La Croix de Berny/10

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À MONSIEUR
MONSIEUR LE PRINCE DE MONBERT
RUE SAINT-DOMINIQUE,
PARIS.


Richeport, 3 juin 18…

Il paraît, mon cher Roger, que nous jouons tous deux, non pas aux propos, mais aux amours interrompus ! Ne voilà-t-il pas que ma Louise Guérin, — comme votre Irène de Châteaudun, — vient de disparaître pour aller je ne sais où, me plantant là avec un commencement de passion dont je ne sais que faire dans ce pays de pommiers. La fuite est passée, cette année, chez les femmes, à l’état épidémique.

Le lendemain de cette fameuse soirée, j’allai chez la directrice de la poste, moins pour porter la lettre où ces triomphants détails étaient consignés, que pour avoir un prétexte de voir Louise ; car le premier domestique venu se serait acquitté de cette commission avec une intelligence suffisante. J’éprouvai la plus désagréable surprise en trouvant à la place de madame Taverneau une espèce de figure plus ou moins quelconque, laquelle me dit d’un air passablement rechigné que la directrice était partie pour quelques jours avec madame Louise Guérin ; la colombe s’était envolée, laissant, pour trace de son passage, quelques plumes blanches dans la mousse de son nid, un vague parfum de grâce dans cette maison triviale !

J’aurais bien pu questionner la grosse femme remplaçante de madame Taverneau ; mais j’ai pour principe qu’il ne faut jamais chercher à savoir les choses. Elles s’expliquent toujours assez tôt. — La clef de tout, c’est le désenchantement. — Lorsqu’une femme me plaît, j’évite avec soin les gens qui la connaissent et pourraient me donner des renseignements sur elle. Son nom, prononcé dans un groupe, me fait fuir ; on me donnerait toutes les lettres qu’elle reçoit ouvertes, je les jetterais au feu sans en lire une ligne. Si elle fait, en parlant, des allusions à son passé, aux événements de sa vie, je tâche de détourner la conversation ; je tremble, lorsqu’elle commence une histoire, qu’elle n’y mêle quelque détail désillusionnant, et qui dérange l’idée que je me suis faite. Autant les autres cherchent à pénétrer les secrets, autant je les évite ; si jamais j’ai appris quelque chose sur une personne aimée, ç’a toujours été malgré moi, et ce que j’ai su, j’ai tâché de l’oublier.

Tel est mon système. Je n’ai donc rien dit à la grosse femme ; mais je suis entré dans la chambre déserte de Louise.

Tout y était dans le même état.

Une touffe de myosotis, posée dans un verre pour servir de modèle, n’avait pas encore eu le temps de se flétrir ; un bouquet inachevé était encore posé sur le pupitre, comme attendant le dernier coup de pinceau. — Rien n’indiquait un départ définitif. On aurait dit que Louise allait rentrer. Une petite mitaine noire en filet traînait sur une chaise ; — je la ramassai, — et je l’aurais pressée sur mes lèvres, si une pareille action n’eût été d’un rococo déplorable.

Puis j’allai m’asseoir sur un vieux fauteuil, comme Faust dans la chambre de Marguerite, à côté du lit, dont je soulevai le rideau avec la même précaution que si Louise y eût reposé. Vous allez vous moquer de moi, cher Roger, et je vous y aiderai, si vous le voulez, mais je n’ai jamais pu regarder sans une émotion douce et triste un lit de jeune fille.

Ce petit oreiller unique, seul confident de rêves timides, cette couche étroite où il n’y a place, comme sur un tombeau, que pour une seule figure d’albâtre allongée, m’inspirent une mélancolie pleine d’attendrissement. Il ne me vient, je vous le jure, aucune idée anacréontique de membre du Caveau et de faiseur de chansons sur des rimes en ette, herbette, fillette, coudrette. — L’amour des rimes riches m’a préservé de ce mauvais goût.

Un crucifix, traversé d’une branche de buis bénit, ouvre ses bras d’ivoire sur le chaste sommeil de Louise. Cette piété simple m’a fait plaisir. Je n’aime pas les bigotes, mais je déteste les athées.

Je restai là quelques minutes plongé dans une contemplation profonde. — En regardant ce lit, il me vint la pensée que Louise Guérin n’avait jamais été mariée, quoiqu’on le prétende ici. — Ce n’est pas là un lit veuf, c’est un lit virginal. Il a quelque chose de froid, d’austère, de rangé, qui sent encore le couvent ou la pension.

Je vous dirai même à ce sujet que je ne crois guère à feu Albert Guérin, non que j’aie rien saisi de louche de ce côté, mais la beauté de Louise, ses gestes, ses habitudes de corps, ne sont pas d’une femme. La femme même la plus pure a quelque chose d’onduleux, d’assoupli, d’une aisance plus enjouée, d’une fleur plus épanouie. — Le col de Louise est un col de madone avant la visite de Gabriel ; — elle a du velouté de fruit vert sur les joues ; ses mains, quoique bien faites et soignées, sont plus rosés que ses bras, ce qui est très-significatif ; il semblerait, comme on dit, que l’amour n’a pas encore passé par là.

J’ai fait quelques pas dans le jardin ; le soleil jetait sur les marches du perron l’ombre découpée du feuillage ; les iris alanguis repliaient leurs pétales, et les fleurs d’acacias, se détachant de leurs grappes, commençaient à joncher le sable. — À propos de fleurs d’acacia, savez-vous que, frites dans la pâte, elles font d’excellents beignets ? — J’ignore comment cela se fait, mais en me trouvant seul dans cette allée, où je m’étais promené avec elle, je me suis senti le cœur gros et j’ai poussé un soupir comme un jeune abbé dans une ruelle du dix-septième siècle.

Je suis revenu au château, n’ayant aucun prétexte pour rester là, contrarié, désappointé, ennuyé, désœuvré, — j’avais déjà pris cette habitude de voir Louise tous les jours :

Et l’habitude est tout au pauvre cœur humain,


comme dit le charmant poëte Alfred de Musset. Mes pieds savaient me mener tout seuls au bureau de poste : que vais-je faire du temps que cette visite m’employait ? J’ai tâché de lire, mais j’étais distrait, je sautais des lignes, je revenais deux fois au même paragraphe, et mon livre étant tombé, je l’ai ramassé et j’ai lu une heure à l’envers sans m’en apercevoir ; j’ai voulu faire un sonnet en vers monosyllabiques, occupation extrêmement intéressante, et je n’ai pu en venir à bout. Mes quatrains étaient pleins de longueurs, et mes tercets péchaient par trop de diffusion.

Ma mère commence à s’inquiéter de ma maussaderie et m’a demandé deux fois si j’étais malade. J’ai déjà maigri d’un quarteron car rien ne me fait enrager comme d’être planté là au plus beau moment de mon effervescence ! Ixion de Normandie, j’avais pour Junon une enlumineuse ; j’ouvre les bras, et je ne serre qu’une nuée ! Ma position, pareille à la vôtre, ne peut cependant lui être comparée. Pour moi, il ne s’agit que d’une amourette sans conséquence, d’une fantaisie contrariée ; vous, c’est une passion sérieuse pour une femme de votre rang qui avait accepté votre nom et qui n’a pas le droit de se jouer de vous. — Il faut la retrouver, ne fût-ce que pour vous venger.

J’ai des remords d’avoir été si sentimental et si bête au clair de lune. J’aurais dû profiter de la nuit, de la solitude et de l’occasion, Louise ne serait pas partie ; elle a bien vu que je l’aimais, et j’ai cru voir que je ne lui déplaisais pas. Les femmes sont étranges, elles ne se regardent comme engagées que par des concessions physiques. Au fait, elles ont peut-être raison, car, leur corps, c’est leur âme.

Peut-être a-t-elle un amant qu’elle va rejoindre, quelque carabin ou quelque Lovelace de comptoir, pendant que je me morfonds ici comme Céladon ou Lygdamis, de roucoulante mémoire.

Cette supposition n’est guère vraisemblable, car madame Taverneau n’aurait pas compromis sa respectability jusqu’à servir de chaperon aux amours de Louise Guérin ! — Après tout, qu’est-ce que cela me fait ? je suis bien bon de m’inquiéter des équipées d’une enlumineuse prude ! — Elle reviendra, car l’on n’a pas renvoyé à Rouen le piano de louage, et personne ne sait dans la maison une note de musique, à l’exception de Louise, qui joue les contredanses et les valses avec assez de sentiment, talent qu’elle doit à sa maîtresse de coloriage, qui avait vu des jours meilleurs et possédait quelque instruction.

Cette lettre où j’épanche mes doléances, n’en soyez pas trop flatté, je l’ai écrite pour avoir le prétexte d’aller à la poste voir si Louise est de retour. — Si elle allait ne pas revenir ! Cette idée me fait affluer le sang au cœur.

Ne serait-il pas singulier que je devinsse éperdument amoureux de cette — simple bergère, — moi qui ai résisté aux œillades les plus vert-de-mer, aux sourires les plus glauques des sirènes de l’océan parisien ? N’aurai-je échappé aux turbans israélites de la marquise que pour tomber sous la domination d’un chapeau de paille cousue ? — Je suis toujours sorti sain et sauf des défilés les plus dangereux pour succomber en rase campagne ; je nage dans les gouffres et je me noie dans les viviers à poissons rouges ; toute beauté célèbre, toute coquette en renom me trouve sur mes gardes ; je suis alors circonspect comme un chat qui marche sur une table couverte de verres et de porcelaines. Il est difficile de me faire poser, comme on dit dans un certain monde, mais quand l’adversaire n’est pas redoutable, je lui laisse prendre tant d’avantages qu’il finit par me battre.

Je ne me suis pas tout d’abord assez défié de Louise.

— Je me suis dit : Ce n’est qu’une grisette ou une amoureuse de province ; j’ai laissé la porte de mon cœur ouverte, — l’amour est entré. Et je crois que j’aurai bien de la peine à le faire sortir.

Pardonnez-moi, cher Roger, ces bavardages insignifiants, mais il faut bien vous écrire quelque chose. Ma passion, après tout, vaut la vôtre. Qu’on aime une impératrice ou une danseuse de corde, l’amour est le même, et je finirai par être aussi malheureux de la disparition de Louise, que vous de la disparition d’Irène.

Edgard de Meilhan.