La Croix de Berny/9

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IX


À MADAME
MADAME LA VICOMTESSE DE BRAIMES
HÔTEL DE LA PRÉFECTURE,
À GRENOBLE (ISÈRE).


Paris, 2 juin 18…

Il est cinq heures, j’arrive de Pont-de-l’Arche, et je repars pour… l’Odéon, qui est à une lieue d’ici, car l’Odéon est loin de tout, et l’on a beau se loger soi-même loin de tout, on n’est pas encore près de l’Odéon. On me mène ce soir voir Antigone. Madame Taverneau se fait une fête de me conduire au spectacle, moi pauvre veuve obscure, condamnée à la retraite. Elle a une loge assez bonne qu’elle s’est procurée, dès son arrivée, par je ne sais quel maléfice. J’avais d’abord refusé de l’accompagner, mais ce refus lui a causé tant de chagrin que j’ai cédé à ses instances. L’excellente femme a pour moi une affection inquiète et tourmentée qui me touche profondément. Un vague instinct lui dit que le sort va nous entraîner dans des routes différentes, et, malgré elle, sans s’expliquer pourquoi, elle me surveille comme quelqu’un qui cherche à lui échapper. Elle a voulu venir avec moi à Paris, où elle n’avait rien à faire, son père ne l’attendait pas. Il est toujours mon voisin de mansarde. Elle compte bien me ramener avec elle à Pont-de-l’Arche. Je n’ose pas encore lui déclarer que je n’irai plus ; je redoute aussi le moment où je lui apprendrai mon nom véritable ; elle pleurera comme si elle apprenait ma mort. Dites-moi, que pourrais-je faire pour elle qui améliorât sa position et celle de son mari ; s’ils avaient un enfant, je lui assurerais une bonne dot ; on accepte franchement de l’argent pour un enfant ; mais pour leur en offrir, à eux, il faut une manière délicate et détournée, une avance considérable, un cautionnement qui servirait de prétexte. Moi, je n’y entends rien ; trouvez-moi un moyen. J’avais d’abord pensé à faire de M. Taverneau un régisseur quelque part dans une terre à moi, puisqu’à présent j’ai des terres ; mais il est stupide. Ah ! quel régisseur ça ferait ! il mangerait les foins au lieu de les vendre. J’ai renoncé à cette idée ; j’aime mieux demander pour lui une place, le gouvernement possède seul l’art d’utiliser les imbéciles. Voyons, quelle place puis-je demander pour lui, en lui faisant de grands avantages ? car je suis décidée à l’accabler de bienfaits. Consultez M. de Braimes ; un préfet doit savoir ça, lui : Quel bien on peut faire à un sot qu’on protège ? — Consultez-le et répondez-moi vite. Je ne veux pas parler de cela à Roger, ce serait lui révéler le passé. Pauvre Roger ! il est bien malheureux ! il me tarde de le revoir et de réparer mes torts envers lui. Je vous ai dit toutes mes ruses auprès de M. de Meilhan, pour arriver à connaître ce que son ami lui écrivait de ses chagrins. Par un bonheur inespéré, et grâce à ces petites boîtes que je fais avec de la cire à cacheter et pour lesquelles M. de Meilhan m’avait donné des cachets nouveaux, je me suis trouvée avoir entre les mains la lettre même de Roger. C’était hier soir… Eh bien !… vous comprendrez cela, vous… la peur m’a prise quand j’ai eu cette lettre, et je n’ai pas osé la lire ; ce n’était pas par probité, c’était par pruderie ; j’ai craint d’y trouver des choses embarrassantes et dites trop clairement dans ce langage par trop limpide que les hommes parlent entre eux. Tout ce que j’ai pu obtenir de ma délicatesse, c’est de jeter les yeux sur les trois dernières lignes. « Je ne lui en veux pas à elle, je m’en veux à moi-même, écrit le triste délaissé. Tout cela est ma faute ; je ne lui ai pas assez dit combien je l’aimais ; si elle l’avait su, elle n’aurait pas eu le courage de m’abandonner… » Cette douleur si simple et si vraie m’a vivement émue ; je n’ai rien voulu lire de plus, et j’ai rendu les lettres à M. de Meilhan. Quand je les lui ai reportées dans le jardin, je tremblais comme une coupable. Heureusement il faisait nuit, et il n’a pu voir mon trouble et ma pâleur. Dès lors j’ai résolu de revenir ici. Je découvre que je suis très-bonne, malgré mes beaux programmes de cruauté. La seule idée d’un chagrin causé par moi me bouleverse l’âme, et cependant j’ai voulu le causer, ce chagrin. Je me suis armée d’insensibilité, et me voilà déjà vaincue par les premiers gémissements de ma victime. J’aurais fait un tyran médiocre, et si toutes les reines soupçonneuses, les impératrices jalouses, les Élisabeth, les Catherine, les Christine, avaient eu la même cruauté, nous aurions été privés de bien des tragédies estimables.

Vous pouvez vous vanter aussi d’avoir singulièrement adouci la rigueur de mes décrets. C’est pour vous complaire, ingrate, que j’ai changé si vite tous mes plans d’observation, toutes mes combinaisons d’épreuves. Vous prétendez qu’il est indigne de moi d’espionner Roger, de me cacher à Paris quand il y reste pour moi ; vous me dites assez sévèrement que tout cela sent l’intrigue, et qu’il faut terminer au plus vite ce jeu ridicule, qui pourrait finir par être dangereux… Je me résigne ; je renonce à éprouver mon futur mari : soit ! Mais si j’ai à souffrir par la suite de quelques bons défauts bien insupportables, de quelques travers odieux qu’une intelligente indiscrétion, qu’un hasard sauveur auraient pu me révéler d’avance, vous me permettrez, n’est-ce pas, d’aller tous les matins m’en plaindre à vous, et de vous répéter souvent, très-souvent, à travers mes larmes : Valentine, ce que je sais trop tard, j’aurais pu le savoir à temps ; Valentine, je suis malheureuse ! consolez-moi, consolez-moi.

Sans doute, pour une jeune fille élevée comme vous dans l’opulence, sous l’aile de sa mère, cette conduite mystérieuse serait coupable, révoltante, mais songez donc qu’elle est pour moi la suite naturelle de la douloureuse existence que j’ai menée pendant trois ans ; ce déguisement que je reprends par fantaisie, je l’avais pris par dignité ; et j’ai bien le droit de l’emprunter encore quelques heures à la misère pour me préserver de chagrins nouveaux. N’est-il pas tout simple que je veuille profiter d’une expérience si tristement acquise, n’est-il pas juste que je demande aux souvenirs, aux débris d’une existence si amèrement pénible des facilités et des garanties pour une existence plus douce, et que je fasse servir au moins les tourments de mes mauvais jours passés à la sécurité de mes beaux jours à venir ?

Mais je me fâche et c’est inutile, puisque je veux vous écouter. Je vous fais part de mes projets. Demain soir je retournerai à Fontainebleau. J’y suis déjà restée cinq jours, quand j’y ai mené madame de Langeac ; je comptais n’y passer que quelques moments, mais ma cousine était inquiète, sa fille se trouvait plus souffrante et je n’ai pas voulu la quitter avant qu’elle ne fût tout à fait rassurée. Cette maladie, qui n’est que trop vraie, va m’aider dans tous mes mensonges. De Fontainebleau, j’écrirai une lettre très-aimable à M. de Monbert ; je lui dirai que nous avons été obligées de partir subitement sans lui dire adieu, pour aller soigner une jeune malade, qu’elle va mieux maintenant, et que nous espérons, madame de Langeac et moi, retourner à Paris la semaine prochaine ; dans trois jours, en effet, je reviendrai ; ainsi personne ne saura que je suis allée à Pont-de-l’Arche, excepté M. de Meilhan, qui m’oubliera sans doute, et qui d’ailleurs doit rester en Normandie jusqu’à la fin de l’année.

Oh ! l’amusante soirée que nous avons passée ensemble, M. de Meilhan et moi, chez madame Taverneau ! Comme nous avons ri ! Il était le roi de la fête, mais il ne voulait pas en convenir. Madame Taverneau était si fière de recevoir chez elle le jeune seigneur du village, qu’elle avait fait pour lui plaire des frais inouïs. Elle avait fait venir de Rouen un piano, on ne parlait que de cela dans la ville. Mais le grand effet de la soirée était un effet de pendule ; je dois le dire, il a complètement manqué, ou plutôt il a eu lieu en sens contraire. On se tient ordinairement dans la chambre à coucher, mais ce soir-là on avait ouvert le salon. Or, sur la cheminée de cette pièce splendide galope un affreux cheval de bronze emportant un guerrier farouche et je ne sais quelle grande femme turque. Tout cela compose une pendule. Je n’ai jamais rien vu de si laid ; j’aime encore mieux cette autre affreuse pendule que vous m’avez montrée un jour et sur laquelle Christophe Colomb découvre l’Amérique. Madame Taverneau pensait que M. de Meilhan, qui est un poète, un artiste, lui ferait compliment de cette œuvre d’art remarquable ; mais il n’en a point parlé… heureusement. À cela j’ai deviné la générosité de son âme ; c’est un homme délicat, qui respecte toutes les illusions, même les illusions en bronze doré.

J’ai appris avec douleur, en arrivant ici ce matin, qu’on allait abattre les arbres du jardin sur lequel donnent mes fenêtres ; cela devrait m’être indifférent, puisque je ne reviendrai plus dans cette maison ; et pourtant cela m’attriste : ils sont si beaux, ces arbres ! ils sont si vieux, et j’ai pensé à tant de choses en les regardant !… Et cette petite lumière qui brillait comme une étoile à travers le feuillage, il est donc vrai, je ne la verrai plus. Depuis un an déjà elle s’était éteinte ; mais j’espérais toujours la voir subitement se rallumer ; je disais : C’est une absence, et je rêvais un retour. Quelquefois je me disais aussi : Peut-être que mon idéal habite là !… Ô folle idée ! vaine espérance ! Il faut renoncer à toutes ces poésies de la jeunesse ; l’âge sérieux arrive avec son imposante escorte de devoirs austères ; il disperse les fantômes gracieux qui nous consolaient dans nos peines ; il souffle sur les flambeaux rayonnants qui nous guidaient dans la nuit ; il chasse l’idéal bien aimé, il éteint l’étoile chérie, il nous crie d’une voix grondeuse : Soyez donc enfin raisonnable, c’est-à-dire : n’espérez plus être heureux !

Ah ! voilà madame Taverneau qui m’appelle ; elle est prête et veut partir tout de suite pour l’Odéon ; c’est trop tôt ; moi, je ne suis pas du tout pressée de partir. J’ai envoyé chercher mes lettres à l’hôtel de Langeac, et je les attends. Je voudrais au moins les parcourir avant d’aller au spectacle.

Je viens d’apercevoir dans le corridor les deux femmes que madame Taverneau emmène avec elle et moi dans sa loge. J’ai avisé un certain chapeau couleur capucine orné de rubans verts, qui est assez horrible. Ah ! ma chère ! en voici un autre… celui-là est intolérable ; il est lie de vin et il est orné d’une plume bleue !… Et quelle figure a cette femme ! Elle tient à la main quelque chose qui brille… c’est une gibecière en perles d’acier. Cette femme emporte ça au spectacle !… Que vois-je ? elle y met des oranges !… Je suis perdue ; jamais je n’irai au spectacle en compagnie de cette gibecière et de ces atroces chapeaux.

Eh ! pourquoi pas ? Je me cacherai tout au fond de la loge ; on ne pourra me voir ; c’est aujourd’hui mon dernier jour de mystère, il faut bien en profiter un peu pour regarder encore une fois le monde du point de vue de la médiocrité. Qui sait ? Je m’amuserai peut-être plus ce soir dans cette loge inélégante s’il en fût jamais, que je ne me suis amusée tout l’hiver à l’Opéra et au Théâtre-Italien dans notre loge pompeuse ! Et, d’ailleurs, qui oserait me reconnaître derrière ces chapeaux-là, Roger lui-même n’oserait pas m’y chercher.

Les lettres n’arrivent point, madame Taverneau s’impatiente, il faut partir ; j’ai bien envie de rester, mais elle voudra rester avec moi. Adieu. Quatre femmes dans une loge ! C’est un crime de lèze-fashionabilité ! Que dirait ma cousine si elle me voyait ? Je vous écrirai bientôt la suite de mon roman. Je ferai toutes vos commissions demain dans la matinée.

Irène de Châteaudun.