieté dans les petites rides qui entouraient sa bouche.

Point n’était besoin de l’examiner de trop près pour découvrir une ressemblance entre lui et Joë. Le même front large et la même mâchoire forte, et leurs yeux, déduction faite de l’âge, se ressemblaient comme les pois d’une même cosse.

« Comment ça va-t-il, Joë ? » demanda M. Bronson à la fin du dîner, presque au moment de se lever de table.

« Je ne sais pas, répondit indolemment Joë. Nous avons un examen demain. Je saurai alors à quoi m’en tenir.

— Où vas-tu ? » interrogea sa mère au moment où il allait quitter la salle à manger.

C’était une femme mince et flexible comme un saule, avec les prunelles brunes et les manières tendres de Bessie.

« Dans ma chambre, répliqua Joë, travailler. »

Elle lui caressa affectueusement les cheveux et se pencha pour l’embrasser.

M. Bronson eut un sourire approbateur en le voyant sortir et en l’entendant monter l’escalier, évidemment résolu à bûcher dur en vue des examens du lendemain.

Entré dans sa chambre, Joë referma la porte et s’assit devant un pupitre très confortablement aménagé pour un garçon de son âge. Il parcourut des regards ses livres de classe. L’examen devant avoir lieu dès le matin, il résolut de commencer par là, prit un livre, en tourna les pages et se mit à lire :

« Peu de temps après l’institution des réformes draconiennes, une guerre éclata entre Athènes et Mégare au sujet de l’île de Salamine, sur laquelle ces deux cités revendiquaient des droits. »

Cela semblait simple : mais qu’étaient ces réformes draconiennes ? Il devait s’en assurer. Il avait l’air fort studieux en feuilletant les pages précédentes jusqu’au moment où, levant les yeux par-dessus son livre, il aperçut sur une chaise un masque et un gant de baseball. « Ils n’auraient pas dû perdre cette partie de samedi dernier, pensa-t-il, et ils ne l’avaient perdue que par la faute de Fred. Celui-ci ne devrait point commettre de pareilles maladresses. Il pouvait renvoyer une série de cent balles difficiles, mais quand on arrivait au point critique, il laisserait passer même un dewdrop. Joë se verrait obligé de l’envoyer sur le terrain cl de mettre Jones à la première base. Seulement Jones s’excitait si facilement ! Si dur que fût le jeu, il pouvait renvoyer lui aussi n’importe quelle balle, mais on ne pouvait prévoir ce qu’il en ferait ensuite. » Joë sursauta et revint à la réalité ! Drôle de façon d’étudier l’histoire ! Il se replongea dans la lecture de son livre.

« Peu de temps après l’institution des réformes draconiennes… »

Il relut deux fois cette phrase, puis se souvint qu’il n’avait pas cherché le passage où il était question de ces fameuses réformes draconiennes.

On frappa à la porte. Sans répondre, il se mit à tourner bruyamment les pages.

On frappa de nouveau et il entendit la voix de Bessie.

« Joë !

— Que veux-tu ? » demanda-t-il.

Mais avant qu’elle pût répondre, il s’empressa d’ajouter :

« N’entre pas. Je travaille.

— Je venais voir si je pouvais t’aider. J’ai tout fini. J’ai pensé que…

— Naturellement tu as tout fini ! Comme toujours ! »

Il se prit la tête à deux mains pour ne pas quitter son livre des yeux. Mais le masque de baseball le hantait. Plus il essayait de concentrer son esprit sur l’histoire, plus il voyait mentalement le masque posé sur la chaise, et toutes les parties où il avait joué son rôle.

Cela ne pouvait pas continuer. Il posa le livre ouvert à plat sur le pupitre et s’approcha de la chaise. D’un geste rapide il lança masque et gant sous le lit avec tant de violence qu’il entendit le masque heurter le mur.

« Peu de temps après l’institution des réformes draconiennes, une guerre éclata entre Athènes et Mégare… »

Le masque avait roulé loin du mur. Avait-il rebondi assez loin pour qu’il ne le vît plus. Non ! il ne le regarderait pas ! Qu’importait si le masque avait rebondi ! Cela n’avait rien à faire avec l’histoire. Il se demanda…

Il jeta les yeux par-dessus son livre. Le masque le dévisageait au ras du lit. C’était insupportable. Inutile d’essayer d’étudier tant que ce masque demeurerait si près de lui.

Il alla le ramasser, traversa la chambre et le jeta dans un placard dont il ferma la porte à clef. Ce point réglé, Dieu merci ! il pourrait enfin travailler.

Il se rassit.

« Peu de temps après l’institution des réformes draconiennes, une guerre éclata entre Athènes et Mégare au sujet de l’île de Salamine, sur laquelle ces deux cités revendiquaient des droits. »

Tout cela irait très bien s’il pouvait seulement trouver ce qu’étaient les réformes draconiennes. Il s’aperçut tout à coup qu’une douce lueur envahissait la chambre. Quelle en pouvait être la cause ?

Il regarda par la fenêtre. Le soleil couchant projetait ses rayons obliques sur une masse de nuages de faible altitude, qu’il teintait d’écarlate et de rose, et ces nuées reflétaient vers la terre ces lueurs fondues et vermeilles.

Son regard s’abaissa vers la baie. La brise marine expirait avec le jour, et au large de Fort Point un bâteau de pêche rentrait indolemment au port sous les derniers soupirs du vent. Un peu plus loin, un remorqueur lançait en l’air sa colonne torse de fumée en tirant vers la mer un trois-mâts goélette.

Les yeux de Joë s’égarèrent vers les rives du Marin County. La ligne où se rencontraient la terre et l’eau était déjà obscure, et de longues ombres grimpaient sur les collines vers le mont Talmapais, qui se découpait nettement sur le ciel à l’occident.

Ah ! si seulement il se trouvait lui-même, Joë Bronson, à bord de ce bateau pêcheur qui rentrait à la voile avec ses prises de haute mer ! Ou à bord de cette goélette en route vers le soleil couchant, vers le monde ! C’est là qu’on vivait, qu’on faisait quelque chose d’utile qu’on était quelqu’un. Tandis qu’il se morfondait, enfermé dans une chambre sans air, se torturant la cervelle à propos de personnages morts et disparus des milliers d’années avant sa naissance.

Il s’arracha de cette fenêtre où quelque force physique semblait adhérer, le retenir, et emporta résolument chaise et manuel d’histoire dans le coin le plus éloigné de la chambre, où il s’assit le dos tourné à la lumière.

Un instant après, il crut se retrouver devant la fenêtre et plongé dans ses rêves. Comment était-il venu là ? Son dernier souvenir c’était la découverte, en tête d’une page de son livre, d’un sous-titre ainsi libellé : « Les lois et la constitution de Dracon ». Comme un somnambule, c’est sûr, il était revenu à la fenêtre.

Depuis combien de temps ? se demanda-t-il.

Le bateau de pêche aperçu tout à l’heure au large de Fort Point voguait maintenant vers le Meigg’s Wharf, ce qui représentait un trajet d’une heure au moins. Le soleil était couché depuis longtemps ; une grisaille solennelle s’étendait sur les flots et les premières étoiles scintillaient faiblement au-dessus de la crête du mont Tamalpais.

Joë retournait en soupirant dans son coin lorsqu’il entendit un coup de sifflet perçant et prolongé. C’était Fred. Joë renouvela son soupir, et Fred son coup de sifflet, bientôt suivi par celui de Charley. Ils l’attendaient au coin… heureux gaillards !

Eh bien, ils ne le verraient pas ce soir. Ils sifflaient maintenant à l’unisson. Joë grommela en s’agitant sur sa chaise. Non, ils ne le verraient pas ce soir, affirma-t-il en se levant. Il ne les rejoindrait certainement pas, tant qu’il ne serait pas renseigné sur les réformes draconiennes.

La force qui l’avait tenu à la fenêtre l’attirait à présent vers son pupitre à l’autre bout de la chambre. Elle lui fit déposer son manuel d’histoire sur ses autres livres de classe ; avant de s’en rendre compte, il avait ouvert la porte et franchi la moitié du vestibule. Il esquissa un geste pour rebrousser chemin, mais il se dit qu’il pouvait sortir un instant seulement et rentrer pour reprendre sa tâche.

Rien qu’un petit instant, se promit-il en descendant sagement l’escalier. Mais bientôt il accéléra au point d’enjamber trois marches à la fois.

Il se coiffa de sa casquette et sortit en courant par la porte latérale. Avant même qu’il eût tourné le coin, les réformes de Dracon étaient reléguées dans un passé aussi lointain que ce personnage lui-même, et l’examen du lendemain disparaissait dans un avenir tout aussi vague.

CHAPITRE III

LA BRIQUE, BOUT D’OSEILLE ET POIL DE CAROTTE

« Qu’est-ce qui se passe ? demanda Joë en rejoignant Fred et Charley.

— Des cerfs-volants, répondit Charley. Amène-toi ! On en a assez de t’attendre. »

Tous trois descendirent la rue jusqu’au surplomb de la montagne et plongèrent leurs regards dans Union Street qui s’étendait à une grande profondeur et presque sous leurs pieds. Ils appelaient l’endroit l’Abîme, et le nom était bien choisi. Eux-mêmes s’intitulaient les Montagnards. Une incursion des Montagnards dans l’Abîme c’était une grande aventure.

Le lancement scientifique des cerfs-volants constituait un des plus vifs plaisirs des trois Montagnards, et le vol dans les nues de six ou huit de ces légers planeurs enfilés sur une corde d’un kilomètre et demi était une de leurs prouesses les plus ordinaires.

Mais il fallait renouveler fréquemment l’approvisionnement en cerfs-volants ; car à chaque accident, que la corde cassât ou que le vent fît défaut subitement, leurs appareils tombaient dans l’Abîme, où il leur était impossible de les retrouver. La raison en était que la jeune population de l’Abîme était une race de pillards et de voleurs, imbus d’idées spéciales sur le droit de propriété.

Le lendemain du jour où quelque catastrophe survenait au cerf-volant d’un Montagnard, on revoyait habituellement ce même cerf-volant planer au bout d’une ficelle dont l’autre extrémité était tenue en main par un habitant de l’Abîme. Il en résulta même que les diablotins de l’Abîme, en dépit de leur pauvreté, qui ne leur permettait pas de lancer des cerfs-volants de façon scientifique, acquirent une grande habileté dès lors que s’y adonnèrent leurs voisins de la Montagne.

Cette récréation des jeunes montagnards profita aussi à un vieux matelot très expert dans l’art d’orienter les voiles, et la science des courants d’air : malin et adroit de ses mains, il fabriqua bientôt les meilleurs cerfs-volants qu’on pût se procurer.

Il habitait tout près de la mer une cabane branlante d’où sa vue obscurcie pouvait encore observer les flux et reflux de la marée et le passage des navires, ce qui lui rappelait les anciens jours où lui aussi s’en fallait en mer.

Pour atteindre cette cahute en venant de la Montagne, il fallait traverser l’Abîme, et c’est vers lui que se dirigeaient les trois jeunes garçons.

Souvent ils y étaient allés chercher des cerfs-volants, mais c’était en plein jour, pour la première fois, ils s’y risquaient après la tombée de la nuit, et ils pressentaient, non sans raison, qu’ils se lançaient dans une aventure hasardeuse. En deux mots, l’Abîme était un quartier pauvre, où des gens de toute nationalité se pressaient dans une confusion cosmopolite et végétaient vaille que vaille dans la crasse et la saleté.

La soirée commençait à peine quand nos jeunes garçons traversèrent le quartier pour gagner la cabane du marin, où ils arrivèrent sans encombre, malgré les regards sauvages et les remarques désobligeantes de certains galopins de l’Abîme.

Le marin fabriquait des cerfs-volants qui non seulement volaient à merveille, mais encore se repliaient et étaient d’un transport facile.

Chacun des trois jeunes gens en acheta plusieurs. Ils les firent empaqueter, les prirent sous le bras et se mirent en route pour retourner chez eux.

« Ouvrez l’œil sur les gamins ! leur conseilla le fabricant. Ils doivent rôder par là, maintenant que la nuit est tombée.

— Nous n’avons pas peur, lui assura Charley, on sait se défendre. »

Habitués aux artères larges et tranquilles de la Montagne, nos jeunes garçons étaient stupéfaits de la vie intense qui fourmillait dans ce quartier surpeuplé. Ils éprouvaient l’impression de franchir à gué un débordement de végétation épaisse et monstrueuse. En s’enfonçant dans ce dédale de rues étroites, ils se tenaient serrés comme pour une défense commune, et sentaient tous à quel point ce genre d’existence leur était étranger.

Des petits enfants et des bébés grouillaient sur le trottoir et presque sous leurs pieds. Nu-tête et mal vêtues, des commères bavardaient sur le seuil de leurs portes, allaient et venaient chargées de provisions bien maigres.

Dans tout le quartier régnait une odeur de fruits et de poissons gâtés, un relent de choses rances ou pourries. De solides gaillards déambulaient lourdement, et des petites filles en haillons se faufilaient à travers la foule avec des pots remplis de bière écumante. On entendait résonner des langues, des patois ou des accents divers, des cris, des prises de bec ou des querelles. Tout l’Abîme bourdonnait d’un vaste et constant murmure, comme la ruche humaine qu’il était. « Pouah ! Je serai content quand nous serons sortis de là-dedans ! », déclara Fred.

Il avait dit cela à voix basse, et les deux autres lui exprimèrent par signes leur approbation. Ils ne se sentaient pas disposés à parler, mais marchaient aussi vite que leur permettait la cohue et éprouvaient des sentiments analogues à ceux d’explorateurs engagés dans une jungle hostile et dangereuse.

Le danger et l’hostilité les guettaient en effet dans l’Abîme. Ses habitants semblaient détester la présence de ces étrangers de la Montagne. De sales petits marmots les insultaient au passage, grognant avec une feinte bravoure, mais tout prêts à la fuite au premier signal d’attaque ; d’autres les suivaient à grand bruit et s’enhardissaient à mesure que grossissait leur nombre.

« Ne faites pas attention à ces gars-là, conseilla Joë ; marchez toujours. Nous en sortirons bientôt.

— Mauvaise passe, répondit Fred à mi-voix. Regardez là-bas ! »

Au coin de la rue dont ils approchaient se tenaient quatre ou cinq garnements à peu près de leur âge. La lumière d’un lampadaire les éclairait et révélait les cheveux rouge vif de l’un d’entre eux.

Ce ne pouvait être que Simpson dit « La Brique », chef d’une bande redoutable. Deux fois, d’après leurs souvenirs, il avait conduit ses acolytes à l’assaut de la Montagne et répandu la terreur parmi ses jeunes habitants, qui rentraient chez eux dans une fuite éperdue, tandis que affolés papas et mamans téléphonaient au prochain poste de police.

À la vue du groupe, les chenapans qui faisaient escorte aux trois garçons se dispersèrent instantanément avec des manifestations de crainte. L’inquiétude du trio s’en accrut, mais il continua bravement sa route.

Le garçon à cheveux rouges s’était détaché et marchait à la rencontre des arrivants, leur barrant le passage. Ils essayèrent de le tourner ; il étendit un bras.

« Qu’est-ce que vous fichez ici ? grogna-t-il. Pourquoi ne restez-vous pas dans votre quartier ?

— Nous rentrons justement chez nous », dit Fred d’un ton conciliant.

Simpson-la-Brique regarda Joë.

« Qu’est-ce que tu tiens sous le bras ? », demanda-t-il.

Joë se contint et feignit de ne pas avoir entendu.

« Allons ! », dit-il à Fred et à Charley en faisant un geste pour écarter le chef de bande.

Mais d’un coup soudain Simpson-la-Brique le frappa au visage, et d’un mouvement tout aussi vif, il lui arracha de dessous le bras le paquet de cerfs-volants.

Joë poussa un cri de rage inarticulé et, jetant toute prudence au vent, s’élança sur son assaillant.

Ce fut évidemment une surprise pour le chef de bande, qui ne s’attendait guère à être attaqué sur son propre territoire. Il recula, tenant toujours les cerfs-volants, partagé entre l’envie de se battre et le désir de garder son butin.

C’est ce désir qui l’emporta. Il prit rapidement la fuite et enfila une rue étroite dans un labyrinthe de ruelles et de passages. Joë savait qu’il plongeait au cœur du pays ennemi, mais, attaqué à la fois dans ses sentiments de propriété et dans sa fierté, il continua chaudement la poursuite.

Fred et Charley le suivaient, bien qu’il les eût distancés, et derrière eux venaient les trois autres membres de la bande qui, tout en courant, sifflaient des appels évidemment destinés à rallier les copains.

À mesure que progressait la chasse, des sifflets répondaient dans diverses directions, et bientôt une vingtaine d’ombres se collaient aux trousses de Fred et de Charley, qui s’efforçaient de ne pas quitter Joë de vue.

Simpson-la-Brique s’élança dans un terrain vague, et se dirigea vers une issue ménagée de longue date à travers barrières, hangars, constructions et recoins sombres où les poursuivants non initiés risquent de s’égarer et de perdre la piste.

Mais Joë rattrapa Simpson-la-Brique avant qu’il eût atteint son but, et ils roulèrent enlacés dans la poussière. Au moment où arrivèrent Fred, Charley et les garçons de la bande, les deux adversaires s’étaient remis sur pied et se faisaient face.

« Qu’est-ce que tu veux, hein ? demanda le chef de bande d’un ton de matamore. Qu’est-ce que tu veux ? Dis-le moi ?

— Je veux mes cerfs-volants », répondit Joë.

Les yeux de Simpson-la-Brique étincelèrent. Il se trouvait précisément à court de cerfs-volants.

« Pour les avoir, il faudra te battre, annonça-t-il.

— Pourquoi me battrais-je pour les avoir ? demanda Joë avec indignation. Ils m’appartiennent. »

Cette réponse prouvait son ignorance des idées sur le droit de propriété qui avaient cours parmi le peuple de l’Abîme.

Une bordée de railleries et de miaulements s’éleva de la bande rassemblée derrière son chef comme une horde de loups.

« Pourquoi me battrais-je pour les avoir ? répéta Joë.

— Parce que je le dis et que je n’ai pas deux paroles. Compris ? »

Mais Joë ne comprenait pas. Il refusait de comprendre que la parole de Simpson-la-Brique fît la loi à San-Francisco, ni dans quelque partie de la ville que ce fût.

Offensé dans son amour de la justice et de la loyauté, il sentait bouillir le sang dans ses veines.

« Rends-moi ces cerfs-volants tout de suite », dit-il d’un ton menaçant, en tendant la main pour les reprendre.

Mais Simpson mit brusquement son nouveau bien hors d’atteinte.

« Sais-tu comment je m’appelle ? Je suis Simpson-la-Brique, et je ne permets à personne de me parler sur ce ton-là.

— Tu ferais mieux de le laisser tranquille, murmura Charley à l’oreille de Joë. Quelques cerfs-volants de plus ou de moins qu’importe ? Laisse-le tomber. Allons-nous-en.

— Ce sont mes cerfs-volants, déclara Joë lentement, et d’un ton obstiné. Ce sont mes cerfs-volants et je les reprendrai.

— Tu ne peux pas te colleter avec toute cette racaille, interposa Fred. Et, supposé que tu te battes, toute la bande te tombera dessus. »

Les autres, qui suivaient ce colloque à mi-voix et croyaient que Joë hésitait, recommencèrent de plus belle leurs hurlements et leurs huées.

« Il a la frousse, la frousse ! criaient les jeunes vauriens. Il est trop gandin, voilà ! Il pourrait abîmer sa belle chemise propre, et que dirait sa petite maman ?

— La ferme ! », lança le chef d’un ton autoritaire. Et aussitôt le bruit cessa.

« Vas-tu me rendre ces cerfs-volants, à la fin ? demanda Joë en avançant.

— Veux-tu te battre pour les reprendre ? riposta Simpson.

— J’accepte ! répondit Joë.

— Bataille ! Bataille ! hurla la bande.

— Et moi, je veillerai à ce qu’il y ait franc-jeu ! », dit une grosse voix d’homme

Tous les regards convergèrent à l’instant sur l’homme qui s’était approché sans être vu et qui venait de faire cette déclaration.

À la lumière électrique que déversait le lampadaire du coin, ils virent un individu grand et musclé, en vêtements d’ouvrier. Il était chaussé de brodequins, vêtu d’une combinaison serrée à la taille par une étroite ceinture de cuir noir et coiffé d’une casquette, elle aussi noire et graisseuse. Sa figure était souillée par la poussière de charbon, et sa grosse chemise bleue, ouverte à l’encolure, révélait un cou large et une poitrine massive.

« Et qui êtes-vous ? grogna Simpson, furieux de cette intervention inattendue.

— Ce n’est pas ton affaire ! répondit rudement le nouveau venu. Mais si cela peut t’intéresser, je suis chauffeur sur les paquebots de Chine. Et, comme je viens de le dire, je veillerai à ce qu’il y ait franc-jeu. Ça, c’est mon affaire. La tienne est de jouer franc-jeu. Ainsi, vas-y, et tâche que ça ne dure pas toute la nuit. »

L’apparition du chauffeur fit autant de plaisir aux trois jeunes gens qu’elle déplut à Simpson et à ses acolytes. Ceux-ci parlementèrent pendant quelques minutes, puis Simpson déposa le paquet de cerfs-volants entre les mains d’un garçon de sa bande et s’avança vers son adversaire.

« Allons-y ! », dit-il en ôtant son paletot.

Joë tendit le sien à Fred et bondit vers Simpson-la-Brique. Ils se mirent en garde face à face. Presque aussitôt Simpson plaça un direct et esquiva d’un écart la riposte de Joë. Celui-ci éprouva un soudain respect pour la valeur de son adversaire, mais sans autre effet que d’éveiller son entêtement naturel et sa résolution inébranlable de gagner la bataille.

Intimidés par la présence du chauffeur, les camarades de Simpson se bornèrent à l’applaudir et à huer Joë. Les deux garçons tournaient l’un autour de l’autre, feintaient, attrapaient, paraient et, de temps à autre, plaçaient un coup réussi.

Leurs attitudes respectives présentaient un contraste frappant. Joë se tenait droit, solidement planté sur ses pieds, les jambes écartées et la tête haute. Simpson, lui, se ramassait jusqu’à ce que sa tête disparût presque entre ses épaules ; il se maintenait en mouvement perpétuel, bondissait, s’élançait et manœuvrait, pour exécuter toute une série de trucs nouveaux et inconnus de Joë.

Au bout d’un quart d’heure, ils étaient l’un et l’autre très fatigués, bien que Joë fût en meilleure forme. Le tabac, la mauvaise nourriture et une vie malsaine produisaient leur effet sur le chef de bande essoufflé et haletant.

Bien qu’au début — et en vertu de son habileté supérieure — il eût sérieusement malmené Joë, il était maintenant affaibli et ses coups mollissaient. En désespoir de cause, il adopta ce qu’on pourrait appeler non pas la traîtrise, mais un moyen d’attaque parfaitement mesquin : une manœuvre consistant à bondir et à frapper rapidement, puis à plonger en avant et à se laisser choir aux pieds de Joë. Celui-ci ne pouvait le frapper à terre : l’autre reculait jusqu’à ce qu’il pût se remettre sur pied et recommençait le coup.

Mais Joë, fatigué de ce manège, s’arrangea pour y mettre un terme.

Calculant son coup d’après l’attaque de Simpson, il le lança juste au moment où Simpson plongeait vers la terre. Simpson tomba, mais sur le côté, sous la force du coup que Joë venait de lui décocher à la tête. Il roula plusieurs fois sur lui-même, puis se souleva à demi et resta sur place, gémissant et hors d’haleine. Ses camarades lui criaient de se relever : il essaya une fois ou deux, mais il était trop épuisé, knock out.

« J’abandonne ! dit-il. Je suis battu. »

Navrés de la défaite de leur chef, ses partisans gardaient le silence. Joë fit un pas en avant.

« Je te prie de me rendre mes cerfs-volants, dit-il au garçon qui les tenait.

— Ça, c’est à voir », fit un autre membre de la bande, intervenant entre Joë et son bien. (Lui aussi avait des cheveux carotte.) « Il te faudra me rosser avant de les ravoir.

— Ce n’est pas ma façon de voir, déclara rudement Joë. Je me suis battu j’ai gagné. Et il n’y a rien à ajouter.

— Que si ! il y a autre chose. Je suis Simpson-Bout-d’Oseille. La Brique c’est mon frère. Compris ? »

Et voilà comment Joë apprit une autre coutume du peuple de l’Abîme, qu’il ignorait complètement.

« Très bien ! grogna-t-il, sentant sa colère s’échauffer de nouveau devant l’injustice du procédé. Allons-y ! »

Simpson-Bout-d’Oseille, d’un an plus jeune que son frère, se manifesta comme un combattant très déloyal et le brave chauffeur dut intervenir plusieurs fois avant que le second champion du clan Simpson fût étendu à terre et s’avouât vaincu.

Cette fois, Joë allongea la main vers ses cerfs-volants avec une parfaite certitude de pouvoir les prendre. Mais un autre chenapan s’avança entre lui et son bien.

La même tignasse rouge vif dénonçait le nouveau champion comme un édition postérieure de ses frères, et Joë le reconnut tout de suite pour un nouveau membre du clan Simpson.

Sa charpente semblait un peu moins épaisse et sa figure était remplie de taches de rousseur nettement visibles à la lueur des lampadaires.

« Tu n’auras pas ces cerfs-volants avant de m’avoir rossé ! proclama-t-il d’une petite voix perçante. Je suis Simpson-le-Rouquin, et tu n’auras pas vaincu la famille tant que tu ne m’auras pas abattu. »

La bande poussa des cris d’admiration et le Rouquin ôta son paletot pour se préparer à l’assaut.

« Garde-toi ! », dit-il à Joë.

Celui-ci avait les jointures des phalanges écorchées ; il saignait du nez, sa lèvre était fendue et enflée, et sa chemise était arrachée à l’épaule. En outre, il était fatigué et à bout de souffle.

« Combien êtes-vous donc de Simpson ? demanda-t-il. Il faut que je rentre à la maison, et s’il y a encore beaucoup d’autres membres de la famille, cette histoire-là peut durer toute la nuit.

— Je suis le dernier et le meilleur, répliqua le Rouquin. Rosse-moi et tu auras les cerfs-volants. C’est juré !

— Très bien, dit Joë. Allons-y ! »

Bien que le plus jeune du clan ne possédât point la force ni l’adresse de ses aînés, il employait une tactique de chat sauvage qui harcela sérieusement Joë. À maintes reprises, celui-ci se crut sur le point d’être déraciné par ce petit tourbillon : mais chaque fois il reprit possession de lui-même et continua obstinément.

Il le sentait, il combattait pour un principe, comme l’avaient fait ses ancêtres ; de surcroît, il lui semblait que l’honneur de la Montagne était en jeu et que lui, son représentant, ne pouvait faire moins que de batailler héroïquement.

C’est pourquoi il tint bon et réussit à soutenir les assauts rapides et continus de son adversaire jusqu’à ce que ce jeune garçon dépourvu d’expérience s’épuisât en vains efforts et, prostré à terre, avouât que, pour la première fois dans l’histoire, « la famille Simpson était battue ».

CHAPITRE IV

TEL EST MORDU QUI VOULAIT MORDRE

Cependant la vie dans l’Abîme était chose éminemment précaire, comme devaient bientôt l’apprendre les trois habitants de la Montagne.

Avant que Joë pût remettre la main sur ses cerfs-volants, il vit avec surprise tous ses ennemis, y compris le chauffeur, se lancer dans une fuite éperdue.

De même que fillettes et bambins avaient disparu devant la bande Simpson, celle-ci fondit à son tour devant quelque nouvelle et plus redoutable troupe de créatures de proie.

Joë entendit les fuyards pousser des cris terrifiés :

« La coterie du poisson ! La coterie du poisson ! »

Et lui-même se serait enfui devant ce nouveau péril, s’il n’eût été essoufflé de sa dernière lutte et convaincu de l’impossibilité d’échapper à cette menace inconnue. Fred et Charley éprouvaient un violent désir de se sauver à toutes jambes en présence de ce désarroi général, mais ils ne pouvaient abandonner leur camarade.

De sombres individus envahirent le terrain vague ; les uns cernèrent les jeunes gens tandis que d’autres s’élançaient à la poursuite des fugitifs.

Des cris de détresse annoncèrent la capture des traînards, et quand les poursuivants revinrent, ils ramenaient avec eux le malheureux Simpson-la-Brique, qui n’avait pas lâché le paquet de cerfs-volants.

Joë observait avec curiosité cette nouvelle bande de maraudeurs.

C’étaient des jeunes voyous de dix-sept à vingt-quatre ans, portant les stigmates indubitables des gens du milieu. Certains avaient des figures si perverses que Joë se sentait la chair de poule en les regardant.

Deux d’entre eux le saisirent solidement par les bras, tandis que d’autres maintenaient de même Fred et Charley.

« Écoutez, vous autres, annonça l’un des types de la bande qui parlait avec l’autorité d’un chef, nous voulons être renseignés sur ce qui s’est passé ici. Qu’est-ce que tu manigançais, toi, la Tête-Rouge ? Qu’est-ce que tu as fait ?

— Je n’ai rien fait, pleurnicha Simpson.

— Tu m’en as bien l’air ! Qui donc t’a arrangé comme cela ? »

Il tourna vers la lumière électrique le visage de Simpson-la-Brique.

Celui-ci indiqua Joë, qui fut aussitôt poussé en avant.

« Pourquoi vous battiez-vous ?

— Pour les cerfs-volants, qui sont à moi, répondit hardiment Joë. Ce type-là me les a volés. Il les tient encore sous le bras.

— Ah ! vraiment ? Écoute-moi, Simpson-la-Brique, nous ne tolérerons pas qu’on vole dans ce quartier-ci. Compris ? Tu n’as jamais rien eu qui t’appartienne en propre. Allez, aboule les cerfs-volants et grouille-toi ! »

Le chef resserra son étreinte de façon menaçante, et Simpson, pleurnichant de rage, abandonna son butin.

« Et toi, qu’est-ce que tu tiens sous le bras ? » demanda brusquement à Fred le chef de bande en lui arrachant le paquet. « Encore des cerfs-volants, hein ? Toute une fabrique de cerfs-volants a dû se mettre en route et se perdre, remarqua-t-il après s’être approprié le ballot de Charley. Je me demande maintenant ce que nous allons faire à ces trois types ? continua-t-il d’un ton de juge.

— Pourquoi ? interrogea Joë qui s’échauffait. Parce qu’on nous a volé nos cerfs-volants ?

— Du tout, du tout, répondit poliment le chef de bande ; mais pour avoir introduit des cerfs-volants dans ce quartier et provoqué tout ce boucan. C’est une honte, une véritable honte ! »

À ce moment précis, où l’attention était concentrée sur les habitants de la Montagne, Simpson-la-Brique, dégagea vivement ses bras, se tortilla pour se libérer de ses gardiens et s’élança à travers le terrain vague dans la direction de l’issue par laquelle il avait essayé de s’échapper au début de l’affaire avant que Joë ne le rattrape.

Deux ou trois membres de la bande s’élancèrent à grands cris à sa poursuite en poussant des cris et sautèrent par-dessus la barrière. On entendit des abois et des hurlements de chiens dans les cours de derrière, des piétinements de souliers sur des caisses et sur les toits des hangars, puis un grand éclaboussement, comme si un baquet plein d’eau se déversait à terre.

Quelques minutes après, les poursuivants revinrent tout penauds, trempés de la tête aux pieds par le déluge que leur avait ménagé le rusé Simpson-la-Brique. Du toit d’une maison voisine leur parvenait encore sa voix gonflée de défis et de sarcasmes.

L’événement semblait déconcerter le chef de bande, et, au moment même où il se retournait vers Joë, Fred et Charley, un coup de sifflet prolongé et d’un timbre particulier arriva de la rue.

De toute évidence, un signal d’avertissement lancé par un homme de la bande posté en sentinelle. Quelques instants après, cet éclaireur rejoignit en effet, lui-même en courant vers le gros de la troupe, qui commençait déjà à battre en retraite.

« Les flics ! » cria-t-il, haletant.

Joë se retourna et aperçut deux policemen portant sur la poitrine de brillantes étoiles.

« Tirons-nous d’ici », murmura-t-il à Fred et à Charley.

D’un côté, la bande déjà en fuite coupait la retraite aux jeunes gens, de l’autre s’avançaient les policemen. Ils se précipitèrent dans la direction de l’issue par où avait disparu Simpson-la-Brique, poursuivis de près par les agents qui leur intimaient l’ordre de s’arrêter.

Mais les jeunes jambes sont agiles, surtout devant un danger qui les effraie, et nos garçons furent les premiers à bondir par-dessus la barrière et à s’enfoncer dans un labyrinthe d’arrière-cours.

Ils ne tardèrent pas à constater la discrétion des agents. Ceux-ci avaient sans doute acquis une connaissance suffisante des « issues », car ils abandonnèrent la chasse à la première barrière.

En pareil endroit, il n’y avait plus de lampadaires et les jeunes gens tâtonnaient dans le noir, la peur au ventre.

Pendant un grand quart d’heure ils restèrent perdus dans la cour d’un fruitier entre des montagnes d’emballages à claire-voie. Ils avaient beau chercher, ils ne trouvaient que des amoncellements de caisses. Ils finirent par émerger de ce chaos en suivant le toit d’un hangar, mais ce fut pour tomber dans une autre cour, remplie d’innombrables cages à poules vides.

Plus loin, ils arrivèrent à l’appareil qui avait servi à Simpson-la-Brique pour doucher ses poursuivants. L’invention en était fort ingénieuse. À cet endroit la piste d’issue franchissait une clôture dont manquait l’une des planches : une longue latte y était disposée de façon qu’un passant non averti ne pût s’empêcher de la toucher. Elle constituait le ressort même du piège. Le moindre contact sur ce levier suffisait à déplacer une grosse pierre qui maintenait un baquet en équilibre au-dessus du passage : celui-ci basculait sur quiconque frôlait la latte.

Les jeunes garçons examinèrent ce dispositif avec un vif intérêt. Heureusement pour eux, le baquet était maintenant vide, sinon ils n’auraient pas échappé à la douche, car Joë, qui marchait en tête, avait butté contre la latte.

« Sommes-nous dans la cour de Simpson ? fit-il doucement.

— Probable, répondit Fred. Ou dans la cour d’un autre de sa bande. »

À ce moment, d’un coup sur le bras, Charley avertit les deux autres.

« Chut ! Qu’est-ce que c’est ? » murmura-t-il. Ils se baissèrent. Quelqu’un remuait à peu de distance. Ils perçurent un bruit d’eau, comme si l’on remplissait un seau à un robinet, puis des pas qui approchaient hardiment. Ils se baissèrent plus encore, retenant leur souffle. Une forme sombre passa à portée de leurs bras et monta sur une caisse près de la barrière. C’était Simpson-la-Brique en personne qui réarmait son piège. Ils l’entendirent replacer la latte et la pierre, redresser le baquet, y vider deux seaux. Comme il se retournait sur ses pas pour les remplir, Joë lui sauta dessus, lui donna un croc-en-jambe et le maintint à terre.

« Ne fais pas de bruit, dit-il. Je veux que tu m’écoutes.

— Ah ! c’est toi ? répliqua Simpson d’un ton si rasséréné qu’ils se sentirent soulagés eux-mêmes. Que cherches-tu par ici ?

— Nous voulons sortir d’ici, dit Joë, et par le chemin le plus court. Nous sommes trois et tu es seul…

— Ça va, ça va. Je suis prêt à vous montrer le chemin. Je n’ai rien contre vous. Suivez-moi ne vous écartez ni à droite ni à gauche et je vous tire de là en moins de deux. »

Quelques minutes plus tard, ils se laissaient glisser d’une haute palissade dans une ruelle obscure.

« Filez jusqu’au bout, leur conseilla Simpson. Prenez le deuxième tournant à droite, puis le troisième idem et vous arriverez dans la rue de l’Union. Tra-la-lou ! »

Ils lui souhaitèrent le bonsoir, et en s’éloignant dans l’obscurité reçurent une dernière recommandation :

« La prochaine fois que vous achèterez des cerfs-volants, vaudra mieux de les laisser chez vous ! »

CHAPITRE V

RETOUR À LA MAISON

En suivant les indications de Simpson-la-Brique, ils se trouvèrent dans Union Street et atteignirent la Montagne sans autre anicroche.

Du bord de l’Abîme, ils contemplèrent le théâtre de leurs récents exploits et écoutèrent ce grondement régulier, indéfinissable qui s’élève des agglomérations surpeuplées.

« Je n’y redescendrai jamais de ma vie, affirma Fred d’un ton plein de colère. Je me demande ce qu’est devenu le chauffeur.

— Nous avons de la veine de revenir avec notre peau intacte, dit Joë avec sa philosophie encourageante.

— Je crois que nous en avons laissé suffisamment là-bas, toi, surtout, fit Charley en riant.

— Oui, répondit Joë. Et de nouveaux ennuis m’attendent à la maison. Bonsoir, les copains ! »

Ainsi qu’il s’y attendait, la porte de l’entrée latérale était fermée : il dut faire le tour vers la salle à manger et entrer comme un cambrioleur par une fenêtre. Comme il traversait le vaste vestibule en marchant doucement vers l’escalier, son père sortit de la bibliothèque. Tous deux s’arrêtèrent, se dévisagèrent avec une surprise mutuelle.

Joë réprimait une forte envie de rire à l’idée du spectacle qu’il devait offrir… Mais la réalité était bien pire qu’il ne l’imaginait. Devant Mr Bronson père se présentait un garçon avec un paletot et un chapeau couverts de boue et dont toute la figure portait les marques d’un violent conflit, nez enflé, œil au beurre noir, lèvre boursouflée et fendue, une joue écorchée, phalanges saignant encore et chemise déchirée à l’épaule.

« Que signifie tout ceci, monsieur ? », articula enfin Mr Bronson.

Joë demeurait interdit. Comment pourrait-il raconter en bref tous les événements de cette soirée ? Car il aurait fallu tout dire pour expliquer son actuel désarroi.

« Avez-vous perdu votre langue ? insista Mr Bronson avec une feinte impatience.

— Je… je…

— Je vous écoute, dit le père, pour l’encourager.

— Je… eh bien ! je suis descendu dans l’Abîme.

— Je dois reconnaître que vous m’avez tout l’air d’en revenir. Je suppose, continua-t-il, que vous faites allusion non pas au séjour des damnés, mais à un quartier bien défini de San-Francisco. Est-ce cela ? »

Mr Bronson parlait sévèrement, mais si jamais il eut peine à retenir un sourire, ce fut bien ce soir-là.

Joë abaissa le bras vers Union Street et déclara

« C’est là-bas, père.

— Et qui a baptisé ainsi ce quartier ?

— C’est moi, répondit Joë, comme s’il confessait un crime.

— Le nom est certainement approprié à l’endroit et dénote une certaine imagination. Vraiment, on ne saurait mieux dire. Vous devez faire à l’école, monsieur, de sérieux progrès en anglais. »

Ce compliment n’ajoutait rien au bonheur de Joë. son étude de l’anglais étant la seule dont il n’eût pas à rougir.

Et tandis qu’il restait là, silencieux comme une statue personnifiant la douleur et la honte, Mr Bronson l’observait en se souvenant de sa propre adolescence, avec une compréhension que Joë n’eût jamais crue possible.

« Pour l’instant, cependant, vous avez moins besoin d’un discours que de bain, de taffetas d’Angleterre, d’emplâtre et de compresses à l’eau fraîche. Allez vous coucher et reposez-vous bien. Demain matin, je vous en avertis, vous aurez les membres courbatus et en bel état. »

La pendule sonnait une heure, quand Joë s’agita sous ses couvertures ; un instant après il eut conscience d’être agacé par des coups menus mais obstinés, frappés à sa porte. Incapable de les supporter plus longtemps, il ouvrit les yeux et se mit sur son séant. Le jour entrait à flots par la fenêtre. La journée s’annonçait brillante et ensoleillée. Joë bailla et s’étira. Mais une douleur lancinante lui parcourut les muscles et il laissa ses bras retomber plus vite qu’il ne les avait levés. Il les considéra étonné : soudain, les événements de la veille lui revinrent en mémoire et il poussa un grognement.

Les coups persistaient à la porte, il cria :

« Oui, j’ai entendu ! Quelle heure ?

— Huit heures, répondit la voix de Bessie. Huit heures, dépêche-toi si tu ne veux pas arriver en retard au collège.

— Sapristi ! Pourquoi ne m’as-tu pas appelé plus tôt ? », ronchonna-t-il.

Il dégringola du lit, grogna de la douleur ressentie dans tous ses muscles raidis, et s’affaissa avec une prudente lenteur sur une chaise.

« Père avait dit de te laisser dormir. »

Joë grommela de nouveau, mais sur un autre ton. Puis, apercevant son livre d’histoire, il protesta pour la troisième fois de façon différente.

« Très bien ! cria-t-il. Va-t-en. Je descends dans une minute. »

Il descendit en effet sans tarder ; mais si Bessie l’avait rencontré dans l’escalier, elle se fût étonnée de ses précautions pour poser le pied sur les marches et des tics douloureux qui, de temps à autre, lui déformaient la figure.

Lorsqu’elle l’aperçut dans la salle à manger, elle poussa un cri d’effroi et courut vers lui.

« Qu’as-tu donc, Joë ? demanda-t-elle d’une voix tremblante. Que t’est-il arrivé ?

— Rien, murmura-t-il en saupoudrant de sucre sa bouillie.

— Sûrement… continua-t-elle.

— Je t’en prie, ne me tracasse pas. Je suis en retard et je voudrais manger en vitesse. »

À la même seconde, Mrs Bronson échangea un regard avec Bessie, et cette jeune personne, bien qu’intriguée, s’empressa de se retirer.

Joë sut gré à sa mère à la fois de ce geste et de l’absence de tout commentaire sur sa mine. Son père l’avait certainement mise au courant. Il savait d’ailleurs qu’elle ne l’importunerait pas ; ce n’était pas dans ses habitudes.

Méditant ainsi, Joë expédia son déjeuner solitaire, vaguement conscient et ennuyé que sa mère pût se tourmenter à son sujet. Elle était toujours tendre, mais il remarqua qu’elle l’embrassait avec plus de tendresse que de coutume quand il s’en alla en balançant ses livres au bout d’une courroie ; il observa également, en tournant le coin de la rue, qu’elle le suivait des yeux derrière la fenêtre.

Mais ce qui l’horripilait en ce moment, c’était son ankylose et sa souffrance. Chaque pas lui coûtait un effort et une torture. Le soleil, dont les rayons se reflétaient sur le trottoir de ciment, provoquait des élancements dans son œil meurtri, il éprouvait mille douleurs dans tout le corps, mais il souffrait par-dessus tout dans ses muscles et ses jointures.

Jamais il n’aurait cru possible une pareille raideur. Chaque fibre de son corps protestait contre le moindre mouvement. Avec ses doigts enflés, c’était un supplice que d’ouvrir ou de fermer les mains ; quant à ses bras, ils étaient meurtris des poignets aux coudes, par suite des innombrables coups destinés à sa figure ou sa poitrine et qu’il avait parés avec les avant-bras.

Simpson-la-Brique était-il dans un état pareil ? La pensée de leurs mutuels tourments lui inspira une vague sympathie pour ce jeune et redoutable coquin.

Une fois entré dans la cour du collège, il s’aperçut vite qu’il était le centre d’attraction de tous les regards. Les élèves se pressaient à distance autour de lui et le contemplaient avec des yeux effarés ; ses camarades de classe et ses amis le considéraient avec une sorte de respect auquel il n’était pas accoutumé.

CHAPITRE VI

JOURNÉE D’EXAMEN

Fred et Charley avaient évidemment répandu la nouvelle de leur descente dans l’Abîme et de leur bataille avec le clan Simpson et la Coterie du Poisson.

En entendant sonner neuf heures, Joë éprouva un soulagement et entra dans la classe. Il devint aussitôt le point de mire de tous les garçons. Les filles aussi le regardaient de façon timide et furtive, « comme elles auraient regardé Daniel au sortir de la fosse aux lions », pensa Joë, « ou David après son combat avec Goliath ». Cette « adoration des héros » le mettait mal à l’aise et l’alarmait : il aurait bien voulu voir tout ce monde tourner les yeux dans une autre direction.

Ses vœux ne tardèrent pas à être exaucés.

De grandes feuilles blanches de papier ministre furent distribuées sur chaque pupitre. Miss Wilson, la maîtresse, se leva. C’était une jeune femme d’aspect austère qui passait dans le monde comme si elle eût été frigorifiée et, qui par les journées les plus chaudes, s’enveloppait les épaules d’un châle ou d’une cape.

Sur le tableau noir, en vue de tous les élèves, elle traça le chiffre romain « I ». Tous les yeux, et il y en avait cinquante paires, se fixèrent sur sa main, et, dans l’attente qui suivit, toute la salle demeura silencieuse comme une tombe.

En dessous du chiffre romain « I », elle écrivit :

a) Qu’étaient les lois de Dracon ?

b) Pourquoi un orateur athénien a-t-il dit qu’elles étaient écrites non avec de l’encre, mais avec du sang ?

Quarante-neuf têtes se penchèrent et quarante-neuf plumes grincèrent vigoureusement sur autant de feuilles de papier.

Seule la tête de Joë resta levée. Il contemplait le tableau d’un air si absent que Miss Wilson, jetant un regard par-dessus son épaule après avoir écrit le chiffre « II », se retourna pour mieux le voir.

Puis elle écrivit :

a) Comment la guerre entre Athènes et Mégare à propos de l’île Salamine provoqua-t-elle les réformes de Solon ?

b) En quoi ces dernières différaient-elles des lois de Dracon ?

Elle se retourna vers Joë. Plus que jamais il regardait le vide.

« Que vous arrive-t-il, Joë ? demanda-t-elle. N’avez-vous pas de papier ?

— Si, mademoiselle, j’en ai. Merci. » Et il se mit à tailler un crayon.

Il lui fit d’abord une pointe fine, puis une pointe très fine, après quoi il essaya de l’affiner encore. Plusieurs de ses condisciples relevèrent la tête au bruit, mais il ne s’en aperçut pas, trop absorbé dans des pensées aussi lointaines de la taille des crayons que de l’histoire grecque.

« Vous savez tous, naturellement, que les devoirs d’examen doivent être écrits à l’encre ? »

Miss Wilson s’adressait à la classe en général, mais ses yeux étaient fixés sur Joë.

À l’instant où la mine du crayon allait être taillée aussi fine que possible, sa pointe se brisa, et Joë recommença l’opération.

« Il me semble, Joë, que vous distrayez vos camarades », dit Miss Wilson en désespoir de cause.

Il posa son crayon, referma son canif d’un coup sec et se remit à regarder le tableau sans le voir.

Que savait-il de Dracon, de Solon, de tous les Grecs en général ? C’était un examen raté et voilà tout. Inutile de s’arrêter aux autres questions : pût-il même répondre à deux ou trois, ce n’était vraiment pas la peine de prendre la plume. Il ne serait pas moins recalé. Et puis, il avait trop mal au bras pour écrire. Il souffrait des yeux, même en les tenant fermés, et plus encore quand il regardait le tableau, et le fait même de penser lui faisait positivement mal.

Les quarante-neuf plumes grincèrent à la course pour rattraper Miss Wilson, qui couvrait le tableau de questions sans nombre. Joë écoutait le grincement des plumes et les crissements de la craie, et se sentait dans une profonde détresse. La tête semblait lui tourner : il souffrait de partout, sur son corps, dans son corps, et cette souffrance le paralysait.

Les souvenirs de l’Abîme le hantaient comme les scènes monstrueuses d’un cauchemar qu’il ne réussissait pas à chasser. Il fixa sa pensée et ses regards sur le visage de Miss Wilson, maintenant assise à son pupitre, et à l’instant même il vit surgir à sa place la figure impudente et batailleuse de Simpson-la-Brique. Il se sentait malade, endolori, fatigué et bon à rien. Il ne lui restait qu’à esquiver la composition. Et quand, après un siècle d’attente, les copies furent ramassées, il remit la sienne en blanc, sauf son nom, le titre et la date inscrits au haut de la page.

Après un bref intervalle, de nouvelles feuilles furent distribuées et l’épreuve d’arithmétique commença. Joë ne se donna même pas la peine d’examiner les questions.

En temps ordinaire, il eût pu se tirer à son avantage de cet examen-là, aujourd’hui il en était incapable. Il se contenta d’enfouir son visage dans ses mains en attendant midi.

Un instant, en levant les yeux vers la pendule, il surprit le regard malicieux que lui lançait Bessie du côté de la classe réservé aux filles. Ce regard ne fit qu’ajouter à son malaise. Pourquoi le tourmentait-elle ? Quel besoin avait-elle de se tracasser ? Elle était sûre de passer brillamment l’examen. Ne pouvait-elle le laisser tranquille ?

Il lui décocha alors un coup d’œil particulièrement sévère, puis reposa sa figure entre ses mains et ne la releva qu’en entendant sonner le coup de gong de midi. Sur ce il remit une seconde feuille en blanc et sortit avec les garçons.

Fred, Charley et lui prenaient d’habitude leur déjeuner dans un coin de la cour qu’ils s’étaient approprié ; mais ce jour-là, par une coïncidence extraordinaire, une vingtaine d’autres garçons avaient choisi ce même endroit pour s’y installer.

Joë les observa avec dédain. Dans son état actuel, il ne se sentait pas disposé à recevoir l’adoration due aux héros. Il souffrait trop de la tête et, était ennuyé de son échec à l’examen ; or celui-ci devait continuer dans l’après-midi !

Il s’irritait d’entendre Fred et Charley jacasser comme des pies au sujet de leurs aventures de la veille au soir — où cependant ils ne manquaient pas de lui attribuer le plus grand crédit — et de les voir prendre des airs protecteurs devant leurs admirateurs médusés.

Mais aucun effort ne réussit à faire bavarder Joë. Il grognait et répondait par des monosyllabes aux questionneurs qui essayaient de le faire sortir de son mutisme.

Il aurait voulu fuir dans un lieu solitaire, s’allonger sur l’herbe, oublier souffrances et tracas. Il se leva pour chercher un bon coin et se vit immédiatement suivi par une demi-douzaine d’importuns. Il eût voulu se retourner et leur crier de le laisser en paix. Sa fierté l’en empêcha.

Il se sentit submergé par une vague de dégoût et de désespoir, puis une idée jaillit dans son esprit. Dès lors qu’il était certain de son échec à l’examen, pourquoi endurerait-il la torture de l’après-midi, qui lui paraîtrait certainement pire que celle de la matinée ? Et sa décision fut prise à l’instant même.

Il se dirigea droit vers la porte de l’école et la franchit. Sur le seuil, ses admirateurs demeurèrent stupéfaits et le virent disparaître au coin de la rue.

Pendant quelque temps il erra, sans but, puis il arriva à une voie de tramway. Une voiture s’étant arrêtée pour laisser descendre des passagers, il y monta et se blottit sur un siège de la plate-forme.

Le premier fait dont il eut conscience fut que le tram pivotait sur la plaque tournante du terminus, puis repartait à nouveau. Le grand bâtiment des bacs à vapeur se dressa bientôt devant Joë. Sans rien voir ni entendre, il avait traversé tout le quartier des affaires de San-Francisco.

Il regarda l’horloge de la tour : une heure dix. Il arrivait juste à temps pour prendre le bateau d’une heure et quart. Cela le décida. Sans savoir le moins du monde où il allait, il prit un billet de dix cents, franchit le tourniquet et fut bientôt emporté à toute vitesse vers la jolie ville d’Oakland.

Dans le même état d’esprit détaché et sans but, une heure après, il se trouvait assis sur un des longerons du quai d’Oakland, appuyant sa tête endolorie contre un poteau bienfaisant. De là il apercevait les ponts de plusieurs petits bateaux à voile. Beaucoup d’autres curieux et gens désœuvrés s’étaient assemblés pour les regarder. Ce spectacle réveilla l’intérêt de Joë.

Les bateaux étaient au nombre de quatre, et de son poste d’observation il pouvait lire leurs noms. Celui qui se trouvait directement au-dessous de lui portait le nom de Fantôme, écrit à l’arrière en grosses lettres vertes. Les trois autres, situés plus loin, s’appelaient respectivement le Caprice, la Reine des Huîtres et le Hollandais-Volant.

Chacun de ces bateaux avait une cabine de milieu dont le toit laissait dépasser le tuyau d’un poële. Une fumée sortait de celui du Fantôme.

Les portes de la cabine étaient ouvertes et le toit à glissière en partie rentré, de sorte que Joë pouvait voir l’intérieur et observer l’occupant, un jeune homme de dix-neuf à vingt ans s’affairant à cuisiner. Il portait de longues bottes marines qui lui montaient aux hanches, une combinaison de toile bleue et une chemise de laine foncée. Les manches, relevées jusqu’aux coudes, découvraient des bras solides et bronzés, et la tête que le jeune homme releva un instant était également tannée.

L’arôme du café parvint aux narines de Joë en même temps qu’une odeur de haricots presque cuits qui s’échappait d’une petite marmite. Le cuisinier posa une poêle à frire sur le fourneau, et, quand elle fut chaude il la graissa, puis y jeta une large tranche de bifteck. Ce faisant, il causait avec un camarade resté sur le pont, fort occupé à puiser de l’eau de mer pour rafraîchir des monceaux d’huîtres qu’il recouvrit de sacs mouillés, avant d’entrer dans la cabine où une place lui était réservée à la petite table auprès du cuisinier, son convive.

L’esprit romanesque de Joë s’éveilla à cette vue. Voilà une vie qui valait la peine d’être vécue ! Ces gens-là vivaient : ils gagnaient leur pain en plein air, sous le ciel, avec la mer pour les bercer, le vent pour les rafraîchir ou la pluie pour les doucher au petit bonheur du temps. Tandis que lui, il restait assis de jour en jour dans une salle d’école, courbé sur son pupitre avec une cinquantaine de ses pareils, se rongeant la cervelle ou y entassant des débris de science, ces gens-là jouissaient d’une heureuse insouciance, ramaient dans des bateaux ou les conduisaient à la voile, préparaient eux-mêmes leur cuisine, rencontraient à coup sûr des aventures comme on en rêve seulement dans les classes d’écoles surpeuplées.

Joë soupira. Il se sentait fait pour cette sorte d’existence et non pour la vie scolaire. Au collège il n’était qu’un cancre. Il avait échoué dans sa composition, alors qu’en ce moment même, il le savait, sa sœur Bessie rentrait triomphalement à la maison après avoir passé l’examen avec honneur.

Ce n’était plus tolérable ! Son père avait tort de vouloir faire de lui un savant. Passe encore pour des garçons disposés à l’étude, mais lui-même, de toute évidence, n’avait aucune aptitude intellectuelle.

N’y avait-il pas dans la vie d’autres carrières que celle de l’étude ? Des hommes étaient partis en mer comme simples mousses et avaient gagné leurs grades, commandé de grandes flottes, accompli des hauts faits et gravé leurs noms sur les annales du temps. Pourquoi lui, Joë Bronson, n’en ferait-il pas autant ?

Il ferma les yeux et se sentit envahi par une tristesse infinie. Quand il les rouvrit, il s’aperçut qu’il avait dormi et que le soleil déclinait rapidement.

Il arriva chez lui après la nuit tombée, se dirigea droit vers sa chambre et se mit au lit sans avoir vu personne.

Il s’enfonça entre les draps frais en poussant un soupir de satisfaction à la pensée que, quoi qu’il arrivât, il n’avait plus à se tracasser au sujet de l’antiquité grecque. Mais une autre pensée désagréable se présenta à lui : le prochain terme scolaire arriverait, et il savait bien que, six mois après, l’attendrait un autre examen d’histoire

CHAPITRE VII

PÈRE ET FILS

Le lendemain, après le déjeuner, Joë fut averti que son père l’attendait dans la bibliothèque, et, en s’y rendant, il éprouva un sentiment presque joyeux à l’idée que la période d’attente était finie.

Mr Bronson père se tenait debout près de la fenêtre. Un bruyant bavardage de moineaux attirait dehors son attention.

Joë s’approcha de lui, regarda par la fenêtre et perçut sur l’herbe un tout jeune moineau qui faisait des cabrioles comiques en essayant de se tenir sur ses faibles pattes. Il avait dégringolé du nid dans les rosiers qui grimpaient à la fenêtre, et sa petite famille semblait terriblement inquiète des suites de cette mésaventure.

« Observez bien ce jeune oiseau, remarqua Mr Bronson en se tournant vers Joë avec un sourire grave. Je crois que vous êtes sur le point de vous trouver en aussi mauvaise posture, mon garçon. J’ai peur que vous ne soyez arrivé à une crise, Joë. Je la prévoyais depuis un an, d’après vos maigres progrès à l’école, votre insouciance et votre étourderie, votre désir constant de sortir de la maison en quête d’aventures de toutes sortes. » Il s’arrêta, comme s’il s’attendait à une réponse ; mais Joë demeura silencieux.

« Je vous ai accordé beaucoup de liberté. Je crois à la liberté. C’est dans ce sol que poussent les plus belles âmes. Je me suis abstenu de vous enfermer dans un réseau de règles et de restrictions irritantes. Je vous ai demandé bien peu de chose, et vous avez pu aller et venir à peu près selon votre bon plaisir.

« En un sens, je m’en rapportais à votre loyauté ; je vous laissais largement maître de vous-même, me fiant à votre science du bien pour vous écarter du mal, avec l’espoir que vous vous montreriez à la hauteur dans vos études. Et vous m’avez trompé. Que voulez-vous que je fasse maintenant ? Vous imposer des barrières et des limites de temps ? Vous contraindre à piocher vos livres d’études ?

« J’ai reçu une lettre », ajouta Mr Bronson après une nouvelle pause, pendant laquelle il avait ramassé une enveloppe sur la table et en avait extrait une feuille couverte d’écriture.

Joë reconnut le griffonnage raide et inflexible de Miss Wilson, et son cœur faillit lui manquer.

Son père en commença la lecture.

La distraction et l’insouciance de Joë ont été les caractères dominants de cette période scolaire, de sorte qu’il a abordé les compositions sans aucune préparation. En histoire et en arithmétique, il n’a même pas essayé de répondre à une seule question. Il a remis ses feuilles en blanc. Les compositions avaient lieu le matin. L’après-midi, il ne s’est même pas donné la peine de se présenter au collège.

Mr Bronson interrompit sa lecture et leva les yeux.

« Où étiez-vous dans l’après-midi ? demanda-t-il.

— J’ai pris le bac à vapeur pour Oakland, répondit Joë sans tenter de s’excuser sur le piteux état de sa tête et de son corps.

— C’est ce qu’on appelle faire le renard ou l’école buissonnière, n’est-ce pas ?

— Oui, père, répondit Joë.

— La veille de votre examen, vous avez préféré vagabonder et vous battre avec des voyous plutôt que d’étudier vos leçons. À ce moment-là, je ne vous ai adressé aucun reproche ; au fond de moi-même, je vous aurais presque pardonné cette escapade si votre composition avait été satisfaisante. »

Joë ne tenta pas de répondre. Son cas présentait, certes, des circonstances atténuantes, mais il jugea inutile de les exposer à son père, qui ne les eût pas comprises.

« Ce qui me tourmente, Joë, c’est votre insouciance et votre étourderie. J’aurais dû vous astreindre à une discipline sévère, dont vous avez fort besoin. Depuis quelques semaines, je me demande s’il ne conviendrait pas de vous envoyer dans un collège où votre vie serait réglée militairement et…

— Oh ! Père ! vous ne comprenez pas, vous ne pouvez comprendre ! éclata enfin Joë. J’essaie d’étudier… je vous assure que je fais de mon mieux, mais je ne saurais vous expliquer pourquoi, c’est au-dessus de mes forces. Peut-être suis-je un cancre et ne mordrai-je jamais à l’étude ? Je voudrais plutôt visiter le monde… voir la vie… vivre enfin ! Ne me parlez plus de collège, laissez-moi partir en mer… ou partout ailleurs où je puisse faire quelque chose et devenir quelqu’un. »

Mr Bronson regarda son fils d’un air plus tendre :

« L’étude seule vous permettra d’arriver à pareil résultat. »

Joë leva la main d’un geste de désespoir.

« Je connais vos idées, poursuivi Mr Bronson, mais vous n’êtes qu’un enfant et vous ressemblez sur bien des points au pierrot que nous observions tout à l’heure. Si vous n’avez pas suffisamment d’énergie pour étudier à la maison, comment, livré à vous-même, accomplirez-vous les devoirs que vous assignera le monde vers lequel vous vous croyez attiré ?

« Cependant je consens, Joë, à vous laisser courir l’aventure pendant un certain temps, une fois vos études secondaires terminées et avant votre admission à l’Université.

— Pourquoi pas maintenant ? demanda Joë, impulsivement.

— C’est trop tôt. Attendez d’avoir des ailes. Vous n’êtes pas tout à fait formé, pas plus, d’ailleurs, que vos idées ni votre jugement.

— Mais je ne pourrai jamais étudier ! Je sais que j’en suis incapable ! »

Après avoir consulté sa montre, Mr Bronson se leva.

« Je n’ai pas encore pris de décision, dit-il. J’hésite sur le choix des moyens : vous remettre à l’essai à l’école privée, ou vous envoyer dans un lycée où l’on vous mènera à la baguette. »

Il s’arrêta quelques secondes à la porte et se retourna : « Remarquez, Joë, que je ne suis nullement en colère, mais plutôt déçu et mortifié. Réfléchissez à tout ceci et venez ce soir me faire part de vos intentions. »

Mr Bronson quitta la pièce, et Joë entendit la porte d’entrée claquer derrière lui.

Le jeune homme se renversa dans le gros fauteuil et ferma les paupières. Un lycée ! Il concevait envers pareille institution la même frayeur que le renard pour le piège. Non ! il n’irait jamais là !

Quant à l’école privée…

À cette pensée, il poussa un profond soupir. On lui accordait jusqu’au soir pour se décider. Eh bien ! sa résolution était déjà prise.

Joë se leva d’un air déterminé, mit son chapeau et sortit par la porte de la rue. Il allait montrer à son père, songeait-il tout en marchant, qu’il était capable d’accomplir sa tâche sur terre.

Lorsqu’il arriva au collège, ses plans étaient mûrement arrêtés et n’attendaient plus que leur exécution. Comme il était midi, il passa dans sa classe et emporta ses livres sans se faire remarquer. En traversant la cour, il rencontra ses amis Fred et Charley.

« Tiens ! voilà Joë ! Qu’y a-t-il ? demanda Charley.

— Rien, grommela l’interpellé.

— Alors, que fabriques-tu ici ?

— Je remporte mes bouquins, tu le vois. Que supposais-tu donc ?

— Allons ! allons ! coupa Fred. Assez de cachoteries, Joë. Raconte-nous ce qui se passe.

— Tu le sauras assez tôt », répondit Joë, d’un ton beaucoup plus significatif qu’il ne l’eût souhaité.

Redoutant de se trahir davantage, il tourna le dos à ses petits camarades stupéfaits, et s’éloigna d’un pas rapide. Il se rendit tout droit à la maison et s’occupa aussitôt à mettre de l’ordre dans ses affaires. Il pendit soigneusement ses effets dans la garde-robe et échangea le costume qu’il portait contre un vieux complet. Il choisit des vêtements de dessous de rechange, deux chemises de coton et une demi-douzaine de chaussettes auxquelles il ajouta autant de mouchoirs, un peigne et une brosse à dents.

Quand il eut ficelé le tout dans un fort papier d’emballage, il contempla son œuvre avec un sourire de satisfaction. Puis il se dirigea vers son bureau, prit dans un petit tiroir ses économies amassées depuis des mois : quelques dollars. Joë réservait cette somme pour la fête nationale du Quatre Juillet, mais il la fourra dans sa poche sans l’ombre d’un regret. Ensuite il attira devant lui le sous-main, s’assit et traça les lignes suivantes :

Chers parents,

Ne me faites pas rechercher. Je suis un cancre et je vais partir en mer. Ne vous tracassez pas sur mon compte. Je suis assez grand pour me conduire moi-même. Au revoir, papa, maman et Bessie.

Joë.

CHAPITRE VIII

FRISCO KID ET LE NOUVEAU MOUSSE

Frisco Kid était mécontent… mécontent et découragé.

Son état d’esprit actuel eût semblé incroyable aux jeunes garçons qui pêchaient dans le bassin situé un peu plus loin et jalousaient tant son sort.

Certes, ils portaient des costumes propres et élégants, ils avaient le bonheur de posséder encore leurs pères et mères, mais Frisco Kid connaissait la vie libre et flottante de la baie, le domaine de l’aventure et la société des hommes, tandis que les autres restaient soumis à une discipline rigide et à la succession monotone des jours passés au sein de la famille. Ils ne s’imaginaient guère que Frisco Kid, posté dans le cockpit du Dazzler, jetait vers eux des regards d’envie en songeant à leur existence privilégiée, qu’ils exécraient parfois et dont ils souffraient jusqu’à la satiété.

Si le romanesque de l’aventure déversait son chant de sirène dans leurs oreilles et leur laissait entrevoir de magnifiques prouesses accomplies en des pays étranges, en revanche le délicieux mystère de la vie familiale séduisait l’imagination vagabonde de Frisco Kid, dont le plus grand bonheur eût été de connaître des frères, des sœurs, les conseils d’un père et le baiser d’une mère.

Le visage renfrogné, il se leva sur le toit de la cabine du Dazzler où il se chauffait au soleil, enleva ses lourdes bottes de caoutchouc, vint s’allonger sur l’étroit pont latéral et agita ses pieds dans l’eau froide et salée.

« Voilà la véritable liberté ! », songeaient les jeunes envieux qui l’observaient.

En outre, les longues bottes marines de Frisco Kid, qui lui montaient jusqu’aux hanches et s’attachaient par une boucle à une ceinture de cuir lui entourant la taille, exerçaient sur eux une merveilleuse fascination. Ils ignoraient que le malheureux ne possédait pas de souliers et que les vieilles bottes hors d’usage, propriété de Pete Lemaire et trois fois trop grandes pour lui, le faisaient abominablement souffrir, en été, les jours de grosse chaleur.

Les jeunes garçons, perchés sur la poutrelle du pont et levant des yeux médusés, l’exaspéraient outre mesure, mais son découragement provenait d’une cause tout à fait différente. L’équipage du Dazzler était à court d’un homme, et Frisco Kid devait abattre plus que sa part de besogne. Passe encore de faire la cuisine, de laver les ponts et de pomper l’eau du navire, mais il se révoltait à l’idée d’astiquer la peinture et de nettoyer les plats. N’avait-il pas acquis le droit de couper à ce travail de souillon, tout juste bon pour les novices, alors que lui savait établir ou réduire une voile, bisser l’ancre, diriger un bateau et reconnaître la terre ?

« Gare là-dessous ! »

Pete Lemaire, autrement dit Pete-le-Français, capitaine du Dazzler et patron de Frisco Kid, lança un ballot dans le cockpit et glissa à bord par le hauban de tribord.

« Allons, grouille-toi ! », hurla-t-il au propriétaire du ballot qui demeurait hésitant sur le dock.

Il y avait au moins cinq mètres de hauteur entre le quai et le pont du bateau, et le jeune garçon ne pouvait atteindre l’étai d’acier au moyen duquel il fallait descendre.

« Une, deux, trois, et… hop-là ! », cria le Français d’un ton enjoué.

L’interpellé s’élança dans le vide et saisit le gréement. L’instant d’après, ses talons frappèrent le plancher du pont et il regarda ses mains, rendues brûlantes par le frottement.

« Kid, je te présente le nouveau matelot. »

Pete-le-Français esquissa un sourire, salua de la tête et fit quelques pas en arrière.

« Mr Joë Bronson », ajouta-t-il comme après réflexion.

Les deux jeunes garçons s’entre-regardèrent sans mot dire pendant un moment. Ils étaient évidemment du même âge, mais l’étranger paraissait le plus vigoureux et le plus fort des deux. Frisco Kid tendit la main que l’autre serra.

« Alors, on vient tâter du métier de marin ? » dit-il.

Joë Bronson fît un signe affirmatif et regarda d’un air curieux autour de lui avant de répondre :

« Oui. Je crois que la vie sur la baie m’intéressera pendant quelque temps. Une fois que j’y serai habitué, je partirai en haute-mer dans un poste d’équipage.

— Dans un quoi ?

— Un poste d’équipage, l’endroit où vivent les matelots, expliqua-t-il rougissant et doutant de sa prononciation.

— Ah oui ! Le poste !… Tu sais ce que c’est que d’aller en mer ?

— Oui… non… C’est-à-dire d’après ce que m’en ont appris les livres. »

Frisco Kid se mit à siffler, fit une pirouette et rentra dans la cabine.

« Partir en mer ! murmura-t-il en lui-même en allumant le feu pour préparer le dîner ; et encore dans le poste d’équipage. Il s’imagine qu’il va aimer ça ! »

Pendant ce temps-là, Pete-le-Français faisait faire le tour du propriétaire au nouveau-venu, comme s’il eût été un invité. Il déployait une telle amabilité et des manières si charmantes que Frisco Kid, passant la tête à travers le dalot pour les appeler à table, faillit étouffer en retenant un éclat de rire.

Joë Bronson savoura ce premier repas. La cuisine était simple, mais bonne. Et la saveur de l’air marin, le décor environnant, tout aiguisait son appétit.

La cabine était propre et confortable, sinon spacieuse, et l’installation lui causa une vive surprise : chaque coin était utilisé au mieux. Fixée par des charnières au puits de dérive, la table se repliait après chaque repas et ne tenait aucune place. De chaque côté et en partie sous le pont, se trouvaient deux couchettes. La literie en était enroulée à l’arrière et les deux garçons durent s’asseoir, pour manger, à même les planches d’une parfaite netteté. Une lampe de cuivre, brillamment astiquée, suspendue au cardan, leur fournissait la lumière qui arrivait, pendant le jour, à travers quatre hublots fixes, quatre petites vitres rondes en verre épais aménagées dans la cloison. À droite de la porte, le poêle et la caisse à bois ; à gauche, le buffet. Le fond de la cabine s’ornait de deux carabines et d’un fusil, et, en évidence sur la couchette de Pete-le-Français, à côté de ses couvertures, on remarquait une cartouchière portant une couple de revolvers.

Joë croyait rêver. Bien souvent il s’était imaginé des scènes semblables. Maintenant il se trouvait transporté lui-même dans la réalité, comme s’il connaissait ses nouveaux compagnons depuis des années.

Pete-le-Français lui souriait d’un air jovial. Il avait une mine patibulaire, où Joë ne discernait que les ravages causés par les intempéries. Entre deux bouchées, Frisco Kid lui expliqua la récente tempête que le Dazzler avait essuyée, et Joë éprouva un respect de plus en plus croissant pour ce jeune garçon qui avait vécu si longtemps sur l’eau et avait une telle expérience des choses de la mer.

Le capitaine avala un verre de vin, suivi d’un deuxième et d’un troisième, puis une rougeur mauvaise ayant soudain illuminé sa face bronzée, il s’allongea sur ses couvertures et ne tarda pas à ronfler.

« Tu ferais bien de rentrer dormir au moins deux heures, lui recommanda aimablement Frisco Kid, en lui montrant la cabine qui lui était destinée. Nous allons peut-être rester debout le reste de la nuit. »

Joë obéit, mais il ne put s’endormir aussi facilement que les autres. Les yeux grands ouverts, il suivait du regard la marche des aiguilles du réveille-matin, songeant avec quelle rapidité les événements s’étaient succédé durant les dernières vingt-quatre heures. Le matin même, il était encore écolier. Et voici qu’il était matelot, embarqué sur le Dazzler pour une destination inconnue. À cette pensée, ce gamin de seize ans pensa en avoir vingt et être devenu tout à fait un homme… bien plus, un marin ! Si Charley et Fred avaient au moins pu le voir en ce moment ! Bah ! ils entendraient assez tôt parler de lui. Il lui semblait déjà surprendre leur conversation et voir les autres gamins accourir en foule autour d’eux :

« De qui parlez-vous ?

« — Oh ! de Joë Bronson. Il est parti en mer. C’était notre copain, vous savez ! »

Joë, plein d’orgueil, s’imaginait la scène. Puis il s’attendrit à l’idée que sa mère se tourmentait à son sujet, mais bientôt il se rendurcit au souvenir de l’auteur de ses jours. Non que son père se montrât méchant envers lui, mais, selon Joë, il ne comprenait rien à la jeunesse. Et c’était la source de tout le mal.

Ce matin même, n’avait-il point proclamé que le monde n’est pas un terrain de sport et que les garçons décidés à suivre leurs instincts aventuriers risquaient de commettre d’énormes sottises, dont ils se mordraient les doigts plus tard, trop heureux, par la suite, de retrouver le giron paternel ? Joë savait, certes, que le monde réserve à tous une rude tâche et d’amères expériences, mais il n’ignorait pas que les jeunes garçons disposent de quelques droits. Il montrerait à son père qu’il était capable de se débrouiller seul et, de toute façon, il écrirait à la maison dès qu’il se sentirait installé dans sa nouvelle existence.

CHAPITRE IX

À BORD DU « DAZZLER »

Le frôlement d’un « youyou » contre le flanc du Dazzler interrompit la rêverie de Joë. Il s’étonna de n’avoir pas entendu le bruit des avirons dans les tolets. Deux hommes enjambèrent la lisse du cockpit et entrèrent dans la cabine.

« Le diable m’emporte ! Y en a qui en écrasent ! », s’exclama le premier des arrivants. D’une main il fit rouler Frisco Kid hors de ses couvertures et de l’autre, empoigna la bouteille de vin.

Pete-le-Français de l’autre côté de la dérive leva la tête les yeux lourds de sommeil, et salua les deux hommes.

« Qui est ce gaillard-là ? », demanda celui qu’on surnommait le Cockney.

Il fit claquer ses lèvres humectées de vin et culbuta Joë par terre.

« Passager ?

— Non ! non ! s’empressa de répondre Pete-le-Français. C’est le nouveau matelot. Très bon garçon.

— Bon ou mauvais garçon, il lui faudra tenir sa langue, grogna le second visiteur qui n’avait pas encore desserré les dents et fixait Joë d’un regard dur.

— Dis-moi, s’enquit l’autre, combien doit-il recevoir du butin ? J’espère que nous deux, Bill et moi, nous aurons une part convenable ?

— Le Dazzler prendra une part, ce que tu appelles un tiers, ensuite nous partagerons le reste en cinq. Cinq hommes, cinq parts. Voilà ! »

D’une voix surexcitée et quasi inintelligible, Pete-le-Français insista sur le fait que le Dazzler avait droit à un équipage de trois hommes et il pria Frisco Kid d’appuyer son point de vue. Mais celui-ci les laissa discuter et s’occupa de la préparation du café.

Joë ne comprenait rien à toute cette comédie, sauf qu’il était plus ou moins la cause de la querelle.

En fin de compte, ce fut Pete-le-Français qui l’emporta et les deux autres cédèrent après maintes protestations. Le café bu, tous montèrent sur le pont.

« Reste dans le cockpit, Joë ». Mieux vaut éviter ces gars-là, crois-moi, murmura Frisco Kid. Je t’apprendrai la manœuvre des filins et tous les autres trucs quand nous serons un peu moins pressés. »

Joë éprouva spontanément envers lui un sentiment de reconnaissance, car il devinait déjà que, de tous les hommes à bord, Frisco Kid, et Frisco Kid seulement, en cas de besoin, serait pour lui un ami. Déjà il ressentait une antipathie croissante pour Pete-le-Français. Pourquoi ? Il n’aurait su le dire : mais elle s’imposait à lui.

Un grincement de poulies, et l’immense grandvoile se profila devant ses yeux dans la nuit. Bill détacha l’amarre à l’avant du bateau, le Cockney en fit autant à l’arrière, et Frisco Kid hissa le foc tandis que Pete-le-Français bloquait la barre. Le Dazzler prit le vent et se dirigea vers le milieu du chenal. Joë entendit une voix recommander de ne pas allumer les feux de côté et de bien ouvrir l’œil. Il en déduisit qu’on était en train d’enfreindre quelque règlement de navigation.

Bientôt les lumières du port d’Oakland furent dépassées, les longues étendues marécageuses succédèrent aux bassins et aux sombres silhouettes des navires. Joë comprit qu’on mettait le cap sur la baie de San-Francisco. Le vent chargé de pluie souffla du Nord, et le Dazzler glissa sans bruit dans ces eaux bordées partout de terre.

« Où allons-nous ? demanda Joë au Cockney, à grand renfort d’amabilités et en même temps pour satisfaire sa curiosité.

— Mon associé, Bill et moi, répliqua le drôle, allons prendre livraison d’un chargement à son usine. »

Joë s’étonna qu’un individu avec une trogne semblable fût propriétaire d’une usine, mais il s’attendait à rencontrer des phénomènes plus bizarres encore dans le nouveau milieu où il venait d’entrer, et il jugea préférable de ne rien dire. Il lui suffisait d’avoir trahi son ignorance en matières maritimes auprès de Frisco Kid, et il ne voulait plus renouveler l’expérience.

Peu après, on l’envoya éteindre la lampe de la cabine. Le Dazzler vira de bord et piqua du nez vers la rive nord. Tout le monde se taisait. On entendait seulement, de temps à autre, Bill et le capitaine chuchoter entre eux. Enfin, le sloop vint au vent et on amena avec précaution le foc et la grand-voile.

« Mouille court ! », murmura Pete-le-Français à l’oreille de Frisco Kid.

Celui-ci se dirigea vers l’avant et laissa tomber l’ancre en ne donnant à la chaîne que très peu de « mou ».

Le youyou du Dazzler fut amené le long du bateau, avec celui qui avait amené les deux étrangers à bord.

« Veille à ce que ce blanc-bec se tienne tranquille, ordonna Bill à voix basse tandis qu’il rejoignait son associé dans son propre bateau.

— Tu sais ramer ? », demanda Frisco Kid, comme ils s’installaient dans l’autre embarcation.

Joë répondit oui de la tête.

« Eh bien, prends ces avirons, et surtout pas de raffut. »

Frisco se saisit de la deuxième paire et Pete-le-Français se mit au gouvernail. Les avirons, remarqua Joë, étaient enveloppés de vieux cordages tressés et les douilles des tolets étaient protégés de cuir. A moins de porter un coup à faux, il était impossible de faire du bruit et Joë avait suffisamment appris à ramer sur le lac Merrit pour éviter semblable maladresse.

Ils suivirent le sillage de la première barque. Jetant un regard de côté, Joë vit qu’ils longeaient un débarcadère qui surplombait légèrement la rive. Deux bateaux, dont les feux de mouillage brillaient dans la nuit, y étaient amarrés, mais ils prirent garde de se tenir juste en dehors de la zone lumineuse. Sur l’ordre de Frisco Kid le jeune garçon cessa de ramer, puis les canots échouèrent, silencieux comme des spectres, sur le sable d’une petite grève et tout le monde descendit.

Joë marcha à la traîne des hommes qui montèrent avec mille précautions une berge haute d’environ six mètres. Arrivé au sommet, il se trouva sur une ligne de chemin de fer à voie étroite qui courait entre d’énormes tas de ferraille. Ces monceaux de fer, séparés par des rails, s’étendaient en toutes directions, il n’aurait su dire jusqu’à quelle distance, bien qu’il discernât au loin la silhouette d’un bâtiment ressemblant vaguement à une usine.

Aussitôt les hommes se mirent à transporter le fer jusqu’à la grève et Pete-le-Français, saisissant Joë par le bras et lui recommandant de se taire, lui ordonna de les imiter. Une fois sur la grève, ils passèrent leurs fardeaux à Frisco Kid, qui en chargea d’abord l’un des deux bateaux, puis l’autre. Comme les canots cédaient sous le poids, il ne cessait de les repousser du pied en eau plus profonde.

Joë poursuivait tranquillement sa tâche, mais tout ce manège ne laissait pas de l’étonner. Pourquoi l’entouraient-ils de tant de mystère ? Et pourquoi ces précautions pour maintenir le silence ?

Il venait à peine de se poser ces questions et un horrible soupçon commençait à germer dans son esprit, lorsqu’il entendit un hibou hululer en direction de la grève. Surpris de la présence de cet oiseau dans un endroit si insolite, il se penchait pour ramasser un nouveau chargement de fer lorsque, brusquement, un homme, surgi de l’obscurité, lui braqua en plein visage les rayons d’une lanterne sourde. Aveuglé par la lumière, il recula de quelques pas. Puis une détonation tonitruante qui lui sembla un coup de canon partit du revolver que l’homme tenait à la main. Joë comprit aussitôt qu’on voulait l’abattre et se sentit une folle envie de fuir : même s’il l’eût désiré, la prudence lui interdisait de rester planté là, pour expliquer son cas à l’homme dont le revolver fumait encore. Il prit donc ses jambes à son cou et alla buter contre un autre personnage, porteur, lui aussi, d’une lanterne sourde, qui débouchait en courant de derrière un amas de ferraille et qui lui asséna une volée de coups.

Joë se sauva du côté de la berge et se précipita dans l’eau pour gagner le bateau. Pete-le-Français, à l’avant, et Frisco Kid à l’arrière, avaient déjà tourné l’embarcation vers le large et, très calmes, attendaient son arrivée.

Prêts à partir, ils tenaient les avirons au repos, encore que les deux hommes sur le rivage eussent déjà commencé à tirer.

L’autre canot se trouvait plus près de la rive, en partie échouée. Bill essayait de le pousser et appelait le Cockney pour qu’il lui prêtât la main, mais ce personnage, ayant complètement perdu la tête, s’empressa de rejoindre Joë et de monter après lui à l’arrière. Ce poids supplémentaire sur l’embarcation déjà surchargé faillit la faire chavirer, et elle embarqua une forte quantité d’eau. Pendant ce temps, sur la berge, les hommes avaient rechargé leurs armes et ouvraient de nouveau le feu, cette fois avec une meilleure cible. L’alarme était donnée. Des exclamations et des cris partirent des navires amarrés à la jetée, le long de laquelle couraient les hommes. Au loin, retentit le coup de sifflet strident d’un policeman.

« Fiche-moi le camp ! hurlait Frisco Kid. Si tu reste là, tu nous feras couler ! Va donc aider ton camarade. »

Mais le Cockney, effrayé, claquait des dents et il était trop énervé pour prononcer une parole.

« Qu’on balance cet abruti dans la flotte ! », ordonna de l’avant Pete-le-Français.

À ce moment, une balle fracassa l’aviron qu’il tenait en main. Froidement, il en prit un de rechange.

« Un coup de main, Joë ! » commanda Frisco Kid.

Ensemble ils saisirent l’individu frappé de panique et le lancèrent par-dessus bord. Deux ou trois balles firent clapoter l’eau autour de lui, tandis qu’il remontait à la surface, juste à temps pour être ramassé par Bill, qui avait enfin réussi à s’éloigner de la rive.

« Allez-y ! » cria Pete-le-Français, et quelques vigoureux coups d’aviron dans la nuit les emmenèrent rapidement hors de la zone de lumière.

On avait embarqué une telle quantité d’eau que le youyou menaçait de couler à chaque instant. Tandis que les deux autres ramaient, sur les ordres du Français, Joë se mit à jeter le fer à l’eau, ce qui sauva provisoirement la situation. Mais à la seconde même où ils allaient accoster le Dazzler, le youyou s’inclina, plongea la lisse sous l’eau et chavira quille en l’air, envoyant par le fond ce qui restait de la ferraille. Joë et Frisco Kid revinrent à la surface l’un à côté de l’autre et ensemble grimpèrent à bord, le youyou traînant sa bosse d’embarcation en remorque. Mais Pete-le-Français arriva aussitôt pour les aider à se tirer d’affaire.

Lorsque l’eau du canot fut vidée, Bill et son associé apparurent sur la scène. Tous travaillaient ferme et, avant même que Joë eût eu le temps de s’en apercevoir, la grand-voile et le foc étaient hissés, l’ancre dérapée, et le Dazzler fonçait dans le canal.

Bill et le Cockney, à quelque distance du morne marécage, firent leurs adieux et s’éloignèrent. Pete-le-Français, dans la cabine, jura en plusieurs langues contre leur guigne et chercha consolation dans la bouteille de vin.

CHAPITRE X

AVEC LES PIRATES DE LA BAIE

La brise fraîchit à mesure qu’ils s’éloignaient du rivage ; bientôt le Dazzler s’inclina fortement, la partie du pont située sous le vent fut submergée et les flots bouillonnèrent jusqu’à mi-hauteur du cockpit. On avait décroché les feux de côté. Frisco Kid manœuvrait le gouvernail et près de lui Joë se tenait assis, méditant sur les événements de la nuit.

Les faits maintenant lui crevaient les yeux, et une peur intense s’empara de lui. S’il s’était mal comporté, raisonnait-il, c’était par ignorance, et il ne rougissait pas tant du passé qu’il ne redoutait l’avenir. Ses compagnons étaient une bande de fripons et de voleurs… des pirates de la baie, et il avait vaguement entendu parler de leurs méfaits. Et il se trouvait là, au milieu d’eux, possédant déjà sur leur compte suffisamment de témoignages pour les faire tous envoyer en prison. Pour cette raison même, ils allaient exercer sur lui une surveillance de tous les instants, l’empêcher de fuir. Mais Joë était résolu à saisir la première occasion pour leur fausser compagnie.

À ce point de méditation, ses pensées furent interrompues par un fort grain qui fit pencher le Dazzler, le bateau embarqua un énorme paquet d’eau. Aussitôt Frisco Kid lofa en vitesse et soulagea de ce fait la grand-voile. Puis de ses propres moyens — Pete-le-Français était resté dans la cabine et Joë se contentait de le regarder — il se mit à prendre un ris.

Le grain qui avait failli chavirer le Dazzler dura peu, mais il annonçait le vent qui, par rafales successives, souffla bientôt du nord avec force hurlements. La grand-voile, complètement déventée, claquait et battait avec une violence telle qu’elle semblait devoir s’en aller en lambeaux. Le sloop roulait sauvagement dans une mer qui commençait à devenir houleuse. Tout semblait plongé dans une totale confusion, mais les yeux de Joë, si peu exercés fussent-ils, lui montrèrent que ce désordre apparent n’était pas dépourvu de méthode. Frisco Kid savait exactement ce qu’il fallait faire et comment. En l’observant, Joë apprit une maxime dont l’inobservance empêcha maints individus de réussir dans la vie : Chacun doit connaître la valeur réelle de ses propres capacités. Frisco Kid, sachant de quoi il était capable, avait pleine confiance en lui. Calme et maître de lui-même, il travaillait vite mais avec précision.

Pas la moindre pagaïe. Chaque point de ris fut serré à bloc, solidement. D’autres accidents pouvaient surgir, mais ni la prochaine rafale, ni quarante autres ne feraient sauter un seul de ses nœuds.

Frisco Kid appelait Joë à l’avant pour l’aider à étarquer la grand-voile en pesant sur le pic et la grande drisse. Se glisser sur le long beaupré et prendre un ris dans le foc fut une tâche relativement aisée, aussi quelques instants plus tard les deux jeunes garçons se retrouvaient-ils dans le cockpit. Sur les instructions de son compagnon, Joë raidit l’écoute de foc et, descendu dans la cabine, abaissa la dérive d’un pied environ.

L’émotion de la lutte avait chassé de son esprit toutes pensées désagréables. À l’exemple de Frisco Kid, Joë gardait son sang-froid. Il avait exécuté ses ordres sans maladresse et sans lenteur inutile. Ensemble ils avaient opposé leur piètre force à une nature violente, inexorable, et avaient triomphé d’elle. Quand il vint rejoindre son camarade au gouvernail, Joë débordait d’orgueil pour lui-même et pour Frisco Kid. Lorsqu’il lut, dans les yeux de celui-ci, l’approbation muette qu’ils reflétaient, il rougit comme une jeune fille s’entendant pour la première fois adresser un compliment. Mais l’instant d’après, il songea que ce garçon n’était après tout qu’un voleur, un vulgaire voleur, et, d’instinct, il recula d’un pas. Jusque-là, le côté laid de la vie lui avait été épargné. Choisies avec soin, ses lectures exaltaient l’honnêteté, la loyauté ; il considérait avec dégoût le monde de la pègre. Il se tint un peu à l’écart de Frisco Kid et garla le silence. Quant à Frisco, il était trop absorbé par la manœuvre du sloop pour remarquer ce revirement soudain dans l’attitude du jeune garçon.

Un détail cependant ne laissait pas d’étonner Joë : malgré sa répulsion instinctive pour Frisco Kid en tant que voleur, la société du jeune homme ne lui inspirait pas d’antipathie. Loin d’éprouver un légitime désir de fuir, il se sentait au contraire attiré vers lui, il ne savait pourquoi. Un peu plus âgé, il aurait compris qu’il était surtout séduit par les bonnes qualités de son compagnon : son sang-froid et sa confiance en lui-même, sa virilité et son courage, ainsi qu’une certaine bonté, une tendresse naturelle. Il en conclut que sa propre perversité l’empêchait de détester Frisco Kid et, tout en rougissant de sa faiblesse, il ne parvenait point à étouffer l’affection croissante qu’il ressentait pour le jeune pirate de la baie.

« Rentre de deux ou trois pieds la remorque », dit Frisco Kid à qui rien n’échappait.

Le youyou, dont la remorque était trop longue, se comporta, en effet, de façon dangereuse. À tout moment il s’arrêtait jusqu’à ce que le rappel de la remorque brusquement tendue lui fît faire un saut en avant. Puis, il embardait et laissait la remorque mollir, menaçant de plonger du nez sous les lames déferlantes qui mugissaient de tous côtés.

Joë enjamba l’hiloire du cockpit et, sur le pont arrière glissant, s’efforça d’atteindre la bitte autour de laquelle la remorque était amarrée.

« Attention ! avertit Frisco Kid, comme un coup de vent frappant le Dazzler le couchait sur le côté. Conserve un tour de bitte et hale dessus quand la remorque viendra à mollir. »

Tâche extrêmement ardue pour un novice. Joë défit tous les tours, sauf le dernier, et s’efforça de tirer sur la bosse. Mais à cet instant la corde se raidit avec une formidable secousse et le bateau fit d’énormes embardées sur la crête d’une grosse lame. Le filin lui échappa des mains et s’envola par-dessus la poupe. Il le rattrapa violemment et fut entraîné sur le pont incliné.

« Largue ! Largue ! » s’écria Frisco Kid.

Joë laissa aller le filin à l’instant même où il allait passer par-dessus bord et le youyou disparut aussitôt en arrière. Joë, très confus, regarda son compagnon. Il s’attendait à une réprimande sévère pour sa maladresse. Pour toute réponse, Frisco Kid eut un sourire aimable.

« Ça va, dit-il. Rien de cassé et pas d’homme à la mer. Mieux vaut cent fois perdre un bateau que le moindre mousse. Voilà ce que je dis souvent. Et puis, je n’aurais pas dû te confier la manœuvre. Pas grand mal jusqu’ici, et c’est encore réparable. Descends dans la cabine et donne un peu plus de dérive, environ deux pieds et rapplique ici, je te dirai ce qu’il faut faire. Mais ne te presse pas. Prends ton temps, et surtout pas de bêtises. »

Joë exécuta l’ordre de Frisco Kid et revint se poster devant la voile de foc.

« Lofe tout ! s’écria Frisco. Kid lançant la barre sous le vent et l’appuyant du poids de son corps. Largue l’écoute ! À la bonne heure ! Maintenant, viens prêter un coup de main sur l’écoute de la grand-voile. » Ensemble, main par main, ils parvinrent à ramener la grand-voile établie au bas ris. Joë s’enthousiasma bientôt pour ce travail. Le Dazzler vira sur sa quille comme un cheval de course et se mit cap au vent, toutes ses voiles battant furieusement et les écoutes claquant avec bruit.

« Borde l’écoute de foc ! »

Joë obéit et le foc, se gonflant au vent, força le bateau à passer à l’amure opposée. Résultat de cette manœuvre : la couchette de Pete-le-Français qui, jusqu’alors, avait été sous le vent, se trouva brusquement placée du côté du vent, et Pete-le-Français fut envoyé sur le plancher de la cabine.

Le dos appuyé contre la barre, Frisco Kid, s’efforçant de maintenir le sloop sur le chemin déjà parcouru, regardait l’homme avec une expression de dégoût et murmura :

« Saligaud ! Ce n’est pas sa faute si nous n’allons pas au fond ! »

Ils virèrent de bord deux fois encore, s’efforçant de repasser chaque fois par la même route. Enfin Joë aperçut, sous la faible clarté des étoiles, le youyou montant et descendant sur les vagues.

« Prenons notre temps ! » fit prudemment Frisco Kid, en gouvernant droit dans le vent et en ralentissant peu à peu la marche.

Joë se pencha sur le côté du bateau, saisit la remorque et amarra solidement à la bitte. Puis, ils virèrent de bord une fois de plus et reprirent de la vitesse. Joë se sentait confus de tout l’ennui causé par sa faute, mais Frisco Kid s’empressa de le mettre à l’aise.

« Ce n’est rien, dit-il. Tous les débutants commettent de ces fautes-là. Certains matelots oublient trop souvent toute la peine qu’ils ont eue à apprendre le métier et se montrent impitoyables pour les novices. Pas moi. Ainsi, je me souviens que… »

Il raconta à Joë quelques-unes de ses mésaventures lorsque, tout gamin, il était parti en mer pour la première fois, et les punitions sévères qu’il avait récoltées. Il avait passé le bout mort d’un filin autour de la barre et, tout en parlant, les deux garçons s’étaient assis côte à côte dans l’abri du cockpit.

« Qu’est-ce que c’est que cet endroit-là ? » demanda Joë, comme ils passaient à hauteur d’un phare clignotant au-dessus d’un rocher qui avançait dans l’océan.

« L’île de Goat. De l’autre côté, il y a une école de préparation navale et un entrepôt de torpilles. On peut aussi y pêcher, la morue de rocher y abonde. Nous allons passer dans le vent de l’île, nous traverserons et nous jetterons l’ancre à l’abri de l’île Angel, où se trouve une station de quarantaine. Lorsque Pete-le-Français aura cuvé son vin, nous saurons où il veut mettre le cap. Maintenant, va te reposer et dormir. Je me charge du reste. »

Joë hocha la tête. Les émotions palpitantes éprouvées jusqu’ici lui coupaient toute envie de dormir, surtout à la vue du Dazzler qui, bondissant à toute allure, projetait à l’avant des nuages d’embrun. Ses vêtements étaient maintenant à demi secs et il préféra demeurer sur le pont pour savourer tout le spectacle.

Les lumières d’Oakland, déjà lointaines, commençaient de s’estomper à l’horizon, tandis qu’au Sud celles de San-Francisco, escaladant les collines pour retomber dans les vallées, brillaient sur une étendue de plusieurs kilomètres. Joë promena son regard du grand bureau des vapeurs jusqu’à Telegraph Hill et fut bientôt à même d’identifier les points principaux de la ville. Quelque part, dans cette masse d’ombres et de lumières, se dressait la maison paternelle où peut-être, en ce moment même, on se tourmentait à son sujet. Bessie devait dormir douillettement dans son petit lit ; quand elle serait éveillée, le lendemain matin, elle s’étonnerait de ne pas voir son frère Joë descendre au petit déjeuner. À cette pensée, Joë frissonna. L’aube n’allait pas tarder à poindre. Lentement sa tête s’affaissa sur l’épaule de Frisco Kid et il dormit bientôt à poings fermés.

CHAPITRE XI

LE CAPITAINE ET L’ÉQUIPAGE

« Debout ! Nous allons mouiller l’ancre ! »

Eveillé en sursaut, Joë demeura étonné devant le décor extraordinaire qui se présentait à ses yeux, car le sommeil avait, provisoirement du moins, dissipé ses soucis, et il ignorait où il se trouvait. La mémoire lui revint. Le vent était tombé pendant la nuit. En avant, une grosse houle continuait à déferler, mais le Dazzler se réfugiait à l’abri d’une île rocheuse. Le ciel était pur et l’air matinal plein de vigueur et de mordant. Les vagues clapotantes se jouaient aux rayons du soleil dont le disque apparaissait à l’Est, juste au-dessus de la ligne d’horizon. Au sud, l’île Alcatraz. De ses hauteurs couronnées de canons, une fanfare de trompettes saluait le début du jour. À l’Ouest, la Porte d’Or s’ouvrait toute grande entre l’Océan Pacifique et la baie de San-Francisco. Un trois-mâts carré, portant toute sa toile jusqu’à ses étais, y compris les cacatois, s’avançait lentement, poussé par la marée.

Le spectacle était admirable. Joë se frotta les yeux pour en chasser le sommeil et se régala la vue jusqu’au moment où Frisco Kid lui dit de se rendre à l’avant pour se préparer à jeter l’ancre.

« Prépare environ cinquante brasses de chaîne, et attention ! »

Il mollit la barre pour amener doucement le sloop au vent et largua en même temps l’écoute de foc.

« Laisse filer la drisse de foc et pèse sur le halebas. »

Joë, qui la veille au soir, avait vu exécuter la manœuvre, s’en tira avec un certain succès.

« Maintenant, mouille l’ancre crapaud ! gare aux nœuds ![1] et fais vite. »

La chaîne fila avec une rapidité foudroyante et amena le Dazzler au repos. Frisco Kid courut prêter la main à l’avant et ils amenèrent ensemble la grand-voile ; puis ils serrèrent toute la voilure avec les garcettes et reposèrent la borne sur son chandelier.

« Voilà le baquet, dit Frisco Kid en le poussant vers Joë. Nettoie-moi les ponts, n’aie pas peur de l’eau, pas plus que de la crasse. Tiens, prends ce balai et grouille-toi. Que tout brille comme un sou neuf ! Après tu videras le youyou. Ses coutures se sont un peu ouvertes hier soir. Je descends préparer le fricot. »

Bientôt l’eau se répandit avec bruit sur le pont tandis que la fumée, s’échappant du poêle de la cabine, annonçait maintes bonnes choses. De temps à autre, Joë levait la tête pour goûter la scène tout son saoul. De fait, c’en était assez pour enthousiasmer n’importe quel gamin normal et Joë ne faisait certes pas exception à la règle. Le côté romanesque de l’aventure le remuait étrangement et son bonheur eût été complet s’il avait pu oublier l’immoralité de ses compagnons et le genre de leur besogne. Cela, et la pensée que Pete-le-Français dormait comme une brute en bas, gâtait le charme de cette journée. Étranger à un milieu aussi sordide, il se scandalisait des dures réalités de la vie. Mais au lieu de le déprimer, comme elles l’eussent fait chez un garçon d’une nature plus faible, elles produisirent un effet contraire. Elles renforcèrent sa volonté d’être honnête et fort, et de n’avoir jamais à rougir de lui-même.

Il regarda autour de lui et poussa un soupir. Pourquoi les hommes ne pouvaient-ils être francs et loyaux ? Il lui en coûtait de renoncer à cette nouvelle existence ; mais les événements de la nuit laissaient sur lui une profonde impression. Il comprenait que, pour demeurer fidèle à lui-même, il lui faudrait s’enfuir. Arrivé à ce point de ses réflexions, il entendit qu’on l’appelait au petit déjeuner. Frisco Kid était aussi bon cuisinier que bon marin, et Joë s’empressa de faire honneur au menu, qui se composait de farine bouillie, de lait condensé, de bifteck aux pommes frites, de délicieuses rôties de pain français et d’un succulent café.

Malgré les efforts répétés de Frisco Kid pour l’éveiller, Pete ne les rejoignit pas. Il grommela quelques mots, poussa des grognements, entrouvrit ses yeux chassieux et se remit à ronfler.

« Impossible de prévoir ces crises d’ivrognerie », expliqua Frisco Kid, lorsque Joë, la vaisselle lavée, monta sur le pont. « Parfois, il se tiendra bien pendant un mois, d’autre fois il ne dessoulera pas de la semaine. Tantôt il a le vin gai, tantôt il pique une crise de fureur. Mieux vaut le laisser tranquille et s’écarter de son chemin le plus possible. Ne pas le mettre en colère, surtout ! On ne sait jamais avec lui ce qui peut arriver.

« Si nous allions tirer une coupe ? ajouta-t-il, abandonnant brusquement ce sujet pour un autre plus agréable. Sais-tu nager ? »

Joë acquiesça de la tête.

« Qu’est-ce qu’on voit là-bas ? » demanda-t-il, comme il se préparait à plonger.

Il désignait du doigt une plage abritée de l’île, où se dressaient des maisons et quantité de tentes.

« C’est le poste de quarantaine. Il renferme nombre de passagers atteints de variole, et débarqués des steamers venant de Chine. On les garde là en observation jusqu’à ce que les médecins autorisent leur débarquement. Les règlements sont formels… »

Ploc !

Si Frisco Kid avait terminé là sa phrase, au lieu de plonger par-dessus bord, maints désagréments eussent été épargnés à Joë. Mais il ne l’acheva pas, et Joë fit un plongeon après lui.

« Je vais te dire », suggéra Frisco Kid une demi-heure plus tard, alors qu’ils s’agrippaient tous deux à la sous-barbe du beaupré, avant de regrimper sur le bateau. « Nous allons attraper un bon plat de poissons pour le dîner, puis nous rentrerons nous coucher. Il faut récupérer le sommeil de la nuit dernière. Qu’en penses-tu ? »

Ils s’empressèrent de remonter, mais Joë culbuta par-dessus bord. Quand il eut enfin regagné le pont, l’autre avait déjà trouvé deux lignes de pêche garnies de gros hameçons et de plombs très lourds, et un tonnelet rempli de sardines salées.

« Voici l’appât, dit-il. On leur jette une sardine tout entière. Ces bêtes-là c’est si vorace qu’elles avalent tout, jusqu’à l’hameçon. Ensuite, elles essaient de ficher le camp… en faisant maintes pirouettes. Celui de nous deux qui prendra le deuxième poisson devra nettoyer toute la pêche. »

Les deux plombées commencèrent ensemble leur longue descente, et une vingtaine de mètres de ligne plongèrent dans l’eau avant de s’immobiliser tout à fait. Mais à l’instant précis où le plomb touchait le fond, Joë sentit les bonds saccadés d’un poisson pris à l’hameçon. Comme il remontait sa ligne, il jeta un coup d’œil à son camarade et vit que celui-ci avait fait également une bonne prise. L’émulation entre les deux jeunes gens fut des plus passionnantes.

Passant d’une main à l’autre avec la rapidité de l’éclair, les lignes de pêche, toutes humides, étaient hissées à bord. Cependant, Frisco Kid était plus expérimenté que Joë ; aussi son poisson tomba-t-il le premier dans le cockpit. Celui de Joë — une morue de rocher pesant dans les trois livres — suivit, la seconde d’après. Il débordait de joie : il n’avait jamais capturé, ni même vu capturer d’aussi magnifiques poissons. Les lignes redescendirent et presque aussitôt remontèrent avec deux autres morues de rocher semblables aux premières. Quel sport royal ! Joë eût sans doute continué de la sorte jusqu’à ce qu’il eût vidé entièrement la baie de San-Francisco, si Frisco Kid n’y avait point mis le hola.

« Nous en avons largement pour trois repas. Inutile, de gaspiller le reste. En outre, plus tu en prendras, plus tu devras en nettoyer. Tu ferais bien, d’ailleurs, de te mettre tout de suite à l’ouvrage. Moi, je descends me coucher. »

  1. Il s’agit de nœuds que pourrait former la chaîne affalée sur le pont.

CHAPITRE XII

JOË ESSAYE DE FILER À L’ANGLAISE

Joë ne s’en affecta pas le moins du monde. Au contraire, il se félicita de n’avoir pas capturé le premier poisson, car il pouvait ainsi mettre à exécution un petit plan qu’il avait élaboré tout à l’heure en nageant.

Il jeta dans un baquet le dernier poisson nettoyé et promena ses regards autour de lui. Le poste de quarantaine se trouvait à peine à un kilomètre et il parvenait à distinguer, au loin, une sentinelle qui faisait les cent pas sur la grève.

Descendu dans la cabine, il écouta le ronflement sonore des dormeurs. Il lui fallait passer si près de Frisco Kid pour prendre son ballot d’effets qu’il préféra s’abstenir. Une fois sur le pont, il tira le youyou avec mille précautions le long du bateau, y descendit avec une paire d’avirons, et détacha l’amarre.

Tout d’abord, il s’éloigna très lentement dans la direction du poste de quarantaine, redoutant qu’une hâte intempestive ne le trahît. Puis peu à peu il augmenta la force de ses coups d’aviron et leur donna bientôt la longueur voulue. Lorsqu’il eut couvert la moitié de la distance, il regarda à la ronde. À présent, sa fuite était assurée : même s’il était découvert, le Dazzler ne pourrait appareiller et le rattraper, avant qu’il eût gagné la terre et demandé protection à l’homme portant l’uniforme des soldats de l’oncle Sam. Un coup de fusil partit du rivage, mais Joë tournait le dos et ne crut pas devoir bouger. Une seconde détonation suivit et une balle fendit l’eau à soixante centimètres de sa rame. Seulement alors, il prit la peine de se retourner : le soldat le couchait en joue pour la troisième fois.

Joë se sentit dans une situation très critique. Dans quelques minutes, à grand renfort de rames, il atteindrait la grève et se trouverait en sûreté ; mais sur cette grève, pour une inexplicable raison, se tenait un soldat américain qui persistait à lui tirer dessus.

Lorsque Joë vit le canon du fusil braqué sur lui, il s’empressa de manœuvrer en arrière. Le youyou s’arrêta aussitôt et le soldat, abaissant son arme, ne quitta plus des yeux le jeune garçon.

« Je veux atterrir ! Important ! » lui lança Joë.

L’homme en uniforme hocha la tête.

« Mais c’est important, que je vous dis ! Ne voulez-vous pas me laisser débarquer ? »

Il jeta un rapide coup d’œil dans la direction du Dazzler. Les coups de feu avaient, de toute évidence, éveillé Pete-le-Français, car la grand-voile était hissée, l’ancre était dérapée et le foc se gonflait sous la brise.

« Défense de débarquer ici ! hurla le militaire. Variole !

— Il faut que je débarque ! cria Joë, étouffant un sanglot et reprenant ses avirons.

— Si vous avancez, je tire ! » fut la réponse réconfortante du soldat, qui épaulait de nouveau.

Joë se mit à réfléchir rapidement. L’île était grande. Peut-être un peu plus loin n’y avait-il pas de sentinelle et, s’il parvenait à débarquer, qu’importait ou non qu’il fût pris ? Il risquait de contracter la variole, mais cela ne valait-il pas mieux que de retourner vers les pirates de la baie ? Il fit légèrement virer le youyou à tribord et rama de toutes ses forces.

La crique était vaste et le point où il comptait débarquer se trouvait encore à bonne distance. S’il eût été un peu plus marin, il aurait viré dans la direction opposée et ses poursuivants auraient eu ainsi vent debout, tandis que, dans sa position présente, le Dazzler avait un angle de vent qui lui permettait de le rattraper.

Un moment la situation demeura indécise. La brise, légère, soufflait par intermittence, en sorte que tantôt Joë gagnait de la vitesse, tantôt c’était au tour de ceux qui lui donnaient la chasse. Elle se mit à fraîchir lorsque le sloop fut à une centaine de mètres de lui, puis elle tomba brusquement, et la grand-voile du Dazzler s’agita indolemment d’un côté et de l’autre.

« Ah ! Tu as volé le youyou ? Attends un peu ! tonitrua Pete-le-Français, courant dans la cabine chercher son fusil. Tu vas me le payer ! Reviens tout de suite ou je t’abats comme un chien ! »

Mais l’homme savait que le soldat les observait du rivage et il n’osait tirer, même pas par-dessus la tête du gamin.

Ces menaces laissèrent Joë indifférent.

Lui qui n’avait jamais essuyé un coup de feu de sa vie, ne venait-on pas de le canarder à deux reprises en moins d’une heure ? Une fois de plus, qu’importait ? Il continua de ramer comme si de rien n’était, tandis que Pete-le-Français, explosant de rage, lui promettait toutes sortes de châtiments dès qu’il lui mettrait la main dessus. Pour compliquer les choses, Frisco Kid se révolta.

« Essaie un peu de tirer sur lui et tu verras si je ne te fais pas pendre ! menaça-t-il. Laisse-le partir. Ce brave gosse n’a pas été élevé pour la vie abjecte que nous menons, toi et moi.

— De quoi te mêles-tu ? hurla le Français, écumant de rage. Je vais te régler ton compte, à toi aussi, vaurien ! »

Et il s’élança pour saisir Frisco Kid, mais celui-ci prit aussitôt ses jambes à son cou et l’entraîna dans une course éperdue sur le pont du bateau. Une assez forte risée survenant au même instant, Pete-le-Français lâcha la poursuite pour se consacrer à Joë. Il bondit au gouvernail, laissa légèrement filer la grand-voile à la demande, car la brise devenait favorable, et dirigea son sloop tout droit sur Joë. Après un prodigieux effort, Joë, en désespoir de cause, abandonna la partie et rentra ses avirons. Pete-le-Français largua la grand-voile, se mit en perte de vitesse et vint se ranger le long du youyou immobile dont il fit sortir le malheureux Joë.

« Chut ! Pas un mot ! murmura Frisco Kid à l’oreille de son camarade, tandis que le Français, furieux, attachait la remorque. Ne réponds rien. Laisse-le rouspéter à son aise. Tiens-toi tranquille. Ça n’en vaudra que mieux. » Mais le sang anglo-saxon de Joë lui bouillait dans les veines ; il ne put se contenir davantage :

« Écoutez, Monsieur Pete-le-Français, — ou quel que soit votre nom, — mettez-vous bien dans la tête que je veux m’en aller et que, de toute façon, je m’en irai. Je vous demande donc de me conduire à terre. Sinon, je vous ferai emprisonner, ou je ne m’appelle pas Joë Bronson. »

Frisco Kid attendait le dénouement avec inquiétude. Pete-le-Français demeura un instant abasourdi. Lui, défié à bord de son propre bateau, et par un gosse ! Jamais il n’avait essuyé pareil affront. Il savait bien commettre un acte illégal en gardant Joë contre son gré, mais il redoutait en même temps de le laisser filer avec les renseignements qu’il possédait sur le sloop et sur son rôle. Le jeune garçon avait exprimé une vérité exacte, sinon agréable : d’après les lois américaines, il était à même de faire coffrer Pete-le-Français. Il ne restait à celui-ci qu’un seul moyen à employer : l’intimidation. De sa voix perçante, il s’écria, furieux :

« Ah ! Tu veux me faire mettre au violon ? Eh bien, tu y viendras toi aussi. Tu as manœuvré le bateau hier soir, hein ? Ose le nier ! Tu as volé de la fonte… ose le nier ! Tu t’es sauvé… ose le nier encore cela ! Et tu me menaces de la prison ! Ah ! la, la !!!

— J’ignorais… protesta Joë.

— Elle est bien bonne ! Tu raconteras ta petite histoire au juge, hein ? Ça le fera peut-être rigoler, lui aussi !

— Je dis que j’ignorais m’être embarqué avec une bande de voleurs », répéta Joë d’une voix ferme.

Frisco Kid tressaillit en entendant l’épithète. Si Joë l’avait regardé en ce moment, il eût remarqué un afflux de sang qui lui montait au visage.

« Et maintenant que je sais vraiment ce dont il retourne, je veux revenir à terre. Si je ne connais pas grand-chose en matière de lois, du moins je suis capable de discerner le bien d’avec le mal, et je suis tout disposé à répondre devant un juge des fautes que j’ai pu commettre… même devant le premier magistrat d’Amérique. Et c’est beaucoup plus que vous n’en sauriez dire, monsieur Pete.

— Parle, mon garçon, c’est parfait. N’empêche que tu es toi-même un vulgaire voleur.

— Moi, un voleur ? Essayez encore de m’appeler voleur ! »

Joë était devenu blême et il tremblait, mais pas de peur.

« Voleur, répliqua le Français.

— Vous en avez menti ! »

Joë n’était pas pour rien un garçon parmi les garçons. Il connaissait le risque encouru à proférer cette insulte et il s’attendait à encaisser. Aussi ne fut-il pas surpris outre mesure lorsque, deux secondes plus tard, il se releva sur le plancher du cockpit, la tête toute sonore d’un coup de poing formidable entre les yeux.

« Répète-le ! » hurla Pete-le-Français, le poing levé, prêt à frapper de nouveau.

Des larmes de colère humectaient les yeux de Joë, cependant il garda son sang-froid et mesura toute la portée de ses paroles :

« Lorsque vous prétendez que je suis un voleur, Pete, vous mentez. Tuez-moi si vous voulez, vous ne m’empêcherez pas d’affirmer que vous êtes un menteur.

— Ça suffit ! »

Frisco Kid s’était élancé, avec la souplesse d’un chat, et évitant un second coup, avait repoussé le Français de l’autre côté du cockpit.

« Laisse le gamin tranquille ! continua-t-il, en démontant soudain la lourde barre d’acier et en s’armant pour s’interposer.

« La comédie a assez duré. Espèce d’andouille, tu ne comprends donc pas le caractère de ce gosse-là ? Il dit la vérité. Il a raison et il le sait, et tu pourrais, en effet, le tuer sans lui en faire démordre. Vas-y de cinq, Joë ! »

Se détournant, il serra la main à Joë, qui lui rendit son shake-hand.

« À la bonne heure, tu as du cran, fiston, et au moins tu n’as pas peur de le montrer. »

Pete-le-Français tordit la bouche dans un faible sourire, que démentait la lueur mauvaise de ses yeux. Il haussa les épaules.

« Ah ! Oui ? Il ne veut pas qu’on lui donne des petits noms d’amitié. Ah ! Ah ! Entre marins la plaisanterie est permise. Voyons… comment dit-on… oublions l’incident… C’est cela… oublions l’incident. »

Il allongea la main, mais Joë refusa de la prendre. Frisco Kid approuva de la tête tandis que Pete-leFrançais, le sourire toujours aux lèvres et continuant de hausser les épaules, descendait dans la cabine.

« Mollissez la grand-voile, cria-t-il, et le cap sur Hunter la pointe. Pour cette fois, je m’occupe de la popote. Vous allez me dire des nouvelles de mon dîner. Pete-le-Français est un grand chef !

— C’est sa façon de procéder déclara Frisco Kid lorsque, après une querelle, il désire se raccommoder avec nous, il redevient aimable et invariablement s’offre à nous préparer la tambouille. Il introduisait la barre dans la tête du gouvernail obéissant à l’ordre de Pete. « Il ne faut pas trop se fier pourtant à ce gaillard-là. »

Joë fit un signe affirmatif, mais garda le silence. Il ne se sentait pas d’humeur à entamer une conversation. Les derniers incidents l’avaient surexcité au point qu’il en tremblait encore d’émotion. S’était-il bien comporté en l’occurrence et, au tréfonds de lui-même, il ne trouvait rien dans sa conduite dont il eût à rougir.

CHAPITRE XIII

DEUX AMIS

La brise marine d’après-midi s’était levée venant du Pacifique et commençait à souffler avec rage. L’île Angel était depuis longtemps dépassée et le port de San-Francisco apparaissait de plus en plus net à l’horizon à mesure qu’avançait le bateau. Bientôt ils se trouvèrent dans une cohue de navires arrivant des quatre coins du globe, au milieu de laquelle ils durent se frayer un chemin.

Ensuite ils longèrent le chenal où les bacs à vapeur, bondés de monde, font la navette entre San-Francisco et Oakland. L’un d’eux passa si près du Dazzler que les passagers accoururent de son côté pour contempler le brave petit sloop et les deux jeunes matelots nichés dans le cockpit. Joë leva les yeux avec envie vers cette rangée de visages qui les regardaient. Tous ces gens-là rentraient chez eux, tandis que lui se dirigeait il ne savait où, au gré de Pete-le-Français. Il fut tenté de crier au secours. Il se rendit compte de la folie d’un pareil acte et tint sa langue.

Détournant les yeux, il promena ses regards vers les hauteurs brumeuses de la ville et se prit à réfléchir sur l’étrange existence des hommes et des bateaux en mer.

Frisco Kid l’observait et suivait les pensées de Joë avec autant de précision que si celui-ci les eût exprimées à haute voix.

« Tu penses à ton foyer, quelque part là-bas ? » demanda-t-il soudain, étendant la main dans la direction de San-Francisco.

Il avait tellement touché juste que Joë sursauta.

« Oui, répondit-il simplement.

— Parle-m’en un peu, veux-tu ? »

En quelques mots, Joë décrivit la maison paternelle, mais il dut entrer dans de plus amples détails pour satisfaire aux innombrables questions que lui posait son compagnon.

Frisco Kid s’intéressait à tout, particulièrement à Mme Bronson et à Bessie. Il ne se lassait pas d’entendre Joë parler de sa sœur et il lui fit subir un interrogatoire en règle au sujet de la jeune fille. Certaines de ses questions étaient si drôles, si dénuées d’artifice que Joë avait peine à réprimer un sourire.

« Maintenant, à ton tour Frisco de me parler de ta famille », dit-il, lorsqu’il eut fini.

Les traits de Frisco Kid se durcirent brusquement et son visage prit un air grave que Joë y voyait pour la première fois.

Il balança indolemment son pied de côté et d’autre et jeta un vague regard vers les poulies de la grand-vergue qui, soit dit en passant, fonctionnaient sans le moindre accroc

« Eh bien, je t’écoute, insista l’autre pour l’encourager.

— Je n’ai pas de famille. »

Il prononça ces quelques mots comme si on les avait arrachés de ses lèvres, qui se refermèrent aussitôt.

Comprenant qu’il avait touché un point sensible, Joë s’efforça d’aplanir la voie des confidences.

« Alors, raconte-moi quelque chose sur la famille que tu as eue. »

Il ne pouvait s’imaginer qu’il existât au monde des enfants sans foyer, qu’il eût enfoncé plus loin encore le couteau dans la plaie.

« Je n’en ai jamais eu.

— Non ? »

L’intérêt de Joë s’éveilla soudain et il jeta toute discrétion au vent.

« Pas de sœurs ?

— Non.

— Pas de mère ?

— J’étais si jeune à sa mort que je ne me souviens pas d’elle.

— Pas de père ?

— Je ne l’ai pas beaucoup connu. Il est parti un jour en mer… Il n’est jamais revenu.

— Oh ! »

Joë ne savait plus que dire. Un silence oppressant, rompu seulement par le bruit de l’étrave du Dazzler, les enveloppait tous deux.

À ce moment, Pete vint prendre le gouvernail tandis que les deux autres descendaient se mettre à table. Les jeunes garçons poussèrent un soupir de soulagement et leur gêne réciproque ne tarda pas à se dissiper devant le succulent repas qui répondait en tout point aux promesses du capitaine. Puis Frisco Kid alla relever Pete et, pendant que celui-ci se restaurait à son tour, Joë lava la vaisselle et remit la cabine en ordre.

Les trois hommes se réunirent ensuite à l’arrière, et le capitaine s’évertua à ranimer la cordialité générale en leur décrivant la vie des pêcheurs de perles dans les mers du Sud.

L’après-midi s’écoula ainsi. Depuis longtemps déjà, ils avaient laissé San-Francisco derrière eux, doublé le cap Hunter, ils côtoyaient à présent le rivage de San-Matéo. Un instant Joë aperçut un groupe de cyclistes qui contournaient une falaise sur la route de San-Bruno. Il se rappela le temps où il parcourait cette même roule sur sa propre bécane. Ce temps-là ne remontait guère qu’à un mois, deux mois ; il lui semblait éloigné d’un siècle. Tant d’événements s’étaient passés en si peu de temps !

Le dîner était terminé et la table débarrassée déjà, lorsqu’ils arrivèrent dans la baie, à la hauteur des marécages derrière lesquels s’accroche Redwood City. Le vent avait disparu avec le soleil et le Dazzler avançait très lentement quand ils aperçurent un sloop qui se dirigeait vers eux, poussé par la brise mourante. Frisco Kid le nomma aussitôt c’était le Reindeer et Pete-le-Français, après un long examen, se déclara d’accord avec lui. Il semblait d’ailleurs fort heureux de cette rencontre.

« C’est Nelson-le-Rouge qui le commande, confia Frisco Kid à Joë. Un type redoutable. Rien qu’à le voir de loin, il me fiche la frousse. Lui et ses copains manigancent, paraît-il, une grosse affaire dans les parages et ne cessent de solliciter le concours de Pete, qui, d’ailleurs, pourrait t’en raconter beaucoup plus long que moi sur ce sujet. »

Joë répondit d’un signe de tête et regarda d’un œil curieux s’approcher l’embarcation. Bien que de dimensions sensiblement plus grandes, le Reindeer était construit à peu près sur le même modèle que le Dazzler, établi pour gagner de la vitesse. Une grand-voile comme celle d’un yacht de course portant trois bandes de ris, en cas de gros temps. Dans la mâture comme sur le pont, tout était à sa place, rien de négligé ou d’inutile. Tout le grément, manœuvres courantes et dormantes, donnait l’impression d’un ordre parfait et d’une science nautique avertie.

Le Reindeer s’avança doucement dans la nuit tombante et mouilla l’ancre à un jet de pierre, Pete-le-Français en fit autant avec le Dazzler et monta dans le youyou pour rendre visite à ses amis.

Les deux jeunes gens s’allongèrent sur le toit de la cabine en attendant son retour.

Joë rompit le silence.

« Tu aimes cette vie-là ? »

L’autre pivota sur le coude.

« Oui et non. L’air frais, l’air salin et la liberté, à la bonne heure ! Mais ce qui me déplaît, c’est… »

Il fit une pause, comme si sa langue lui refusait tout service, puis il éclata :

« C’est… de voler.

— Alors, pourquoi ne quittes-tu pas ce métier-là ? »

Joë éprouvait envers son camarade beaucoup plus d’affection qu’il n’osait se l’avouer et il se sentit soudain anime d’un zèle de missionnaire.

« Dès que j’aurai mis la main sur quelque chose d’autre je le quitterai.

— Pourquoi pas tout de suite ? »

Tout de suite est le moment favorable ! Ces mots résonnèrent dans les oreilles de Joë. Si son compagnon avait réellement l’intention de partir, Joë ne voyait pas pour quelle raison il ne mettrait point, sans plus tarder, son projet à exécution.

« Mais où aller ? Que faire ? Je ne connais personne au monde pour me prêter la main. J’ai tenté une fois de fuir ce milieu, je sais ce qu’il m’en a coûté. Je ne suis pas pressé de recommencer.

— Une fois que nous serons sortis d’ici, je retournerai à la maison. Après tout, mon père avait raison. Et je ne vois pas… peut-être… eh ! ma foi oui ! pourquoi ne viendrais-tu pas avec moi ? »

Il avait prononcé cette phrase sans réfléchir, impulsivement, et ce détail n’avait point échappé à Frisco Kid.

« Tu ne sais pas ce que tu dis, répondit-il. Moi, m’en aller avec toi ? Tu veux rire. Que dirait ton père ? Et… les autres ? Que penseraient-ils de moi ? Et que feraient-ils ? »

Joë ressentit un pincement au cœur. Il commençait à comprendre que, sous l’enthousiasme du moment, il avait fait une invitation absolument impossible à réaliser. Il essaya de s’imaginer son père recevant chez lui cet inconnu, Frisco Kid… non, mieux valait n’y pas songer.

Oubliant ses propres ennuis, il se creusa la cervelle pour inventer quelque subterfuge permettant à Frisco Kid de s’évader de ce milieu-là.

« Peut-être Pete me livrerait-il aux mains de la police, continua l’autre, ou m’enverrait-il dans un orphelinat ? Plutôt mourir que d’entrer là dedans ! Et puis Joë, je n’appartiens pas à ta classe, et tu le sais bien. Ignorant comme je suis, je souffrirais comme un poisson hors de l’eau. Non ; il me faudra attendre encore un peu avant de me trotter d’ici. Mais un conseil : retourne tout droit chez toi. À la première occasion, je t’aiderai à débarquer, et je règlerai moi-même ce compte-là avec Pete…

— Jamais de la vie ! interrompit avec chaleur Joë. Je ne veux pas que ma fuite te crée des ennuis. Inutile d’insister. De toute façon, je ficherai le camp et, si je vois un moyen de te tirer de là, tu m’accompagneras, ou plutôt, tu partiras avec moi, nous nous débrouillerons ensuite. Qu’en dis-tu ? »

Frisco Kid hocha la tête et, levant les yeux vers le ciel criblé d’étoiles, essaya de considérer en rêve une existence qu’il eût aimé vivre, mais qui lui était inexorablement interdite.

De son côté, Joë se taisait, tout absorbé par les graves problèmes de la vie qui se posaient devant lui, plus impérieux que jamais.

Un lourd murmure de voix leur parvint du Reindeer et, du rivage, les notes solennelles d’une cloche d’église s’égrenèrent sur l’eau tandis que la nuit d’été les enveloppait lentement de ses chaudes ténèbres.

CHAPITRE XIV

SUR LES BANCS D’HUITRES

Les deux jeunes gens avaient perdu toute notion du temps et du monde. Ils furent brusquement tirés de leur sommeil par la voix rauque de Pete-le-Français.

« Debout, là-dedans ! Et en route ! braillait-il. Toi, Joë, ici ! Largue les garcettes. Et toi, Kid, le foc ! »

Ignorant le nom des agrès et davantage encore leur emplacement, Joë était maladroit dans l’obscurité ; cependant, il faisait depuis peu quelques progrès. Lorsqu’il eut jeté les garcettes dans le cockpit, le Français lui donna l’ordre de se rendre à l’avant pour aider à hisser la grand-voile. Après quoi l’ancre fut levée et le foc établi. Enfin ils lovèrent les drisses et remirent tout en ordre avant de retourner à l’arrière.

« Très bien, très bien, félicita Pete comme Joë enjambait la lisse du dehors. Splendide ! Tu feras un excellent marin. J’en réponds. »

Frisco Kid leva le couvercle d’un des placards du cockpit et interrogea Pete du regard.

« Bien sûr, répondit l’homme. Accroche les feux de côté. »

Frisco Kid emporta dans la cabine la lanterne rouge et la lanterne verte, alluma et remonta à l’avant accompagné de Joë, chargé de les suspendre dans le gréement.

« Je ne crois pas qu’ils oseront, dit Frisco Kid à voix basse.

— Qu’ils oseront quoi ?

— Faire le grand coup dont je te parlais tout à l’heure. Il y a si gros à risquer que Pete, je le suppose, craint de s’y lancer. Nelson-le-Rouge, lui, n’hésiterait pas une seconde… s’il savait exactement comment s’y prendre. Mais sans Pete, il ne peut rien faire.

Où allons-nous maintenant ? interrogea Joë.

— Je ne sais pas, mais il me semble que notre bateau met le cap sur les bancs d’huîtres. »

Le voyage se poursuivit sans incidents. Le vent se leva derrière eux, dans la nuit, et souffla sans discontinuer pendant plus d’une heure. Puis il tomba et il n’y eut plus que des brises folles, intermittentes, soufflant tantôt d’un bord, tantôt de l’autre. Pete-le-Français demeura à la barre tandis que, de temps à autre, Joë ou Frisco Kid serrait ou mollissait une voile.

Le sens d’orientation de Pete laissait Joë dans un émerveillement voisin de la stupeur. Il se croyait perdu au sein d’une obscurité impénétrable. Un épais brouillard, venu du Pacifique, s’interposait entre eux et les étoiles, les privant ainsi de cette pauvre clarté.

Cependant, Pete-le-Français semblait connaître d’instinct la direction vers laquelle il conduisait son bateau. En réponse à une question de Joë, il se targua même de pouvoir se diriger d’après une sorte de « contact » avec l’extérieur.

« Je « sens » la marée, le vent, la vitesse, expliqua-t-il. Et même la terre, je te l’affirme. Comment ? Je l’ignore moi-même. Tout ce que je sais, c’est qu’il me semble « toucher » la terre, comme si mon bras s’allongeait sur des kilomètres et des kilomètres ; je pose ma main à même la côte, je la tâte et je sais qu’elle se trouve à tel ou tel endroit. »

Joë jeta sur Frisco Kid un regard incrédule.

« C’est exact, confirma Frisco. Quand on a longtemps navigué, on arrive à « toucher » la terre, et même à la flairer, si l’on est pourvu d’un bon odorat. »

Une heure plus tard, Joë déduisit, à l’attitude du Français, qu’ils approchaient de leur destination. Constamment sur le qui-vive, l’homme ne cessait de scruter les ténèbres à l’avant, comme s’il s’attendait à voir surgir quelque chose à chaque seconde. Mais Joë eut beau écarquiller les yeux, tout pour lui demeurait obscur.

« Tâte un peu du bâton, ordonna Pete. Je crois que le moment est venu. » Frisco Kid détacha une longue perche du toit de la cabine, puis, se plantant sur le pont étroit au milieu du bateau, il l’enfonça d’un seul coup dans l’eau.

« Quinze pieds environ, annonça-t-il.

— Et le fond ?

— De la vase.

— Attendons encore un peu, nous recommencerons tout à l’heure.

Au bout de cinq minutes, Frisco Kid plongea de nouveau la perche.

« Deux brasses. Des coquilles. »

Pete se frotta les mains de contentement.

« Très bien, très bien, dit-il. Chaque fois je touche juste. Inutile d’essayer de rouler un vieux singe comme moi. »

Frisco Kid continua de manœuvrer la perche et de donner les résultats de ses recherches à la stupéfaction de Joë, pour qui les connaissances exactes de ses deux compagnons concernant le fond de la baie restaient un mystère.

« Dix pieds ; des coquilles, poursuivait Frisco Kid de sa voix monotone. Onze pieds ; des coquilles. Quatorze pieds ; mou. Seize pieds ; vase. Pas de fond.

— Le chenal ! » répliqua Pete.

Pendant quelques minutes, Frisco Kid ne trouva plus de fond. Enfin, il s’écria :

« Huit pieds ; dur !

— Ça va, fit Pete-le-Français. Cours à l’avant, toi, Joë, et largue le foc. Toi, Kid, paré à mouiller. »

Joë parvint à trouver la drisse de foc et la détacha de son taquet. La voile battit légèrement puis descendit peu à peu, tirée par le hale-bas.

« Mouille ! », ordonna le patron.

Et l’ancre plongea dans l’eau, n’entraînant avec elle qu’une courte longueur de chaîne.

Frisco Kid y ajouta une bonne quantité de « mou » et amarra. Alors, ils serrèrent les voiles, remirent les choses en ordre, descendirent dans la cabine et se couchèrent.

À six heures. Joë se réveilla et sortit dans le cockpit pour jeter un coup d’œil. La brise et la mer s’étaient levés, le Dazzler roulait et tanguait, tirant sur la chaîne d’ancre avec de violentes secousses. Il dut se cramponner au gui au-dessus de sa tête pour garder son équilibre. Le jour était gris et accablant, sans la moindre promesse de soleil dans un ciel obscurci par de grosses masses de nuages emportées sur les ailes du vent. Joë chercha des yeux la terre. Elle gisait là-bas, à un mille et demi : une longue grève de sable blanc, très basse, où venaient s’étaler les flots avec un bruit de tonnerre. Derrière, apparaissait une étendue désolée de marécages et bien plus au loin se dressaient, imposantes, les montagnes de Contra-Costa.

Détournant son regard, Joë tressaillit à la vue d’un petit sloop qui roulait et plongeait sur son ancre, à une centaine de mètres de là, presque sous le vent. Une légère secousse de l’embarcation lui permit d’en lire le nom : Le Hollandais-Volant, Joë le reconnut aussitôt, pour l’avoir vu, parmi les autres, amarrés au quai d’Oakland. Un peu à gauche, il découvrit Le Fantôme et, plus loin, une demi-douzaine d’autres sloops au mouillage.

« Hein ? Qu’est-ce que je t’avais dit ? »

Joë regarda vivement par-dessus son épaule. Pete-le-Français, sorti de la cabine, contemplait le spectacle, l’œil triomphant.

« Qu’est-ce que je t’avais dit ? On ne peut duper le vieux renard que je suis. Voilà. Je me dirige dans la nuit avec autant de précision qu’en plein soleil. Pas d’erreur possible…

— Ça va souffler dur ? », demanda Frisco Kid de la cabine, où il commençait d’allumer le feu.

Pendant une bonne minute le Français, étudia gravement la mer et le ciel.

« Peut-être que oui, peut-être que non, répondit-il évasivement. Préparez vite le petit déjeuner et nous nous mettrons au dragage. »

La fumée s’élevait des cabines des différents sloops éparpillés dans les parages, preuve que tout le monde autour d’eux se disposait à prendre le premier repas du jour. Sur le Dazzler, l’affaire fut liquidée en cinq sec ; bientôt les trois compagnons prenaient un ris dans la grand-voile et s’apprêtaient à lever l’ancre.

La curiosité de Joë le turlupinait de plus en plus. Ils trouvaient sans aucun doute au-dessus des bancs d’huîtres, mais comment diantre, dans cette mer houleuse, allaient-ils pêcher les mollusques ? Il ne tarda pas à l’apprendre. Soulevant une partie du plancher du cockpit, le Français ramena deux châssis de fer triangulaires. Au sommet d’un de ces triangles, il lia une grosse corde dans un anneau prévu à cet effet. Deux des côtés, des tiges de fer d’un pouce d’épaisseur s’écartaient presque à angle droit sur une longueur d’au moins un mètre vingt-cinq et venaient rejoindre le troisième côté du triangle, que formait le fond de la drague : une plaque d’acier longue d’un mètre, à laquelle était fixée par des boulons une rangée de dents, d’acier elles aussi, longues et pointues. Un filet de pêche en grosse ficelle solidement accroché à la plaque d’acier et de chaque côté du châssis, servait, ainsi que le devina Joë, à recueillir au fond de la baie les huîtres ratissées par les dents.

Retenue par une corde, chacune des dragues, fut lancée à l’eau à bâbord et à tribord du Dazzler. Lorsqu’elles eurent touché le fond, ils tirèrent sur le filin en modérant sensiblement la vitesse du bateau. Joë prit en main une des lignes et sentit nettement les secousses, les vibrations et le grincement de l’appareil raclant le fond de l’eau.

« Rentrez tout ! », cria Pete-le-Français.

Les deux garçons saisirent le filin, hissèrent la drague et ramenèrent un filet rempli de vase, de limon, de petites huîtres mélangées à quelques grosses. Ils déchargèrent sur le pont ce tas informe et, tandis que la drague recommençait à fonctionner, ils choisirent les grosses huîtres qu’ils lancèrent dans le cockpit. À la pelle, ils rejetèrent le reste par-dessus bord.

Pas un instant de répit, car à ce moment-là il fallut vider l’autre drague. La besogne faite et les huîtres triées, ils durent haler les deux dragues afin que Pete-le-Français pût faire virer le Dazzler et marcher sous l’amure de l’autre bord.

Le reste de la flottille était en marche et draguait de la même façon. Parfois, lorsque des sloops s’approchaient du Dazzler, les pilleurs d’huîtres échangeaient des saluts, des bribes de conversation et de grossières plaisanteries. Mais en général on travaillait ferme et au bout d’une heure Joë ressentit dans le dos une vive douleur, causée par l’effort extraordinaire qu’il venait de fournir. Ses doigts étaient coupés et saignaient d’avoir manipulé si maladroitement les huîtres aux bords tranchants.

« À la bonne heure ! approuva Pete-le-Français. Le métier entre ! Bientôt tu en connaîtras toutes les ficelles. »

Joë grimaça un sourire, souhaitant, à part lui, que l’heure du déjeuner fût sonnée. De temps à autre, quand une drague peu remplie arrivait à bord, les deux garçons reprenaient haleine et bavardaient un brin.

« Voilà l’île des Asperges, dit Frisco Kid indiquant la rive. Du moins les pêcheurs et les mariniers la nomment ainsi. Les gens qui l’habitent l’appellent, eux, l’île de la Ferme de la Baie. »

Il pointa son doigt plus à droite.

« Là-bas, c’est San Léandro. Tu ne peux le voir, mais il y est tout de même.

— Tu y es déjà allé ? », demanda Joë.

Frisco Kid lui répondit de la tête et lui fit signe de l’aider à remonter la drague à tribord.

« Nous sommes sur ce qu’on appelle les anciens bancs d’huîtres, reprit-il. Ils n’appartiennent à personne, de sorte que les pilleurs d’huîtres viennent ici pour faire semblant d’y travailler.

— Pourquoi ?

— Parce que ce sont des pirates et qu’ils veulent donner le change aux patrouilleurs. Ils savent qu’il y a certes beaucoup plus d’argent à gagner en faisant des incursions sur les bancs d’huîtres privés. »

D’un large geste, il désigna l’Est et le Sud-Est.

« Ces bancs-là se trouvent de ce côté-là. S’il n’y a pas d’orage, toute la flottille s’y rendra cette nuit.

— Et s’il y a de l’orage ?

— Eh bien, nous n’irons pas, et Pete sera d’humeur massacrante, voilà tout. Il déteste de voir le mauvais temps contrecarrer ses plans. Mais le vent ne parait pas devoir lâcher et c’est ici le plus mauvais coin de la côte par Sud-Ouest. Pete s’obstinera peut-être à rester ici, mais, selon moi, il vaudrait mieux déguerpir avant que la tempête ne se déchaîne. »

Tout d’abord, on crut que le temps allait s’améliorer. La brise carabinée du Sud-Ouest tomba sensiblement, et, à midi, lorsqu’ils jetèrent l’ancre pour déjeuner, le soleil se frayait, par à-coups, un chemin à travers les nuages.

« Tout cela est parfait, prononça Frisco Kid, mais voilà trop longtemps que je vis sur la baie pour ne pas savoir de quoi il retourne. Sans erreur, nous aurons du fil à retordre tout à l’heure.

— Je partage à peu près ton avis, Kid, accorda Pete-le-Français. Néanmoins quoi qu’il arrive, le Dazzler ne quittera pas ces parages. La dernière fois, nous sommes partis et il y a eu une belle nuit. Ce soir, nous ne bougeons pas. Compris, hein ? Alors ça va. »

CHAPITRE XV

DE BONS MATELOTS DANS UN MAUVAIS MOUILLAGE

Tout l’après-midi, le Dazzler fut ballotté en tous sens sur son ancre et, à l’approche de la nuit, traîtreusement, le vent se modéra. Cette accalmie et l’exemple de Pete-le-Français encouragèrent la bande des pirates à tenter une incursion nocturne. Ils choisirent avec soin leur mouillage et jetèrent des ancres de secours.

Pete-le-Français commanda aux deux jeunes gens de descendre dans le youyou et, au risque de chavirer, ils prirent une seconde ancre qu’ils laissèrent tomber presque à angle droit avec la première. Pete-le-Français laissa filer une grande longueur de chaîne et de câble, de sorte que le Dazzler recula d’une trentaine de mètres. Il fatigua dès lors beaucoup moins.

À l’abri dans le cockpit, Joë promena son regard sur une mer démontée. Sans protection contre le gros temps, les bancs d’huîtres se trouvaient en plein dans la baie, et le vent, sur une longueur d’au moins douze milles, soulevait de si fortes vagues qu’à tout moment il menaçait de coucher les mâts des bateaux de pêche déjà si secoués par la houle.

Un peu avant la tombée de la nuit, un bout de voile se montra du côté du vent, grandit, et bientôt on distingua nettement l’énorme grand-voile du Reindeer.

« Quel idiot ! s’écria Pete-le-Français, se précipitant hors de sa cabine pour mieux voir. Un de ces jours, je vous le prédis, cet imbécile recevra une balle dans la peau, Paf ! comme ça ! et cette fois plus de Nelson, plus de Reindeer, plus rien ! »

Joë interrogea des yeux Frisco Kid.

« Comme il le dit, répondit celui-ci. Nelson devrait au moins prendre un ris, et même deux. Mais le voilà, toutes voiles au vent, comme s’il avait un ennemi à ses trousses. Il file trop vite. C’est un risque-tout, je le connais pour avoir déjà navigué en sa compagnie. »

Semblable à quelque immense oiseau, le Reindeer passa près d’eux à toute allure, perché sur la crête écumante d’une vague.

« Ne crains rien, il veut seulement voir jusqu’où il peut s’approcher de nous sans nous aborder. »

Joë approuva d’un signe de tête et, les yeux écarquillés, contempla l’émouvant spectacle. Le Reindeer bondissait dans l’air, le nez pointé vers le ciel, presque hors de l’eau, au point qu’on pouvait voir entièrement son marchepied de misaine, puis il piqua de l’avant, tout le pont fut submergé par l’écume et il les dépassa à une vitesse insensée, le gui de sa grand-voile frôla presque le gréement du Dazzler.

Tenant la barre, Nelson fit de la main un joyeux salut au passage et éclata de rire à la face de Pete-le-Français, furieux de la manœuvre imprudente de son associé.

Revenue sous le vent, la magnifique embarcation tourna sa proue dans la direction de la brise et roula si fortement que sa quille brune apparut jusqu’à la dérive. Ils eurent alors l’impression que le Reindeer coulait, mais il se redressa aussitôt et passant devant eux à bâbord, reprit sa course folle.

Ils virent le foc tomber d’un seul coup, une ancre plonger par dessus bord et le bateau se mettre debout au vent. Tandis qu’il s’abattait, puis culait, pour s’abattre encore et culer de nouveau, sous sa grand-voile en ralingue, une deuxième ancre plongea bien à l’écart de la première. Alors la grand-voile fut amenée, serrée et larguée, dans le même temps que prenait le bateau pour commencer à tirer sur ses deux chaînes.

« Ah ! ah ! Je n’ai jamais vu son pareil ! »

Les yeux du Français brillaient d’admiration devant une telle prouesse nautique, et ceux de Frisco Kid étaient humides.

« On jurerait un yacht ! s’exclama-t-il en regagnant la cabine. Et même beaucoup mieux qu’un yacht ! »

La nuit tombée, le vent fraîchit de nouveau et, vers onze heures, se déclencha ce que Frisco Kid appelait une « jolie rafale ».

Cette nuit-là, on dormit peu à bord du Dazzler. Seul Frisco Kid ferma les yeux. Pete-le-Français ne cessait de monter et de descendre. À deux reprises, lorsqu’il se rendit sur le pont, il fila un peu plus de chaîne et de filin. Allongé dans sa couchette, Joë écoutait le vent, appelant en vain le sommeil, non qu’il fût effrayé, mais il n’avait point l’habitude de dormir au milieu d’un tel tumulte et de si violentes secousses. Jamais il n’aurait cru qu’un bateau comme le Dazzler pût se livrer impunément à de pareilles cabrioles. Tantôt il penchait sur le travers au point de chavirer, tantôt il bondissait vers le ciel et retombait sur les vagues avec de formidables craquements, comme si sa quille avait été éventrée et réduite en morceaux. D’autres fois il se raidissait si brusquement sur ses aussières que toute sa membrure gémissait sous la violence du choc.

Frisco Kid, éveillé en sursaut, dit en riant à son camarade :

« Voilà ce qui s’appelle tenir le coup. Mais attends le lever du jour, et tu nous verras louvoyer. Aussi vrai que je me nomme Frisco Kid, plus d’un sloop ira à la côte. »

Là-dessus, il se retourna sur sa couchette et se rendormit.

Joë l’enviait.

Vers trois heures du matin, il entendit Pete-le-Français se lever, à l’avant, et farfouiller dans les coffres du bateau. Joë l’observa avec curiosité. Dans la clarté confuse des lampes se balançant au plafond, il le vit en retirer deux rouleaux de filin de secours qu’il monta sur le pont. Joë comprit qu’il les rattachait aux aussières pour allonger celles-ci.

À quatre heures et demie, Pete-le-Français avait allumé le feu et à cinq heures il appelait les deux jeunes garçons pour prendre le café. Après quoi, Joë et Frisco Kid se glissèrent dans le cockpit pour contempler une sinistre lueur sur la mer houleuse. On distinguait à peine les contours de la grève de l’île des Asperges, mais on percevait nettement le grondement du ressac sur le sable. Lorsque la clarté du jour augmenta, ils constatèrent qu’ils avaient pendant la nuit dérivé d’un bon demi-mille.

Le reste de la flottille s’était pareillement laissé entraîner. Le Reindeer se tenait presque à hauteur des autres embarcations. Le Caprice mouillait à quelques centaines de mètres plus loin et, sous le vent, cinq autres bateaux de pêche étaient éparpillés entre la flottille et la côte.

« Deux manquants, annonça Frisco Kid portant les jumelles à ses yeux et fouillant le rivage. En voilà un ! », s’écria-t-il.

Puis il ajouta, après l’avoir longuement observé :

« La Go-Ask-Her ! En un rien de temps, elle sera en miettes ! Espérons que les pêcheurs sont à terre. »

Pete-le-Français prit à son tour les jumelles puis les passa à Joë.

On distinguait nettement le malheureux sloop ballotté au gré des flots et, sur la grève, les hommes de son équipage.

« Où est le Fantôme ? », s’enquit Pete-le-Français.

Frisco Kid chercha en vain des yeux Le Fantôme le long de la grève, mais quand il tourna ses jumelles vers le large, il le découvrit s’avançant tranquillement sous la lumière grandissante, à un demi-mille environ au vent.

« Je parierais qu’il n’a pas bougé de trente mètres toute la nuit. Il a dû toucher un fond très ferme.

— Erreur, répliqua Pete-le-Français. Il n’y a que de la vase dans ce coin-là. S’il réussit à s’en tirer, il aura de la veine. C’est moi qui te le dis. Ses ancres sont trop légères, tout justes bonnes pour de la boue. Je leur ai pourtant recommandé de se munir d’ancres plus lourdes, mais ils se sont moqués de moi un jour, ils s’en mordront les doigts. »

Une des barques hissa un bout de toile et s’engagea dans une terrible lutte pour échapper à la destruction et à la mort. Un moment ils la virent rouler et plonger éperdument sans réussir à avancer.

Pete-le-Français interrompit la rêverie des deux garçons.

« Allons ! À l’ouvrage ! Prenez deux ris dans la grand-voile ! Et filons d’ici ! »

Tandis qu’ils exécutaient la manœuvre, un cri les fit sursauter. Levant les yeux, ils virent le Fantôme qui fonçait sur eux à une vitesse vertigineuse. Pete-le-Français bondit à l’avant comme un chat. En même temps, il saisit son couteau et, d’un seul coup, trancha le filin qui les retenait à l’ancre de secours, Tout le poids du Dazzler se reportât aussitôt sur l’autre ancre. Le bateau vira sur la gauche, de justesse : l’instant d’après, porté à la dérive, l’arrière en avant, le Fantôme passa, et déjà à toute allure, à la place que le Dazzler venait de quitter.

« Quoi ? ils ont mouillé quatre ancres ! s’exclama Joë à la vue de quatre amarres tendues raides et plongeant dans l’eau presque horizontalement.

— Deux ancres sont remplacées par des dragues à huîtres, dit en riant Frisco Kid, et maintenant voici le tour du poêle. »

Comme il parlait, deux jeunes pirates apparurent sur le pont et jetèrent par-dessus bord le fourneau de cuisine retenu par un cordage.

« Brr… fit Frisco Kid. Regardez-moi Nelson. Il vient de prendre un ris. Vous pouvez m’en croire. Ça doit souffler dur ! »

Le Reindeer s’avança vers eux, bravant la tempête comme un splendide monstre marin. Nelson-le-Rouge, en passant, les salua de la main et un quart d’heure plus tard, lorsqu’ils eurent levé la seule ancre qui leur restait, il passa bien au vent, à la bordée suivante.

Pete-le-Français suivait le Reindeer d’un œil toujours admiratif, encore qu’il proférât, d’un ton de mauvais augure :

« Un jour, pan ! pan ! Il finira comme ça ! C’est moi qui vous le dis ! »

Un moment après, le Dazzler déployait d’un seul coup son foc au bas ris et se trouvait à son tour en plein combat. C’était une rude affaire, lente, pénible et dangereuse, que de louvoyer sous le vent à proximité de ce rivage, et Joë s’émerveillait de ce qu’une si frêle embarcation pût résister une minute à la furie des éléments déchaînés. Mais peu à peu le Dazzler gagna au vent, s’écarta du rivage, sortit de la grosse houle de fond et entra dans les eaux profondes de la baie. Là, on mollit légèrement la grand-voile et le bateau courut s’abriter derrière la muraille rocheuse du môle d’Alameda, à quelques milles plus loin.

Ils y retrouvèrent le Reindeer, tranquillement à l’ancre. Pendant les heures qui suivirent, les autres sloops arrivèrent l’un après l’autre, à l’exception du Fantôme, qui avait dû être rejeté sans doute au rivage pour tenir compagnie à la Go-Ask-Her.

Dans l’après-midi, le vent tomba avec une étonnante brusquerie et le temps devint presque estival.

« Ça ne me dit rien de bon », déclara Frisco Kid au cours de la soirée.

Pete-le-Français avait pris le youyou pour aller faire une visite à Nelson.

« Qu’est-ce qui cloche ? demanda Joë.

— Le temps. La brise s’est calmée trop vite, à mon gré. La tempête n’a pas eu le temps d’épuiser sa fureur. Elle va sans doute se réveiller d’un instant à l’autre, tu peux m’en croire.

— Où allons-nous maintenant ? demanda Joë. Est-ce que nous retournons aux bancs d’huîtres ? »

Frisco Kid hocha la tête.

« J’ignore les intentions de Pete-le-Français. Il a été floué dans l’affaire de l’acier, idem pour la pêche aux huîtres. Il est si furieux qu’il est capable de se livrer maintenant aux pires extravagances. Rien ne m’étonnerait de le voir partir avec Nelson vers Redwood City pour accomplir le grand coup auquel je faisais allusion ce matin. Tiens, c’est de ce côté-là…

— En tout cas, je n’en suis pas, moi ! annonça Joë d’une voix pleine de décision.

— Bien sûr que non ! répondit Frisco Kid.

— Avec Nelson, ses deux hommes et Pete-le-Français, je ne crois pas, du reste, qu’on ait besoin de tes services. »

CHAPITRE XVI

LA BOÎTE À COUTURE DE FRISCO KID

Après cette conversation, les deux jeunes matelots restèrent pendant une grande heure étendus sur le toit de la cabine. Puis, sans mot dire, Frisco Kid descendit et frotta une allumette. Joë l’entendit remuer en bas et, quelques instants plus tard, son compagnon l’appela à voix basse. Passant lui-même dans la cabine, il aperçut alors Frisco Kid, assis au bord de sa couchette, une boîte à ouvrage de matelot posée sur ses genoux et tenant à la main, une page de magazine soigneusement pliée.

« Ressemble-t-elle à cette photo ? », demanda-t-il, aplatissant la feuille du revers de la main et la tendant à son compagnon.

Sur une illustration d’une demi-page, deux jeunes filles et un jeune garçon, dans une vieille mansarde, paraissaient en grande discussion. La jeune fille se présentait de face sur l’image, ses deux compagnons tournant le dos.

De qui parles-tu ? interrogea Joë, promenant son regard perplexe du groupe des trois personnages au visage de Frisco Kid.

— De ta… ta… sœur… Bessie. »

Le mot sembla s’échapper à grand-peine de ses lèvres, avec un respect timide, comme s’il s’agissait d’un être sacré. Joë en demeura un instant interdit. Il ne discernait aucun rapport entre les deux jeunes filles. Et, à ses yeux, toutes les femmes étaient de sottes créatures qui ne valaient pas la peine qu’on s’en occupât.

« Le voilà qui se met à rougir », pensa-t-il, considérant le léger afflux de sang qui montait aux joues de Frisco Kid.

Il fut pris d’une irrésistible envie de s’esclaffer et s’efforça de la contenir.

« Non ! non ! Je t’en prie ! », s’écria Frisco Kid. Il arracha le papier des mains de Joë et, de ses doigts tremblants, le remit en place dans la boîte à ouvrage. Puis il ajouta, d’une voix plus lente :

« J’avais cru… comme ça, que… que… tu me comprendrais et… je… je… »

Ses lèvres frémissaient et malgré lui des larmes brillaient dans ses yeux. Vivement, il s’écarta de son ami.

L’instant d’après, Joë se rapprocha et lui entoura les épaules de son bras. Poussé par quelque instinct mystérieux, il avait fait le geste sans y penser. La semaine précédente, jamais il n’aurait pu s’imaginer dans une telle situation : le bras passé autour des épaules d’un camarade. À présent, elle lui paraissait toute naturelle. Sans chercher à l’analyser, il pressentait que ce moment était pour Frisco Kid d’une importance capitale.

« Allons, vas-y ! Raconte-moi ta petite histoire ! Je te jure que je comprendrai.

— Non ! non ! Inutile ! Tu ne pourrais pas comprendre.

— Puisque je te dis que si ! Voyons, parle ! »

Frisco Kid avala sa salive et hocha la tête.

« Non, jamais je ne pourrai te dire ça ! Je me sens incapable de m’exprimer avec des mots. »

Joë lui tapota l’épaule d’une main rassurante, et son camarade poursuivit :

« Eh bien, voici. J’ignore tout de la vie qu’on mène à terre, des gens, des choses : je n’ai jamais eu ni frères, ni sœurs, ni compagnons de jeux. Jusqu’ici, je ne m’en souciais guère, mais au fond je souffrais de mon isolement. — Il posa la main sur son cœur. — As-tu jamais eu réellement faim ? Voilà à peu près ce qui me tourmentait… Seulement c’était une autre espèce de faim, dont la nature m’échappait. Lorsqu’un jour, oh ! beaucoup plus tard, le hasard m’a fait mettre la main sur une revue et mes yeux sont tombés sur cette image… Oui, ce groupe des deux jeunes filles et du jeune garçon en train de bavarder. Alors, j’ai envié leur bonheur et je me suis demandé ce qu’ils pouvaient bien se raconter et j’ai découvert aussitôt que le mal qui me rongeait, c’était la solitude.

« Mais, par-dessus tout, je pensais à la jeune fille dont on voit le visage. Ma pensée ne la quittait pas ; bientôt elle est devenue à mes yeux une créature en chair et en os. Ce n’était qu’une illusion et je n’en étais pas dupe ; et pourtant, je m’y laissai prendre. Chaque fois que je songeais aux hommes, au travail et à la misère, je savais établir une distinction entre le faux et le réel, mais dès qu’il s’agissait d’elle, mon imagination s’en montrait incapable. Je ne sais comment te l’expliquer. »

Évoquant tous ses rêves magnifiques d’aventures sur mer et sur terre, Joë approuva de la tête. Jusque-là, il comprenait.

« Bien entendu, c’était folie de ma part, mais avoir pour camarade ou amie une jeune fille de ce genre me semblait être une joie du paradis. Comme je te l’ai déjà dit, il y a de cela très longtemps, et je n’étais alors qu’un simple gosse… c’était à l’époque où Nelson-le-Rouge me donna mon surnom et depuis je suis toujours resté Frisco Kid.

« Mais revenons à la jeune fille de l’image. Constamment, je me plaisais à contempler son portrait. Lorsque ma conscience me reprochait la moindre faute, je ne pouvais plus la regarder sans rougir de moi-même. Quelques années plus tard, quand il m’arrivait de poser les yeux sur elle, je songeais : « Suppose qu’un jour tu rencontres une jeune fille aussi ravissante, quelle opinion aura-t-elle de toi ? Consentira-t-elle seulement à t’accorder un brin d’amitié ? » Alors je m’évertuais à devenir meilleur, à me conduire comme un homme, afin qu’elle et ceux de son monde n’eussent point à regretter de m’avoir admis parmi eux.

« Voilà pourquoi j’ai appris à lire. Voilà pourquoi je me suis sauvé. Nicky Perrata, un jeune Grec, m’apprit l’alphabet, mais lorsque je sus lire, je me suis rendu compte que c’était mal de piller les bancs d’huîtres. J’y avais été habitué depuis ma tendre enfance ; presque tous les gens de ma connaissance gagnaient leur vie de cette façon-là. Lorsque j’ai fait cette découverte, j’ai pris la fuite, bien décidé à quitter ce métier. Quelque jour je te raconterai tout cela, je t’expliquerai pourquoi j’ai failli à mes promesses.

« Dans mon adolescence, la jeune fille de l’image m’apparaissait comme une réalité. Même à présent, d’avoir tant pensé à elle, je la revois par moments comme si elle vivait.

« Mais tandis que je te parle, tout s’éclaircit dans mon cerveau et voici comme je me la représente : elle personnifie simplement l’idée d’une vie plus propre et plus saine que la mienne, une société où il me plairait de vivre, où je pourrais connaître des jeunes filles de son genre, leurs familles… des gens de ton milieu… comprends-tu ? Voilà à quoi je songeais en parlant de ta sœur et de toi… et c’est pourquoi… mais je ne sais plus… je déraille… Sans doute, n’est-ce pas, connais-tu beaucoup de jeunes personnes comme elle ? »

Joë l’affirma d’un signe de tête.

« Alors, parle-moi d’elles un peu… dis-moi n’importe quoi, ajouta-t-il, décelant une certaine réticence dans le regard de son camarade.

— Oh ! Rien n’est plus facile », commença Joë. Jusqu’à un certain point, Joë comprenait le désir avide du gamin et il lui paraissait très simple de le satisfaire, du moins en partie.

« Tout d’abord, elles ressemblent… à… eh bien ! toutes les autres jeunes filles. »

Il s’interrompit, se rendant compte de son impuissance à fournir de plus amples explications. Il s’efforça de rappeler tous ses souvenirs. Sur l’écran de sa mémoire défilèrent, en une rapide succession, les fillettes avec qui il avait fréquenté l’école : les sœurs de ses petits camarades, les amies de sa propre sœur, des maigres et des boulottes, des grandes et des petites, des écolières aux yeux bleus ou aux yeux sombres, aux cheveux bouclés, aux cheveux noirs, aux cheveux blonds ; une procession de gamines de toutes sortes. Mais, au prix de sa vie, il n’aurait pu en dire davantage à leur sujet. N’étant pas lui-même une « femmelette », il préférait jouer avec les garçons plutôt que de s’intéresser aux fillettes de son école.

« Toutes pareilles, conclut-il en désespoir de cause. Toutes pareilles à celles que tu connais déjà, Kid, tu peux m’en croire.

— Mais je n’en connais aucune ! »

Joë sifflota.

« Et tu n’en as jamais connu ?

— Si, une, Carlotta Gispardi. Par malheur, elle ne savait pas l’anglais et je ne connaissais pas le macaroni. Et la pauvre gosse est morte… Alors, bien que je n’aie jamais eu l’occasion de fréquenter les filles, je crois que j’en sais autant que toi sur leur compte.

— Et je parie en connaître plus long que toi sur les aventures à travers le monde. »

Les deux jeunes matelots éclatèrent de rire.

Quelques instants plus tard, Joë se plongea dans une profonde rêverie. Il comprit soudain qu’il n’avait pas su apprécier les douceurs que la vie lui avait jusque-là prodiguées. Déjà la pensée de son foyer, de ses parents, prenait à ses yeux une plus grande importance, il estimait davantage sa sœur, ses amis et ses camarades, qu’il avait plus ou moins dédaignes. Désormais… Mais ceci c’est une autre histoire.

La voix de Pete-le-Français qui les rappelaient à l’ordre mit un terme à cette conversation et ils grimpèrent, tous les deux, sur le pont du Dazzler.

CHAPITRE XVII

FRISCO KID RACONTE SON HISTOIRE

« Hissez la grand-voile et virez l’ancre ! cria le Français. Et suivez à toucher le Reindeer. Pas de feux de position.

— Allons, largue les garcettes, vivement ! ordonna Frisco Kid. Maintenant, viens peser la drisse de pic… c’est là… Ce cordage… détache-le du taquet… Hisse en même temps que moi. Bien ! Amarre ! Nous étarquerons plus tard. Cours à l’arrière et embraque l’écoute de grand-voile. Redresse la barre. »

Sous la brusque poussée de la grand-voile, le Dazzler tira sur son ancre comme un cheval impatient et bientôt la lourde pièce de fer, couverte de limon, quitta le fond avec une secousse et libéra le bateau.

« Largue la voile ! Reviens à l’avant et prête une main à la chaîne ! Reste-là pour hisser le foc ! »

Frisco Kid, le garçon qui rêvait aux jeunes filles dont le portrait agrémentait les pages des magazines, s’était évanoui, et Frisco Kid, le marin, fort et volontaire, commandait sur le pont. Il courut à l’arrière et vira de bord tandis que le foc montait avec bruit sur la draille, manœuvré par Joë qui aussitôt après rejoignit son compagnon à l’arrière.

À ce moment précis, le Reindeer, telle une monstrueuse chauve-souris, passa sous leur vent dans l’obscurité.

« Ah ! ces fichus mousses ! Il leur faut toute une nuit pour faire la manœuvre ! », s’exclama Pete-le-Français.

Bientôt ils entendirent la voix bourrue de Nelson qui répondait :

« T’en fais pas, Francillon. C’est moi qui ai enseigné au Kid son métier de marin et jusqu’ici il ne m’a jamais fait honte ! »

Le Reindeer était un bateau plus vite que le leur, mais en laissant légèrement mollir ses voiles, il ralentissait suffisamment pour permettre au jeune garçon de ne pas le perdre de vue.

Le vent, qui soufflait régulièrement de l’Ouest, ne tarderait pas à gagner de la force. Les étoiles s’effaçaient derrière de gros nuages poussés par la brise, indice d’une plus grande rapidité du vent dans les couches supérieures de l’atmosphère.

Frisco Kid observa le ciel.

« Je te l’avais bien dit que ça soufflerait raide et dur avant le matin. »

Quelques heures plus tard, les deux bateaux se trouvaient devant la grève de San Mateo et jetaient l’ancre à une encablure l’un de l’autre.

Un petit wharf s’avançait sur la mer. À quelque distance de son extrémité mouillait un yacht amarré à une bouée.

Selon la coutume, tout fut préparé en vue d’un départ précipité. En un clin d’œil les ancres pouvaient être dérapées et les voiles déployées. Les deux youyous du Reindeer furent mis à la mer sans aucun bruit. Nelson ayant prêté un de ses hommes à Pete-le-Français, chaque embarcation contenait deux marins. Ce n’était pas là des gens bien recommandables — du moins selon l’opinion de Joë — ; ils portaient sur leurs visages une expression farouche, à faire frémir le jeune garçon.

Le capitaine du Dazzler boucla sa ceinture de pistolet et déposa dans le bateau un fusil et un solide palan à double poulie, puis, il versa du vin à la ronde et, dans l’obscurité de la petite cabine, tous levèrent leurs verres au succès de l’entreprise.

Nelson-le-Rouge était armé lui aussi et ses hommes portaient à la hanche le classique couteau à gaine des marins. Doucement, évitant de faire le moindre bruit, ils descendirent dans les youyous, Pete-le-Français recommanda aux deux jeunes gens de demeurer tranquillement à bord et de ne pas lui jouer de tours.

« Ce serait pour toi le moment propice, Joë, s’ils n’avaient enlevé le youyou, murmura Frisco Kid dès que les canots s’évanouirent dans l’ombre de la terre.

— Et pourquoi pas avec le Dazzler ? fut la réplique inattendue. Nous pourrions mettre à la voile et filer sans crier gare. »

Frisco Kid hésitait. Chez lui l’esprit de camaraderie dominait et il lui répugnait de lâcher ses compagnons en mauvaise posture.

« Je crois que ce serait mal de les planter là sur le rivage. Évidemment, s’empressa-t-il d’ajouter, ils se livrent à un métier de bandits, mais souviens-toi de ce soir où tu t’essayais à la nage pour le youyou quand les types se défilaient à toutes jambes sur la grève. À ce moment-là, t’avons-nous abandonné à ton mauvais sort ? »

Joë l’admit à contrecœur, mais une nouvelle idée lui traversa l’esprit.

« Ceux-ci sont des pirates, des voleurs, des criminels. Ils désobéissent à la loi, alors que toi et moi nous ne demandons qu’à la respecter. De plus, ils ne sont pas abandonnés. Qui les empêche de se sauver sur le Reindeer ? En tout cas, jamais ils ne nous rattraperons dans l’obscurité.

— Alors, filons ! »

Bien qu’il eût donné son consentement, Frisco Kid n’avait pas la conscience tranquille ; cette fuite gardait un arrière-goût de désertion.

Ils se glissèrent à l’avant et hissèrent la grand-voile. Pour gagner du temps, au lieu de relever l’ancre, ils laissèrent filer la chaîne. Mais dès le premier grincement des cordages sur les poulies, un appel leur arriva à travers les ténèbres, suivi d’un avertissement :

« Cessez la manœuvre ! »

Scrutant dans la direction d’où provenait la voix, ils distinguèrent alors une face blanche qui les observait par-dessus la lisse de l’autre sloop.

« Ce n’est que le mousse du Reindeer, dit Frisco Kid. Continuons ! »

De nouveau, ils furent interrompus au premier grincement des poulies.

« Dites donc, vous autres, je vous engage à laisser tomber les drisses, et vivement ! Je vous préviens que si vous ne cessez pas votre manège, il vous en cuira ! »

Devant la menace, accompagnée du déclic d’un revolver, Frisco Kid obéit et, tout en grommelant, retourna au cockpit.

« L’occasion se retrouvera, murmura-t-il à Joë comme fiche de consolation. Pete-le-Français est un roublard, qu’en dis-tu ? Il a deviné tes intentions de t’échapper et nous a fait surveiller. »

Rien, pas même l’aboiement d’un chien ni la lueur d’un feu ne leur parvenait du rivage pour les renseigner sur la position des pirates. Cependant, l’air semblait lourd d’un danger terrible, prêt à éclater. Le cœur serré par un mauvais pressentiment, les deux jeunes matelots se pelotonnèrent l’un contre l’autre dans le cockpit.

« Tu te disposais à me raconter ta fuite et ton retour chez les pilleurs d’huîtres », hasarda enfin Joë.

Frisco Kid s’empressa de reprendre son récit, d’une voix basse, et parlant presque à l’oreille de son ami.

« Tu vas comprendre : lorsque je me décidai à quitter la vie des pilleurs, je ne connaissais personne capable de m’aider en quoi que ce fût. Tout ce que je savais, c’est que, une fois débarqué, il me faudrait trouver de l’ouvrage, afin de pouvoir m’instruire. Je m’imaginais que j’aurais plus de chance à la campagne qu’en ville. À cette époque je travaillais sur le Reindeer. Une nuit, sur les bancs d’huîtres d’Alameda, je plaquai Nelson sans tambour ni trompette et filai sur la grève à toutes jambes. Nelson ne put pas me rattraper. Mais je ne rencontrai sur la côte que des fermiers portugais ; aucun d’eux ne me procura de l’ouvrage. Pour comble de déveine, nous étions à la mauvaise saison de l’année : l’hiver. Cela te montre à quel point j’ignorais les choses de la terre.

« J’avais économisé deux dollars et je continuai de m’enfoncer dans la campagne, toujours en quête de travail, me nourrissant de pain, de fromage, de ce que je trouvais chez les épiciers. Je grelottais la nuit, dormais à la belle étoile, sans couverture, et j’attendais avec impatience la venue de l’aube.

« Le pire, c’était la façon dont les gens me dévisageaient. Tous me suspectaient et nul ne se gênait pour me le faire voir. Parfois, ils lançaient leurs chiens à mes trousses et m’ordonnaient de déguerpir au plus vite. On eût dit que j’étais de trop en ce bas monde. Et bientôt l’argent me fit défaut. Un jour que je crevais de faim, on m’arrêta.

— Pourquoi ?

— Pour rien. Parce que je vivais, sans doute. C’est tout ce qu’on pouvait me reprocher. Oui, une nuit que je m’étais glissé dans un tas de foin pour y dormir plus au chaud, un garde-champêtre m’arrêta pour vagabondage. Tout d’abord, on m’accusa de m’être enfui de chez mes parents ; on télégraphia mon signalement dans tout le pays. J’affirmai que je n’avais ni père ni mère, mais on fut longtemps avant de me croire, on y mit le temps ! Enfin, comme personne ne me réclamait, on m’expédia dans un asile d’enfants de San-Francisco. »

Il fit une pause et fouilla des yeux le rivage. Les hommes avaient été engloutis dans une obscurité et un silence absolus. Nul autre bruit que le murmure du vent qui se levait.

« J’ai cru mourir dans cet « asile », dans cette prison. Car nous étions claquemurés et gardés comme de véritables prisonniers. Malgré tout, si j’avais pu rencontrer de la sympathie chez mes jeunes compagnons, je me serais résigné à cette pitoyable existence. Mais c’étaient des voyous des rues, de la pire espèce : menteurs, sournois et lâches, sans aucune étincelle de virilité ni la moindre notion d’honnêteté et de loyauté.

« Un seul plaisir dans cette geôle : la lecture. Ah ! j’en ai dévoré des livres ! Mais cette distraction ne suffisait pas à me faire oublier la liberté, le soleil, la mer. Quel crime avais-je donc commis pour être enfermé avec toutes ces petites gouapes ? Au lieu de faire le mal, je m’étais efforcé de me bien conduire, de m’amender, et voilà quelle était ma récompense ! Je n’étais pas encore assez vieux pour raisonner sur toutes ces questions.

« Parfois, je revoyais, en imagination, le soleil scintiller sur les flots et blanchir les voiles du Reindeer, poussé mollement par la brise. À de tels moments, je me sentais si démoralisé que je savais à peine où j’en étais. Alors les autres gamins venaient me harceler de leurs mesquines persécutions. Pour me débarrasser d’eux, je leur flanquais des tripotées. Les gardiens, croyant me punir, me fourraient au cachot.

« Incapable de tenir plus longtemps, je guettai l’instant propice et je m’enfuis de cet enfer, puisque j’étais un paria dans la société des hommes. C’est alors que je rencontrai Pete-le-Français et partis avec lui sur la baie.

« Voilà toute mon histoire. Je tenterai une fois encore de quitter cette existence de rapine lorsque, devenu un peu plus âgé, je serai mieux à même de me défendre.

— Tu vas revenir à terre avec moi ! trancha Joë d’un ton autoritaire et la main sur l’épaule de son camarade : Inutile de refuser. Quant à… »

Pan ! Un coup de revolver partit du rivage. Pan ! Pan ! d’autres détonations, brèves et précipitées, suivirent. Une voix sauvage s’éleva dans l’air, puis se tut. Quelqu’un appela au secours.

En un clin d’œil, les deux garçons étaient debout, hissaient la grand-voile et tenaient le bateau prêt à partir. Le mousse du Reindeer en faisait autant.

Un homme, réveillé en sursaut sur un yacht, passa une tête furieuse à travers la claire-voix, mais il la rentra aussitôt à la vue des deux jeunes inconnus.

La fièvre de l’attente était passée. Le moment d’agir était venu.

CHAPITRE XVIII

JOË ASSUME UNE NOUVELLE RESPONSABILITÉ

Frisco Kid et Joë pesèrent sur la chaîne d’ancre jusqu’à ce que celle-ci fût à pic, puis ils se reposèrent un instant.

Tout était prêt à bord du Dazzler pour hisser le foc et filer. Ils écarquillèrent les yeux dans la direction de la rive. Le bruit avait cessé, mais çà et là des lumières commençaient à scintiller. Le grincement d’une poulie frappa leurs oreilles ; ils perçurent la voix de Nelson-le-Rouge qui hurlait :

« Pete-le-Français a oublié de l’huiler, expliqua Frisco Kid faisant allusion à la poulie.

— Dites donc, il leur en faut du temps à ceux-là ! leur cria le mousse du Reindeer assis sur le toit de la cabine et s’épongeant la figure après avoir, tout seul, hissé la grand-voile.

— Je crois qu’ils ont raison, répliqua Frisco Kid. Tout est prêt ?

— Oui, ici tout est prêt.

— Hé, là-bas ! leur hurla l’homme du yacht n’osant risquer la tête une deuxième fois à travers la claire-voie. Vous feriez mieux de décamper.

— Et vous de vous tenir pénard dans votre cabine. Occupez-vous de vos oignons et fichez-nous la paix.

— Si seulement nous étions ailleurs, je vous ferais voir comment je m’appelle ! s’exclama l’autre d’une voix menaçante.

— Félicite-toi d’être où tu es ! » répliqua le mousse du Reindeer.

Après quoi, l’homme garda le silence.

« Les voici ! », annonça soudain Frisco Kid à Joë.

Les deux youyous, émergeant des ténèbres, vinrent se ranger le long du Dazzler. Une altercation se produisait, ainsi qu’en attestait la voix de Pete.

« Non ! non ! s’écriait-il. Mets-le sur le Dazzler. Le Reindeer s’emballe toujours et file si vite qu’on ne le revoit plus. Mets-le sur le Dazzler, te dis-je !

— C’est bon ! acquiesça Nelson-le-Rouge. On fera de la vitesse plus tard. Allons, les gars, grouillez-vous ! Embarquez-moi ça, j’ai le bras cassé. »

Des filins furent lancés à bord et rattrapés par les hommes, tout affairés, à l’exception de Joë.

Les vociférations, le bruit des rames, le grincement des poulies et le claquement des voiles, indiquèrent aux pilleurs que sur la rive on se préparait à leur poursuite.

« Maintenant, tous ensemble ! commanda Nelson-le-Rouge. Ne laissez pas le bateau culer ou vous allez mettre le youyou en pièces. Tirez dessus, de toutes vos forces ! Encore ! Encore un peu ! Encore un petit coup, soufflez un instant. »

Bien que la tâche ne fût qu’à moitié terminée, les hommes, épuisés par ce prodigieux effort, accueillirent la pause avec satisfaction. Joë promena son regard par-dessus la lisse dans l’espoir de découvrir la nature de ce lourd objet qu’on hissait à bord. Il devina les vagues contours d’un petit coffre-fort de bureau.

« Allons, tous ensemble ! reprit Nelson-le-Rouge. Posez le bout sur la voûte arrière et ne laissez pas tomber ! Ho ! hisse ! Ho ! Encore un peu ! Passez la caisse par-dessus bord. »

Haletants, les muscles tendus et la poitrine gonflée, ils firent basculer par-dessus bord l’embarrassant fardeau et le descendirent dans le cockpit par la plate-forme arrière. Les portes de la cabine furent ouvertes en grand, on fit avancer le coffre-fort en le balançant sur sa base ; bientôt il reposa sur le parquet de la cabine, contre le puits de dérive.

Nelson-le-Rouge, en personne, avait dirigé l’opération et était monté à bord, son bras gauche pendant, inerte, à son côté ; du sang tombait goutte à goutte de l’extrémité de ses doigts. Il semblait n’en faire aucun cas, pas plus que des échos de la tempête humaine déchaînée sur le rivage, et qui, à en juger par le vacarme, était sur le point de s’abattre sur eux.

« Mets le cap sur la Porte d’Or, dit-il à Pete-le-Français comme il se disposait à partir. Je tâcherai de te suivre. Si je te perds de vue dans l’obscurité, rendez-vous dans la matinée aux Farralones. »

Il sauta dans le youyou après les hommes et saluant de son bras valide il s’écria :

« Alors, les gars, nous parlons bientôt pour le Mexique ! Le Mexique… où il fait un beau temps d’été ! »

À la minute même où le Dazzler, libéré de son ancre, faisait son abattée sous l’action du foc et commençait sa course, une voile sombre apparut à l’arrière, manquant de justesse le youyou en remorque.

Le cockpit du bateau inconnu était bondé d’hommes qui élevèrent leur voix courroucée à la vue des pirates. Joë fut sur le point de se précipiter à l’avant pour trancher les drisses et faciliter ainsi la capture du Dazzler. Ainsi qu’il l’avait dit la veille à Pete-le-Français, il n’avait aucun crime à se reprocher et ne redoutait point de comparaître devant un tribunal. Mais la pensée de Frisco Kid le retint. Il désirait l’amener à terre avec lui, mais il ne voulait point, ce faisant, risquer de le faire jeter en prison. Il se passionna donc lui aussi pour la fuite du Dazzler.

Le sloop qui les poursuivait décrivit une courbe pour piquer sur eux à toute vitesse, mais dans l’obscurité il heurta le yacht mouillé à l’ancre. Son occupant, croyant sa dernière heure venue, poussa un cri sauvage, monta sur le pont et sauta dans la mer. Dans la confusion qui s’ensuivit, et tandis que les hommes du sloop essayaient de le repêcher, Pete-le-Français et ses deux matelots disparurent dans la nuit.

Le Reindeer était déjà hors de vue et lorsque Joë et Frisco Kid eurent lové les manœuvres courantes et mis tout en ordre à bord, ils étaient déjà au large. La brise fraîchissait de plus en plus et le Dazzler filait grand largue sur des eaux relativement calmes.

Une heure s’était à peine écoulée que les lumières du cap Hunter apparaissaient à bâbord. Frisco Kid descendit pour préparer le café, mais Joë resta sur le pont à observer les points lumineux de San-Francisco qui grossissaient de plus en plus. Il essaya de deviner la destination du Dazzler. Le Mexique ! ils allaient donc affronter l’océan sur cette coque de noix ! Impossible. Du moins il en avait l’impression, car sa conception des voyages en mer se bornait aux traversées en paquebot ou sur des navires gréés en trois mâts carrés.

Il regrettait déjà de n’avoir point coupé les drisses et brûlait de poser à Pete-le-Français un millier de questions, mais comme la première se présentait sur le bout de sa langue, ce digne personnage lui intima l’ordre de descendre, de boire son café et d’aller se coucher.

Peu après, Frisco Kid le rejoignait et Pete-le-Français resta seul, absorbé par l’unique souci de sortir de la baie pour gagner la haute mer. À deux reprises il entendit les vagues refoulées contre la coque du Dazzler par une étrave volant sur les flots ; une fois même il aperçut une voile sous le vent qui lofait vivement et approchait en pleine vue.

Mais la nuit les favorisait et ils n’entendit plus rien, peut-être parce qu’il serra le vent d’un quart plus près et se maintint de la sorte avec la voile frémissante le long de sa ralingue de chute.

Le matin, à l’aube, les deux jeunes mousses furent réveillés et montèrent sur le pont, les yeux encore lourds de sommeil. Le jour perçait, froid et gris, et le vent atteignait l’allure d’un grain.

Joë reconnut, tout surpris, les tentes blanches du poste de quarantaine sur l’île Angel. Au Sud, San-Francisco formait une tache vaporeuse, tandis que la nuit, s’attardant encore à l’occident, se retirait lentement sous leurs regards.

Pete-le-Français venait de franchir le détroit de Raccoon et étudiait les mouvements d’un sloop-yacht qui, un demi-mille à l’arrière, s’avançait en piquant du nez.

« Alors, tu t’imagines que tu vas rattraper le Dazzler ? »

Et, poursuivi par le bateau en question, il dirigea le Dazzler tout droit sur la Porte d’Or.

Le yacht ne les lâchait pas. Joë l’observa pendant un long moment. Il suivait une course parallèle à eux, et les dépassait de vitesse.

« Mais à cette allure, s’écria le jeune garçon, ils seront sur nous quand ils voudront ! »

Pete-le-Français éclata de rire.

« Tu crois ça ? Peuh ! Ils laissent porter. Nous, nous serrons le vent davantage. Ils ont peur du vent, tandis que nous lui « essuyons les yeux » comme nous disons nous autres marins. Patiente un peu. Tu verras. Nous finirons par les battre, même s’ils ont le cran de passer la barre, ce qui m’épaterait. »

Devant eux, les grosses lames de l’océan s’élançaient vers le ciel et se brisaient en crêtes d’écume rugissante.

À tribord, une goélette à vapeur avançait à grand-peine, tantôt roulant au point de montrer hors de l’eau sa carène ruisselante, tantôt dressant son pont dont le chargement de bois dépassait largement les rambardes.

Cette lutte entre l’homme et les éléments était magnifique. Joë avait perdu toute sa timidité, ses narines se dilataient et ses yeux flamboyaient devant la perspective d’une bataille imminente.

Pete-le-Français demanda son ciré et son suroît, et Joë endossa un imperméable. Sur ce, le patron l’envoya en bas avec Frisco Kid pour caler le coffre-fort au moyen de taquets et de courroies.

Jetant par hasard un coup d’œil sur une petite plaque vissée à l’avant du coffre, Joë lut le nom, en lettres dorées, de la firme à laquelle il appartenait : « Bronson et Tate ». Son père et l’associé de son père ! Leur coffre-fort et leur argent ! Frisco Kid, en train de clouer le dernier taquet sur le plancher de la cabine, leva les yeux et suivit le regard fasciné de son jeune compagnon.

« Ça, c’est raide, hein ? murmura-t-il. Ton père ? » Joë acquiesça de la tête. Maintenant, il comprenait tout. Ils étaient passé par San Andréas, où son père exploitait d’importantes carrières, et, sans aucun doute, le coffre contenait les salaires d’un millier et plus d’ouvriers à son service.

« Pas un mot ! », recommanda-t-il à son camarade.

Frisco Kid le considéra d’un air entendu.

« Pete-le-Français ne sait pas lire, murmura-t-il. D’autre part, il y a mille chances contre une que Nelson ignore ton nom. Tout de même, ça dépasse les bornes ! Dès que les circonstances le leur permettront, ils vont défoncer le coffre et partager le magot. Que pourrais-tu faire pour les en empêcher ?

— Attends, tu verras. »

Joë venait de se décider à défendre coûte que coûte le bien paternel. En mettant les choses au pis, le coffre-fort risquait d’être perdu sans recours et ce serait à coup sûr le cas si lui, Joë, ne se trouvait à bord. Mais dans les conditions présentes l’occasion s’offrait à lui d’essayer de sauver cette fortune ou de la faire récupérer. Il sentait s’accumuler sur lui les responsabilités. Voilà quelques jours seulement, il n’avait à songer qu’à lui-même ; puis, de façon subtile, il s’était senti en quelque sorte garant du bien-être futur de Frisco Kid ; ensuite, et de manière plus impondérable encore, il avait pris conscience des devoirs que lui imposait sa situation ; devoirs envers sa sœur, ses camarades et amis. Maintenant, par une suite de circonstances tout à fait inattendues, il se préparait à se dévouer pour son père.

Il répondit bravement à cet appel des énergies les plus profondes dé son être. Si son avenir le laissait dans le vague, en revanche il ne doutait pas de lui-même ; et cet heureux état d’esprit, cette confiance en soi-même, par une généreuse alchimie, décuplèrent la force de sa volonté. Il s’en rendait compte. Il comprenait, confusément il est vrai, que la confiance engendre la confiance et que de la force naît la force.

CHAPITRE XIX

PLAN D’ÉVASION

« Attention ! Voilà le moment ! », cria Pete-le-Français.

Les deux jeunes matelots se précipitèrent dans le cockpit. Une vague de plusieurs mètres souleva une énorme crête d’écume à quelque distance devant eux, les déventa pendant un instant, menaça d’écraser la frêle embarcation comme une coquille d’œuf.

Joë retint son souffle. L’heure suprême avait sonné. Pete-le-Français lofa droit sur la vague, le Dazzler se lança à l’assaut du sommet vertigineux. Il s’y maintint quelques secondes et retomba un peu plus loin dans la vallée liquide.

Interrompant la manœuvre dans les intervalles pour serrer la grand-voile et lofant parmi les brisants, ils progressaient difficilement dans cette mer parsemée de dangers. Saisis une fois par la queue d’une grosse lame, ils faillirent disparaître à jamais dans l’écume. Mais, à part ces coups durs, le sloop se laissait mollement ballotter avec la passivité d’un bouchon.

Joë se croyait transporté hors de lui-même, hors du monde ! Ah ! cette fois, il goûtait à la vie, à l’action ! Ce n’était certes plus l’existence plate et morne qu’il avait trop longtemps connue !

Groupés sur la pontée du vapeur, les matelots agitèrent leurs suroîts et, sur la passerelle, le capitaine en personne exprima son admiration pour les prouesses du Dazzler.

« Ah ! vous voyez, les gars ! Vous voyez ! », s’exclama Pete en tendant le doigt vers l’arrière.

Le sloop-yacht, n’osant s’aventurer plus avant, allait et venait au niveau de la barre. La poursuite était terminée. Un bateau-pilote, cherchant refuge devant la tempête prête à éclater, glissa près d’eux comme un oiseau apeuré et passa devant le vapeur à une telle vitesse que celui-ci en parut immobile.

Une demi-heure après, le Dazzler avait franchi la dernière vague écumante et filait sur la houle du Pacifique. Le vent avait augmenté de vitesse et il fallut prendre des ris dans le foc et la grand-voile. Alors ils virèrent de nouveau à tribord dans la direction des Farralones, situées à une trentaine de milles de là.

Ils achevaient leur petit déjeuner lorsqu’ils relevèrent le Reindeer qui était à la cape et s’efforçait d’éviter la côte en gagnant le Sud-Ouest. La barre était amarrée sous le vent et il n’y avait pas une âme sur le pont.

Pete-le-Français protesta vigoureusement contre une telle insouciance :

« Voilà bien le défaut de Nelson-le-Rouge. Ce risque-tout n’a peur de rien ! Un de ces jours, cette imprudence lui coûtera la vie. Vous pouvez m’en croire, cela ne tardera pas. »

À trois reprises, ils firent le tour du Reindeer, filant sous sa hanche du côté du vent et il leur fallut s’égosiller pour amener quelqu’un sur le pont.

Aussitôt après, ils commencèrent vraiment à avancer, et les deux coquilles de noix s’élancèrent dans l’immensité du Pacifique.

Frisco Kid expliquait à Joë que cette fuite était nécessaire, s’ils voulaient prendre du large avant que la tempête ne se déchaînât au-dessus de leurs têtes. Sinon, ils seraient poussés à la dérive vers la côte de Californie. Le grain fini, ils descendraient à terre pour se procurer des vivres. Il félicita Joë de n’avoir pas le mal de mer : Pete-le-Français lui décerna les mêmes éloges et, pour cette raison, se sentit mieux disposé envers son jeune matelot rebelle.

« Écoute, voici ce que nous allons faire, murmura Frisco Kid à Joë tout en préparant le déjeuner. Cette nuit, nous enfermerons Pete dans la cale…

— Comment ?

— Voici : nous le ligoterons solidement et dès la tombée du jour, toutes lumières éteintes, nous gagnerons la terre aussi vite que possible, n’importe où, pourvu que nous nous débarrassions de Nelson-le-Rouge.

— Oui, je n’y verrais pas d’inconvénients, si je pouvais m’en charger seul, mais accepter ta complicité équivaudrait à une trahison envers Pete-le-Français.

— J’y ai songé. Je te prêterai la main à une ou deux conditions : Pete m’a recueilli sur son bateau alors que je fuyais la ville, crevant de faim et ne sachant où aller. Après cela, je ne voudrais pour rien au monde l’envoyer en prison. Ce serait déloyal de ma part. Ton père ne te permettrait jamais, n’est-ce pas, de manquer à ta parole ?

— Certes, non. »

Joë se souvenait du respect de son père pour la parole donnée.

« Alors, tu vas me jurer — et ton père devra veiller à ce que tu tiennes ton serment — de ne pas dénoncer Pete.

— Je le jure ! Et toi, que vas-tu devenir ? Tu ne saurais songer à retourner avec lui sur le Dazzler ?

— Ne t’en fais pas pour moi. Je n’ai aucune attache ici. Je suis solide et je connais suffisamment la navigation pour m’engager comme matelot. Je m’en irai dans une autre partie du monde et je recommencerai ma vie.

— Alors, mieux vaut abandonner le projet.

— Quel projet ?

— De ligoter Pete pour nous rendre à terre.

— Ah ! ça, non ! C’est une affaire bien entendue.

— Écoute-moi, Frisco Kid. Si, à ton tour, tu ne me fais pas une promesse, je continue jusqu’au Mexique.

— Quelle promesse ?

— Celle-ci : dès l’instant où nous poserons le pied sur la terre ferme, tu me laisseras libre de m’occuper de toi. Tu ignores tout du monde, ne me l’as-tu pas avoué toi-même ? Je persuaderai mon père ; il m’écoutera, je le sais, et tu pourras fréquenter des gens de la bonne société, tu recevras de l’instruction et de l’éducation, tu deviendras un autre homme. Ça te déplaît, cette perspective ? »

Frisco Kid ne répondit pas, mais la joie rayonna sur son visage. Joë poursuivit :

« Et tu l’auras bien mérité. Tu m’auras aidé à sauver la fortune de mon père. C’est à toi qu’il le devra.

— Ça n’est pas ma façon de voir. Je n’estime guère l’homme qui rend un service dans l’unique espoir d’obtenir une récompense.

— Tais-toi un peu. Combien crois-tu qu’il en coûterait à mon père pour s’assurer les services des détectives en vue de retrouver ce coffre-fort ? Donne-moi ta promesse, c’est tout ce que je te demande. Une fois ta situation réglée, si elle ne te convient pas, libre à toi d’en changer. C’est jouer franc-jeu, il me semble ? »

Ils se serrèrent la main pour sceller l’engagement et échafaudèrent aussitôt leur plan d’action pour la nuit. Mais la tempête, qui faisait rage au Nord-Ouest, réservait une surprise aux hommes d’équipage du Dazzler. Le déjeuner achevé, ils durent prendre un deuxième ris dans la grand-voile et le foc ; et pourtant, le grain n’avait pas atteint toute sa force. La mer avait grossi et les montagnes liquides se succédaient, offrant un spectacle grandiose qu’on pouvait admirer du pont du sloop. Les deux bateaux ne s’entrevoyaient que lorsqu’ils se trouvaient à la même seconde au sommet des vagues. Des paquets d’eau se précipitaient dans le cockpit ou balayaient le toit de la cabine. Joë fut posté à la petite pompe pour vider le puisard.

Vers trois heures, Pete-le-Français réussit enfin à communiquer avec le Reindeer et expliqua à Nelsonle-Rouge par signaux qu’il allait mettre en panne et jeter une ancre flottante. L’appareil ressemblait à un grand sac de toile maintenu ouvert par des espars liés de façon à former un triangle. Des filins rattachaient au bateau cette sorte de parachute qui présentait à l’eau sa plus grande surface de résistance. Le sloop, dérivant d’autant plus vite, présentait et maintenait son avant au vent et à la mer, la plus sûre des positions au cours d’une tempête. D’un geste de la main, Nelson-le-Rouge répondit qu’il avait compris et lui fit signe de poursuivre sa route.

Pete-le-Français alla lui-même à l’avant pour jeter l’ancre flottante, laissant à Frisco Kid le soin de mettre la barre au moment propice et de courir dans le vent.

Debout sur le pont glissant, le Français attendait l’instant opportun pour agir, lorsque le Dazzler fut soulevé par une immense vague. Comme il en atteignait le sommet, la rafale l’attaqua avec violence, à la seconde même où il se tenait en équilibre sur la crête. Dans cette position, il se cabra contre cette pression soudaine frappant ses voiles et son gréement.

Un brusque choc suivi d’un grand fracas. Les haubans d’acier du côté du vent se rompirent au niveau des ridoirs et le mât, le foc, la grand-voile, les poulies, les étais, l’ancre flottante, tout, y compris Pete, passa par-dessus bord.

Par miracle, le capitaine s’agrippa à la sous-barbe et, à la force du poignet, se hissa sur le beaupré. Les deux jeunes garçons s’élancèrent à l’avant pour lui porter secours et Nelson-le-Rouge, qui observait la scène, mit la barre dessus et courut leur prêter son aide.

CHAPITRE XX

HEURES DE PÉRIL

De sa chute par-dessus bord, avec le mât du Dazzler, Pete se tira indemne, mais l’ancre flottante avait été fortement endommagée. La corne de la grand-voile l’avait transpercée et mise hors de service. L’épave, ballottée le long de la coque, tenait le sloop incliné d’un quart ; position qui n’offrait pas de danger immédiat, mais qui n’était certes pas très rassurante.

« Au revoir, mon vieux Dazzler ! Jamais plus tu n’essuieras l’œil du vent ! Jamais plus tu ne feras la pige aux yachts de ces messieurs ! »

Ainsi se lamentait le capitaine, debout dans le cockpit, et considérant le désastre de ses yeux secs. Joë lui-même, qui le détestait de toute son âme, éprouva à cet instant quelque pitié envers lui. Un nouveau grain, plus violent encore, souleva la crête échevelée d’une lame et la projeta sur le bateau désemparé.

« Reste-t-il quelque espoir de le sauver ? », murmura Joë.

Frisco Kid hocha la tête.

« Et le coffre-fort ?

— Impossible, répondit Frisco Kid. Pour tout l’or du monde, on ne pourrait amener un autre bateau près de son bord. Au point où nous en sommes, je me demande si nous-mêmes parviendrons à sortir de là sains et saufs. »

Une autre vague balaya le pont du bateau qui, depuis longtemps, était submergé et vint se fracasser contre l’arrière. À ce moment, le Reindeer, porté au sommet d’une vague, les domina de toute sa hauteur. Joë recula instinctivement, car il lui semblait que cette masse allait retomber sur eux ; mais, l’instant d’après, le Reindeer plongeait dans un creux et les jeunes gens durent se pencher sur la lisse pour suivre ce spectacle impressionnant que Joë ne devait jamais oublier.

Le Reindeer roulait dans l’écume neigeuse, sa lisse au niveau des flots qui se précipitaient sur le pont en cataractes furieuses. L’air, chargé d’embrun, enveloppait la scène d’une vapeur fantomatique. Un des hommes agrippé au pont arrière, dans une position périlleuse, s’acharnait à libérer le youyou rempli d’eau. Le mousse, penché sur la rambarde du cockpit et se retenant par miracle au-dessus de l’eau, lui passa un couteau. Le deuxième homme se hâtait de mettre la barre dessus pour forcer le sloop à tomber sous le vent. Près de lui, le bras en écharpe, se tenait Nelson-le-Rouge : il avait perdu son suroît et le vent plaquait sur son visage ses boucles blondes toutes trempées. Son attitude entière exhalait la volonté indomptable, le courage et la force. Une étincelle divine semblait l’animer.

Joë le regardait, effaré. Devant les qualités extraordinaires de l’homme, il était navré de les voir si mal employées. Un gredin et un voleur ! En un éclair, le jeune garçon entrevit une parcelle de vérité humaine et à ses yeux se révélèrent les causes mystérieuses qui déterminent l’échec ou le triomphe. Nelson-le-Rouge était de l’étoffe des héros, mais il lui manquait le jugement, l’équilibre de l’esprit, le contrôle de sa volonté, en un mot tout ce que son père, dans ses sermons, cherchait naguère encore à lui inculquer.

Voilà les pensées qui se présentèrent à Joë dans l’espace d’une seconde. À ce moment, le Reindeer pointa vers le ciel, cogna leur proue du côté sous le vent, en plein sur une grosse vague.

« Ah ! le sauvage ! le sauvage ! hurla Pete-le-Français, suivant le Reindeer de ses yeux ébahis. Il pense pouvoir tréboucher[1], il en crèvera ! Nous en mourrons tous. Quel idiot ! Quel imbécile ! »

Mais les minutes étaient précieuses et Nelson-le-Rouge tentait la chance. Juste au moment propice, il fit passer la grand-voile sur l’autre bord et serra le vent par l’arrière.

« Le voici ! Prépare-toi à sauter ! », conseilla Frisco Kid à Joë.

Le Reindeer se rua vers l’arrière, donnant à tel point de la bande que les vitres de la cabine disparurent sous l’eau. Il s’approcha même si près qu’il menaça de les couler bas, mais une embardée sépara les deux bateaux. Constatant que sa manœuvre avait échoué, Nelson-le-Rouge, s’apprêta à en tenter une nouvelle. Mettant toute la barre au vent, le Reindeer vira sur sa quille et arriva sur le Dazzler au point de le surplomber de sa borne oscillante. Pete-le-Français qui se trouvait à portée ne laissa point échapper l’occasion. Avec l’agilité d’un chat, il bondit et empoigna à deux mains le marchepied de corde.

Alors le Reindeer courut de l’avant, faisant faire à Pete une trempette à chaque plongeon, mais l’homme s’agrippait, s’évertuait, chaque fois que le bateau émergeait, à gagner le pont. Il tomba enfin dans le cockpit tandis que Nelson-le-Rouge virait pour revenir sous le vent et répéter la manœuvre.

« À ton tour ! dit Frisco Kid.

— Non, au tien ! répliqua Joë.

— Je connais mieux la mer que toi, insista Frisco Kid.

— Et moi, je sais aussi bien nager que toi. »

Il eût été difficile de prévoir le résultat de cette discussion ; mais les événements se précipitèrent, rendant toute décision inutile. Le Reindeer avait trébouché et labourait les flots à une vitesse vertigineuse, s’inclinant à un angle tel qu’il semblait à tout moment devoir chavirer.

Le spectacle était magnifique et c’est alors que la tempête éclata dans toute sa fureur. Le vent rugissant aplatit la crête des vagues et les fit bouillonner. Le Reindeer disparut derrière une énorme lame qui déferla et, la seconde d’après, les jeunes garçons ne virent plus qu’une houle déchaînée à l’endroit où se trouvait le sloop. Doutant de leurs yeux, ils scrutèrent encore la surface des eaux. Le Reindeer n’existait plus ! Ils demeuraient seuls au milieu d’un océan déchaîné.

« Dieu ait pitié de leurs âmes ! », prononça Frisco Kid d’une voix solennelle.

Saisi d’effroi devant cette soudaine catastrophe, Joë était incapable de parler.

« Il a chaviré sous voiles, et avec le lest qu’il portait il a dû aller droit au fond », murmura Frisco Kid.

Puis, songeant aux nécessités immédiates, il ajouta :

« À présent, il s’agit de nous tirer de là. La queue de la tempête vient de passer, mais la mer ne se calmera point parce que le vent se sera apaisé. Travaille d’une main et agrippe-toi de l’autre. Il faut maintenir le bateau cap au vent. »

Armés de leur couteau, les deux jeunes gens rampèrent vers l’avant à la place où l’épave, qui sans répit frappait le flanc du bateau, entravait sa marche. Frisco Kid prit la direction de cette besogne délicate. Joë obéit aux ordres avec l’adresse d’un vieux loup de mer. À tout bout de champ l’avant était balayé par les flots et le vent faisait tournoyer les deux garçons comme deux girouettes.

La partie principale de l’épave fut d’abord solidement amarrée aux bittes d’avant. Haletants et pantelants, plus souvent sous l’eau qu’à la surface, ils tranchèrent ensuite à coups de couteau et de hache, l’amas de drisses, de voiles, d’étais et de palans. Le cockpit s’emplissait à vue d’œil. Pour terminer la tâche, ils durent lutter de vitesse, sous peine d’être engloutis avec leur bateau. Tout enfin fut déblayé, sauf les haubans sous le vent et Frisco Kid coupa les rides qui les retenaient. La tempête se chargea du reste. Le Dazzler dériva rapidement sous le vent des épaves jusqu’à ce que l’action de l’amarre fixée aux bittes de l’avant eût, d’un coup sec, redressé son étrave et il s’engagea, à demi submergé, épave lui-même, face au vent et à la mer.

S’interrompant pour se féliciter mutuellement du succès de leur entreprise, les deux garçons coururent à l’arrière. Le cockpit était à moitié plein d’eau où le contenu de la cabine flottait. Munis de deux seaux trouvés dans les soutes, ils se mirent à écoper. Tâche des plus décourageantes, car bien souvent l’eau leur revenait par paquets, mais ils persévérèrent avec un tel acharnement qu’à la tombée de la nuit le Dazzler se balançait joyeusement sur sa chaîne d’ancre et que ses pompes recommençaient de fonctionner.

Comme l’avait annoncé Frisco Kid, le gros de la tempête était passé, encore que le vent, tourné maintenant à l’Ouest, soufflât avec autant de force.

« Si cette brise continue, observa-t-il, nous atteindrons la côte californienne demain dans la journée. Il ne nous reste plus qu’à attendre. »

Oppressés par la mort de leurs camarades, et recrus les deux jeunes amis, blottis l’un contre l’autre pour mieux se réchauffer, n’échangèrent plus que quelques paroles. La nuit fut horrible. Impossible de trouver à bord le moindre objet sec, les vivres, les couvertures, tout était trempé d’eau salée. Parfois, ils s’assoupissaient, mais ces intervalles étaient courts et épuisants : on eût dit que chacun d’eux se fît un jeu d’éveiller l’autre en sursaut.

Enfin le jour parut. Ils promenèrent leurs regards autour d’eux. Le vent et la mer avaient considérablement perdu de leur force ; quand au Dazzler, il ne courait désormais aucun danger. La côte, plus proche qu’ils ne s’y attendaient, profilait déjà ses falaises droites et noires sur la grisaille de l’aube. Au lever du soleil, ils distinguèrent les grèves de sable jaune frangées d’écume blanche et, un peu au-delà — spectacle trop beau pour être vrai ! — des groupes de maisons d’où s’élevaient des spirales de fumée.

« Santa-Cruz ! s’écria Frisco Kid. Impossible ici de faire naufrage dans le ressac !

— Alors, le coffre-fort est en sûreté ? s’enquit Joë.

— En sûreté ? Je te crois L’endroit n’est guère abrité pour recevoir de grands navires, mais cette bonne brise nous aidera à remonter jusqu’à l’embouchure du San Lorenzo. Là nous trouverons un petit lac et un boat-house. L’eau est unie comme un miroir et sa profondeur à peine la hauteur d’un homme. Je suis déjà allé là-bas en compagnie de Nelson-le-Rouge. Viens ! Nous y arriverons à temps pour le petit déjeuner. »

Il retira des soutes un rouleau de filin de réserve et en amarra le bout par une double demi-clef sur le cordeau de l’ancre flottante. Puis, il amena cette sorte de main-courante vers l’arrière et en attacha l’autre extrémité à l’une des bittes de poupe. Enfin, il largua à l’avant le cordeau de l’ancre flottante.

L’ancre ne se trouvant plus fixée au bateau que par l’arrière, le Dazzler pivota sur lui-même, et pointa son avant vers le rivage.

Deux avirons de réserve qu’ils trouvèrent en bas et deux couvertures suffirent à confectionner une voile et un mât de fortune. Celui-ci mis en place, Joë largua le tas des débris que traînait encore l’arrière du bateau, et Frisco Kid prit la barre.

  1. Lorsqu’un bateau est vent arrière, l’acte de tréboucher consiste à faire passer le bôme de la grand-voile d’un bord à l’autre, de sorte que si cette grand-voile reçoit le vent sur sa face droite, par exemple, elle la reçoive désormais sur sa face gauche. Ce qui revient, en somme, à changer d’amures étant vent arrière.

CHAPITRE XXI

JOË DEVANT SON PÈRE

L’avant et l’arrière du Dazzler amarrés, Frisco Kid s’assit sur le gros câble fixé le long du petit wharf pour amortir les accostages.

« Et alors ? commandant que faisons-nous maintenant ? »

Surpris, Joë leva les yeux.

« Euh… je… que me chantes-tu là ?

— Eh bien ! N’es-tu pas commandant à présent ?

Ne sommes-nous pas à terre ? Désormais, c’est moi l’équipage. J’attends tes ordres.

— Siffle l’équipage au petit déjeuner… c’est-à-dire, attends une minute. »

Joë plongea dans la cabine et s’empara de l’argent qu’il avait glissé dans son sac de marin en montant à bord. Puis il ferma à clef la porte de la cabine et les deux amis se rendirent en ville à la recherche d’un restaurant.

Tout en déjeunant, Joë élaborait des projets dont il fit part à Frisco Kid dès qu’ils se levèrent de table.

En réponse à sa demande, la caissière lui donna l’heure du prochain train pour San-Francisco. Il consulta la pendule.

« Il me reste juste le temps de le prendre, dit-il à Frisco Kid. Aie soin de toujours boucler à clef les portes de la cabine et ne laisse personne monter à bord. Tiens ! voici de l’argent. Tu mangeras au restaurant. Sèche tes couvertures et dors dans le cockpit. Je serai de retour dès demain… Surtout, que nul ne pénètre dans la cabine ! À bientôt ! »

Joë serra la main de son camarade et partit d’un trait jusqu’à la gare. En poinçonnant son billet, le contrôleur le regarda tout surpris. Quoi d’étonnant ? Il ne lui arrivait pas tous les jours de voir des voyageurs monter dans le train affublés de suroîts et de bottes de mer. Mais qu’importait à Joë ? Plongé dans la lecture d’un journal qu’il venait d’acheter, il ne remarqua même pas la mine stupéfaite de l’employé et bientôt son regard se fixa sur l’intéressant article que voici :


LE VOL DU COFFRE-FORT

Le remorqueur Sea-Queen, affrété par MM. Bronson et Tate, revient d’une inutile croisière au large des Heads. On n’a pu découvrir aucune piste sérieuse concernant les audacieux pirates qui, jeudi soir, se sont emparé du coffre-fort de cette maison dans les circonstances que l’on sait. Le gardien de phare des Farralones déclare avoir aperçu les deux sloops mercredi matin se débattant en pleine tempête, à quelque distance de la côte. De l’avis des marins, les voleurs auraient péri en mer avec leur trésor mal acquis. Il paraîtrait qu’en plus des dix mille dollars en or, le coffre contenait des documents de grande importance.

À la lecture de ces lignes, Joë éprouva un profond soulagement. De toute évidence, aucun crime n’avait été commis à San-Andréas la nuit du vol, sans quoi le journal en eût sûrement fait mention. Par ailleurs, si les reporters avaient possédé le moindre renseignement sur sa propre disparition, ils se seraient empressés de publier cette nouvelle sensationnelle.

À la gare de San-Francisco, les badauds furent surpris de voir un jeune garçon, en bottes de mer et en suroît, hêler un taxi et filer à toute vitesse. Mais Joë n’avait pas une seconde à perdre. Il connaissait les heures de bureau de son père et craignait de ne pouvoir le joindre avant qu’il partît déjeuner.

Lorsqu’il poussa la porte et demanda à voir Mr Bronson, et le chef de bureau, appelé pour recevoir l’intrus, ne le reconnut pas tout d’abord.

« Vous ne me remettez pas, monsieur Willis ? »

Mr Willis le dévisagea une deuxième fois.

« Mais c’est Joë Bronson ! Si je m’attendais à vous voir ! D’où diable venez-vous donc ? Entrez par ici. Votre papa est dans son cabinet.

Mr Bronson cessa de dicter à sa sténographe et leva les yeux.

« Eh bien ! d’où sors-tu ?… Où étais-tu ? demanda-t-il.

— En mer », répondit timidement Joë. Incertain de l’accueil que lui réserverait son père il tortillait nerveusement son suroît dans ses doigts.

« Le voyage a été court, hein ? Comment s’est-il passé ?

— Oh ! Couci-couça. »

Il surprit un clignotement dans l’œil de son père et comprit qu’il devait aller droit au but.

« Penh… cela ne s’est pas trop mal passé, (étant)… donné…

— Étant donné quoi ?

— Je… je veux dire que les choses auraient pu aller plus mal.

— Voilà qui m’intéresse. Assois-toi. »

Et se tournant vers son secrétaire :

« Monsieur Brown, vous pouvez disposer. Je n’aurai pas besoin de vos services… pour le reste de la journée. »

Joë eut peine à retenir ses larmes, ému de la bienveillante réception. On eût dit qu’il ne s’était rien passé d’anormal, qu’il revenait simplement de vacances…

« Maintenant, raconte toute l’histoire, Joë. Voilà une minute, tu me parlais par énigmes et tu as éveillé ma curiosité à un degré peu ordinaire ! »

Là-dessus, Joë s’assit et fit le récit de ses aventures depuis le lundi soir précédent jusqu’à la minute présente. Il n’oublia pas le moindre incident ni le moindre détail, répéta ses conversations avec Frisco Kid et fît part à son père de ses promesses au jeune matelot.

Dans le feu de son discours, il sentit ses joues s’empourprer, tandis que Mr Bronson, impatient de connaître la suite, le pressait dès qu’il ralentissait quelque peu, l’écoutait bouche bée.

« Ainsi, tu vois, conclut Joë, les événements n’auraient pu mieux tourner.

— Eh ! prononça judicieusement Mr Bronson, ils auraient pu aussi bien tourner mal.

— Je ne crois pas. »

Joë éprouva une vive déception devant les félicitations plutôt mitigées de son père. À son sentiment, le retour du coffre-fort méritait une plus franche approbation.

De toute évidence, Mr Bronson comprenait pleinement le point de vue de son fils, car il poursuivit :

« Pour ce qui est du coffre, bravo ! Tu mérites la palme. Mr Tate et moi, nous avons déjà dépensé cinq cents dollars pour tenter de le retrouver. Le contenu en est si important que nous avons offert une récompense de cinq mille dollars et que, ce matin même, nous songions à augmenter cette somme. Mais, mon cher fils… »

Mr Bronson se leva et posa une main affectueuse sur l’épaule du jeune garçon :

« Il existe au monde des choses plus précieuses que l’or ou les papiers représentant ce que l’on peut se procurer avec de l’or. Parlons de toi, par exemple. A cet instant même, consentirais-tu à compromettre ton avenir pour un million de dollars ? »

Joë hocha la tête.

« Tous les trésors du monde ne sauraient acheter une vie humaine, pas plus qu’ils ne sauraient réparer une vie perdue, remplir et embellir une vie laide et mesquine. Dis-moi, quel sera l’effet de ces ordinaires ordinaires aventures sur le reste de ton existence ? Serais-tu prêt à partir et à les vivre une seconde fois aujourd’hui, demain, après-demain ?

« Comprends-moi, Joë. T’imagines-tu une seule minute que je voudrais risquer les plus belles années de la vie de mon fils contre le vil contenu d’un coffre-fort ? Pour le moment, je ne puis présumer des résultats bons ou mauvais de cette fugue. Un dollar ressemble comme un frère à un autre dollar, et il n’en manque point de par le monde ; mais aucun Joë ne ressemble à mon Joë et nul ne saurait le remplacer. Saisis-tu, à présent, Joë ? »

La voix de Mr Bronson se brisa légèrement et l’instant d’après Joë sanglotait, comme si son cœur allait se fendre. Jusque-là il avait mal interprété les sentiments paternels ; maintenant, il concevait tout le chagrin qu’il avait dû causer à son père, à sa mère et à sa sœur. Mais les quatre journées émouvantes qu’il avait passées sur mer lui avaient permis de mieux connaître les hommes, et comme il avait le don d’exprimer sa pensée en paroles, il exposa son point de vue et les leçons qu’il retenait de cette aventure.

Les conclusions, il les avait tirées de ses entretiens avec Frisco Kid, de ses relations avec Pete-le-Français, de l’image mentale qu’il gardait du Reindeer et de Nelson-le-Rouge, au moment où le bateau sombrait sous ses yeux dans l’abîme des vagues.

Suspendu aux lèvres de son fils, Mr Bronson comprit à son tour.

« Que va devenir Frisco Kid, père ? lui demanda Joë lorsqu’il eut achevé.

— Ce garçon-là, ma foi, me semble plein de promesses, d’après ce que tu en racontes. »

Mr Bronson tourna la tête pour dissimuler l’éclair de malice qui brillait dans ses yeux.

« À mon sens, il me semble parfaitement capable de se débrouiller tout seul.

— Père ? »

Joë ne put en croire ses oreilles.

« Voyons un peu, continuait Mr Bronson. Il a droit maintenant à la moitié des cinq mille dollars ; l’autre moitié t’appartient. Grâce à vos efforts conjugués, le coffre-fort ne gît pas au fond du Pacifique. Si seulement vous aviez tardé un peu, M. Tate et moi nous aurions augmenté le chiffre de la récompense. »

Joë saisit l’allusion.

« La chose peut encore s’arranger. Je refuse, père, ma part. Quant à l’autre moitié, ce n’est pas précisément ce qu’ambitionne Frisco Kid. Il désire surtout avoir des amis, et… et… bien que tu aies omis d’en parler tout à l’heure, l’amitié vaut plus que tout ce que l’argent et l’or sauraient acheter. Oui, Frisco Kid souhaiterait avoir des amis et acquérir de l’instruction. Pour lui, ces bienfaits-là valent tous les dollars du monde !

— Ne crois-tu pas que ce serait à lui de choisir ?

— Tout est déjà décidé.

— Comment ça ?

— Oui, père. Sur mer, c’est lui le capitaine, mais sur terre, c’est moi qui prends le commandement. Maintenant, il est sous mes ordres.

— En d’autres termes, tu as tous pouvoirs pour négocier en son nom ? Eh bien, je te soumets une proposition. Sa part de deux mille cinq cents dollars sera déposée entre mes mains et restera à son entière disposition. Nous réglerons ensuite vos affaires. J’emploierai ton camarade à l’essai dans nos bureaux, — disons pour un an. Tu pourras le diriger dans ses études, car je suis sûr que tu vas continuer les tiennes à présent, ou bien il fréquentera les cours du soir. Après quoi, s’il se tire honorablement de cette période d’épreuves, je lui offrirai les mêmes chances qu’à toi de suivre les cours de l’Université. Tout va dépendre de lui. Alors, monsieur le fondé de pouvoirs, qu’avez-vous à répondre à mon offre en faveur de votre client ?

— Je suis entièrement d’accord avec vous, monsieur mon père. »

Père et fils se serrèrent les mains.

« Que comptes-tu faire Joë, en sortant d’ici ?

— Envoyer un télégramme à Frisco Kid et rentrer bien vite à la maison.

— Bien. Attends-moi une minute. Je téléphone à San-Andréas pour annoncer la bonne nouvelle à mon associé, M. Tate, et je te suis.

— Monsieur Willis, annonça M. Bronson en quittant le bureau, le coffre-fort de San-Andréas est retrouvé et nous allons prendre tous un petit congé. Ayez l’obligeance d’avertir les employés qu’ils sont libres pour le reste de la journée. Et, dites-moi, rappela-t-il en pénétrant dans l’ascenseur, qu’on n’oublie pas le garçon de bureau ! »