La Divine Comédie (Lamennais 1863)/Introduction/Ouvrages de Dante

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Traduction par Félicité Robert de Lamennais.
Didier (1p. 34-50).
Introduction



III


OUVRAGES DE DANTE


Des canzoni et des sonnets, entre lesquels on ne saurait établir un ordre chronologique certain, furent les premières productions de Dante. Et pour la forme et pour le fond, ils appartiennent à un genre de poésie dont il est nécessaire d’indiquer, au moins brièvement, l’origine et le caractère ; car l’intelligence de l’œuvre entière du grand poëte gibelin dépend de cette connaissance préliminaire, ainsi que l’ont senti les interprètes modernes, parmi lesquels on consultera spécialement avec fruit MM. Delécluse[1], Philarète Chasles[2] et Rossetti[3]. Ce dernier, néanmoins, doit être lu avec beaucoup de réserve.

Le chant est naturel à l’homme, et par conséquent la poésie ou la parole chantée. Aussi est-elle de tous les temps, et la trouve-t-on chez tous les peuples, même les plus sauvages : le nègre près des bords du Niger et de la Gambie, l’Esquimau, le Samoyède au milieu de leurs glaces, l’Océanien sur ses îles de corail ont leurs chants, leur poésie, comme avaient la leur les fils de Brahma dans les montagnes et les plaines de l’Inde, sur leurs riantes collines les enfants d’Hellen. Sous tous les climats, à tous les degrés de la civilisation et de la barbarie, elle est le retentissement mélodieux de l’âme humaine.

Si l’on remonte à la source cachée dans la nuit des âges, d’où s’épancha de proche en proche la bienfaisante lumière de la religion, des lois, on en voit sortir la poésie sous sa première forme, et cette forme est l’hymne. Les Védas ne sont qu’un recueil d’hymnes. Les chants d’Orphée, de Musée, étaient des hymnes. Chose bien remarquable, l’homme s’est d’abord, par un élan spontané de son être porté vers Dieu. Puis, redescendant en lui-même, au sein de la Nature, pénétré de sa vie, il en chante les merveilles, les secrètes puissances, ses propres sentiments, ses passions, et surtout la plus vive, la plus universelle, l’amour.

À cette poésie d’amour l’hymne vient se mêler ensuite par la combinaison, la fusion, qui s’opère dans les profondeurs mystérieuses de l’âme, de l’amour humain et de l’amour divin.

La pensée se développant, ce qui n’était qu’instinct devient plus tard doctrine. On voit naître une philosophie de l’amour séparé des sens (quoique la poésie qui le peint emprunte aux sens et aux passions des sens ses images), et dont l’objet se symbolise dans une femme idéale, avec les différences produites, chez les différents peuples, à des époques diverses, par les idées religieuses accessoires, les mœurs et le génie même des races. De là, pour ne pas remonter plus haut dans le temps, et ne pas s’enfoncer plus loin dans l’Orient, la Sulamite du Cantique des Cantiques, la Diotime du Banquet de Platon, où Socrate raconte comment il fut par elle initié à la doctrine de l’amour céleste, la Zuléika et la Léila des Arabes, et tant d’autres types analogues chez les Persans ; et après les croisades, chez les peuples occidentaux, où on le retrouve jusqu’en Angleterre dans les sonnets de Shakspeare, visiblement empreints de ce mysticisme traditionnel. Le symbolisme mystique de Dante et de ses contemporains se compliqua d’un autre symbolisme correspondant aux passions politiques des partis entre lesquels était divisée l’Italie, le parti impérial ou gibelin, le parti guelfe ou pontifical, et à la haine plus générale qu’inspiraient l’ambition, l’orgueil, l’avarice de la cour romaine, et ses corruptions parvenues à leur comble lors du séjour des papes à Avignon.

Ainsi les symboles de l’amour pur, de l’amour divin, devinrent les symboles d’une doctrine secrète, religieuse et politique ; les mots prirent des acceptions nouvelles, obscures pour le vulgaire, connues des seuls adeptes. On n’en saurait douter en lisant les poëtes gibelins de l’époque de Dante, Guido Ça valcanti, Lappo Gianni, Guittone d’Àrezzo, Cione Baglione, Cino da Pistoïa, Giglio Lelli et leurs sonnets énigmatiques. Sous des formes convenues, mystérieuses, ces fidèles d’amour, ainsi qu’ils se nommaient entre eux, se communiquaient leurs pensées, leurs espérances, leurs craintes, poursuivant le but particulier du parti impérial, et concourant, à divers degrés, au développement de la vaste conspiration formée dans le Moyen âge contre la Rome papale, et qui aboutit à la réforme du seizième siècle. Les Lettres de Pétrarque, ses Églogues et celles de Boccace, ne laissent sur ce point aucune incertitude. Quelle que fut d’ailleurs la multiplicité des doctrines et des associations différentes, le même esprit éclate partout, avec les mêmes précautions de langage. Les figures de l’Apocalypse, les fictions païennes du Tartare et de l’Élysée fournissent, tour à tour, des images sur le sens desquelles aucun initié ne se méprenait. Le Pape est l’antique serpent, son règne le règne visible de Satan et de ses anges maudits ; les martyrs revêtus de robes blanches demandant justice de leurs persécuteurs au pied du trône de l’Agneau, sont les victimes de l’Inquisition ; la ville aux sept collines, Rome, est la prostituée assise sur les eaux, la Babylone, repaire des animaux immondes, dont on attend la chute certaine, célébrée par des chants d’allégresse et des cris de vengeance.

Une telle complication de vagues allégories, d’expressions volontairement obscures, ne jette pas seulement de la sécheresse et de la froideur dans les poésies gibelines, mais souvent les transforme en une sorte de chiffre inintelligible aujourd’hui, et qui le sera probablement toujours, spécialement en ce qui touche le côté politique.

Le symbolisme philosophique n’exigeait pas les mêmes précautions ; aussi verrons-nous plus loin que Dante lui-même fournit des explications très-utiles pour l’intelligence non-seulement de ses premières poésies, mais encore de la Divina Commedia, sans néanmoins dissiper, à beaucoup près, toutes les obscurités.

Pour ne pas interrompre l’enchaînement des idées et des faits qui relient entre eux ses autres ouvrages et en forment le meilleur et le plus sûr commentaire, nous parlerons ici de son Traité de la langue vulgaire[4] qu’il contribua tant à fixer au degré où elle pouvait l’être, si près encore de son origine. Ce sujet, en apparence purement littéraire et scientifique, n’était pas étranger aux intérêts de parti. Les Guelfes et les Gibelins avaient chacun leur langue : les Guelfes le latin, langue officielle connue de la seule classe instruite, les Gibelins la langue parlée et entendue de tous. Ce n’était pas là, certes, une différence légère, car elle marquait deux tendances contraires, l’une vers l’avenir, l’autre vers le passé. La naissance de la langue vulgaire fut la naissance de l’esprit nouveau. Quand les peuples eurent leur langue, ils eurent leur pensée spontanée, vivante.

Dante, selon la méthode du temps, remonte à l’origine du langage même, qu’il place en Dieu parlant au premier homme, et l’homme dut, selon lui, parler avant la femme en vertu de sa prééminence. Cette langue originelle fut l’hébreu ; après quoi vint la confusion de Babel.

Il distingue en Europe plusieurs familles de langues : les langues slaves et les langues latines, « qui n’en font qu’une, dit-il, bien qu’elles paraissent trois. Pour signe d’affirmation, les uns disent oc, les autres oil, les autres si : ce sont les Espagnols, les Français et les Italiens. La preuve de l’origine commune de ces trois langues est dans le grand nombre de mots semblables qu’elles emploient[5]. »

Puis il établit la supériorité de la langue d’oil, dans laquelle écrivaient de préférence les Italiens eux-mêmes avant que leur propre langue se fût suffisamment développée et polie[6]. Dante la divise en quatorze idiomes, « chacun desquels, ajoute-t-il, se subdivise lui-même en un si grand nombre, que je porterais à mille tous les dialectes, toutes les variétés de langage qui se parlent en Italie. »

M. Villemain fait à ce sujet les réflexions suivantes, aussi justes, ce nous semble, qu’ingénieuses. « Cette multitude même de langages, dit-il, nous expliquera, je crois, pourquoi la langue italienne fut si tardive à se fixer, à se constater visiblement par des écrits. Tout homme doué de quelque invention voulait être entendu au delà des murs de sa ville ; il était tenté de choisir, non pas un de ces patois de l’Italie, mais une langue durable, vivace : il écrivait en langue latine. Ce n’est pas tout ; lorsque le souffle du génie moderne commençait à dominer, lorsqu’il fallut bien se détacher de cette latinité morte, ou qui ne vivait plus que dans les églises et dans les greffes, les premiers hommes qui, en Italie, sentirent en eux quelque talent poétique, pour rendre en langue vulgaire les émotions du cœur, cherchèrent un autre idiome moderne qui leur offrit ce caractère d’unité qu’ils ne trouvaient pas en Italie : le provençal devint pour eux la langue littéraire. Cette influence que la langue des trouvères obtenait en Angleterre par la conquête et l’envahissement politique, la langue des troubadours l’exerça sur l’Italie du nord par le seul pouvoir du goût et de l’harmonie[7]. »

Il y aurait aussi à tenir compte dans le Midi de l’influence que dut exercer la conquête du royaume de Naples par Charles d’Anjou. Celle des Normands ne paraît pas avoir, à cet égard, laissé de traces sensibles.

La Vie nouvelle marque en effet dans la vie de Dante comme une époque de transition, déterminée par la mort prématurée de Béatrice. La passion si constante et si vive que, dès l’enfance, lui avait inspirée cette jeune fille se transforma, et sembla depuis lors flotter, en quelque sorte, entre l’objet réel ravi à son amour terrestre, et un type idéal où se concentrait tout ce que le poëte concevait de plus haut dans ses contemplations religieuses et philosophiques. La femme devint symbole sans cesser d’être femme, et toujours, dans le ciel même, au sein du mystère qui l’enveloppe, elle apparaît sous ce double aspect.

L’ouvrage singulier où Dante peint si vivement les amères douleurs d’une perte irréparable et la transformation qu’elle opéra en lui, est en même temps une de ces œuvres où, en l’enveloppant de symboles familiers aux adeptes, et clairs pour eux seuls, les Gibelins, comme nous l’avons dit, cachaient le secret de leurs pensées et de leurs passions politiques. Il commence ainsi :

« Dans cette partie du livre de ma mémoire, avant laquelle il y aurait peu de choses à lire, se trouve une rubrique qui dit : Ici commence la vie nouvelle. Sous cette rubrique, je trouve beaucoup de choses écrites, et des paroles que j’ai l’intention de rassembler dans ce livre, sinon textuellement, au moins quant au sens[8]. »

Il raconte ensuite de quelle manière, lorsqu’il accomplissait sa neuvième année, lui apparut la glorieuse dame de sa pensée, à laquelle, dit-il, « beaucoup de personnes ne sachant comment la nommer, ont donné le nom de Béatrice. »

Neuf ans après, il la rencontre « vêtue d’un habit de blancheur éclatante, et placée entre deux nobles dames un peu plus âgées qu’elle. Elle le salue d’un salut si doux, qu’il croit toucher au terme de la béatitude. »

Rentré chez lui, il a une vision à la quatrième heure de la nuit. Récit de cette vision, bizarrement allégorique :

« J’en ressentis, ajoute-t-il, une si vive angoisse de cœur, que mon sommeil, qui n’était que léger, fut interrompu, et je m’éveillai. Aussitôt je repassai dans mon esprit ce qui m’était apparu, et je pris la résolution de faire connaître ce que j’avais vu à plusieurs personnes, qui alors étaient des troubadours fameux ; et comme déjà j’avais fait expérience de dire des paroles en rimes, je décidai de composer un sonnet dans lequel je saluerais tous les Fidèles d’amour. Les priant donc de juger ma vision, je leur écrivis ce qui m’était apparu pendant mon sommeil, et commençai ce sonnet :

« A chaque âme éprise, à tout noble cœur à qui ce sonnet parviendra, afin qu’ils en disent leur avis, salut ! au nom de leur seigneur, c’est-à-dire Amour.

« Le tiers des heures pendant lesquelles les étoiles sont le plus brillantes était passé, quand Amour m’apparut tout à coup ; Amour dont l’essence me remplit de crainte quand j’y repense.

« Amour me semblait gai, tenant mon cœur dans sa main, et soutenant dans ses bras une dame endormie et enveloppée dans un voile.

« Puis il la réveillait, et faisait repaître humblement la dame épouvantée, de ce cœur si ardent ; après, je le voyais fuir en pleurant[9]. »

Guido Cavalcanti, Cino da Pistoïa, Dante da Maïano, Pavanzati, Orlandi, Boni, répondirent à ce sonnet par d’autres sonnets plus obscurs encore. Tous étaient des hommes graves. S’amusaient-ils à échanger entre eux des énigmes inintelligibles ? il est impossible de le penser. Ces images, ces allégories, si sérieuses à leurs yeux, recouvrent évidemment quelque secret perdu pour nous, probablement un secret politique.

Chaque sonnet est accompagné d’une glose qui en marque les diverses parties, par une sorte d’analyse subtile, suivant la méthode scolastique, mais sans jeter aucune lumière sur le fond de la pensée.

Retenu au lit par une maladie grave, le poëte a pendant le sommeil une vision où la mort de Béatrice lui est annoncée. Le récit plein de tristesse et de tendresse que, suivant sa coutume, il en a d’abord fait en prose, il le reproduit dans des vers touchants. La réalité domine ici ; on sent vibrer les fibres du cœur, on voit couler de vraies larmes. Depuis lors la jeune fille, reçue parmi les bienheureux, devient une sorte d’apparition céleste, un être à demi réel, à demi symbolique. Le poëte a devant soi un modèle idéal où rien de mortel ne subsiste plus. Enfin ses chants s’arrêtent, mais, comme il le fait pressentir, pour recommencer avec plus d’éclat lorsque son génie, dans la plénitude de sa force, lui permettra d’élever le monument qu’il destine à celle dont le souvenir ne devait jamais s’effacer de son âme, ni, grâce à lui, de la mémoire des hommes.

« Après avoir, dit-il, terminé ce sonnet, j’eus une vision extraordinaire pendant laquelle je fus témoin de choses qui me firent prendre la résolution de ne plus rien dire de cette Bienheureuse jusqu’à ce que je pusse parler tout à fait dignement d’elle. Et pour en venir là, j’étudie autant que je peux, comme elle le sait très-bien. Aussi, dans le cas où il plairait à Celui par qui toutes choses existent que ma vie se prolongeât, j’espère dire ce qui n’a jamais encore été dit d’aucune autre ; et ensuite qu’il plaise à Celui « qui est le seigneur de la courtoisie que mon âme puisse aller voir la gloire de la Dame, c’est-à-dire de la bienheureuse Béatrice, qui regarde glorieusement en face celui qui est per omnia secula benedictus. Laus Deo. »

Ainsi finit la Vita nuova.

Le Convito ou le Banquet est un commentaire sur des Canzoni, qui devaient être au nombre de quatorze ; mais l’ouvrage, incomplet par rapport au dessein primitif de l’auteur, n’en contient que trois. « Les viandes de ce Banquet, dit-il, seront servies de quatorze manières différentes, c’est-à-dire en quatorze canzoni, dont l’amour et la vertu seront le sujet : lesquelles viandes sans le pain que j’offre avec, ne seraient pas exemptes d’obscurité, et plairaient à plusieurs moins à cause de leur utilité que de leur beauté. Mes commentaires seront la lumière qui en découvrira le vrai sens à tous. »

On doit, selon Dante, « distinguer dans les écrits quatre sens différents : le sens littéral, le sens allégorique, le sens moral et le sens anagogique. »

C’était la méthode appliquée dans les écoles de théologie à l’interprétation de l’Écriture. « Par le sens allégorique, j’entends, ajoute Dante, la Vérité manifestée par le moyen de la Fable. Ainsi quand Ovide dit qu’Orphée charma les bêtes sauvages, et mut au son de sa lyre les arbres et les rochers, il voulait faire entendre que l’homme sage, par ses raisonnements, règle et adoucit les plus sauvages passions. Les théologiens interprètent ce sens différemment ; mais ici je ne parle que de poésie, et je me borne à montrer comment l’interprètent les poëtes. Le sens moral consiste dans le bénéfice que le lecteur retire pour soi-même de ce qu’il lit. Le sens anagogique est l’interprétation spirituelle de ce qui signifie les suprêmes objets de l’éternelle gloire. »

Nous reviendrons sur ce sujet, avec Dante lui-même, lorsque nous parlerons de la Divine Comédie. Mais le passage suivant doit être aussi remarqué :

« Je dis que par le ciel j’entends la science, et par les cieux les sciences, à raison de trois similitudes que les cieux ont avec les sciences, principalement par l’ordre et le nombre en quoi ils paraissent convenir. La première est la révolution de l’un et de l’autre autour de son point immobile ; car, comme chaque ciel tourne autour de son centre, ainsi tourne chaque science autour de son sujet. La seconde similitude est la puissance d’illuminer, propre à l’un et à l’autre ; car, comme chaque ciel illumine les choses visibles, ainsi chaque science les intelligibles. Et la troisième similitude est de conduire à la perfection les choses qui y sont disposées[10]

En écrivant le Convito, Dante était, comme on le voit, principalement préoccupé de l’idée philosophique, de tout ce que comprenait la science de son temps, laquelle fut aussi une de ses passions ; et par ce côté il représente encore la société contemporaine, que tourmentait intérieurement un vague besoin de savoir. Ce n’est pas, néanmoins, qu’il ne se trouve dans le même ouvrage beaucoup de traits propres à répandre une utile lumière sur les secrètes pensées de l’auteur, par rapport à l’état de l’Italie, aux factions qui la divisaient, aux causes des maux dont elle gémissait : si l’homme intellectuel, embrassant l’univers, planait dans ses espaces immenses, s’élevait de ciel en ciel jusqu’à la source infinie, éternelle, du Vrai et du Beau, l’homme de ce monde fugitif, ramené sur la terre par la réalité des choses de la vie, ses souffrances et ses espérances, par l’amertume des regrets, les passions de parti, la colère, la haine, en nourrissait son âme, théâtre permanent d’un drame terrible qui se dénoue dans une fosse à Ravenne.

Lors de l’entrée en Italie de l’empereur Henri VII, une sorte de fiévreuse activité saisit cette âme ardente. Il écrit à l’empereur, aux princes, aux peuples, aux Gibelins, aux Guelfes, à l’Italie entière ; il se fait le suppliant de la paix publique, conjurant les factions d’oublier le passé, d’abjurer leurs fatales dissensions, de ne plus former qu’une seule famille unie autour du sceptre impérial, à ses yeux le symbole de l’ordre et le gage du salut. Ce fut alors qu’il publia son livre de Monarchiâ, où il expose avec beaucoup de netteté sa théorie sociale. Il y établit la nécessité, pour le maintien de l’unité, de la justice, de la concorde, d’une monarchie ou d’un empire universel, de l’empire que déjà, dans le Convito, il avait dit avoir atteint sa perfection sous Octave Auguste[11]. Par une disposition divine, cet empire appartient au peuple romain, et ne dépend immédiatement que de Dieu. Nous aurons bientôt occasion d’examiner cette théorie, qui se rattache aux plus hautes questions discutées encore aujourd’hui, et avec non moins de chaleur qu’au treizième siècle. La Rome pontificale, après avoir si longtemps combattu pour se subordonner l’empire, n’en pouvait admettre la pleine indépendance. Le livre de Dante souleva tout le parti papal. Le cardinal Beltramo di Poggetto, légat du pape en Lombardie, ordonna qu’il serait brûlé comme contenant des doctrines hérétiques, et défendit de le lire sous peine d’excommunication ; l’auteur, menacé du même sort, s’enfuit, non sans difficulté, des Légations avec l’aide de quelques amis[12].

Durant ces jours de persécution, errant de lieu en lieu sans trouver nulle part un coin de terre où se reposer, Dante ne laissait pas de continuer son Poëme, où se trouve rassemblé tout ce que l’étude, la réflexion, les événements d’une vie si troublée avaient accumulé de connaissances diverses, de pensées, d’émotions, de tristesses et de joies (hélas ! celles-ci trop peu nombreuses) dans ce vaste esprit et cette grande âme. Avant de pénétrer dans les splendides ombres de ce sanctuaire, d’essayer de soulever quelques-uns des voiles qui en recouvrent les mystères, un nouveau travail est indispensable. Il faut connaître Dante tout entier pour connaître son œuvre.


  1. Dante Alighieri, ou la poésie amoureuse. Paris, chez Amyot.
  2. Étude sur Dante, parmi les Etudes sur les premiers temps du christianisme et sur le moyen âge. Paris, 1847.
  3. Sullo spirito antipapale, che produsse la Riforma, e sulla secreta influenza ch’esercitô nella Letteratura d’Europa, e specialmente d’Italia, come risulta du molti suoi classici, massiinù da Dante, Petrarca, Boccaccio, Disquisizioni. Londres, 1832. — La Divina Commedia di Dante Alighieri, con comento analitico di Gabriele Rossetti. Londres, 1827.
  4. De vulgari eloquio.
  5. Traduction de M. Villemain.
  6. « Si aucuns demandoit pourquoi chi lisvres est écrit en rouman, pour chou que nous sommes ytalien, je diroie que ch’est pour chou que nous sommes en France, et pour chou que la parleure en est plus délitable et plus commune à toutes gens. » Brunetto Latini, en son livre intitulé le Trésor.
  7. Cours de littérature française, tom. I, p. 300.
  8. Traduction de M. Delécluse.
  9. Traduction de M. Delécluse.
  10. Convito, II, xiv.
  11. Il mondo non fu mai ne sarà si perfettamenle disposto, come allora, che alla voce d’un solo principe del Roman popolo e comandatore fu ordinato ... E perô pace universalo era per tutto, che mai più non fu ne sia : la nave della umana compagnia dirittamente per dolce cammino at debito porto correa. Convito, p. 167.
  12. Pino della Tosa et Ostagio di Polenta, suivant Boccace.