La Duchesse de Bourgogne et l’Alliance savoyarde/02

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LA DUCHESSE DE BOURGOGNE
ET
L’ALLIANCE SAVOYARDE

II[1]
LA VIE A LA COUR DE 1709 A 1711


I

Malgré ces calamités, la vie de cour continuait, non pas animée et brillante comme au temps de ces gais carnavals où les fêtes succédaient aux fêtes en l’honneur de la jeune Duchesse de Bourgogne, mais non point aussi triste et aussi dénuée de plaisirs qu’avec nos idées modernes nous serions tentés de l’imaginer. Il n’entrait pas dans la politique de Louis XIV de permettre que la Cour s’assombrît outre mesure, car c’eût été avouer sa défaite, et son légitime orgueil ne lui permettait pas un pareil aveu. Nous avons vu qu’au lendemain d’Hochstædt il n’avait décommandé aucune fête, et que lui-même avait voulu paraître à un bal masqué au lendemain de Ramillies. S’il n’avait tenu qu’à lui, l’année 1709 aurait encore vu des bals, car il pensait (Mme de Maintenon nous l’apprend) « qu’il serait aussi bon de ne pas donner au monde l’idée de l’accablement de la France. » Ce fut la Duchesse de Bourgogne qui s’y opposa, car elle était plongée « dans une grande mélancolie, » et le Roi ne la voulut point contraindre[2].

Il ne pouvait être non plus question de soupers, pour une bonne raison, c’est qu’obéissant les uns à un sentiment patriotique, les autres à la mode, les autres à la contrainte morale, les principaux seigneurs de la Cour avaient envoyé leur vaisselle d’argent à la Monnaie pour y être convertie en numéraire, et s’étaient mis « à la faïence, » pour reprendre l’expression de Saint-Simon qui avoue lui-même avoir constitué, et de fort mauvaise grâce, l’arrière-garde de ces donateurs plus ou moins volontaires. Le Duc de Bourgogne avait constitué au contraire l’avant-garde, ayant, à l’exemple du Roi et de Monseigneur, envoyé à la Monnaie le peu de vaisselle d’argent qu’il possédait : exactement 73 marcs d’argent à 34 livres le marc, représentant une somme totale de 2 490 livres. On ne pouvait guère inviter ses amis à manger dans des assiettes en faïence ou même en étain. Jouer n’était guère possible ; on était trop pauvre et on n’y avait pas cœur. On se souvient que la Duchesse de Bourgogne se refusait, la veille de Malplaquet, à proposer une partie à des femmes qui avaient peut-être leurs maris ou leurs pères à la bataille. Un seul plaisir restait : la comédie, et le Roi ne voulait pas qu’on s’en privât. « Il ne se par le icy que de mauvais temps et des maladies que cela y produit, écrit la marquise d’Huxelles. Il y a pourtant des comédies à Versailles, afin de réjouir la jeune Cour. Monseigneur y est revenu de Meudon, ne trouvant pas son château habitable à cause du grand froid qu’il y souffroit[3]. »

Il devait en coûter à Monseigneur de ne plus pouvoir aller à l’Opéra, son théâtre favori, où il se plaisait à conduire la Duchesse de Bourgogne, tandis que, par scrupule, le Duc de Bourgogne demeurait à Versailles. Mais pendant la période des grands froids, l’Opéra avait dû fermer, et lorsque les représentations reprirent au printemps, la misère et la surexcitation à Paris étaient si grandes qu’il y eut, sur le passage de Monseigneur, populaire cependant à Paris, des incidens pénibles. Un soir d’avril qu’il y avait mené la Duchesse de Bourgogne et celui qu’on appelait le roi d’Angleterre, ainsi que plusieurs dames, dans trois carrosses, des femmes du peuple s’attroupent et arrêtent les carrosses, « criant au pain et montrant celui qu’elles mandaient[4]. » Monseigneur ne put se dégager qu’en leur jetant par les portières quelque argent. Il fallut éviter le retour de ces scènes et se contenter des comédies à Versailles. Du 22 décembre 1708 au 16 mars 1709, les comédiens ordinaires du Roi ne s’y transportèrent pas moins de vingt-deux fois, le registre de la Comédie-Française en fait foi. Ils y jouaient tantôt la tragédie, tantôt la comédie, tantôt Phèdre et le C… imaginaire, tantôt Tartuffe et Turcaret, alors dans sa nouveauté. La période des grands froids, où le théâtre était fermé à Paris, n’arrêta pas leurs voyages. Ils s’y transportaient en plusieurs carrosses, à leurs frais, et le coût de chaque voyage est soigneusement noté sur leur registre[5]. Au commencement de l’année 1710, la Duchesse de Bourgogne, qui arrivait au terme d’une grossesse, fit même construire un théâtre dans sa salle à manger afin de pouvoir assister plus facilement aux représentations. On ne s’y divertissait pas seulement à entendre des farces comme l’Avocat Patelin, mais on y écoutait avec plaisir le Misanthrope, Britannicus, Polyeucte. Dans le choix du répertoire qu’on représentait devant elle, la Princesse faisait preuve de goût. Elle aimait également la musique, et Sourches nous dit qu’un jour « le Roi revenant de Trianon passa chez elle où il trouva une bien belle symphonie composée de des Costeaux pour la flûte allemande, de Vizé pour le théorbe, de Bu terne pour le clavecin, et de Fourcroy pour la basse de viole[6]. »

Il y avait aussi, de temps à autre, à la Cour des réceptions officielles où la Duchesse de Bourgogne jouait son rôle. L’Electeur de Bavière vint à Paris dans les derniers jours de novembre 1709. Cet allié de la France, qui payait en ce moment sa fidélité de la perte de ses États, avait besoin d’être ménagé. On décida que, bien qu’il voyageât incognito, il serait reçu à Marly dont le Roi lui fit les honneurs. La Duchesse de Bourgogne l’y aida avec infiniment de bonne grâce, et Mme de Maintenon, dans sa joie de la façon avantageuse dont s’était montrée la jeune princesse, s’empressait d’écrire à la princesse des Ursins : « Madame la Duchesse de Bourgogne s’est surpassée, et il nous est déjà revenu que l’Electeur en est charmé. Dès qu’il aborda le salon où il entra avec le Roi, il la connut à sa bonne mine. J’en tire d’autant plus de vanité que Mme la princesse de Conti était près d’elle. Cette princesse m’en a toute l’obligation ; elle voulait paraître en écharpe sous prétexte de sa grossesse, et dans une négligence qui lui sied plus mal qu’à personne ; j’obtins d’elle, avec bien de la peine, de s’habiller et même de se parer ; il est vrai que j’en fus surprise moi-même ; elle ne paraissait pas grosse de cinq mois ; elle a très bon visage, car elle se porte très bien, et elle était incarnate et blanche depuis les pieds jusques à la tête. Elle renouvela une ancienne connaissance avec l’Electeur, qui lui soutenait qu’elle ne pouvait plus se souvenir de lui ; elle lui dit qu’elle l’avait vu dans le cabinet de Madame sa mère, et qu’il contrefaisait l’Empereur[7]. »

Ainsi, depuis sa lutte contre Vendôme et son triomphe, notre princesse avait pris de l’assurance et dominait de plus en plus la Cour. La cabale opposée, à la tête de laquelle était toujours la Duchesse de Bourbon, ne cessait cependant point de lui faire opposition. « Toute la Cour est pleine d’intrigues, écrivait Madame… Le Dauphin est sous la domination absolue de sa sœur Madame la Duchesse. La princesse de Conti est devenue l’alliée de celle-ci, afin de ne pas perdre tout pouvoir sur lui. Madame la Duchesse de Bourgogne, qui voudrait elle aussi gouverner le Dauphin aussi bien que le Roi, est jalouse de Madame la Duchesse. Elle a donc fait un pacte d’amitié avec notre Madame d’Orléans pour contrecarrer l’autre. C’est une plaisante comédie d’intrigues enchevêtrées, et je pourrois dire avec la chanson : si on ne mouroit pas de faim, il en fauderoit mourir de rire[8]. » La Duchesse de Bourgogne n’ignorait rien de ces intrigues, mais elle ne s’en préoccupait guère, car elle sentait son crédit s’affermir chaque jour. A la fin de l’année 1710, elle en devait recevoir une preuve éclatante. Le Roi déclara qu’il lui laissait l’entier gouvernement des affaires de sa maison et la disposition de toutes les charges qui pouvaient y devenir vacantes. Il n’avait donné pareille marque de confiance ni à la Reine, ni à la Dauphine Bavière, et l’un des courtisans qui l’approchaient de plus près lui ayant dit : « Apparemment, Sire, elle vous rendra compte de ce qu’elle fera là-dessus, » le Roi répondit : « Je me fie assez à elle pour vouloir qu’elle ne me rende compte de rien, et je la laisse maîtresse absolue de sa maison. Elle seroit capable de choses plus difficiles et plus importantes[9]. » Mme de Maintenon, dont la tendresse pour la Duchesse de Bourgogne croissait de jour en jour, se réjouissait de voir que justice était enfin rendue à celle que, dans ses lettres, elle ne cesse d’appeler sa chère princesse. Le 15 décembre 1710, elle écrivait à la princesse des Ursins : « Trouvez bon, madame, que je m’épanche avec vous sur Madame la Duchesse de Bourgogne. Après avoir souffert bien des discours sur les mauvaises mesures que je prenais sur son éducation, après avoir été blâmée de tout le monde des libertés qu’elle prenait de courir depuis le matin jusqu’au soir, après l’avoir vue haïe de tout le monde, parce qu’elle ne disait mot, après l’avoir vue accusée d’une dissimulation horrible dans l’attachement qu’elle avait pour le Roi et dans la bonté dont elle m’honorait, je vois aujourd’hui tout le monde chanter ses louanges, lui croire un bon cœur, lui trouver un grand esprit, convenir qu’elle sait tenir une grosso cour en respect. Je la vois adorée de Mgr le Duc de Bourgogne, tendrement aimée du Roi, qui vient de lui remettre sa maison entre les mains pour en disposer comme elle voudrait, et disant publiquement qu’elle serait capable de gouverner de plus grandes choses. Je vous fais part de ma joie là-dessus, madame, persuadée que vous en serez bien aise, car vous avez démêlé plus tôt que les autres les mérites de notre princesse[10]. »

Une singulière transformation, sous le coup des anxiétés et des épreuves, s’était en effet opérée chez la Duchesse de Bourgogne. Sans avoir rien perdu de ses grâces, elle avait acquis du sérieux, de la dignité, de la tenue. Elle en était arrivée à se faire scrupule des distractions les plus innocentes, comme de jouer au papillon, nouveau jeu récemment mis à la mode, ou d’assister à cheval à une revue, de peur qu’on ne l’accusât de ne « penser qu’à s’amuser[11]. » Peu s’en fallait même qu’elle ne fût en train de devenir un peu rigoriste, à s’en rapporter du moins au témoignage des dames de Saint-Cyr. Elle n’avait pas cessé de fréquenter la pieuse maison, mais, quand elle y venait, ce n’était plus pour se livrer comme autrefois « à des jeux de mouvement, » c’était pour assister aux offices. Aussi ne voulait-elle pas que sa présence donnât prétexte au moindre trouble ou désordre. « Un jour de fête qu’elle étoit ici, disent les dames de Saint-Cyr dans leurs Mémoires, il y avoit beaucoup de monde à la grille, qui, pour la mieux voir et les demoiselles, firent si bien qu’ils ouvrirent peu à peu les petits rideaux entièrement, les tirant avec des cannes et des éventails. Cela déplut à la Princesse, qui trouva que c’étoit trop de hardiesse. Elle alla elle-même, d’un air tout sec, refermer tous les rideaux de la grille, non seulement les petits, mais encore les grands. Chacun se retira au plus vite, bien confus. » Un autre trait va nous la montrer non moins sévère. « Un page de la Duchesse de Bourgogne ne manquoit pas d’aller à l’Église à l’heure où les demoiselles y sont, et les regardoit par la grille. Mlle de Buidbarre, fille très bien faite de taille et de visage, lui plut entre toutes les autres. Il trouva moyen de le lui faire savoir par une lettre qu’il lui écrivît et qui lui fut rendue sans qu’on le sût. Cette demoiselle, qui étoit aussi vertueuse que belle, ayant lu cette lettre, fut fort indignée et la porta à la première maîtresse, la priant de dire à ce page de n’être pas si hardi à l’avenir de lui écrire de pareilles lettres et de la regarder, ce à quoi on ne manqua pas. Le page eut une verte réprimande de Madame la Duchesse de Bourgogne, et elle ne l’amena plus[12]. » Ainsi, l’aimable princesse qui avait eu, quelques années auparavant, tant de peine à recouvrer ses imprudentes lettres à Maulevrier, réprimandait vertement un de ses pages parce qu’il s’était permis d’adresser un billet doux à une demoiselle de Saint-Cyr. Etait-elle cependant revenue elle-même de son penchant à la coquetterie, au point qu’il ne faille lui attribuer aucune responsabilité dans une aventure qui lit quelque bruit et à laquelle son nom ne laissa pas d’être mêlé ? Le lecteur en sera juge.

Le mois de janvier 1711 vit débuter à la Cour un jeune seigneur dont la première apparition fit beaucoup de bruit, et qui devait, au cours de sa vie aventureuse, en faire davantage encore. C’était le jeune duc de Fronsac, issu d’un second mariage de ce duc de Richelieu, neveu du grand cardinal qui convola trois fois en justes noces, et à propos duquel Mme de Coulanges disait plaisamment : « Si on le voyait toutes les fois qu’il se marie, on ne le quitterait jamais. » Le duc de Richelieu était un de ces amis de jeunesse à qui Mme de Maintenon demeura toujours fidèle. Aussi se montra-t-elle particulièrement bienveillante pour le jeune Fronsac lorsqu’il fut présenté à la Cour. Voici comme elle parlait de lui dans une lettre au duc de Noailles. « Il a seize ans et en paroît douze ; il est, dans sa petitesse, de la plus jolie taille du monde : un beau visage et une parfaitement belle tête ; il est des meilleurs danseurs ; il est très bien à cheval ; il joue ; il aime la musique ; il est propre à la conversation. Il est très respectueux, très poli, un tour de raillerie agréable : il est sage quand il le faut, et tout le monde le trouve tel que je viens de le dépeindre. » Et dans une autre lettre encore : « On voudroit le caresser comme un joli enfant, et je fus bien sur le point de le prendre sous le menton quand il me pria de signer à son contrat de mariage[13]. »

Dans la bienveillance avec laquelle Mme de Maintenon parle de ce joli enfant, on trouve quelque trace de ce goût pour les vauriens dont elle s’accusait plus tard dans une lettre à Mme de Caylus. Mais elle ne devait pas tarder à en déchanter. Un peu effrayé de l’ardeur et de la précocité de son fils, le duc de Richelieu avait cru sage de le marier avec une fille de sa troisième femme, la marquise de Noailles, qui avait trois ans de plus que lui. Cette fille était, d’après Mme de Maintenon elle-même, « laide, bien faite et raisonnable. » C’est dire qu’elle n’avait rien de ce qu’il fallait pour tenir un époux de cette sorte. Aussi, après avoir témoigné pour l’épouse qui lui avait été donnée malgré lui d’un dédain blessant, le jeune duc de Fronsac n’avait-il pas tardé à se faire connaître par l’éclat de ses galanteries. C’était surtout dans le petit cercle de la Duchesse de Bourgogne qu’il brillait. Présenté par Mme de Maintenon, la Princesse lui avait fait bon accueil. Elle s’amusait de lui, l’encourageait dans ses folies auxquelles elle se montra peut-être trop indulgente. C’est du moins ce qu’avance Soulavie, dans sa Vie privée du maréchal de Richelieu, et dans les Mémoires où il a cru pouvoir faire parler le maréchal lui-même, mémoires assurément apocryphes, mais dont il n’est pas possible cependant de négliger complètement le témoignage, car il est certain que beaucoup de renseignemens et de documens authentiques ont été procurés à Soulavie par Richelieu lui-même. « Habitué, dit Soulavie, à trouver des beautés assez faciles, il s’imagina que les bontés dont l’honoroit Madame la Duchesse de Bourgogne étoient une preuve de son amour. Il se conduisit avec cette princesse aussi légèrement qu’il le faisoit ailleurs, et, voyant que tout lui réussissoit, il lit de nouvelles extravagances. Il auroit dû se perdre, mais la Duchesse de Bourgogne le trouvoit aimable. Elle le regarda comme un enfant étourdi dont il falloit excuser les inconséquences. Elle s’en amusoit, et c’est peut-être un tort dans cette princesse qui donna lieu à la calomnie de s’armer contre elle[14]. » Fronsac poussa l’inconséquence jusqu’au scandale. Que fit-il exactement ? Cela est assez difficile à dire. Suivant Soulavie, un soir qu’il devait y avoir compagnie chez la Duchesse de Bourgogne, il se cacha sous le lit. Quand il y fut découvert, il donna comme excuse qu’il avait voulu entendre ce que les dames diraient de lui. Suivant Rulhière, qui reçut lui aussi, sur le tard, les confidences du Maréchal, « assistant un jour à la toilette de la Duchesse de Bourgogne, au moment où on faisoit retirer les hommes pour qu’elle pût changer de chemise, il s’étoit caché derrière un paravent, et il n’avoit pu s’empêcher de lever la tête au-dessus pour faire voir à cette princesse l’excès de son amour et celui de sa témérité. La Dauphine cria, par un premier mouvement. Richelieu fut aperçu de toutes les femmes ; elles jurèrent toutes de lui garder le secret, et elles le dirent, sans qu’elles eussent envie de lui nuire, mais craignant d’être prévenues et chacune d’elles voulant être la première à apprendre ce petit événement. Le Roi le sut et crut devoir punir cette hardiesse pour les suites qu’elle pouvoit avoir. Il l’envoya à la Bastille[15]. »

Telle est la double version de Richelieu ; mais, comme il ne laissait pas d’être assez fat, il pourrait bien ici avoir exagéré un peu les choses. Sa témérité ne paraît pas avoir été la seule cause de la disgrâce où il tomba. Après s’être engoué de lui à la Cour, on était devenu plus sévère. « On va vous envoyer notre petit prodige qui n’est plus prodigieux, écrivait encore Mme de Maintenon au duc de Noailles, qui, pour lors, commandait en Espagne. On donne autant sur lui présentement qu’on le louoit au dernier voyage de Marly. Je ne sais pourtant rien de positif que d’avoir donné dans un panneau qu’on lui a tendu sur le jeu. » Et, toujours indulgente elle ne pouvait s’empêcher de dire encore : « C’est la plus aimable poupée qu’on puisse voir[16]. »

Le duc de Richelieu son père trouva cependant que ce n’était pas assez d’envoyer cette poupée à l’armée, et il vint à Versailles solliciter du Roi des mesures plus sévères. Sur le conseil même de Mme de Maintenon, du moins à en croire Soulavie, il obtint contre son fils une de ces lettres de cachet qui étaient, dans les mœurs d’alors, l’équivalent de ces mesures de détention par voie de correction paternelle qu’aux termes de notre code les pères de famille sont en droit de solliciter du président du tribunal. La lettre de cachet en vertu de laquelle il fut incarcéré, le 13 avril 1711, et qui est contresignée. « Phelypeaux, » porte en effet cette mention : « pour correction[17]. » Ce serait en dehors de notre sujet que de le suivre et de raconter les tentatives dont à la Bastille il fut l’objet de la part de l’abbé Remy et de la duchesse de Fronsac, l’un ayant entrepris de le convertir et l’autre de le séduire. Disons seulement que la pénitence fut assez longue et qu’il n’en sortit que le 19 juin 1712[18]. A sa sortie, il obtint d’être envoyé à l’armée de Flandres, non sans que Mme de Maintenon fût intervenue en sa faveur, et eût sollicité cette grâce du Roi. Aussi Fronsac demandait-il à prendre congé d’elle, et elle lui adressait une lettre pleine de si bons conseils que le duc de Richelieu déclarait son fils « indigne de vivre s’il n’étoit pas touché d’un repentir sincère par la manière convaincante dont elle savoit inspirer la sagesse et la vertu[19]. »

Pour en revenir à la Duchesse de Bourgogne, peut-être fut-elle en effet un peu imprudente, un peu coquette, si l’on veut, avec ce joli enfant que Mme de Maintenon elle-même était tentée de prendre sous le menton. En tout cas, ce ne fut de sa part que légèreté, car elle s’était, à cette époque, sérieusement et tendrement rapprochée de son mari. Une des personnes qui lui étaient jusque-là le moins favorables, Madame, elle-même le reconnaît, en même temps qu’elle lui rend témoignage sur d’autres points. « Elle a beaucoup gagné à son avantage, écrivait-elle le 9 mai 1711, et vit en bonne intelligence avec son mari. » Et elle continue par ce portrait du mari lui-même : « Le bon seigneur n’est pas aussi laid qu’il est mal bâti ; il est boiteux et bossu, mais le visage n’est point laid ; il a des yeux magnifiques et pleins de raison, et le reste de la figure n’est point mal. Ses cheveux sont très beaux. Il en a une vraie perruque… Il est un peu trop bigot, cela est certain, mais il ne proche guère. » Ainsi, à mesure que la femme devenait plus sérieuse, le mari devenait moins prêcheur, et l’harmonie régnait chaque jour davantage entre eux.


II

Durant ces années de 1709 à 1711, plusieurs événemens se succédèrent à la Cour, heureux ou tragiques, qui grandirent encore la situation de la Princesse et du Prince et tournèrent vers eux tous les yeux.

La Duchesse de Bourgogne n’avait qu’un fils, le Duc de Bretagne, le premier enfant qu’elle avait mis au monde étant mort peu de temps après sa naissance. Au milieu de l’année 1709, on sut qu’elle était de nouveau grosse. Cette fois elle prit de grandes précautions pour que sa grossesse se terminât heureusement. A la vérité elle ne laissait pas de regretter un peu de se trouver dans cet état : « Vous me reprochés qu’il y a du temps que je n’ai eu d’enfans, écrivait-elle à sa grand’mère, et je ne saurois mieux faire pour vous obéir que d’estre grosse, mais je vous avoue que j’aurois bien voulu n’estre pas si ponctuelle à de pareils ordres[20]. » Elle évitait les routes pavées, les fatigues excessives, renonçait au cheval, et passait beaucoup de temps au lit. A partir du commencement de février, l’anxiété devint grande, car on la savait à terme. Le Roi, qui considérait comme une des fonctions de son devoir royal d’assister aux couches de ses belles-filles ou belles-petites-filles conservait toujours ses habits auprès de son lit afin de pouvoir se rendre auprès d’elle dès qu’il serait appelé. Le samedi 15, à sept heures, on vint le réveiller, la Princesse ressentant les premières douleurs. On eut un moment de crainte, les couches s’annonçant difficiles ; mais Clément, l’accoucheur ordinaire des princesses, qui revenait précisément d’Espagne où il avait été donner des soins à la Reine, prit, assure le Mercure (qui entre dans beaucoup de détails), ses mesures si habilement que les choses se passèrent au mieux. A huit heures un quart, la Duchesse de Bourgogne accouchait d’un garçon, « ce que les faiseurs d’horoscope seront bien aises d’apprendre, ajoute le Mercure, et qu’il a de tous temps passé pour constant que les enfans qui naissoient le jour étoient plus heureux que ceux qui venoient au monde pendant la nuit[21]. » L’heureux événement fut annoncé à Versailles par la cloche du palais, comme c’était l’usage, et à Paris par le carillon de la Samaritaine. Lors de la naissance du second Duc de Bretagne, venu au monde en 1707, le Roi, nous l’avons dit, avait interdit les réjouissances. Bien que les temps ne fussent pas moins tristes, il ne prit pas la même précaution, et des fêtes furent spontanément données dans un grand nombre de villes de France, à Paris en particulier, où le Prévôt des marchands et les échevins organisèrent, sans avoir reçu d’ordres, un brillant feu d’artifice. « Trois emblèmes prétendoient y faire voir trois des principales vertus nécessaires à un prince : sçavoir la sagesse, la grandeur dame et la science. » L’instinct populaire voyait en effet, dans la naissance ardemment désirée d’un nouvel héritier du trône, comme un heureux présage qui annonçait la fin des maux de la guerre et le retour à l’ancienne prospérité. Ce sentiment se traduit dans les nombreux sonnets que la naissance du jeune prince inspirait aux rimeurs de cour. Parmi les pièces de vers assez médiocres que rapporte le Mercure, nous choisissons celle-ci :


De votre bras vengeur nous ressentons le poids,
Grand Dieu ; vous nous frappez de fléaux légitimes ;
Tout ce que nous donnèrent vos bontés magnanimes
S’est trouvé de nos mains enlevé par vos lois.

A peine vos rigueurs nous ont laissé la voix,
Mais loin d’envisager les excès de nos crimes
Détournez vos regards vers les vertus sublimes
Que pratique à vos yeux le plus sage des rois.

Ma Seigneur, vous daignez exaucer ma prière ;
Je vois par son bonheur finir notre misère,
Votre cœur apaisé donne un prince à nos lis.

De son berceau naîtra la paix et l’abondance
Et par luy vous laissez plus de bien à la France
Que nos tristes forfaits ne nous en ont ravis.


Le royal enfant dont le berceau semblait contenir tant de promesses, à qui on souhaitait grandeur dame, sagesse et science, fut titré au moment de sa naissance : Duc d’Anjou. Il devait être un jour le roi Louis XV.

Cette même année 1710, qui fut témoin d’une naissance royale, vit encore un mariage qui assura et fortifia le crédit de la Duchesse de Bourgogne et parut avec raison un nouveau triomphe pour elle. Il y avait à la Cour un jeune prince de vingt-quatre ans sur lequel l’attention commençait à se porter. C’était le troisième fils de Monseigneur, le frère cadet du Duc de Bourgogne, le Duc de Berry. Ce prince n’était pas sans qualités ; il s’était bien montré durant la campagne de Flandre, et avait été reçu avec faveur à son retour par le Roi et par son père, qui le préférait ouvertement au Duc de Bourgogne. Mais il n’en vivait pas moins sur un pied de grande intimité avec la Duchesse de Bourgogne, ne bougeant guère de chez elle, et prenant part à tous ses plaisirs. Madame, toujours sévère, lui reproche même son attitude au milieu du petit cercle de dames qui entouraient la Duchesse de Bourgogne. « Depuis nombre d’années, écrivait-elle le 9 juin 1708, le Duc de Berry n’écoute que la Duchesse de Bourgogne et ses dames. Comme celles-ci ont autant de savoir-vivre que des vaches dans leur vacherie, elles le traitent comme un valet, il ne sait plus lui-même qui il est[22]. » Et dans une autre lettre du 9 mars 1710 : « Il n’est pas étonnant que le Duc de Berry se conduise comme un enfant. Il ne parle avec personne de raisonnable. Nuit et jour, il est dans la chambre de la Duchesse de Bourgogne où il fait le valet de chambre de ses dames. L’une se fait apporter une table par lui, l’autre son ouvrage, la troisième lui donne telle autre commission ; il se tient debout ou bien est assis sur un petit tabouret, tandis que toutes les jeunes dames sont étendues ou bien dans une chaise à bras, en écharpe, ou bien sur un lit de repos[23]. » Le Duc de Berry aimait en effet la société des femmes, tout en se montrant timide avec elles. « Parmi plusieurs commencemens de galanteries, dit Saint-Simon[24], il n’avoit su encore ni les embarquer, ni les conduire, ni en mettre aucune afin. » On pouvait craindre cependant qu’il ne devînt plus hardi, et qu’il ne s’engageât dans quelque liaison, dont il serait difficile de le détacher. Il était donc naturel que dans la famille royale on pensât à le marier. Mais à qui ? Quelques années auparavant les partis n’auraient pas fait défaut en Europe. Il n’aurait pas manqué de princesses qui eussent été fières d’épouser un fils de France. Il n’en allait, plus de même après tant de revers, et d’ailleurs, Louis XIV étant en guerre à la fois avec l’Empire et la Savoie, il n’y avait pas de princesse catholique sur laquelle les yeux pussent se porter. Il ne pouvait donc être question que d’une princesse française. Or on n’en comptait que deux qui fussent en âge de se marier. L’une était M, u de Bourbon, la fille de cette Duchesse de Bourbon dont nous avons si souvent parlé ; l’autre était la fille du Duc et de la Duchesse d’Orléans, qu’on avait coutume d’appeler Mademoiselle.

Le mariage du Duc de Berry avec Mlle de Bourbon eût été un véritable échec pour le Duc et la Duchesse de Bourgogne. La Duchesse de Bourbon, que nous avons vue si grossièrement hostile au Duc de Bourgogne pendant la campagne de Flandre, était demeurée l’âme de cette cabale de Meudon où se réunissaient tous les ennemis du jeune prince, et, si la ferme attitude de la Princesse avait fait baisser le ton à la cabale à laquelle la disgrâce de Vendôme avait servi de leçon, cependant son hostilité se déguisait à peine, et continuait de diviser la Cour en deux factions, celle de Monseigneur et de la Duchesse de Bourbon d’une part, celle du Duc et de la Duchesse de Bourgogne d’autre part. Le mariage du Duc de Berry avec Mlle de Bourbon aurait fait passer le jeune prince d’une faction dans l’autre, et aurait assuré le crédit de Madame la Duchesse sur Monseigneur « des volontés duquel, dit Saint-Simon, elle disposoit absolument, et qui, reliée à lui par le mariage de leurs enfans, usurperoit une puissance sous laquelle tout plieroit sous son règne et dès celui-ci même. Madame la Duchesse de Bourgogne, continue Saint-Simon, tomberoit pas à pas dans un éloignement de Monseigneur qui, approfondi par la dévotion mal entendue de M. le Duc de Bourgogne et par le dégoût que Monseigneur avoit pris de lui depuis les choses de Flandres, soigneusement entretenu depuis, les plongeroit tous les deux dans l’abîme dont il a été parlé, avoit si hardiment commencé à leur creuser[25]. » Au contraire, le Duc et la Duchesse de Bourgogne ayant toujours vécu dans la plus parfaite intelligence avec le Duc et la Duchesse d’Orléans, le mariage du Duc de Berry avec Mademoiselle les rapprocherait encore et laisserait le Duc de Berry dans leur camp. La Duchesse de Bourgogne était trop intelligente pour ne pas apercevoir en même temps le péril et l’avantage, et il est probable qu’elle s’en serait avisée, lors même que Saint-Simon ne l’y aurait pas fait penser.

Pour toutes les intrigues et batteries qui précédèrent ce mariage et qui durèrent plusieurs mois, nous ne pouvons que renvoyer à Saint-Simon, qui n’y consacre pas moins d’un demi-volume de ses Mémoires. A l’en croire, il aurait tout conçu, tout conduit, tout fait réussir ; mais lors même qu’il aurait, ce qui est probable, grossi quelque peu son rôle, il reconnaît lui-même l’ardeur et l’adresse que déploya de son côté la Duchesse de Bourgogne. Ce fut elle qui entama l’affaire avec Monseigneur dont on redoutait la résistance, car il n’aimait pas le Duc d’Orléans. Un jour que Mademoiselle avait été chez Mme de Maintenon, où se trouvaient précisément Monseigneur et le Roi, la Duchesse de Bourgogne fit l’éloge de la jeune princesse lorsqu’elle se fut retirée, et dit, comme étourdiment, que c’était là une vraie femme pour M. le Duc de Berry. A ce mot, Monseigneur rougit de colère et répondit vivement que « cela seroit fort à propos pour récompenser le Duc d’Orléans de ses affaires d’Espagne[26] » et il sortit brusquement de la chambre. La Duchesse de Bourgogne feignit l’étonnement, et se tournant d’un air effarouché vers Mme de Maintenon : « Ma tante, lui dit-elle, ai-je dit une sottise ? » A quoi le Roi répliqua avec feu que si Madame la Duchesse le prenoit sur ce ton-là et entreprenoit d’empaumer Monseigneur, elle compteroit avec lui[27]. » L’insuccès apparent de cette première tentative n’était pas pour décourager la Duchesse de Bourgogne, et elle continua de s’occuper avec ardeur de ce projet, ne cessant d’agir sur Mme de Maintenon, qui ne savait rien lui refuser, et se prêtant à tout, même à une démarche indirecte auprès de Mlle Choin, à qui, sur le conseil de Saint-Simon, on dépêcha son ami Bignon pour se la rendre favorable. Tant de persistance, tant de diplomatie, et, pour reprendre le mot de Saint-Simon lui-même, tant d’intrigues furent à la fin couronnées de succès. Pressé par le Roi, Monseigneur finit par donner son consentement. Le Duc de Berry, consulté en dernier, répondit qu’il « obéiroit au Roi avec plaisir, » et le mariage fut résolu.

La chose faite, Monseigneur en prit son parti de bonne grâce. Le Duc et la Duchesse d’Orléans étant venus le voir alors qu’il. était encore à table avec le Duc et la Duchesse de Bourgogne, il embrassa cinq ou six fois la Duchesse d’Orléans, but au beau-père, à la belle-mère, à la belle-fille, et les força de lui rendre raison, « la Duchesse de Bourgogne animant tout et le Duc de Bourgogne étant si aise du mariage et de le voir si bien pris qu’il en haussa le coude jusqu’à tenir des propos si joyeux qu’il ne pouvoit les croire le lendemain. »

Mieux encore que dans cette scène de famille, racontée de seconde main par Saint-Simon, leur joie apparaît dans une lettre que Madame, la grand’mère de la fiancée, adressait le 5 juin à la duchesse de Hanovre. « Le soir quand, à sept heures, j’étais à ma fenêtre, à écrire à la reine d’Espagne et à Mme de Savoie, la Duchesse de Bourgogne avec toutes ses dûmes et son mari accoururent tout d’un coup et s’écrièrent : « Madame, nous vous amenons le duc de Berry, car le Roy vient de déclarer tout haut qu’il espousera Mademoiselle. Le Roi va vous le dire et Monseigneur aussi. Nous les avons devancés. Je dis à la duchesse de Bourgogne : « A l’heure qu’il m’est permis de parler, je vous assurres, Madame, que j’orès une recognoissance éternelle de tous les soins et peines que vous vous estes donnés pour cette affaire. Je say aussi, dis-je au duc de Bourgogne, que vous lavés toujours désiré, dont je vous rends mille grâces. » Au duc de Berry je dis : « Venès, que je vous embrasse, car vous voilà plus que jamais, comme disait Madame la Dauphine le bery de Madame (car elle l’appelait mon Berry il le sait bien… Je vous orès dans mon cœur, je vous aimerès tendrement, mais je suis trop vieille pour vous voir souvent, car je ne puis vous estre bonne à rien. Soyez heureux, gay et content, et je jouirai de votre contentement[28]. » Ces effusions de famille prenaient place les derniers jours de mai. Le 2 juin, le Roi déclara le mariage qui fut considéré comme un grand succès pour la Duchesse de Bourgogne. Ce fut elle qui se chargea de composer la maison de la future Duchesse de Berry. Elle obtint, non sans peine, de la duchesse de Saint-Simon, qui lui était toute dévouée, qu’elle acceptât la place de dame d’honneur. Elle fit écarter, comme dame d’atours, Mme de Caylus, d’accord avec Mme de Maintenon qui ne voulut pas, assure Saint-Simon[29], « se donner le ridicule de faire dire qu’elle mettoit sa nièce auprès d’une jeune princesse pour la former à ce qu’elle avoit pratiqué et à ce qui l’avoit fait chasser avec éclat[30]. » Elle lui fit préférer Mme de Cheverny qui était fille de Saumery, ancien sous-gouverneur puis aide de camp du Duc de Bourgogne. Indirectement tout au moins, sa jeune belle-sœur était ainsi placée sous sa surveillance et sa protection. Les fêtes du mariage, auxquelles on donna peu de solennité, se passèrent en partie dans son appartement. Ce fut chez elle que se rendirent, le jour des fiançailles, les futurs époux après la signature du contrat. « Il y avait, dit Dangeau, plus de dames parées que je n’en ai vues à aucune cérémonie[31]. » On joua en attendant le souper du Roi, car, afin qu’on pût établir un plus grand nombre de tables de jeu, la Duchesse de Bourgogne avait eu la précaution de faire enlever le billard. Le lendemain, le mariage fut célébré par le cardinal de Janson. Au sortir de la cérémonie qui l’élevait au rang de petite-fille de France, la nouvelle duchesse de Berry dut passer devant sa grand’mère, Madame : « Poussez-moi donc, Madame, lui dit-elle avec bonne grâce, pour me faire passer devant vous, et il me faut encore quelque temps pour m’accoutumer à cet honneur-là. » Au souper, on fut vingt-huit à table. Après le souper, on conduisit les époux à leur nouvel appartement. Toutes les dames entrèrent dans la chambre de la mariée. Le cardinal de Janson fit la bénédiction du lit. Ce fut la Duchesse de Bourgogne qui donna la chemise à la Duchesse de Berry, et, quand tout le monde se fut retiré et les mariés couchés, ce furent le grave duc de Beauvilliers comme ancien sous-gouverneur, et la duchesse de Saint-Simon comme dame d’honneur qui tirèrent le rideau chacun de leur côté, « non sans rire un peu, dit Saint-Simon, d’une telle fonction ensemble. »

Quelques jours après, la Duchesse de Bourgogne intervint auprès du Roi, qui n’avait fait qu’un médiocre présent de pierreries à la Duchesse de Berry et gavait rien donné au Duc de Berry, pour qu’il lui donnât au moins quelque argent de poche, car, faute d’argent, le jeune prince n’avait pu jouer au dernier voyage de Marly. Le Roi, en s’excusant sur le malheur des temps, lui remit cinq cents pistoles.

La Duchesse de Bourgogne eut peu à se louer de cette belle-sœur, qui ne tarda pas à vivre en assez mauvaise intelligence avec elle. Bientôt, elle s’impatienta de l’amour que le Duc de Berry témoignait à sa femme, trouvant qu’il était « par trop fade, » et comme elle aimait sincèrement ce jeune beau-frère, elle dut se repentir de la femme qu’elle lui avait donnée. La Duchesse de Berry qui, comme Mademoiselle, avait bien caché son jeu, et paraissait timide et modeste, ne tarda pas à se montrer telle qu’elle était, c’est-à-dire grossièrement gourmande, buveuse, portée à la débauche en tout genre, et de plus insolente. On sait le triste rôle joué par elle sous la Régence, et l’on comprend cette réflexion philosophique par laquelle Saint-Simon clôt le long récit des peines qu’il se donna pour ce mariage : « Plus cette princesse se laissa connoître, et elle ne s’en contraignoit guère… plus nous gémîmes du malheur d’avoir si bien réussi dans une affaire que, bien loin d’avoir entreprise et suivie au point que je le fis, j’aurois au contraire traversée avec encore plus d’activité quand même Mlle de Bourbon en eût dû profiter et l’ignorer, si j’avois su le demi-quart, que dis-je, la millième partie de ce dont nous fûmes si malheureusement témoins[32]. »


III

Ainsi la Duchesse de Bourgogne s’exerçait peu à peu à remplir ses fonctions de future reine, quand un événement tragique vint brusquement la mettre davantage encore au premier plan et en pleine lumière.

En 1711, Monseigneur avait cinquante ans. Il était dans la force de l’âge, et rien dans sa santé ne pouvait faire craindre que, d’après l’ordre de la nature, il ne succédât pas au Roi son père. Il avait bien eu, quelques années auparavant, une indigestion qui avait fait croire à une attaque d’apoplexie, mais comme cet accident avait été occasionné par un excès de nourriture, comme il avait eu grand’peur, et comme il surveillait depuis lors fort exactement son régime, rien ne donnait à prévoir que l’accident dût se renouveler. Au contraire le Roi vieillissait. Bien qu’il eût conservé sa belle prestance, on remarquait que son visage était changé. Les anxiétés et les fatigues du métier qu’il remplissait si consciencieusement n’avaient pas laissé d’altérer cette complexion magnifique, et la médication habituelle d’alors, saignées et purgations, n’était pas pour rendre vigueur à un corps affaibli. Chacun, à part soi, se préoccupait donc de l’avenir, et bien qu’il courût sur Monseigneur certaines prédictions : « Fils de Roi, père de Roi, jamais Roi, » cependant le courtisan, pour parler comme Saint-Simon, se demandait avec anxiété quels changemens surviendraient dans les affaires publiques, et dans la situation de chacun, le jour où celui qui n’était que le roi de Meudon deviendrait le roi de Versailles.

Ce n’était pas qu’entre les deux cours il n’y eût quelque ressemblance. A Versailles, Mme de Maintenon régnait dans l’ombre ; à Meudon, c’était Mlle Choin. Monseigneur l’avait-il épousée ? On le croyait généralement. « On se marie étrangement dans cette famille, » avait dit un jour la Duchesse de Bourgogne, faisant allusion au double mariage supposé du Roi avec l’ex-gouvernante de ses bâtards et de Monseigneur avec l’ex-fille d’honneur de sa demi-sœur. Il faut avouer que les apparences y prêtaient. Les jours de réception officielle, la Choin disparaissait, remontant dans sa petite chambre, et laissant la princesse de Conti ou la Duchesse de Bourbon faire les honneurs. Mais les jours ordinaires elle trônait dans le salon, sur un fauteuil, laissant la Duchesse de Bourgogne assise sur un tabouret. En lui parlant directement, elle ne l’appelait point « mignonne, » comme Mme de Maintenon, mais en parlant d’elle ou de la Duchesse de Berry, elle supprimait le « Madame. » Ce n’était pas qu’elle fût vaniteuse ou hautaine. Elle était au contraire une assez bonne personne, incapable de s’employer à mal, discrète et désintéressée. Un jour elle avait déchiré de sa main un testament que lui montrait Monseigneur et par lequel il lui laissait un legs important. Au retour de la campagne de Flandre, elle avait, dans la mesure de son influence, travaillé à rapprocher le fils du père. De même elle avait contribué au mariage du Duc de Berry. Le Due et la Duchesse de Bourgogne n’avaient donc point à se plaindre d’elle, comme des autres personnages qui composaient les parvulos de Meudon. Les débris de la cabale de Vendôme, dont le principal personnage était d’Antin, continuaient de s’y réunir, et leurs sentimens vis-à-vis du Duc de Bourgogne n’étaient pas changés. Aussi ce dernier venait-il de plus en plus rarement à Meudon. Il s’y sentait toujours timide, gêné, « en brassière, » répète souvent Saint-Simon, et si Monseigneur se comportait toujours vis-à-vis de la Duchesse de Bourgogne en beau-père affectueux, il témoignait au Duc de Bourgogne une froideur marquée, réservant toutes ses tendresses et ses complaisances pour son second fils, le Duc de Berry, comme lui grand mangeur, grand chasseur, sanguin, emporté, bien qu’au fond d’humeur assez débonnaire, et vers lequel il se sentait attiré par ces ressemblances de nature.

Les choses en étaient là, et les deux cabales, contenues dans leur hostilité réciproque par l’autorité du Roi, continuaient à se miner sourdement quand, le 9 avril, le Roi apprit par d’Antin que Monseigneur avait eu le matin une faiblesse, et que,, vers six heures du soir, il avait une forte lièvre et semblait fort assoupi. Le lendemain, la petite vérole se déclarait. Le Roi se transporta immédiatement à Meudon, défendant au Duc et à la Duchesse de Bourgogne, ainsi qu’au Duc de Berry de le suivre, parce qu’ils n’avaient pas eu cette redoutable maladie. Mais Mme de Maintenon venait l’y rejoindre. A peine arrivée, elle recevait deux lettres, l’une du Duc et l’autre de la Duchesse de Bourgogne, qui tous deux paraissaient dans ces lettres encore plus préoccupés de la santé du Roi que de celle de Monseigneur. Voici en quels termes s’adressait à elle le Duc de Bourgogne : « Je prends, Madame, la liberté d’écrire au Roy sur une chose qui intéresse encore plus l’Estat que la santé de Monseigneur ; vous jugez aisément que c’est sur la sienne propre, il n’y a personne qui ne tremble, lorsque l’on pense que le Roy est exposé à tous momens à un air dangereux, non seulement pour la petite vérole, mais mesme pour donner d’autres maladies venimeuses et plus à craindre. Je sais, Madame, que le Roy se doit à sa famille, et je ne le sais que trop, par l’ordre qu’il m’a donné de ne me point présenter devant lui, mais je sais aussi qu’il se doit encore plus à l’Estat, et si l’on prenoit la voix de ses sujets, il ne s’exposeroit pas ainsi sans nécessité à un péril dont Dieu le préservera j’espère, mais qui est réel. » Après avoir suggéré quelques précautions que le Roi pourrait prendre, et insisté de nouveau, tant en son nom qu’au nom du Duc du Maine, pour qu’il ne voie pas Monseigneur, il continue : « Après un objet public, je suis honteux d’en venir à un particulier : c’est Madame la Duchesse de Bourgogne. Pensez, je vous prie, Madame, tout ce que je pense et dois penser, l’aimant comme je l’aime, si je la vois aller à Meudon, et soyés persuadée qu’il n’y a que la seule satisfaction du Roy qui l’emporte sur mon inquiétude. »

À cette lettre le Duc de Bourgogne en joignait en effet une pour le Roi. La Duchesse de Bourgogne écrivait de son côté à Mme de Maintenon : « Je suis ici hors de moy, beaucoup plus encore pour le Roy et vous que pour Monseigneur, car j’ai dans la teste qu’il s’en tirera heureusement… Je suis ravie, ma chère tante, que vous veniez dîner icy, car je serai à l’aise avec vous Nous verrons ensemble comment je ferai pour voir le Roy, car, pour vous dire la vérité, je n’ai pas grande envie d’entrer dans la maison. Je fais les mesmes réflexions pour moy que pour vous, et quand j’aurai gagné quelque mal, personne ne m’en saura gré ; au contraire, on m’en blâmera. Il faut pourtant que je voye le Roy ; sans cela Versailles m’est insupportable. Vous ne sauriez vous figurer l’air qu’il a. Il faut dire toute la vérité : les lieux où le Roy n’est pas sont inanimés[33]. »

Le Roi ne fit pas venir la Duchesse de Bourgogne à Meudon. Il en interdit au contraire le séjour à tous les personnages de la Cour qui n’avaient pas eu la petite vérole, sauf à ses ministres qu’il faisait venir chaque matin pour tenir conseil. Pendant ce temps, Mlle Choin était reléguée dans un grenier, et le Père Le Tellier, qu’on voulait avoir sous la main, dans un autre, tous deux cachés, incognito, servis seuls dans leur chambre, et traités de même, avec cette différence que Mlle Choin ne voyait que Monseigneur et que le Père Le Tellier ne voyait que le Roi.

Le 13, on crut le malade mieux. Les harengères de Paris auprès desquelles il était populaire comme auprès du menu peuple, s’étaient transportées à Meudon pour avoir de ses nouvelles. Monseigneur voulut les voir. Sans crainte de la contagion elles se jetèrent au pied de son lit qu’elles baisèrent plusieurs fois, et, ravies de le trouver en pleine connaissance, lui dirent qu’en rentrant à Paris, elles allaient faire chanter un Te Deum. Le pauvre prince, qui sentait la gravité de son mal, leur dit qu’il n’était pas encore temps. Il avait raison. Le lendemain, son état s’aggravait subitement ; à quatre heures, la connaissance l’abandonnait ; les médecins perdaient la tête et se disputaient entre eux sans prévenir personne jusqu’au moment où Fagon vint dire brusquement au Roi que tout était perdu. Le Roi voulut entrer dans la chambre de son fils. La princesse de Conti l’en empêcha, lui disant que Monseigneur ne le reconnaîtrait point et qu’il entrait en agonie. Le Roi s’affaissa sur un canapé dans la pièce voisine, et y demeura une heure, attendant l’arrivée de la mort, mais non sans avoir fait prévenir le Père Le Tellier. Celui-ci, qui venait de se coucher, se releva et se rhabilla en hâte, mais il ne put recevoir la confession du moribond. Mme de Maintenon, qui était venue s’asseoir avec le Roi sur le canapé et qui « tâchoit de pleurer, » voulut le déterminer à partir. Le Roi s’y refusa, tant que Monseigneur serait encore en vie. La mort survint à onze heures. Il fit alors demander un carrosse. Un serviteur maladroit fit avancer la propre berline de Monseigneur. Le Roi refusa de s’en servir et en demanda un autre. Au moment d’y monter, il rencontra Pontchartrain, et lui dit de recommander aux autres ministres de se rendre le lendemain à Marly pour le conseil de mercredi. Il fallut que Pontchartrain lui dît qu’il n’y avait point d’affaires urgentes, et que le Conseil pouvait être remis sans inconvéniens.

Cependant la nouvelle avait volé de Meudon à Versailles où le désordre et l’émotion régnaient dans le palais. Il n’est personne qui ne connaisse l’immortel tableau tracé par Saint-Simon de cette nuit du 14 au 15 avril, et qui n’en sache en quelque sorte par cœur le récit : l’appartement de la Duchesse de Bourgogne, puis bientôt son salon et la grande galerie remplis de dames en déshabillé ; les courtisans rassemblés en hâte et en confusion ; les uns pénétrés de douleur, les autres attentifs à eux-mêmes pour cacher leur élargissement et leur joie ; les sots tirant leurs soupirs de leurs talons, et, avec des yeux égarés el secs, louant Monseigneur toujours de la même louange, c’est-à-dire de bonté ; les plus fins s’inquiétant de la santé du Roi, se sachant bon gré de conserver tant de jugement parmi ce trouble et n’en laissant pas douter par la fréquence de leur répétition ; d’autres, vraiment affligés et de cabale frappée, pleurant amèrement ou se contenant avec un effort aussi aisé à remarquer que les sanglots ; les plus politiques, les yeux fichés en terre et reclus en des coins, méditant profondément aux suites d’un événement si peu attendu et bien davantage sur eux-mêmes ; l’agitation des indifférens, les mugissemens des valets, tout, jusqu’aux épisodes burlesques, Madame arrivant en grand habit, et hurlante sans savoir pourquoi, et le bon Suisse qui dormait dans un lit de repos, sortant, à peine réveillé, un gros bras nu, puis n’osant se lever en si nombreuse compagnie et se cachant sous ses couvertures, tous ces traits sont présens à toutes les mémoires, et nous ne pouvons qu’y renvoyer[34]. Nous voulons seulement extraire de ces pages, écrites en lettres de feu, ce qui concerne l’attitude de la Duchesse et du Duc de Bourgogne.

Aux premiers momens qui suivirent l’arrivée de la triste nouvelle, Saint-Simon nous représente la Princesse allant et venant de son cabinet dans sa chambre et attendant le moment de se rendre sur le passage du Roi qui, pour aller de Meudon à Marly, passait par Versailles et lui avait fait dire de se trouver sur sa route, à l’Orangerie. « Son maintien, toujours avec ses mêmes grâces, étoit un maintien de trouble et de compassion que celui de chacun sembloit prendre pour douleur. » Le passage du Roi étant annoncé, « elle prit à sa toilette son écharpe et ses coiffes, debout et d’un air délibéré traversa la chambre, les yeux à peine mouillés, mais trahie par de curieux regards lancés à la dérobée, et suivie seulement de ses dames, elle gagna son carrosse par le grand escalier. » Quand elle revint, le duc de Beauvilliers la fit passer, ainsi que le Duc de Bourgogne, de son appartement encombré dans la grande galerie. Là, s’asseyant sur un canapé à côté de son époux, elle s’occupa surtout de le consoler, « et elle y avoit moins de peine qu’à acquérir le besoin d’être elle-même consolée, à quoi pourtant, sans rien montrer de faux, on voyoit bien qu’elle faisoit de son mieux pour s’acquitter d’un devoir pressant de bienséance sentie. » Elle répondait par « un fréquent moucher » aux sanglots, aux cris, aux hurlemens de son beau-frère, le Duc de Berry, qui parfois se taisait, comme suffoqué, et parfois faisait éclater avec force la « trompette du désespoir. » Une partie de la nuit se passa ainsi jusqu’au moment où le duc de Beauvilliers s’avisa « qu’il étoit temps de délivrer les jeunes princes d’un si fâcheux public et proposa que chacun se retirât dans son appartement. » En gagnant le sien, la Duchesse de Bourgogne eut un court entretien avec une de ses dames, Mme de Lévis, la fille du duc de Chevreuse. Mme de Lévis lui dit « que n’ayant pas lieu d’être affligée, il seroit horrible de lui voir jouer la comédie. Elle répondit bien naturellement que, sans comédie, la pitié et le spectacle la touchoient et la bienséance la contenoit et rien de plus. » Après ces courtes paroles, qui exprimaient avec dignité et sincérité ses véritables sentimens, elle rentra dans son appartement où elle reposa paisiblement jusqu’au matin.

Différente fut l’attitude du Duc de Bourgogne. Au premier moment, l’impression qui domina chez lui fut celle de la stupeur. D’un coup d’œil, il dut mesurer à quel point cette mort imprévue le grandissait en situation, mais aussi de quelles responsabilités elle Fallait charger, et chez cette nature scrupuleuse, consciencieuse avant tout, mais un peu indécise, l’effroi dut l’emporter sur tout autre sentiment. Au moment où la nouvelle venait d’arriver, Saint-Simon l’aperçut à travers la porte ouverte du petit cabinet ; le coup d’œil qu’il asséna sur lui ne lui rendit « rien de tendre, mais seulement l’occupation profonde d’un esprit saisi. » Saint-Simon le revit de plus près dans la grande galerie « pleurant d’attendrissement et de bonne foi des larmes de nature, de religion, de patience. » Mais l’impression du saisissement était encore celle qui dominait, et Madame nous le représente « bouleversé, pâle comme la mort et ne disant pas un mot[35]. » L’émotion ressentie par lui avait été si grande que sa santé en souffrit, et qu’il fut indisposé pendant quelques jours. Peu à peu cependant, il reprit possession de lui-même. Nous trouvons l’expression des sentimens par lesquels il passa successivement dans ses lettres à son frère Philippe V. La veille même du jour où Monseigneur devait succomber, il lui écrivait : « Vous serez sans doute dans une extrême inquiétude, mon très cher frère, en recevant cette lettre, mais j’espère qu’alors nous en serons déjà délivrés, » el, après quelques détails sur le cours suivi par la maladie de Monseigneur, il continuait : « Nous recevons à tout moment des nouvelles de Monseigneur qui, jusqu’ici, calment un peu notre juste inquiétude. La matière dont je parle m’occupe si fort que vous ne trouverez point étrange que je n’en trouve point d’autre[36]. » Le lendemain de la mort, il lui adressait un billet très court où se trahit l’inquiétude que fait naître dans son âme de chrétien fervent cette disparition si brusque. « Le sujet de cette lettre est si triste, mon cher frère, que je n’ai pas la force de vous en parler. Je prends part à votre douleur qui n’est que trop commune avec la mienne. Reposons-nous sur l’immense miséricorde de Dieu[37]. » Quelques jours après, il lui écrivait encore : « Je ne vous écrivis qu’un seul mot, mon très cher frère, le 15 de ce mois au sujet du malheur qui nous est arrivé. Je ne doute pas qu’ayant un aussi bon cœur que le vostre, vous n’en ayez esté bien vivement touché ; j’ai beaucoup pris de part à votre peine, et je suis bien sûr que vous en aurez aussi pris à la mienne ; j’en ai été secoué et pénétré, et m’en suis trouvé incommodé pendant quelques jours, c’est-à-dire sans appétit et languissant, mais, Dieu mercy, je suis mieux présentement. C’est un coup de la main de Dieu qu’il faut adorer avec soumission. Vous aurez sçu que le Roy a jugé à propos que je prisse le titre de Dauphin, ce qui me remet à tous momens devant les yeux la perte que j’ai faitte. Je sçais, mon cher frère, que vous aviez beaucoup de confiance en l’amitié de Monseigneur ; il ne tiendra pas à moy que je ne la mérite aussi, et je ne saurois assez vous marquer combien j’ai de joye de voir nos intérêts se réunir de plus en plus. Aimez moy donc toujours, mon très cher frère, et soyez persuadé que ma tendresse pour vous sera toujours telle qu’elle doit estre, que vos intérêts iront chez moi immédiatement après ceux de la France, et j’espère qu’ils ne se sépareront jamais[38]. »

Ces lettres traduisent les regrets d’un fils respectueux, ressentant tout ce qu’il doit sentir à la mort d’un père, mais on n’y trouve point l’accent d’une douleur profonde, ce qui est assez explicable, étant donné la nature des relations qui existaient entre le père et le fils. La Duchesse de Bourgogne, chez qui ne parlait pas la voix du sang, s’exprimait sur cette mort plus librement. Elle échangeait parfois des lettres avec le duc de Noailles, le mari de sa compagne d’enfance et de jeu, Mlle d’Aubigné, lettres très courtes, car elle n’avait pas la plume facile, mais toujours d’un tour aimable. « Je ne sais comment je suis présentement dans vos bonnes grâces, lui écrivait-elle alors qu’il commandait en Espagne, mais ce que je sais fort bien, c’est que vous êtes à merveille avec moy, et que votre absence, bien loin de faire l’effet ordinaire que l’on dit qu’elle cause dans les princes réveille en moy tous les sentimens d’une amitié très tendre. » Aussi, peu de temps après la mort de Monseigneur, s’ouvrait-elle à lui, en toute sincérité, des sentimens qu’elle éprouvait. « J’ai été véritablement troublée de la mort de Monseigneur, lui écrivait-elle, mais je m’en console comme les autres ; je crois même avoir plus de raisons. Il n’y a pas assez longtemps que vous estes ors d’ici pour avoir oublié la situation de la Cour et par conséquand pour imaginer grande partie de ce que je dois penser[39]. » Saint-Simon avait donc bien raison de dire : « Jamais douleur ne fut plus courte que celle de la mort de Monseigneur[40]. » Cette mort amenait cependant à la Cour et en particulier dans la situation du Duc et de la Duchesse de Bourgogne de grands changemens qui feront l’objet de la suite de notre récit.


HAUSSONVILLE.

  1. Voyez la Revue du 1er juin.
  2. Lettres de Mme de Maintenon à la princesse des Ursins, t. I, p. 380. A sa grand’mère, Madame Royale avec laquelle elle continuait, malgré la guerre, d’échanger par le service des ordinaires des lettres affectueuses, la Duchesse de Bourgogne témoignait cependant quelques regrets : « Je n’aurai pas grand’peine, lui écrivait-elle, à vous rendre compte des divertissemens de ce carnaval ; il a esté fort triste jusque à cet heure, et je crois qu’il finira de mesme. Il ne saurait y avoir de bals car il n’y a plus personne pour dancer. Il y a plusieurs dames qui sont dans de trop grands deuils, d’autres qui sont grosses et la plus part de celle qui ce marie on esté toute leur vie dans des couvens et ne savent point dancer. Il n’y a présentement à la Cour que neuf dames en estat de dancer qui ne sont la moitié que de petite fille. Je serais la plus vieille du bal, ce qui m’a osté toute envie de dancer. Je ne sais quelle folie les dames ont présantement, car, à trente ans, elle se trouve or d’âge à pouvoir dancer. Si cette mode dure, il faudra profiter du peu de temps qui me reste. » Cette lettre a déjà été publiée par la comtesse délia Rocca (Lettres de la Duchesse de Bourgogne, p. 72). Mais nous en avons rétabli le texte d’après l’original, qui est aux archives de Turin, comme spécimen de son orthographe. Elle avait cependant fait quelques progrès, si l’on compare cette lettre aux premières qu’elle adressait à sa grand’mère.
  3. Correspondance de la marquise d’Huxelles avec le marquis de Lagarde. Bibliothèque du musée Calvet à Avignon.
  4. Ibid.
  5. Bibliothèque du Théâtre-Français. Registre des comédiens ordinaires du Roi.
  6. Mémoires de Sourches, t. VII, p. 136.
  7. Lettres de Mme de Maintenon à la princesse des Ursins, t. II, p. 109. Dans cette publication, la lettre est datée par erreur de 1710.
  8. Correspondance de Madame, édition Jæglé, t. II, p. 101. Les mots en italiques sont en français dans l’original.
  9. Dangeau, t. XIII, p. 295.
  10. Lettres de Mme de Maintenon à la princesse des Ursins, t, II, p. 262.
  11. Lettre à Mme de Maintenon, publiée dans les Mélanges de littérature et d’histoire de la Société des Bibliophiles français, année 1850.
  12. Mémoires de ce qui s’est passé de plus remarquable dans l’établissement de notre maison, et depuis jusqu’à présent. Ces Mémoires, rédigés successivement par plusieurs religieuses de Saint-Cyr, sont en manuscrit à la Bibliothèque du grand séminaire à Versailles. Partie en a été publiée en 1846 à Paris, chez le libraire Fulgence, sans nom d’éditeur. L’ouvrage est devenu assez rare.
  13. Mme de Maintenon d’après sa correspondance authentique, t. II, p. 270.
  14. Vie privée du maréchal de Richelieu contenant ses amours et ses intrigues, édition de 1791, p. 26.
  15. Anecdotes sur Richelieu, par C. de Rulhière, précédées d’une notice, par Eugène Asse, p. 2.
  16. Mme de Maintenon d’après sa Correspondance authentique, t. II, p. 274.
  17. Archives de l’Arsenal, n° 2125 du catalogue, dossier n° 10598.
  18. En 1715, Fronsac courut de nouveau le danger d’être mis à la Bastille. Pour y échapper il adressait à Mme de Maintenon des lettres très humbles. « J’ose vous supplier, lui écrivait-il, de songer que je n’ai que dix-neuf ans, et qu’il est aisé de voir que l’âge et l’expérience corrigent assez de ces sortes de fautes-là. Je vous supplie de songer aussi que je suis un pauvre orphelin qui n’a plus d’autres asiles que la Cour et d’autres soutiens que vos bontés ; » et dans une autre lettre : « Je suis dans une appréhension et dans un désespoir qui fait que je ne dors ni jour ni nuit du malheur que j’ai eu de déplaire au Roi… Si j’étois assez heureux pour qu’il voulût bien suspendre sa colère ou me permettre d’aller me jeter à ses pieds, j’ose vous supplier, Madame, de vouloir bien me le faire savoir. Vous me rendrez la vie. J’ai tant reçu de marques de vos bontés que j’ose en attendre encore celle-ci et je vous supplie de ne pas douter de ma parfaite reconnaissance. » Je dois communication du texte authentique de ces doux lettres à l’obligeance de M. le duc de Lesparre qui possède deux curieux volumes de copies de lettres adressées à Mme de Maintenon dont le plus grand nombre sont inédites. Ces deux lettres de Fronsac avaient cependant été publiées par La Beaumelle. (Édition de Maëstricht, t. VIII, p. 40 et 41), mais, comme toujours, inexactement.
  19. Archives du duc de Lesparre.
  20. Archives de Turin.
  21. Mercure de France, année 1710, p. 203 et 207.
  22. Édition Bodeman, p. 180. Cette édition, récemment publiée en Allemagne, contient un certain nombre de lettres qui n’ont jamais été traduites.
  23. Édition Jæglé, t. II, p. 115.
  24. Saint-Simon, édition de 1856, t. VIII, p. 214.
  25. Saint-Simon. Édition de 1856, t. VIII, p. 220. La phrase, obscure et incorrecte, est ainsi rédigée.
  26. L’année précédente le Duc d’Orléans avait été accusé, non sans fondement, d’avoir profité de ce qu’il commandait en Espagne pour se livrer à des intrigues contre Philippe V.
  27. Saint-Simon, édition de 1856, t. VIII, p. 232.
  28. Les lettres de Madame sont écrites en allemand, et nous ne les connaissons que par des traductions. Celle-ci paraît avoir été écrite, en partie du moins, en français. Nous l’avons reproduite telle que M. Jæglé l’a fait paraître, t. II, p. 119 de son édition.
  29. Saint-Simon fait ici allusion à la liaison notoire de Mme de Caylus avec le duc de Villeroy.
  30. Saint-Simon, édition de 1856, t. VIII, p. 317.
  31. Dangeau, t. VIII, p. 300.
  32. Saint-Simon, édition de 1856, t. VIII, p. 338.
  33. Archives du duc de Lesparre.
  34. Saint-Simon, édition de 1856, t. IX, p. 115 et suivantes.
  35. Édition Jæglé, t. II, p. 145.
  36. Archives d’Alcala. Lettre du 13 avril 1741 communiquée par l’abbé Baudrillart.
  37. Ibid. Lettre du 15 avril 1711.
  38. Ibid. Lettre du 26 avril 1711.
  39. Mélanges de littérature et d’histoire publiés en 1850 par la Société des Bibliophiles français, p. 38.
  40. Addition au Journal de Dangeau, t. XIII, p. 382.