La Divine Comédie (Lamennais 1863)/Introduction/Vie de Dante

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Traduction par Félicité Robert de Lamennais.
Didier (1p. 22-34).



II


VIE DE DANTE


La vie de Dante a été tant de fois écrite depuis Boccace, Villani et Benvenuto da Imola jusqu’à nos jours, qu’on ne peut que répéter ce que savent déjà tous ceux qui se sont un peu occupés de ce grand poëte. Il naquit à Florence, au mois de mars 1265, d’Alighiero degli Alighieri et de sa femme Bella. Son vrai nom était Durante, dont Dante est l’abréviation. Il rappelle lui-même, en s’en glorifiant, l’origine noble de ses ancêtres[1], bien qu’en parlant d’eux il déclare ne vouloir pas remonter au delà de Cacciaguida[2] dont le fils, Alighiero ou Aligiero, prit le nom de sa mère, de la famille des Alighieri de Ferrare, et ce nom d’Alighieri fut adopté par tous les descendants de Cacciaguida.

Dante était encore dans l’enfance lorsqu’il perdit son père. Vers ce temps, une circonstance fortuite fit naître en lui la passion, si connue, qui eut tant d’influence sur sa vie entière. Nous empruntons le récit de Boccace :

« C’était en cette saison de l’année où la douceur du ciel orne de toutes ses grâces la terre qui sourit dans ses riches vêtements de vert feuillage et de fleurs variées, que Dante vit pour la première fois Béatrice, le 1er de mai, jour où, selon la coutume, Folco Portinari, homme en grande estime parmi ses concitoyens, avait rassemblé chez lui ses amis avec leurs enfants. Dante, alors âgé de neuf ans seulement, était du nombre de ces jeunes hôtes. De cette joyeuse troupe enfantine faisait partie la fille de Folco, dont le nom était Bice[3]. Elle avait à peine atteint sa huitième année. C’était une charmante et gracieuse enfant, et de séduisantes manières. Ses beaux traits respiraient la douceur, et ses paroles annonçaient en elle des pensées au-dessus de ce que semblait comporter son âge. Si aimable était cette enfant, si modeste dans sa contenance, que plusieurs la regardaient comme un ange. Cette jeune fille donc, telle que je l’ai décrite, ou plutôt d’une beauté qui surpasse toute description, était présente à cette fête. Tout enfant qu’était Dante, cette image se grava soudain si avant dans son cœur, que, de ce jour jusqu’à la fin de sa vie, jamais elle ne s’en effaça. Était-ce entre deux cœurs un lien mystérieux de sympathie, ou une spéciale influence du ciel, ou était-ce, comme quelquefois l’expérience nous le montre, qu’au milieu de l’harmonie de la musique et des réjouissances d’une fête, deux jeunes cœurs s’échauffent et se portent l’un vers l’autre ? Il n’importe ; mais Dante, en cet âge tendre, devint l’esclave dévoué de l’amour. Le progrès des années ne fit qu’accroître sa flamme, et tant, que pour lui nul plaisir, nul confort, que d’être près de celle qu’il aimait, de contempler son beau visage, et de boire la joie dans ses yeux. Tout en ce monde est transitoire. À peine Béatrice avait-elle accompli sa vingt-cinquième année, qu’elle mourut[4]. Il plut au Tout-Puissant de la tirer de ce monde de douleur, et de l’appeler au séjour de gloire préparé pour ses vertus. À son départ, Dante ressentit une affliction si profonde, si poignante, il versa tant et de si amères larmes, que ses amis crurent qu’elles n’auraient d’autre terme que la mort seule, et que rien ne pourrait le consoler[5]. »

Ce funeste événement contribua peut-être à développer en lui le fonds de mélancolie qu’il semble avoir apporté en naissant. Quoi qu’il en soit, jamais Béatrice ne sortit de son souvenir. Il la célébra dans ses premiers vers pleins d’amour et de douleur, et l’immortalisa dans le poëme devenu l’immortel monument de sa propre gloire.

Brunetto Latini, renommé par ses deux ouvrages, le Tesoro et le Tesoretto, fut son premier guide dans l’étude des lettres et de la philosophie. Ce fut à ce maître, qui jamais ne cessa de lui être cher[6], qu’il dut la connaissance des poëtes anciens, objets pour lui d’une admiration presque religieuse. Il dut aussi beaucoup à l’amitié de Guido Cavalcanti. Le goût de la peinture et de la musique le lia également avec Giotto, avec Oderici da Gubbio, célèbre par ses miniatures, et avec Casella, qui mit en chant plusieurs de ses canzoni. La science ne l’attira pas moins que les arts et les lettres. Il visita dans sa jeunesse les universités de Bologne et de Padoue, peut-être durant son exil celles de Crémone et de Naples, mais certainement celle de Paris, où il s’appliqua particulièrement à l’étude de la théologie[7].

On a dit que, jeune encore, il entra dans l’ordre des Frères mineurs, et qu’il le quitta avant d’avoir fait profession. Mais ce fait, rapporté par un seul biographe[8], est plus que douteux.

Pressé par ses amis de se marier, il épousa Gemma, de la famille des Donati. Si l’on en croit Boccace, que d’autres contredisent sur ce point, le caractère fâcheux de Gemma rendit cette union peu heureuse. Dante eut d’elle six enfants, cinq fils et une fille, qui reçut le nom de Béatrice. Elle prit le voile dans le couvent della Uliva de Ravenne. Trois de ses fils moururent jeunes. Pierre, l’aîné, acquit quelque réputation comme légiste, et écrivit, ainsi que son frère Jacopo, un commentaire sur la Divina Commedia.

En des temps aussi agités que ceux où vivait Dante, il était impossible qu’il ne prît pas part aux affaires publiques. Né d’une famille Guelfe, il combattit à Campaldino contre les Gibelins, auxquels, proscrit par ces mêmes Guelfes, il s’unit dans la suite. On le retrouve encore dans la guerre contre les Pisans. Également distingué par sa prudence et sa fermeté, on le consultait avec empressement dans les conjonctures importantes. Suivant quelques-uns de ses biographes, il fut quatorze fois envoyé comme ambassadeur près de différents princes, et, en 1300, du 15 juin au 15 août, on le trouve au nombre des Prieurs, la première dignité de la république. Ce fut la source des malheurs de tout le reste de sa vie.

Florence était alors divisée entre deux puissantes familles, toutes deux Guelfes, les Donati et les Cerchi, dont la mutuelle animosité remplissait la ville de désordres et de rixes sanglantes. La discorde fut encore augmentée par les Noirs et les Blancs de Pistoie, qui vinrent à Florence soumettre leur différend à l’arbitrage du sénat. Les Blancs s’allièrent avec les Cerchi, les Noirs avec les Donati. Dans une assemblée secrète tenue par les Noirs dans l’église de la Trinité, il fut résolu qu’on prierait le pape Boniface VIII d’inviter Charles de Valois, frère de Philippe le Bel, à marcher sur Florence pour apaiser les troubles et réformer l’État. Cette démarche irrita justement les Blancs. Ils allèrent en armes trouver les Prieurs[9], et accusèrent leurs adversaires de conspirer contre la liberté publique. Cependant les Noirs s’étant armés de leur côté, toute la ville fut en commotion, et un conflit devint imminent.

En ces graves circonstances, délibérant avec ses collègues sur le parti à prendre, Dante leur conseilla d’exiler les chefs des deux factions. Ne voyant, en effet, aucun autre moyen de prévenir des maux effroyables, les Prieurs se rangèrent à cet avis. Les Noirs furent bannis au delà de la Piave, près de Pérouse, et les Blancs à Sarzana. Mais les Blancs ayant obtenu quelque temps après la permission de rentrer dans Florence, les Noirs, qui attribuèrent cette faveur à Dante, le taxèrent de partialité. Les haines se rallumèrent, et la ville fut plus que jamais en proie à la discorde.

Cependant le pape Boniface, craignant que les Blancs, qui comptaient parmi eux beaucoup de Gibelins, ne prévalussent, et que les Noirs, presque tous Guelfes, ne fussent exclus du gouvernement, pressa Charles de Valois de marcher sur Florence. Il y entra avec son armée, mais, au lieu de pacifier les dissensions et de réconcilier les partis, il prit possession de la ville pour son propre compte. Les Blancs furent désarmés, et les Noirs rappelés. Ils revinrent en triomphateurs, ouvrirent les prisons et saccagèrent les maisons de leurs adversaires.

Dante, alors en mission près du pape, pour solliciter son intervention amiable, était le principal objet de leur rage. Une proclamation, publiée le 27 janvier 1302, le condamna à une amende de huit mille livres et à un exil de deux ans, et, à défaut de payement de l’amende, à la confiscation de ses biens, lesquels furent saisis. Là ne s’arrêta point la persécution. Au mois de mars de l’année suivante, un décret le condamna, ainsi que quinze autres Florentins, à être brûlé vif[10].

En apprenant le triomphe de ses ennemis à Florence, Dante quitta Rome immédiatement, irrité contre le pape qu’il soupçonnait de l’avoir retenu par de fausses promesses sur les rives du Tibre, tandis qu’il concertait sa ruine sur les bords de l’Arno. Il se rendit d’abord à Sienne, d’où, pleinement instruit des malheurs qui le frappaient, il alla rejoindre à Arezzo les autres exilés, dont le chef, Bossone da Gubbio, l’accueillit avec une grande joie.

Plus tard, les Blancs tentèrent de rentrer de vive force dans Florence ; ils s’emparèrent même d’une des portes, mais ils furent finalement repoussés. On a dit que Dante faisait partie de cette expédition ; il paraît, au contraire, l’avoir désapprouvée[11], et qu’elle fut l’une des causes qui le brouillèrent avec ses compagnons d’exil.

« Rappelé à Florence, mais sous des conditions humiliantes, il refusa d’y rentrer[12]. » Sa vie ne fut désormais qu’une suite de courses errantes. Le pauvre banni s’en allait là où le conduisaient les circonstances, le besoin qui le pressait, l’inquiétude de son esprit, l’incurable tristesse de son âme. En 1306, on le voit à Padoue chez les marquis Malaspina, puis avec son ami Bossone da Gubbio, ensuite à Vérone, près des Scalagieri. De là, reprenant son pèlerinage, il parcourt une partie de l’Italie, passe les Alpes, et vient à Paris chercher dans l’étude un aliment à sa pensée avide de savoir, et une distraction à ses amers ennuis.

« C’était, dit M. Villemain[13], d’après Boccace, vers 1504 ; beaucoup de monde, clercs et laïques, étaient accourus dans la grande salle de l’Université pour entendre une thèse qui devait être soutenue de quo libet, — sur tout ce qu’on voudra. Le tenant était un étranger, jeune encore, d’une physionomie haute et grave ; il y avait quatorze champions attaquants : chacun présentait sa question et sa difficulté avec tous les arguments que la science du temps pouvait fournir. Lorsque ces quatorze chevaliers scolastiques eurent passé, le tenant reproduisit lui-même toutes les questions ; puis il les reprit, et avec une infinie variété d’arguments, terrassa chacun de ses quatorze adversaires. »

Il ne laissait pas, durant ces pérégrinations, de continuer son poëme, commencé avant son exil, sans qu’on sache à quelle date précise, et terminé pendant le séjour de l’empereur Henri VII en Italie. Dante et les autres proscrits avaient espéré qu’il leur rouvrirait les portes de Florence. Il marcha en effet sur cette ville ; mais, craignant, à ce qu’il paraît, d’échouer dans cette attaque, il tourna tout à coup vers le royaume de Naples, et bientôt après mourut, empoisonné, dit-on, à Buonconvento, près de Sienne, au mois d’août 1313.

Cette mort fut celle des dernières espérances de Dante. Il se mit de nouveau à errer çà et là, sans néanmoins s’éloigner beaucoup de Vérone, où, en 1320, il fit une sorte de cours public sur les deux éléments, le feu et l’eau.

L’accueil qu’il reçut à Ravenne de Guido Novello da Polenta, qui « sachant, dit Boccace, combien à de nobles âmes il est difficile de se résoudre à demander, prévenait tous les désirs de son hôte[14], » l’arrêta dans cette ville. Guido, poëte distingué, était le père de l’infortunée Francesca de Rimini. En guerre alors avec Venise, il envoya Dante comme ambassadeur dans cette ville pour traiter de la paix. « Mais, remarque un de ses biographes[15], il semble que ce fût la destinée de Dante que chaque honneur nouveau fût pour lui le présage d’une calamité. Ses malheurs commencèrent avec son élection à la dignité de Prieur de Florence ; son ambassade de Rome marqua l’époque la plus désastreuse de sa vie ; et sa mission à Venise se termina par sa mort : car, n’ayant pu obtenir audience du sénat de cette ville, il revint à Ravenne le cœur brisé, et mourut peu après », à l’âge de cinquante-six ans.

Jean Villani rapporte ainsi sa mort : « L’an 1321, au mois de septembre, mourut le grand et vaillant poëte Dante Alighieri de Florence, dans la ville de Ravenne en Romagne, après son retour d’une ambassade à Venise pour le service du seigneur de Ravenne, auprès duquel il demeurait. »

Guido Novello da Polenta lui fit faire de pompeuses obsèques. Son corps fut porté à l’église par les citoyens les plus distingués de Ravenne. Guido ordonna qu’un monument splendide serait élevé à sa mémoire. Mais la mort de Guido ayant suivi de près celle de son ami, ce dessein ne fut exécuté qu’en 1583, par Rernardo Rembo, père du cardinal, et alors préteur de Ravenne. Le tombeau, orné de plusieurs inscriptions, fut restauré en 1692 par les ordres et aux frais du cardinal Corsini, et remplacé en 1780 par un magnifique mausolée que fit construire le cardinal Luigi Valenti Gonzaga. Vainement, à diverses époques, les Florentins réclamèrent les cendres du citoyen que vivant ils avaient proscrit, du « poëte souverain[16] » qui sera à jamais la plus grande gloire de sa patrie ingrate : Ravenne, fière à bon droit de ce sacré dépôt, a résolu de le garder.

Dante était de stature moyenne. Ses traits, souvent reproduits par la peinture et sur les médailles, étaient fortement prononcés : un nez aquilin, des pommettes légèrement saillantes, la lèvre inférieure un peu avancée, d’épais cheveux noirs bouclés, la barbe de même couleur, quelque chose de pensif et de sévère dans la physionomie.

Les premiers chants de la Divine Comédie, répétés de bouche en bouche, avaient tellement frappé les imaginations, que les femmes de Florence se disaient l’une à l’autre à voix basse : « Voilà celui qui va en enfer et en revient. » Il semblait que déjà hors de la sphère des êtres mortels il fût, aux yeux du peuple, comme un de ces fantômes qu’il avait évoqués[17].

Et n’est-ce pas en effet un fantôme, une ombre humaine qu’on voit passer là sur tous les chemins de l’Italie, de la France, allant, venant, sans aucun repos ? Ce repos que jamais il ne devait trouver sur la terre, était devenu sa seule pensée, son désir unique. Vers la fin de sa vie, étant par hasard entré dans un cloître, un religieux lui demanda ce qu’il cherchait, il répondit : Pace !

Ainsi vécut dans la souffrance et la pauvreté, et mourut dans l’exil, celui dont le nom ne devait jamais mourir. Sa destinée rappelle la destinée d’Homère, du Tasse, de Camoëns, de Milton. Ce n’est pas gratuitement que le génie est accordé à l’homme, et si l’on savait ce qu’il faut le payer, qui se sentirait l’âme assez forte pour accepter ce don formidable, et ne dirait plutôt comme le Christ : Transeat a me ! On parle de gloire, mais lequel d’entre eux a su qu’il jouirait de cette gloire, qu’elle projetterait ses rayons sur la fosse où il descendait plein d’angoisse ? Le vulgaire cherche à cette angoisse une je ne sais quelle secrète compensation dans les stériles joies de l’orgueil satisfait. Il ignore que plus s’élèvent ces grandes âmes, plus elles doutent d’elles-mêmes, plus elles se sentent loin du splendide exemplaire qu’elles contemplent et qu’elles ne reproduiront jamais. Elles sont, elles aussi, des victimes saintes de l’humanité dont le progrès, à divers degrés, est attaché à leur sacrifice. Une voix interne, puissante, irrésistible, leur crie : « Va ! » et elles vont : « Monte au calvaire ! » et elles montent.


  1. Parad., ch XVI, terc. 1 et 2.
  2. Ibid., terc. 15.
  3. Diminutif de Béatrice.
  4. Le 9 juin 1290.
  5. Boccac. Vita di Dante.
  6. Enf., ch. xv, terc. 28.
  7. Benvenuto da Imota, Comment. in Comœd. Dant.
  8. Francesco da Buti, Mem. della vita di Dante, § 8.
  9. Il y en avait six. C’étaient les magistrats suprêmes de la république.
  10. Tiraboschi, Stor. della Letter. ital., t. V, p. 418, donne le texte de ta sentence, écrite en latin.
  11. Parad., ch. XVIII, terc. 22.
  12. Cette phrase, ajoutée par l’Éditeur, est la traduction, aussi restreinte que possible, d’une note au crayon placée par Lamennais à la marge du paragraphe ci-dessus. Elle porte simplement : On le rappelle ; — son refus.
  13. Cours de littérat. française, t. I, p. 296.
  14. Vita di Dante.
  15. Simpson, The Literature of Italy, etc., p. 75.
  16. Poeta sovrano. C’est le titre que Dante donne à Homère. Enf., ch. iv, terc. 30.
  17. Une autre note au crayon semble attester que Lamennais avait en vue quelques détails relatifs à l’effet extraordinaire produit par la Divine Comédie. Elle renvoie et nous renvoyons le lecteur au Cours de littérature de M. Villemain (Moyen Age), tome Ier, p. 314, édit. Didier.