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La Fauvette de maître Gélonneur/Texte entier

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Société française d'imprimerie (p. 11-86).

LA FAUVETTE
DE
MAITRE GÉLONNEUR




I

UN HEUREUX CANCRE.


La petite ville de Sylans, dans les montagnes du Haut-Bugey, possède deux curiosités dont elle est également fière et sur lesquelles elle compte, en même temps que pour passer à la postérité, pour attirer et charmer les touristes. C’est d’abord son lac ; puis son ancien notaire, maître Gélonneur.

Le lac de Sylans est certes bien connu, — de nom du moins, — de nos jeunes lecteurs. D’ailleurs, douteraient-ils de son existence, je les enverrais se promener sur le boulevard des Italiens ou de la Madeleine, en plein Paris. Là ils verraient, chaque été, circuler de grosses voitures jaunes, attelées de deux vigoureux percherons, et sur la caisse desquelles se détache, à l’arrière, en lettres noires, cette inscription probante : Glacières du lac de Sylans.

C’est qu’en effet ce petit lac aux eaux d’une limpidité merveilleuse, placé à une altitude de plus de 600 mètres, dans un site riant en été, quand le soleil consent à l’éclairer, mais sinistre pendant les longs mois des hivers du Bugey, fournit à toute la région, à Lyon, à Marseille, à Paris, et même à l’Algérie, une glace d’une pureté absolue, d’une transparence incroyable.

Sans doute on y pêche d’excellent poisson ; la truite y acquiert une délicatesse exceptionnelle, la tanche en est fort appréciée des gourmets ; le brochet y est exquis ; l’échatou, sorte de poisson blanc, assez médiocre d’ailleurs, y pullule. Même une industrie locale s’est établie sur les bords du lac : avec les herbes aromatiques des pentes boisées qui l’entourent et l’enserrent, on fabrique une sorte de chartreuse de second choix qui n’est point à dédaigner et dont la saveur, assez fine, flatte agréablement le palais des gens du pays, bons connaisseurs en pareille matière, et, sans doute aussi, leur amour-propre national. « Morbleu ! disait à ce sujet un catholard (habitant du pays), croyiez-vous donc que nous n’avions ici que des herbes de la Saint-Jean ? »

Mais la vraie, la grande, la notoire spécialité du lac de Sylans, c’est sa glace. Elle y est excellente, parfaite, inépuisable. Sa transparence est telle qu’à travers l’éclat glauque de ses plus gros blocs, on peut lire un journal. Et tant qu’il neigera en hiver, qu’il pleuvra au printemps, ce qui à lieu dans les montagnes avec une ponctualité désespérante et une fâcheuse abondance, le lac pourra fournir de glace les consommateurs des cafés de la France entière, qui, eux non plus, ne paraissent pas devoir disparaître de sitôt.

Chaque année, au plus fort de l’hiver, par les froids secs, deux cents à deux cent cinquante travailleurs sont employés à scier, à fendre la glace, à la harponner, à la hisser et à l’entasser dans un immense bâtiment qui peut en contenir jusqu’à 80.000 mètres cubes. Dans cet amas formidable d’eau solidifiée, on taille des escaliers, on perce des tunnels, on trace des couloirs. En entrant dans cette maison d’eau, en circulant dans ces méandres de cristal aux parois d’un vert étincelant, on a une idée de ce que peuvent être les palais de glace, élevés, chaque année, par les Russes sur les bords de la Néva.

Mais ce qu’il y a de plus féerique encore, c’est l’extraction de la glace pendant la nuit, à la lumière électrique. Le temps menace-t-il, en effet, de se détendre et de se mettre au redoux ? la neige de tomber ? on double les équipes d’ouvriers et le travail continue jour et nuit. Des faisceaux de lumière électrique sont projetés sur le lac, où s’agitent et s’enlèvent à l’emporte-pièce, noires sur la blancheur éblouissante de la glace, comme des ombres chinoises occupées à quelque œuvre mystérieuse, les silhouettes des scieurs, des fendeurs, des harponneurs. Les rayons lumineux jaillissent de tous côtés et fouillent la neige immaculée des hauteurs voisines ; la glace étincelle en myriades de paillettes roses, rouges, irisées, jaunes, vertes, orangées. Les sapins apparaissent surchargés de pierreries, les hêtres sont empanachés de grappes de perles ; c’est une vision des Mille et une nuits.

La ville de Sylans est presque aussi fière de son ancien notaire, maître Gélonneur, son plus illustre enfant. Tous, de père en fils, ont été notaires dans cette famille. Et même, question que les archives locales ne permettront sans doute jamais de bien élucider, on ne sait au juste quel est le vrai nom familial de cette race de tabellions. On suppose avec assez de vraisemblance que le premier, le fondateur, la tige, notaire royal sous Louis XIII, aurait reçu, comme surnom humoristique, celui de « J’ai l’honneur », à cause, dit-on, de sa constante habitude de commencer ainsi la plupart de ses phrases et toutes ses missives. Puis, le temps et l’usage aidant, l’orthographe de Gélonneur fut universellement répandue et acceptée dans le pays. Rien n’est plus vraisemblable, rien n’est plus commun que ces transformations de noms propres : que nos jeunes lecteurs se souviennent du Président Chartron, sous la Fronde, « connu, dit Voltaire, par le sobriquet de président Je dis ça, parce qu’ouvrait et concluait toujours ses avis par ces mots ».

Maitre Gélonneur, après une fortune honorablement acquise à « instrumenter », s’était retiré assez jeune encore, et avait fait de son habitation, située au bord du lac, à l’extrémité de la ville, sinon la huitième merveille du monde, du moins celle du Bugey. La volonté humaine, quand elle a des millions à son service, triomphe de la nature la plus rebelle et fait fleurir des cactus dans le pays où le sol ne produit guère que des sapins et du buis.

C’est dire que maître Gélonneur n’avait rien épargné pour embellir sa demeure des oiseaux les plus rares, des fleurs les plus précieuses, des arbres exotiques les plus recherchés : faisans dorés, colibris, oiseaux-mouches, oiseaux du paradis myrtes de Ceylan, rose de Kachemir, manguiers, bois de fer, de santal, de teck, ébéniers, crotons à laque, etc., etc. Sa collection de roses, peut-être unique au monde, ne comptait pas moins de 789 variétés, sans parler du rarissime rhododendron gelonnarium, magnifique produit du rhododendron ferruginé et de la rose-thé, obtenu par maître Gélonneur lui-même et dont on a-pu admirer un spécimen à l’Exposition Universelle de 1889. Faut-il y ajouter le rhododendron pontique, où des abeilles puisèrent autrefois le miel qui empoisonna les soldats de Xénophon ?

Mais hélas ! pourrait-on dire en parodiant légèrement le vers de La Fontaine :

Ni l’or ni les rosiers ne nous rendent heureux !

Maître Gélonneur avait, en effet, une épine dans le cœur. Cet homme si bien partagé du côté de la fortune, de la considération publique, avait un fils qui faisait



son désespoir. Le passage de Robert Gélonneur au collège de Sylans n’avait été rien moins que lumineux. Détesté de ses camarades, abhorré et redouté de ses professeurs, il y avait été baptisé de ce terme méprisant qui, au dire de Littré est synonyme de mauvais écolier, On l’appelait le cancre. Paresse, insolence, rébellion constante, il résumait en lui tous les vices caractéristiques du mauvais élève. À son professeur de latin, il avait fourni de ces traductions ultra-fantaisistes, restées légendaires au collège de Sylans ; son professeur d’histoire, il l’avait fait bondir en lui soutenant effrontément que Louis XIV avait poursuivi les gens sinistres (lisez Jansénistes). Quant aux mathématiques, après deux années de collège, il en était encore à se demander ce que pouvait bien être la multiplication ; la table de Pythagore était pour lui lettre close, nuit noire. Le reste à l’avenant.

Ajoutez à cela, selon la saison, les petits moineaux élevés dans un pupitre, la confection du café en étude, les hannetons lâchés en classe, les cornets de papier remplis d’encre et placés sous les camarades qui se rasseyaient après avoir récité leurs leçons, les vitres cassées au moyen de cailloux imperceptibles lancés avec une fronde élastique, etc., etc. On n’en finirait plus de raconter tous ses méfaits ; si bien que son père dut prendre le parti de le retirer du collège.

À une pareille blessure faite au cœur paternel le luxe ne pouvait offrir que des consolations insuffisantes. Malgré le souci des mille embellissements sans cesse apportés à sa demeure, malgré le rhododendron gelonnarium lui-même, maître Gélonneur n’était pas heureux.

Et pourtant, à côté de cette grande douleur, — le cœur des collectionneurs est ainsi, — le notaire avait un autre, un réel chagrin.

À coup sûr, le doge de Gênes, Impériale Lascaro, avait dû être moins étonné de se trouver dans les salons de Versailles, au milieu de la cour du grand roi, que les bengalis, les colibris venus du Brésil, transportés et entretenus à grand frais dans la volière de maître Gélonneur sur les bords du lac de Sylans, au pays de la neige et de la glace. Et pourtant il manquait à leur propriétaire un oiseau rare, la curruca pinguis antontana qu’il ne pourrait se procurer qu’à Tahiti, dans cette île enchantée perdue au milieu de l’Océan Pacifique. Maître Gélonneur avait dû renoncer à sa possession ; ce serait toujours là pour sa volière une lacune irréparable.

Il le pensait, du moins, jusqu’au jour où, par une résolution énergique, le riche tabellion se dit que, puisque son garnement de fils ne voulait rien faire, il n’avait d’autre ressource pour le dompter que de le faire naviguer. Qui sait ? Les voyages forment la jeunesse, trempent esprit et le corps. De ces lointaines pérégrinations Robert lui reviendrait ne lui reviendrait peut-être meilleur ? ne lui reviendrait peut-être pas du tout ? Et s’il allait trouver à Tahiti la curruca pinguis antoniana ?

Une dernière incartade de son fils le décida à l’embarquer. Il fut résolu sans appel, sans sursis, que Robert partirait donc pour Tahiti par le prochain paquebot, avec mission éventuelle d’en rapporter, si possible le précieux, l’introuvable, le mystérieux oiseau, la curruca pinguis antoniana.

Que d’écoliers modèles auraient ambitionné la punition infligée à Robert !



II

EN ROUTE !


Malgré toute la sévérité dont maître Gélonneur avait cru devoir armer son front pour signifier à Robert son prochain départ, au fond du cœur le digne homme se sentait encore plein de mansuétude pour son ingrat rejeton.

Robert allait avoir seize ans : n’était-il pas trop jeune pour l’envoyer ainsi seul aux antipodes, à l’autre bout du monde, dans une île enchanteresse, sans surveillance, sans ami, sans guide ? M. Gélonneur avait, il est vrai, à Tahiti quelques relations indirectes parmi les officiers de l’escadre du Pacifique ; mais il ne se sentait qu’à moitié rassuré par cette considération. Il crut donc faire sagement en mettant son fils sous la tutelle, peu éclairée peut-être, mais vigilante et dévouée, d’un de ses serviteurs qui avaient su garder le plus d’empire sur le caractère du jeune homme.

C’était un brave garçon de quarante-cinq ans environ, d’une fidélité de terre-neuve, et à qui le service militaire avait appris à ne jamais transiger sur ce qu’il appelait « la consigne ». Les rochers abrupts du Bugey sont moins immuables que ne l’était Néron quand l’ordre lui avait été donné de s’acquitter d’un emploi et d’occuper un poste de confiance.

Il s’appelait, en effet, Néron, ce brave Bugeysien. Au moral nous avons dit quelle était sa qualité maîtresse ; au physique c’était un grand montagnard, sec et robuste, juché sur des jambes interminables, et le nez, — quel diable de nez ! — un peu plus rouge que de raison. D’aucuns prétendaient même que Néron n’était qu’un sobriquet descriptif qui avait fini par avoir force de chose jugée.

C’est le mentor que M. Gélonneur avait choisi pour guider et accompagner Robert.



Sa caisse était d’ailleurs assez riche pour payer ce surcroît de dépense et fournir aux frais de leur voyage.

La question du trousseau fut vite réglée, et, vers les premiers jours du mois de mars 1886, nos deux Bugeysiens étaient prêts à partir et à dire adieu à leur beau lac : Robert ému au fond du cœur, malgré sa mauvaise tête ; Néron anxieux de savoir comment finirait cette équipée, mais prêt à obéir sans sourciller, sans interroger. Affaire de consigne, n’est-ce pas ?

Le soir qui précéda leur départ, maître Gélonneur, avec des conseils tout paternels pour la conduite et l’hygiène de Robert, des considérations solennelles sur les bons effets qu’il était en droit d’attendre de ce grave événement, sur la nécessité qu’il y avait pour son fils à racheter son passé, à dépouiller le vieil homme, à se conduire en enfant repentant qui, chaque jour, songe au foyer paternel où il est attendu, crut devoir donner à Robert quelques indications techniques qui pussent l’aider à trouver là-bas l’oiseau qui devait être dorénavant la perle de sa volière.

« Mon cher enfant, dit-il, ton passé te sera pardonné, mes bras te seront ouverts si tu me reviens, l’an prochain, corrigé et disposé au bien par cette longue absence de la famille. Je te saurai gré si, par surcroît, tu peux me rapporter de Tahiti cet oiseau rare qui, à ce que m’a affirmé mon honorable confrère de Genève, ne se trouve guère que dans les îles de la Société : tu ferais ainsi un vif plaisir à ton père. Oui, je donnerais beaucoup pour posséder la curruca pinguis antoniana, la fauvette grasse d’Antoine ! Te décrire exactement ce oiseau, fort peu connu, paraît-il, me serait impossible, tu le comprends ; je ne l’ai jamais vu. Mais mon confrère de Genève prétend que les signes distinctifs auxquels tu pourras peut-être reconnaître cet oiseau précieux sont un plumage soyeux, un embonpoint qu’indique son nom scientifique, et surtout, ceci est bien remarquable, une queue formée d’une seule plume, ce qui, dit-on l’a fait aussi désigner sous le nom de curruca solipennata. »

Embarqués à Marseille sur le paquebot « l’Equateur », Robert et Néron firent leur première relâche à Lisbonne, cette capitale du Portugal, assise à l’embouchure du Tage. Du haut du pont, Robert put admirer la magnifique tour carrée de Bélem, construite autrefois par les Maures qui ont longtemps possédé ce pays. Mais ce jour-là aussi il devait, comme une première punition, regretter d’avoir perdu son temps au collège et négligé d’apprendre l’histoire. C’est un Jeune passager comme lui qui lui apprit que c’était de Lisbonne, alors port espagnol, qu’était partie, en 1588, l’invincible Armada, la formidable expédition navale ordonnée par Philippe II. Il ne savait pas davantage qu’en 1755 un terrible tremblement de terre avait en partie détruit la ville et englouti la population, où se trouvait alors le petit-fils du grand Racine.

Jusqu’à Montevideo, capitale de l’Uruguay, sur la côte orientale de l’Amérique du Sud, la traversée se fit rapidement et par un temps magnifique. Les deux Français résolurent d’y débarquer pour y faire un séjour de deux semaines ; ils en repartiraient par le prochain paquebot qui suivrait la même route que « l’Equateur ». Ils y eurent l’occasion d’assister à une course de taureaux, qui leur parut une affreuse boucherie et un spectacle sans aucune grandeur. Les pauvres chevaux, sacrifiés, éventrés à coups de cornes, les entrailles traînantes, faisaient pitié. Robert et son guide remarquèrent d’ailleurs avec une sorte de soulagement que les femmes de Montevideo ont le bon goût de ne pas paraître à ces exhibitions peu ragoûtantes.

Tout coûte fort cher à Montevideo ; l’hôtel, sans extra, revenait à chacun d’eux, par jour, à vingt-cinq francs. Un chapeau coûte trente francs ; le reste à l’avenant.

Robert et Néron se rembarquèrent sur le paquebot anglais « l’Araucania », qui faisait route pour le détroit de Magellan et Valparaiso. Quelques jours après « l’Araucania » s’engagea dans le fameux détroit découvert en 1520 par Magellan, alors au service de Charles-Quint, et qui sépare l’Amérique du Sud de la Terre-de-Feu. C’est toujours une affaire délicate que de franchir le canal de près de 600 kilomètres de long, et parfois large de 4 kilomètres seulement. La veille, à onze heures du soir, le paquebot mouillait à la baie Possession ; le lendemain matin, à sept heures, il reprenait sa route pour Punta-Arenas, où il stoppait vers midi, pour en repartir à trois heures. Puis toute la nuit fut employée à franchir le détroit ; le point le plus délicat à passer fut les environs de la baie Borja Les arbres de la côte se miraient dans l’eau et pouvaient ainsi amener certaines illusions d’optique très dangereuses dans ces parages, en empêchant absolument d’estimer la distance à laquelle on était de terre. Aussi les passagers ne furent-ils pas peu surpris de voir le capitaine se servir d’un sifilet, pour juger d’après l’écho si réellement il n’était pas « à toucher terre ». Tout alla sans encombre, et, à sept heures du matin, le capitaine pouvait aller réparer dans sa couchette ses forces épuisées par les fatigues de cette nuit. C’était la soixante-dixième fois qu’il traversait le détroit.

Huit jours aprés, « l’Araucania » mouillait à Valparaiso, la Vallée du Paradis, qui, malgré cette poétique appellation, se trouve être une côte assez triste.

De là, un troisième paquebot les conduisit, à travers le Pacifique, et par un temps calme, à Papeete, la capitale de l’île Tahiti, dans l’Archipel des Iles de la Société, où, tout en réfléchissant sur ses fautes passées, Robert allait aviser à découvrir la curruca pinguis antoniana solipennala.


III

LA REINE DU PACIFIQUE.


C’est une délicieuse contrée, originale et poétique entre toutes, que cette île de Tahiti, reconnue au XVIIIe siècle par les navigateurs Cook et Bougainville, et où Robert allait avoir à méditer pendant une année sur les conséquences de sa paresse. Être exilé dans cette île enchanteresse que les marins enthousiastes ont surnommée Reine du Pacifique, au fond du cœur Robert devait se dire que la pénitence était douce.

L’île de Tahiti proprement dite et la presqu’île du Taïarabu sont reliées entre elles par un isthme de 2,200 mètres de largeur. Chacune de ses parties dessine une circonférence à peu près régulière.

Sur les hauts sommets, autrefois produits par un soulèvement volcanique, le sol est pierreux et dur ; mais dans les vallées et sur la côte la couche de terre végétale est épaisse, fertile et propre à fournir toutes les productions tropicales. Le climat est d’ailleurs agréable et exceptionnellement sain.

L’île entière repose sur les coraux, et ce ne fut pas une mince surprise pour l’ancien élève du collège de Sylans que d’apprendre comment s’était formé ce minuscule continent dont il était devenu l’hôte. Un jeune enseigne de vaisseau eut à lui expliquer comment, au sein de l’Océan, des myriades de petits êtres animés, les coraux et les madrépores, entassent leurs sécrétions pendant des siècles, finissent par surgir du fond des flots, émergent et créent ainsi de petits points solides, d’abord isolés, puis reliés entre eux, qui donneront plus tard naissance à des mondes nouveaux : Robert comprit alors ce que la vue d’une carte de l’Océanie ne lui avait pas encore révélé, c’est-à-dire que du fond du Pacifique surgissent et s’édifient des continents vivants où le flot et le vent apporteront des détritus de toutes sortes, où des réservoirs d’eau de pluie se creuseront, où la brise du large déposera le pollen des cocotiers des îles avoisinantes, et où l’homme enfin viendra poser sa tente ou dressera sa cabane.

La population qui habite Tahiti appartient à cette race que les géographes et les ethnologues ont désignée sous le nom de Mahoris ; elle a la peau cuivrée, des formes d’une remarquable pureté, une taille au-dessus de la moyenne et une expression de visage d’une grande douceur, qui le rend si sympathique aux Européens.

Cette race, jetée par le hasard des migrations sur cette île aux rives riantes, enfouie dans la verdure, sillonnée de fraîches vallées, bercée au bruit de l’Océan, au murmure de ses cascades, a emprunté au sol qui la nourrit poésie touchante. Voici la lettre qu’une jeune Tahitienne adressait à sa mère, dont elle avait été brusquement séparée, pour être reléguée dans la partie de l’île qui est réservée aux lépreux :

« Salut à toi dans le vrai Dieu, toi qui es mon étoile !

« Voici ma petite parole :

« Je l’aime comme le petit enfant aime le sein de sa mère. Je te désire comme la fleur de nos vallées désire la rosée de la nuit pour devenir fraîche et parfumée. Et comme le petit enfant à qui la mère ne donne pas son sein, je ne puis vivre ; et comme la fleur qui ne reçoit pas la rosée de la nuit, je vais mourir. Les jours et les nuits se passent ; que me sont-ils puisque tu n’es pas là ?

« Le matin, je te cherche et ne te trouve pas ! Le soir, je t’attends, et tu ne viens pas ! Que ne viens-tu donc si tu m’aimes !

« J’ai fini de te parler ; telle est ma petite parole.

« Salut à toi dans le vrai Dieu, aujourd’hui et pour toujours ! »

Les Îles de la Société, sous le protectorat de la France depuis 1842, constituent aujourd’hui une colonie de premier ordre et sont en même temps un point de relâchement très important. Au point de vue agricole, bien exploitées, elles pourraient fournir à la métropole des produits aussi variés que précieux. Elle possèdent le tamanu et le miro ou vois de rose, bois extrêmement durs ; le tiairi ou bancoulier, le sental, le bois de fer, le burao, l’arbre à pain, le taro, le cocotier et le goyavier ; le café, la vanille et l’orange y sont récoltés en grande quantité.

Du reste, pendant que Robert et Néron parcourent l’île qui doit les garder pendant une année, pour que nos jeunes lecteurs fassent plus ample connaissance avec ce paradis terrestre, nous allons leur donner quelques renseignements qu’ils accepterons, espérons-nous, avec intérêt et non sans profit.

Pourquoi faut-il tout d’abord que l’on ait à déplorer les ravages que l’abus des boissons fermentées ne cesse de faire parmi cette population robuste et saine ? Les Tahitiens, comme presque tous les Mahoris, ne connaissaient jadis qu’une seule boisson enivrante, qu’ils préparaient en mâchant la racine fraîche de l’ova, et en délayant ensuite dans de l’eau des tissus déchirés et imprégnés de salive. Vers 1796, ils apprirent à faire fermenter les fruits du pays, et se prirent alors d’une passion effrénée pour la nouvelle et bruyante ivresse qu’ils se procuraient ainsi. Terrible présent de la civilisation ! C’est à elle que les Tahitiens, bons et confiants, durent de connaître la liqueur de vin d’orange (anari), de la pomme de cythère (vihi), de sa racine cuite et délayée du dracœna (ti), du jus d’ananas (païnapo), des fruits du pandanus (fara), etc.

Prise à faible dose, l’ova est une boisson stimulante ; elle procure une excitation qui n’est pas sans charme ; elle est bonne pour disposer au combat. À dose élevée, elle détermine une ivresse silencieuse, somnolente. Les vrais buveurs mahoris en prennent jusqu’à six et huit fois par jour ; vers la sixième absorption, ils sont saisis par un tremblement nerveux tellement violent qu’ils ne peuvent même plus porter la coupe à leurs lèvres ; il faut leur venir en aide et, tandis qu’on leur comprime fortement le dos et l’estomac avec les mains, ils hument lentement le liquide qu’on leur présente. Ils sont alors plongés dans une torpeur profonde, le moindre bruit les impatiente. Jadis. quand un chef buvait l’ova, des gardes spéciaux éloignaient tous les importuns. Un chien aboyait-il ? un coq chantait-il ? À mort le coupable ! Dans cet état de torpeur hébétée, l’oreille perçoit le moindre bruit. Si un Européen entre dans la case, le buveur entr’ouvre les yeux et fait signe de marcher doucement, de ne pas l’incommoder. Il faut lui parler très bas, sans quoi il se plaint de maux de tête ; un bruit plus fort l’irrite, provoque des nausées, et l’ivresse se dissipe

L’effet de l’ova épuisé, le buveur ressent une grande fatigue dans toutes les articulations : aussi n’a-t-il rien de plus pressé que d’aller se plonger dans l’eau courante d’un ruisseau.

C’est ainsi qu’au contact de la civilisation et de la race blanche ces grands enfants de Tahitiens ont découvert les propriétés funestes des présents que la nature leur avait faits.

Mais leur esprit ingénieux à heureusement aussi appris à utiliser les vertus des arbres et des plantes qui croissent dans leur île enchantée.

À l’un de ces arbres, qu’ils appellent tatiu, ils ont emprunté une huile qui leur sert à s’éclairer. Le tatiu, de douze à quinze mètres de haut, avec un port qui rappelle celui du châtaignier, porte en même temps sa fleur et son fruit. La noix renferme une amande qui a un peu le goût de la noisette, mais dont il ne serait pas prudent de trop manger. Ces amandes, une fois sèches, sont utilisées pour l’éclairage. On en fait des brochettes ; sauge amande brûle dix minutes environ ; une brochette de 24 amandes peut durer quatre heures. C’est cette noix que les Tahitiens appellent ama (lumière).

Mais le roi des arbres de l’île est le cocotier, dont nos jeunes lecteurs connaissent certainement la valeur. À Tahiti, le coco est la nourriture de tout le monde, gens et bêtes, chiens, porcs et poulets. L’huile qu’on en extrait est propre à plusieurs usages ; elle sert aussi à faire le monoï, parfum dont les Mahoris aiment à s’enduire. Néron eut un jour l’idée de monter sur l’un de ces cocotiers et d’en couper le bourgeon qui le couronne, dont il se fit une excellente salade. Il ignorait, sans doute, qu’il faisait ainsi concurrence aux Tahitiennes, qui, avec l’épiderme de ce bourgeon, tressent de légers panaches dont elles ornent leur tête ; ce sont les reva-reva.

Le tamanu, lui, est l’arbre religieux ; il servait autrefois, avant que le catholicisme fût introduit dans ces îles, à sculpter les dieux des moraïs royaux ; c’était par excellence l’arbre des moraïs (cimetières). Après le combat, ses branches servaient à pendre les prisonniers. L’œil gauche de la victime offerte en sacrifice était aussi présenté au roi ou à la reine dans une feuille de tamanu ; le souverain faisait le simulacre de l’avaler, d’où le premier nom de Pomaré IV « aïmata mangeur d’œil. » L’œil droit était offert aux dieux et placé sur une pierre spéciale devant l’idole.

L’oranger a été importé par Cook ; le goyavier, introduit en 1815, s’est répandu dans le tout le pays avec une extrême rapidité ; le bananier et feï : y fournissent le fond de la nourriture des indigènes. Avec la banane on prépare une conserve appelée picré. Le feï, lui, forme de véritables forêts dans les montagnes et dans les vallées, toujours loin des plages. De Papeete, tous les samedis, les Tahitiens vont chercher dans la montagne leur provision de feï pour la semaine. Le popoïfeï est du feï cuit et délayé avec un peu d’eau de coco ; on en nourrit les nouveau-nés. Le tronc du feï est rouge ; il contient une sève violacée indélébile ; autrefois les Tahitiens s’en servaient pour écrire la Bible sur de la « tapa » blanche.

Avec le feï, le taro forme la base de l’alimentation publique. C’est une plante très abondante dans les terrains humides ; on fait cuire le taro au four canaque. Avec ses jeunes feuilles, on prépare un plat qui remplace fort bien nos épinards. Un autre féculent, le fia, ressemble à la pomme de terre ; il contient en abondance une fécule nourrissante connue sous le nom d’arrow-root, avec laquelle les ménagères parisiennes confectionnent d’excellents gâteaux, sans compter qu’avec la tige les femmes préparent une paille très blanche, très légère, dont on fait des couronnes et des chapeaux qui ont une grande valeur dans le pays.

L’uru ou maïoré est l’arbre le plus utile du pays ; par suite il a sa légende. Celle-ci raconte, en effet, que, par un temps de disette, un père se fit enterrer par ses enfants et devint ensuite un arbre, aujourd’hui la tête chauve est un fruit excellent, qui pèse de 1,000 à 4,500 grammes.

L’arbre à pain donne ainsi trois récoltes par an. C’est un aliment d’un goût agréable, mais qui n’a rien de réparateur, et qui ne put faire oublier à Néron le bon froment de son pays. Cette variété du maïoré abonde dans les vallées, près des plages ; mais autrefois la population était si nombreuse qu’il était rare de voir toutes les branches d’un même arbre appartenir à une même personne, et fréquemment le juge avait à décider de la propriété de tel ou tel rameau.

Si à ces richesses végétales on ajoute encore le coton, le maïs, le citron, la vanille, le café, la canne à sucre, le tabac, le jasmin, la fraise, l’ananas, le raisin, et une grande variété de jolies plantes fourragères, de fleurs, tiarés et autres, qui embaument et y donnent à l’air cette senteur délicieuse qui frappe l’étranger débarqué le soir à Papeete, on aura une idée encore incomplète des charmes enivrants de cette Reine du Pacifique.

Le règne animal est moins riche : le chien et le porc abondent à Tahiti ; mais les oiseaux y sont assez rares, n’en déplaise à maître Gélonneur, il ne paraissait guère facile à Robert d’y découvrir la fameuse curruca pinguis antoniana, que le hasard seul lui fit trouver, comme on le verra plus tard.

Et cependant, désireux de faire plaisir à son père, non moins que de voir un pays nouveau, Robert, en compagnie de Néron, avait poussé ses chasses jusque dans les Iles Marquises, à Nouka-Hiwa. Là, en compagnie de jeunes officiers de marine, il prit part à une chasse aux bœufs sauvages, très nombreux dans cette île, ainsi que les chèvres. On y peut tirer facilement des bécassines et des courlis ; à une certaine saison on trouve des poules sauvages, qu’il faut poursuivre avant le coucher du soleil. Les pigeons y abondent, et l’île est égayée par le chant des oiseaux, ce qui donna à Robert une impression agréable après le silence mortel de la belle nature de Tahiti, de Tahiti l’enchanteresse, il est vrai, mais à qui manque cette harmonie sans laquelle la campagne n’est pas complète, le gazouillement des oiseaux.

Et c’est pourtant à Tahiti que maître Gélonneur avait envoyé son fils chercher un oiseau !

Au tableau de plus magnifique il faut une ombre : la plaie des Iles Marquises, comme des Îles de la Société, c’est la lèpre. Telle de ces 8 Îles a sur la plage une léproserie qui renferme environ trois cents lépreux. Chaque île a la sienne. Dans ces archipels, cette horrible maladie est héréditaire plutôt que contagieuse. Il faut donc séparer de la société, du reste du monde, les malheureux qui en sont atteints ; toute union leur est interdite. Robert visita une de ces léproseries ; il en sortit oppressé, navré et avec le sentiment que jamais il n’oublierait le spectacle hideux qu’il avait vu.

C’est alors que son guide tahitien lui raconta l’histoire de Mata-Pifaré. Elle est navrante, cette histoire ! Et elle apprit à Robert à voir dans cette race mahorie, amie du plaisir et de la rêverie en face de l’Océan et du ciel rayonnant, dans ces bandes d’hommes et de femmes couronnés de jasmin, qui s’avancent en chantant leurs hyménées, la figure souriante, et vous saluent de leur Ia ora na ! (bonjour !) prononcé de la voix la plus aimable et la plus caressante, autre chose qu’un peuple efféminé. L’histoire des héros de l’antiquité n’a rien de plus touchant, de plus sublime, que l’acte de ce simple sauvage.



IV

MATA-PIFARÉ.


Les Iles Tuamotu, entre les Marquises et les Iles de la Société, ont des pêcheries de perles et de nacre d’une grande importance, mais qui n’ont jusqu’ici enrichi que les commerçants et les spéculateurs, tandis que les malheureux plongeurs, après une campagne pénible, quand elle n’est pas mortelle, s’en retournent la plupart du temps les mains vides, comme ils sont venus.

Quelques détails sur la plonge paraîtront sans doute ici intéressants. Avant de se jeter à l’eau, les naturels font leurs prières ; puis ils se précipitent, tenant à deux mains la lunette de calfat qui leur permet de voir le fond. Cette lunette se compose simplement d’un cadre en bois avec un verre de vitre qui y est adapté. Découvrent-ils une nacre : ils aspirent de l’air en sifflant comme un soufflet de forge, se bouchent le nez et se laissent couler à fond, les pieds les premiers. Puis ils se retournent, nagent vivement vers le fond, la tête en bas, et en tenant à la main une coquille de nacre qui doit leur servir à détacher l’huître perlière du fond. Les bons plongeurs, bien entraînés, vont jusqu’à quarante mètres de profondeur et peuvent rester sous l’eau deux minutes dix secondes, et même au delà. Il va sans dire que c’est un métier très rude, très pénible, où le plongeur peut redouter les congestions, l’asphyxie, les vomissements de sang, et aussi les requins qui, dans les grands lagons, font souvent des victimes.

Parmi les rares plongeurs de Tuamotu que la pêche avait enrichis, Mata-Pifaré, par sa force corporelle, par sa beauté, la douceur de son caractère, s’était attiré l’estime et la sympathie de ses compatriotes, comme celles des Français. Jeune encore, puisqu’il avait quarante ans, il possédait une charmante vahiné (femme) et de beaux enfants. Ses forêts de feï étaient parmi les plus riches des îles. Il était profondément heureux.

Mais son heure était marquée : le terrible fléau de ce pays allait fondre sur lui, le saisir en pleine prospérité. Il s’aperçut, un jour, d’une légère excoriation farineuse à sa jambe gauche. C’était la lèpre. Mata-Pifaré se vit perdu ; mais il reçut le coup sans peur, sans faiblesse.

À la première attaque de la maladie, encore bénigne, il alla, le front souriant, consulter le docteur français de l’escadre et lui montrer sa jambe malade.

— Mon pauvre ami, lui dit le docteur, aie du courage. — Oui, oui, Je sais, répondit Mata-Pifaré avec son bon sourire plein d’une mélancolique résignation : c’est la lèpre.

— C’est la lèpre, en effet ; mais ne t’effraye pas trop ! On peut vivre longtemps avec cette maladie ; d’ailleurs elle est peine déclarée. Tu peux continuer encore pendant sept ans ton genre de vie habituel, Puis c’est à la jambe ; qui t’empêche de la cacher ? On ne la verra pas.

— La cacher ! s’écria Mata-Pifaré, le front rouge d’indignation. La loi n’obliget-elle pas tout lépreux à aller immédiatement se déclarer ? Ne faut-il pas respecter la loi ?

— Mais tu peux attendre, mon pauvre ami ; tu as femme et enfants. Tu as des protecteurs dans la famille royale, je le sais, et il te sera facile…

— Non, non, répondit Mata-Pifaré : tout lépreux doit se déclarer. C’est la loi : ne faut-il pas respecter la loi ?

Et cet homme héroïque, riche, heureux, bien apparenté qui eût pu facilement jouir encore plusieurs années de son bonheur, sans hésiter, sacrifia tout ; dit adieu à tout.

Le soir même, par une de ces admirables nuits de ces pays, alors que les autres, assis sous les bosquets d’orangers en fleur rêvaient sous les étoiles, chantant les hyménées au bruit du tambourin de la upa-upa échevelée, Mata-Pifaré parcourut une dernière fois à cheval ses propriétés, embrassa sa femme et ses enfants, dit adieu à tous ses amis, et s’éloigna, la mort dans l’âme, mais le front souriant.

— « Pourquoi pleurez-vous ? disait-il ; pourquoi vous désolez-vous ? N’est-ce pas la loi ? Est-il donc permis, parce qu’on est riche, de ne pas s’y soumettre ? »

Et de loin il leur faisait signe de ne pas le suivre, que c’était fini, de se consoler, d’avoir du courage.

Or cette séparation était définitive, en effet ; Mata-Pifaré disait adieu à tout et pour toujours, car contre cette terrible maladie les indigènes ont dû prendre des mesures d’une rigueur impitoyable mais nécessaire. La terreur que la lèpre leur inspire n’est que trop légitime. Ils appellent les lépreux kovi ; c’est à peu près le même terme dont les Tahitiens désignaient autrefois la maladie (hovi) dont était affligé, d’après leurs croyances superstitieuses, quiconque portait la main sur ce qui était destiné au roi ou avait été touché par lui.

Il allait, au pas de son cheval, s’enfoncer dans cette sépulture vivante que l’on appelle une léproserie, où la mort la plus épouvantable, lente et sûre, attend les malheureux qui y sont enfermés, alors qu’ils ont vu un à un leurs membres se dessécher et tomber par lambeaux.

Les siens le perdirent de vue alors que, là-bas, sous les rayons de la lune, sous la transparence noire de la nuit, ils distinguaient à peine son geste empreint d’une résignation navrante.

Les peuples civilisés comptent-ils beaucoup de héros dignes de ce simple

Mahori ?

V

VOYAGE AUTOUR DE L’ILE.


Il y avait déjà neuf mois que Robert et Néron habitaient Tahiti, et de la curruca pinguis antoniana pas la moindre trace ! Cependant M. Gélonneur avait fixé à dix-huit mois l’absence totale de son fils : un an passé à Tahiti, trois mois pour y parvenir, autant pour s’en retourner en France. Le terme de l’épreuve s’avançait rapidement.

Pour tenter une dernière fois de trouver l’introuvable oiseau qu’il avait jusqu’ici vainement cherché, même, comme on l’a vu, jusqu’aux Iles Marquises, même jusqu’aux Iles Tuamotu, et sans doute aussi pour donner libre carrière à son humeur aventureuse, dont nous sommes loin de le blâmer, certes, Robert résolut de faire le tour de l’île en compagnie de son fidèle Néron. Au moins, en cas d’insuccès, il n’aurait rien à se reprocher, s’il rentrait au foyer paternel les mains vides.



D’ailleurs il n’avait conservé que bien peu d’espoir de réussir dans sa tentative ; personne à Tahiti n’avait su de quoi il voulait parler quand il s’informait de la curruca ; la curruca y était absolument inconnue. Le conservateur du musée de Papeete, consulté à ce sujet, avait regardé le jeune homme pardessous ses lunettes et avait acquis la ferme conviction qu’il avait affaire à un mauvais plaisant.

Guidé par un habitant de Papeete, un de ces Tahitiens métis qui ont su s’élever et se moraliser au contact des Européens et de la civilisation, Robert entreprit donc de faire le tour de l'île. Ce ne devait être qu’une courte absence.

On ne peut faire aujourd’hui le tour complet de Tahiti : la partie sud, en effet, de la presqu’île de Taïarabu est à pic ; on n’a pour la longer qu’un chemin de chèvre des plus pénibles. Mais le tour de la grande île peut se faire ; la route, bien que mauvaise, permet à un service de voiture de fonctionner régulièrement.

Partis de Papeete à six heures du matin, nos touristes y rentraient le soir du troisième jour, a près avoir parcouru 112 kilomètres et traversé une centaine de ruisseau ou de rivières, dont une très profonde, celle de Papeiha.

Cette promenade un peu fatigante, faite si rapidement par des chemins exécrables, surtout ceux de l’est de l’île, est charmante. Robert put admirer à son aise des sites délicieux, tour à tour riants ou grandioses, et, pour les embellir encore, cette mer azurée qu’on longe presque sans cesse et qui complète le paysage. Excursion charmante aussi par l’hospitalité des bons Tahitiens, aux visages épanouis, heureux de recevoir ces hôtes.

Le premier jour on s’arrêta, pour déjeuner, près d’un charmant petit cours d’eau ; le temps était superbe. Puis la route qui traverse le district de Mahuena les amena devant la case du district, près de laquelle s’élève encore l’arbre dont une branche fut enlevée par un projectile du « Phaéton », lors de la conquête de l’île, On conserve précieusement ce gros arbre dont la blessure est guérie depuis 45 ans. C’est là, en effet, que se livra le furieux combat de Mahuena, le 17 mars 1844, où fut blessé mortellement l’enseigne de vaisseau de Nansouty. Très aimé de tous les Tahitiens, le jeune officier fut pleuré de tous, amis et ennemis. Non seulement on fit pour lui des hyménées solennels, mais encore on exécuta une espèce de danse guerrière représentant le combat où il avait été tué. La mise en scène se termina par des pleurs et des chants en son honneur. Il ne faut pas, d’ailleurs, se figurer cette guerre comme une lutte de sauvages ; on se voyait entre insurgés et partisans des Français ; dans l’intervalle des combats, on se parlait, on se donnait des marques d’amitié, et, le lendemain, la lutte reprenait. C’était un duel pour l’honneur, et non une guerre à mort. Les traits d’une bravoure toute chevaleresque de part et d’autre fourmillent. Rarement les Tahitiens attaquaient sans prévenir. Ces insulaires pourraient servir d’exemple à plus d’une nation civilisée.

Le soir, les trois voyageurs arrivèrent à Hitiea. Les naturels qu’ils avaient rencontrés sur toute cette route les avaient aidés à passer les rivières, à franchir les mauvais pas, en les saluant gracieusement du « Ia ora na ! » traditionnel.

C’était l’époque où la saison fraîche commence ; les malheureux ne prennent pas de précautions ; les rhumes étaient nombreux ; beaucoup étaient malades. Les voyageurs trouvèrent ainsi un vieillard que sa femme dit être souffrant. Le pauvre homme aurait eu besoin d’un remède que personne n’était là pour lui fournir. Heureusement qu’ils avaient dans leur voiture le nécessaire. Ils mirent la poudre dans un verre, et le Tahitien but ce qu’on lui offrait, sans la moindre défiance, sans même demander le nom de ce qu’il venait d’avaler. Le Mahori ne croit pas à l’homme faisant le mal pour le mal.

La route parcourue le lendemain était peut-être le point le plus intéressant de toute la côte tahitienne ; ce ne sont que forêts de superbes buraos et pandanus qui venaient se mirer dans les nombreux cours d’eau dont le murmure jaseur charme les oreilles, faute oiseaux. Car, moins que jamais il était question de la curruca.

Vainement le lendemain Robert et Néron pénétrèrent-ils dans les fourrés pour essayer d’y surprendre le précieux volatile qu’ils auraient tant voulu apporter à M. Gélonneur. Pas plus qu’à Papeete, d’ailleurs, les indigènes ne connaissaient la curruca pinguis. Robert en vint à se demander si réellement cet oiseau existait. À coup sûr il ne soupçonnait pas son père d’avoir voulu le mystifier ; mais de qui M. Gélonneur tenait-il lui-même la certitude que la curruca fût autre chose qu’un être imaginable ? D’un de ses confrères de Genève. Ne serait ce pas ce dernier qui aurait trompé M. Gélonneur ?

Quoi qu’il en soit, cet insuccès jeta un peu d’eau fraîche sur l’enthousiasme de Robert, et quand il rentra à Papeete, s’il était ravi de son excursion autour de l'île, il n’en avait pas moins pris le parti définitif de ne plus s’occuper de curruca pinguis antoniana.


VI

OÙ ROBERT PROUVE QU’IL SAIT ENCORE UN PEU DE LATIN.


« Le temps et moi ! » disait le cardinal Mazarin. Nos jeunes lecteurs savent ce que le rusé Italien entendait par ces mots. Sans doute il avait une confiance profonde en lui-même, dans les multiples ressources de sa diplomatie, dans les ruses inépuisables de son esprit délié : sans cela il n’eût pas été Italien. Mais aussi et surtout il comptait sur l’effet du temps pour guérir bien des blessures, redresser bien des torts et remettre chaque chose en place. « Le temps est un grand maître ! » dit aussi le proverbe.

M. Gélonneur, sans être Mazarin, s’était-il souvenu de ces deux sentences ? Nous ignorons ; mais il avait jugé qu’avec l’éloignement et le temps la nature rebelle de Robert finirait par s’amender, et nous sommes heureux de constater ici que les événements lui avaient donné raison.

Déjà, pendant les trois mois de traversée pour se rendre à Tahiti, Robert avait eu beaucoup à voir, à apprendre, à admirer, sans doute, mais aussi beaucoup à réfléchir. À chaque instant il avait eu à rougir de son ignorance. Le souvenir de sa paresse et la constatation de sa propre nullité lui avaient été particulièrement cuisants. Là, sur le paquebot, quand il avait vu autour de lui tous ces gens, affairés comme des abeilles dans leur ruche, depuis le premier jusqu’au dernier, depuis le capitaine sur sa passerelle ; jusqu’au petit mousse occupé à fond de cale, payer de leur personne, mettre leur intelligence, leur activité, leurs forces au service du bien commun, et lui seul, à bord, être inutile, désœuvré et partant à charge à lui-même et aux autres, il avait eu honte. Les autres passagers comme lui trompaient les ennuis et la monotonie de la traversée par l’étude, la lecture, le travail ; lui seul bayait aux corneilles, n’avait, pour se distraire, que la conversation du brave Néron. Mince ressource ! le digne compagnon paraissait surtout préoccupé de faire tourner au noir le plus intense le tuyau de la pipe qu’au moment du départ lui avait donnée M. Gélonneur. Robert en était venu à envier le sort des matelots qui grimpaient dans les haubans ou prenaient des ris dans la voilure.

Le bon exemple est contagieux : avant même d’arriver à Tahiti, le jeune homme avait pris la ferme résolution de réagir contre sa coupable indolence. Son séjour d’une année dans les Îles de la Société l’avait mis à même d’entreprendre cette généreuse métamorphose ; d’ailleurs il n’avait plus que de la pitié pour lui-même en se souvenant de ses anciennes escapades au collège de Sylans. Il se jugeait plus sévèrement certes qu’aucun de ses maîtres ne l’avait jamais fait. Et puis, que de choses nouvelles pour lui n’y aurait-il pas à apprendre ! Que de révélations la géographie, la botanique, l’histoire ne lui réserveraient-elles pas ! Chaque jour aussi n’avait. il pas sous les yeux le spectacle de ces jeunes officiers de marine qui, au milieu des soucis de leur métier, après avoir rempli leur devoir, trouvaient encore quelques heures à consacrer au travail de cabinet ? L’un, après avoir « fait le point », allait lire des ouvrages maritimes ; l’autre, après avoir commandé la manœuvre et en descendant du banc de quart, résolvait quelques équations ; un troisième rédigeait une note sur les origines des populations mahories, en revenant de faire des opérations de sondage et des études d’hydrographie. Etait-il possible à Robert dans ce milieu de rester oisif ?

Quand donc, quinze mois après son départ de Sylans, Robert se rembarqua pour rentrer en France, il était bien changé. Lui-même, — on est bon juge en pareille matière, — se réjouissait intérieurement de la joie qu’il allait causer à son père ; il savourait d’avance la satisfaction de cette réhabilitation aux yeux de ses compatriotes et à ses propres yeux. Mais hélas ! ce bonheur ne serait pas complet ; il ne rapportait pas à M. Gélonneur la curruca pinguis antoniana.

Pour ne pas revenir des Îles de la Société les mains vides, du moins il se fit une petite pacotille de vanille mariée, de boutures de tiaré, de miro ou bois de rose, de graines de fleurs variées ; il y joignit quelques beaux spécimens de nacres et de perles. Il n’avait pas voulu non plus quitter Tahiti sans en emporter quelques animaux des espèces qui y pullulent, notamment le chien et le porc. C’est ainsi qu’il embarqua avec lui une petite chienne, Ki-Kine, de la race des chiens comestibles, et un couple de jeunes cochons tahitiens qui, comme on le sait, sont extrêmement abondants dans les Îles de la Société et dans les Iles Marquises.

Après avoir fait ses adieux à ses amis de l’escadre, Robert, suivi de Néron, s’embarqua sur la « Mouette », et rentra en France vers la fin du mois d’août 1887. Il y avait dix-huit mois qu’il en était parti.

De Marseille, où il débarqua, à Lyon, Bourg et Sylans il ne fit qu’un saut. Son père l’attendait et, avec lui, les autres membres de la famille. Disons mieux : tout Sylans l’attendait. La population entière était à la fenêtre ; nous parlons de celle qui ne s’était pas précipitée vers la gare. Les témoins de ce spectacle se feront, sans doute, une assez juste idée de ce que doit être le retour de l’enfant prodigue.

Changé à son avantage, bronzé par le vent de mer et le soleil de l’Océanie, grandi, fortifié, Robert fut accablé de questions, de compliments ; les quand, les pourquoi, les comment pleuvaient sur lui comme des flocons de neige au mois de février sur les montagnes du Bugey. Une bonne femme du voisinage déclara tout net à Robert qu’il était devenu bien



plus « grossier ». Assurément elle n’avait pas l’intention de lui faire un mauvais compliment ; loin de là. Elle avait été simplement frappée de l’embonpoint et de l’air martial de Robert.

Après les premiers et légitimes épanchements du cœur, M. Gélonneur n’avait pu résister à la démangeaison d’apprendre le résultat de la commission donnée à son fils au sujet de la curruca pinguis antoniana.

Il semblerait que le moment de s’expliquer sur ce chapitre eût dû inquiéter légèrement Robert ; il n’en était rien. Ce moment, cette explication, il les attendait, il les désirait depuis longtemps et aussi ardemment pour le moins que M. Gélonneur lui-même.

Disons, en passant, que, durant la traversée, Robert y avait longuement réfléchi. Ses méditations, souvent accompagnées d’un rire discret, avaient jeté Néron dans des abîmes d’étonnement. Même, vers la fin du voyage et à mesure que l’on se rapprochait de la France, toutes les fois que Robert parlait de la curruca, c’était pour réprimer à grand-peine un rire intérieur, profond, irrésistible.

Aussi, quand M. Gélonneur, après avoir poussé son fils dans l’embrasure d’une des fenêtres du salon, lui demanda d’une voix émue : « Et la curruca, Robert, tu l’as sans doute trouvée ? » — « Oui, mon père, répondit celui-ci, à la grande stupéfaction de Néron.

— Dis-tu vrai ? Tu as découverte ?

— Oui, mon père, et je vous l’apporte.

— Où est-elle ?

— Ici même, et vous pouvez précisément l’entendre chanter en ce moment.

— Quoi ? Que dis-tu ? Ces cris perçants…

— C’est elle, à n’en pas douter, mon père, et je vais vous le démontrer. »

Il faut dire à nos jeunes lecteurs qu’en cet instant les deux jeunes pores tahitiens, encagés et déposés dans le corridor avec les autres colis de Robert, poussaient des cris suraigus.

— Robert, dit M. Gélonneur d’une voix grave, ne te serais-tu pas corrigé ? Ne seras-tu donc jamais sérieux ?

— Pardonnez-moi, mon père, je suis sérieux, et c’est sérieusement que je vous affirme que je vous rapporte la curruca pingui autoniata solipennata.

— Un porc tahitien ?

— C’est la curruca, mon père, sans erreur possible. Si vous le voulez bien, nous allons étudier la question et approfondir les textes, comme disait M. Quandoquidem au collège, Y est-il toujours ?

— Toujours….. Mais approfondissons, si tu le veux, répondit M. Gélonneur, qui crut devoir faire bonne contenance, malgré la sourde angoisse peinte sur son visage.

— Eh bien ! mon père, cet oiseau que vous ne connaissez pas…..

— Effectivement.

— Que vous ne connaissez guère que par la sommaire description que vous en a faite votre confrère de Genève, cet oiseau s’appelle curruca ?

— Il me l’a dit, du moins.

— Que veut dire en latin le mot curruca ?

— Fauvette.

— Très bien ! fauvette.

— Et tu voudrais assimiler un

quadrupède à un oiseau ! C’est trop fort ! Ceci renverse toutes les notions reçues en zoologie. Cessons cette conversation ridicule, Monsieur !

— Pardonnez-moi, mon père ; oui, le mot curruca veut dire fauvette, je le sais ; une fauvette et un porc n’ont rien de commun, je le reconnais. Mais ici, je l’affirme, le mot fauvette est pris par antiphrase, par ironie, ludi causâ, pour plaisanter, comme dirait M. Quandoquidem, que vous pouvez faire appeler et qui ne me contredirait pas. De même que l’on dit, par moquerie, d’un mauvais Chanteur qu’il est un rossignol, de même votre confrère de Genève, pour ridiculiser la voix déchirante du porc, aura eu l’idée de l’appeler fauvette, curruca.

— Bon ! Passe encore ! mais les autres noms scientifiques qui désignent cet animal, comment les expliqueras-tu ? comment les approprieras-tu à ton porc tahitien ?

— Rien de plus aisé. Prenons le terme pinguis, gras ; je vous le demande, mon père, à qui mieux qu’au porc cette épithète de nature, aurait dit M. Quandoquidem, peut-elle s’appliquer ? Tenez, voulez-vous que j’aille chercher ?….

— Non ! non ! laisse ces animaux, que l’on va mettre dans la basse-cour… Je te concède d’ailleurs qu’ici ton explication me paraît raisonnable, dit M. Gélonneur avec une moue qui trahissait une secrète inquiétude et le dépit de céder du terrain ; mais le mot antoniana ?

— Comment, mon père, ne voyez-vous pas que cette dernière qualification vient encore corroborer mon dire ? Ignorez-vous que le porc est l’animal attribué à saint Antoine ? saint Antoine et son cochon…

— Euh ! euh ! C’est ingénieux ; rien de plus.

— Remarquez en outre, c’est vous-même qui me l’avez dit, que cet animal a un vêtement soyeux.

— Du moins on me l’a affirmé.

— Eh bien ! le cochon n’est-il pas plaisamment appelé un « habillé de soie » ?

— Vraiment, c’est étrange !

— Reste, dit Robert triomphant, la qualification de solipennata ! Ne m’avez-vous pas dit que la queue de cette curruca était d’une seule plume, d’un seul morceau ?

— Oui !

— C’est aussi le fait de la queue du cochon. Enfin ne m’avez-vous pas répété que ce genre d’animal était nombreux aux Iles de la Société ? que c’était là surtout que l’on le trouvait ?

— Mon Dieu, oui, sans doute.

— Eh bien ! il est de notoriété publique, et tous navigateurs l’ont répété, que la race porcine est extrêmement répandue dans les îles, que le porc y fait le fond de la nourriture ; tandis qu’au contraire, pendant un séjour d’un an, et malgré toutes nos recherches, je n’ai pu jamais mettre la main sur cette soi-disant fauvette, que les indigènes ne connaissent aucunement. Je vous rapporte donc, mon père, la curruca pinguis antoniana solipennata, décrite par votre ami le Génevois ; mais je ne vois pas que vous puissiez la mettre dans votre volière. »

Le dieu des notaires, apparaissant en personne devant M. Gélonneur, ne lui aurait pas causé une stupéfaction semblable à celle qu’il éprouva. Il chancela sous le choc. Quel coup ! Il y avait de tout dans le regard du pauvre homme : de la fureur contre le mauvais plaisant génevois qui l’avait ainsi berné, de l’orgueil paternel pour son fils qu’il ne croyait pas si fort en latin ni si avisé, et aussi un profond chagrin d’être obligé de renoncer à la possession de l’oiseau qui, dans sa pensée, devait être la perle de sa volière. Mais enfin M. Gélonneur partit d’un franc éclat de rire ; Robert et Néron l’attendaient pour en faire autant.

Le tabellion se consola, en pensant que personne ne possédait l’oiseau mystérieux et que personne ne pourrait le posséder, par la raison péremptoire qu’il n’existe pas.

Ajoutons que si Ki-Kine fait les délices de son maître, les deux cochons tahitiens, convenablement soignés et acclimatés dans les montagnes du Bugey, y ont eu une descendance qui s’est rapidement propagée dans le pays de Sylans. Aujourd’hui il n’est pas rare de voir un pauvre homme entrer chez le charcutier pour y acheter son dîner et demander pour cinq sous de la « fauvette à M. Gélonneur ».

C’est ainsi que M. Gélonneur passera à la postérité, non peut-être de la façon qu’il eût enviée, mais tant d’autres n’y passeront jamais !

On tient pour certains à Sylans qu’au prochain comice il recevra la croix du Mérite agricole, pour « services rendus à l’agriculture locale ».



LE BIA P’TIT CÉLESTIN.




Le temps est morose ; il pleut. C’est en de semblables moments que l’on se sent naturellement attiré à remonter son passé. Pas gai, à mesure que l’on avance dans la vie, ce coup d’œil rétrospectif ! Heureusement pour vous, mes jeunes lecteurs, que votre passé n’est pas encore bien long ni bien loin, et que, malgré les pensums et les retenues, vous avez plutôt jusqu’ici fait provision de gais souvenirs.

Pour nous aussi, parfois, telle vision rétrospective, aimable ou risible, vient juste à point dérider notre front.

Pourquoi le souvenir d’un de mes anciens camarades de collège me remonte-t-il aujourd’hui à l’esprit ? Qui me le dira ? — En tout cas, mon pauvre copain, je te sais gré de m’avoir aidé à vaincre la mélancolie de mes méditations solitaires. On rit si peu maintenant, quoique Rabelais ait prétendu « que rire est le propre de l’homme » !

Il s’appelait, de son vrai nom, Célestin Pandouille. Premier défaut originel ! On n’a pas à chercher longtemps pour trouver l’amputation que nous avions immédiatement fait subir à ce nom étrange, qui, ainsi décapité, assimilait son porteur à un simple produit de la charcuterie, Mais je ne sais plus lequel d’entre nous l’ayant, un jour, entendu appeler au parloir par sa mère : « Mon beau petit Célestin ! » en patois du crû : « Man bià p’tit Célestin ! » lui avait donné ce surnom.

À vrai dire, c’était une pure antiphrase, comme eût dit notre professeur de rhétorique ; le « bià p’tit Célestin » était tout simplement grotesque. Il était de la famille des Quasimodo. Mal bâti, les cheveux roux et obstinément mutinés, malgré que le perruquier de son village natal lui en eût radicalement dégarni la nuque rasée comme une tête de musulman ; les yeux de travers, le nez en pied de marmite, ou mieux en museau de bull, et toujours fouillé par un doigt que l’encre avait mis en grand deuil, nous ne pouvions nous empêcher de rire à voir cette face carnavalesque. Que de fois, à son sujet, n’avons-nous pas mis en pratique la théorie et les préceptes de l’auteur des « Nouvelles Génevoises » sur le fou rire ! « Le fou rire, a dit Topffer, est une des douces choses que je connaisse. C’est fruit défendu, partant exquis…. Pour fou rire avec délices, il faut être écolier ;

… Cet âge est sans pitié !

Et quel costume ! Célestin finissait d’user les effets de trois générations, les uns trop longs, les autres trop courts. Il s’en fallait d’un bon empan que sa culotte ne rejoignit ses sabots, ses bots, comme on dit là-bas, d’où sortaient, comme deux échalas, de maigres tibias revêtus de bas d’un bleu pâle.

À peine arrivé au collège, je ne sais quelle histoire saugrenue avait été mise au compte de Célestin. On ne prête qu’aux riches. Comme la lingère du collège, dit-on, lui aurait fait remarquer que tous ses effets devaient porter le numéro qui lui aurait été donné, Célestin, dans sa candeur villageoise, lui aurait demandé si sa savonnette aussi devait être marquée à ce numéro.

Je me souviens qu’une année le « bià p’tit Célestin », atteint d’un commencement de dyssenterie, était monté à l’infirmerie du collège. Il paraît que l’on avait eu toutes les peines du monde à le faire se coucher. Célestin, à l’encontre des élèves paresseux, avait une instinctive répugnance à entrer dans cet hôpital du collège. Il fallut le veiller, le maintenir au lit ; puis, quand la fièvre l’eut pris, Célestin ne cessait de réclamer à boire froid. Naturellement on lui donnait des tisanes chaudes ; mais il les repoussait avec obstination.

« I veux de l’aive (de l’eau) dô puits,



moué ! » répétait-il avec son entêtement d’âne roux ; « i veux qu’on aille queri ma mère ! »

Une fois, au beau milieu de la nuit, le voilà qui se lève sur son lit et se met à crier à tue-tête : « Avez-vous entendu ! I ai entendu, moué : o l’est la bianche de ma mère ! »

— Qu’est-ce que c’est ? Qu’est-ce qu’il y a ?

— I lai entendue, moué ; o l’est la bianche (la jument blanche) de ma mère ! I veux m’en aller, moué ! »

Il fallut le maintenir de force.

On fut moins heureux quelques jours plus tard. Au moment où nous étions au réfectoire, voilà Célestin qui, paraît-il, s’élance hors de son lit, en chemise, et se met à dégringoler les escaliers quatre à quatre, le chef coiffé d’un cascamèche de coton pointu comme la tour Eiffel, à faire pâmer d’aise les mânes de Jérôme Paturot.

Cependant, tandis qu’au réfectoire nous nous apprêtions à attaquer le veau traditionnel (l’animal funeste !), on entendit retentir dans les corridors des cris effarés :

« Attrapez-le ! arrêtez-le ! »

— Qui ça ?