La Femme en blanc/II/Eliza Michelson/1

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Traduction par Paul-Émile Daurand-Forgues.
J. Hétzel (1 et 2p. 57-81).
Deuxième époque — Eliza Michelson


I


On me requiert d’exposer simplement ce que je puis savoir de la marche suivie par la maladie de miss Halcombe, et des circonstances dans lesquelles lady Glyde quitta naguère Blackwater-Park pour se rendre à Londres.

La raison fournie pour cette demande qu’on m’adresse, est que mon témoignage devient indispensable aux intérêts de la vérité, comme veuve d’un « clergyman » de l’Église d’Angleterre (réduite par les rigueurs du sort à la nécessité d’accepter une condition subalterne), j’ai appris à placer les intérêts de la vérité au-dessus de toute autre considération. Je dois donc accueillir une requête à laquelle, sans cela (vu ma répugnance à me mêler de certaines affaires de famille, passablement affligeantes), j’aurais hésité à faire droit.

Je n’ai point gardé de « memoranda » relatifs à cette époque. Par conséquent, je ne saurais, à un jour près, garantir la précision d’une date. Je crois bien, cependant, ne pas me tromper en affirmant que la grave maladie de miss Halcombe commença dans la seconde quinzaine ou les derniers dix jours du mois de juin. On déjeunait tard, à Blackwater-Park ; — quelquefois on n’était pas à table avant dix heures, jamais plus tôt qu’à neuf heures et demie. Le matin dont je parle, miss Halcombe (qui habituellement descendait la première) ne vint pas se mettre à table. Après qu’on l’eût attendue plus d’un quart d’heure, la principale femme de chambre reçut ordre d’aller s’enquérir d’elle, et revint en courant de son appartement, prise tout à coup d’un grand effroi. Je la rencontrai sur l’escalier, et me rendis immédiatement chez miss Halcombe pour voir de quoi il s’agissait. La pauvre jeune lady était hors d’état de me l’apprendre. Elle marchait dans sa chambre, une plume à la main, en proie à un délire complet et à une fièvre ardente.

Lady Glyde (n’étant plus au service de sir Percival, je puis, sans inconvenance, donner à mon ancienne maîtresse le nom qu’elle porte, au lieu de l’appeler « milady »), lady Glyde fut la première qui accourut, arrivant de sa chambre à coucher. Ses alarmes, son désespoir, la rendaient complètement inutile. Le comte Fosco et sa femme, qui montèrent immédiatement après, furent tous deux très-serviables et très-bons. Sa Seigneurie la comtesse voulut bien m’aider à remettre au lit miss Halcombe.

Sa Seigneurie le comte, resté dans le salon d’attente, s’étant fait apporter ma petite pharmacie, prépara une mixtion pour miss Halcombe, ainsi qu’une lotion rafraîchissante à lui appliquer sur les tempes, de façon à ne pas perdre de temps avant l’arrivée du médecin. La lotion fut appliquée ; mais nous ne pûmes jamais décider la malade à prendre le breuvage préparé pour elle. Sir Percival se chargea de mander le médecin. Il envoya un groom, à cheval, chercher le plus voisin des docteurs du pays, M. Dawson de Oak-Lodge.

M. Dawson arriva moins d’une heure après. C’était un homme déjà un peu mûr, parfaitement respectable, très-connu dans le pays, et qui nous fit grand’peur en nous déclarant qu’il regardait la situation comme très-grave.

Sa Seigneurie le comte, toujours affable, entama une conversation avec M. Dawson, et lui fit connaître librement ce qu’il pensait de l’état des choses. M. Dawson, qui ne me parut pas prodigue de courtoisie, voulut savoir si l’avis de Sa Seigneurie était celui d’un médecin en titre, et apprenant que le comte avait simplement étudié la médecine, sans vouloir s’adonner à la pratique, répondit qu’il n’avait pas coutume de consulter avec des « médecins amateurs. » Le comte, montrant une douceur vraiment chrétienne, sourit simplement, et quitta la chambre. Avant de sortir, cependant, il m’avait avertie que si, par hasard on avait besoin de lui, on le trouverait toute la journée dans le petit embarcadère au bord du lac. Ce qui lui faisait choisir ce but de promenade, je ne saurais le dire. Mais il partit et demeura dehors toute la journée, jusqu’à sept heures, qui était le moment du dîner. Peut-être voulait-il ainsi donner l’exemple et montrer qu’il fallait laisser le château dans le calme le plus complet. Il était tout à fait dans sa nature d’agir ainsi. Je n’ai jamais vu un noble manifester plus d’égards envers tous et chacun.

Miss Halcombe passa une très-mauvaise nuit, la fièvre allant et venant, et, au lieu de s’apaiser, empirant aux approches de la matinée. N’ayant pas sous la main, dans le voisinage, une garde en état de la soigner, nous prîmes l’action auprès d’elle, nous relevant tour à tour, Sa Seigneurie la comtesse et moi. Lady Glyde, fort imprudemment, insista pour partager nos soins. Elle était beaucoup trop nerveuse et d’une santé trop délicate pour supporter avec calme les inquiétudes qu’amenait l’état de miss Halcombe.

Elle se faisait donc beaucoup de mal, gratuitement et sans nous procurer la moindre assistance réelle. Jamais n’a existé femme plus affectueuse et plus douce ; mais elle pleurait sans cesse, elle s’effrayait à tout bout de champ ; — deux faiblesses qui la rendaient tout à fait impropre à séjourner dans une chambre de malade.

Sir Percival et le comte vinrent dans la matinée, s’enquérir de ce qui se passait.

Sir Percival (malheureux, je le présume, de l’affliction qu’il voyait à sa femme et de la maladie contre laquelle luttait miss Halcombe) semblait fort troublé, fort indécis. Le comte manifestait, au contraire, le sang-froid et l’intérêt voulus par les circonstances. Il tenait d’une main son livre, de l’autre son chapeau de paille, et, devant moi, fit connaître à sir Percival le projet qu’il avait de sortir encore pour aller étudier du côté du lac : — Laissons, disait-il, laissons le château à son calme ; ne fumons pas dans la maison, mon ami, puisque miss Halcombe est malade. Allez de votre côté, j’irai du mien. Quand j’étudie, j’aime à être seul. Bonjour, mistress Michelson !…

Sir Percival n’eut pas la civilité, — peut-être en bonne justice devrais-je dire : l’attention, — de prendre congé aussi poliment. À parler vrai, le seul habitant du château, qui, de temps à autre, me traitât sur le pied d’une « lady » déclassée par les circonstances, était le comte Fosco. Il avait les bonnes façons de la vraie noblesse ; il savait rendre à chacun ce qui lui est dû. Jusqu’à la jeune personne attachée à lady Glyde (on la nomme Fanny) qu’il voulait bien ne pas regarder comme au-dessous de son attention. Lorsque la pauvre enfant fut renvoyée par sir Percival, Sa Seigneurie (tout en me montrant les exercices de ses charmants petits oiseaux) voulut bien s’inquiéter de ce qu’elle allait devenir, de l’endroit où elle passerait la journée en quittant Blackwater-Park, de mille autres détails encore. C’est dans ces menues attentions, si remplies de délicatesse, que se manifestent toujours les avantages d’une naissance aristocratique. Je ne m’excuserai pas d’avoir introduit ici ces détails ; en bonne justice, ils étaient dus à Sa Seigneurie, dont le caractère, j’ai lieu de le savoir, est jugé par certaines personnes avec une rigueur excessive. Le noble qui sait respecter une lady déclassée par les circonstances, et prendre un intérêt paternel au sort d’une humble suivante, manifeste des principes et des sentiments d’un ordre trop élevé pour qu’on les mette en question à la légère. Ce ne sont pas des opinions que j’avance, — ce sont des faits que je présente. Je m’efforce, en traversant la vie, de ne pas juger pour n’être point jugée moi-même. Un des plus beaux sermons de mon cher mari fut écrit précisément sur ce texte. Je le lis et relis constamment, — dans l’exemplaire que j’ai de l’édition imprimée, par souscription, durant les premiers mois de mon veuvage, — et de chaque lecture nouvelle je tire un surcroît de bénéfice spirituel, un surcroît d’édification.

L’état de miss Halcombe ne s’améliorait pas, et même la seconde nuit fut pire que la première. Les soins de M. Dawson étaient fort assidus. Quant aux devoirs pratiques de la garde-malade, nous nous les partagions encore, la comtesse et moi ; lady Glyde persistant toujours à veiller avec nous, malgré nos instances réitérées pour qu’elle voulût bien consentir à prendre quelque repos : — Ma place est au chevet de Marian, se bornait-elle à nous répondre : que je sois malade ou bien portante, rien ne saurait me résoudre à la perdre de vue un seul instant…

Vers midi, je descendis pour vaquer à quelques-uns de mes devoirs quotidiens. Une heure après, remontant auprès de la malade, je vis le comte (qui pour la troisième fois était sorti, dès le matin) entrer sous le vestibule avec tous les dehors de la bonne humeur. Sir Percival, au même moment, passant la tête à la porte de la bibliothèque, interpella son noble ami avec une extrême vivacité, textuellement en ces termes :

— L’auriez-vous découverte ?

L’ample visage de Sa Seigneurie se couvrit de fossettes souriantes, mais il n’articula pas un seul mot de réponse. Au même instant, sir Percival tourna la tête, et me voyant avancer vers l’escalier, me jeta un regard empreint de l’irritation la plus brutale.

— Entrez ici, et contez-moi l’affaire ! dit-il au comte. Quand on a des femmes chez soi, on est toujours sûr de les trouver montant ou descendant l’escalier.

— Mon cher Percival, remarqua Sa Seigneurie avec bonté, mistress Michelson a ses devoirs. Veuillez reconnaître, comme je le reconnais moi-même, en toute sincérité, qu’elle sait admirablement bien les remplir… Comment va la malade, mistress Michelson ?

— Elle ne va pas mieux, mylord, j’ai regret de vous le dire.

— Triste ! très-triste ! remarqua le comte. Vous avez l’air fatiguée, mistress Michelson. Il est temps, bien certainement, qu’une garde vienne en aide à vous et à ma femme. Je pourrais, j’imagine, vous être utile en ceci. Certains incidents se présentent qui forceront madame Fosco à partir pour Londres, soit demain, soit le jour d’après. Elle partira le matin pour revenir le soir, et ramènera avec elle, pour vous soulager, une garde fort capable, offrant toutes garanties de conduite, et qui, pour le moment, se trouve libre. Ma femme la connaît et peut répondre d’elle. Toutefois, avant qu’elle ne soit arrivée ici, veuillez n’en point parler au docteur, qui verrait de mauvais œil toute garde procurée par moi. Lorsqu’elle se montrera, sa manière d’être expliquera sa présence ; et M. Dawson sera forcé de reconnaître qu’il serait sans excuse en se refusant à l’employer. Lady Glyde partagera nécessairement cette opinion. Veuillez présenter à lady Glyde mes bien sympathiques respects…

Je voulais exprimer, en termes convenables, ma reconnaissance pour les bontés de Sa Seigneurie. Sir Percival y coupa court en sommant son noble ami (il employa, je le dis à regret, une expression profane) de venir le rejoindre dans la bibliothèque, et de ne pas le faire attendre ainsi plus longtemps.

Je continuai de monter l’escalier. Nous sommes de pauvres créatures fragiles, et si bien établis que soient les principes d’une femme, il lui est quelquefois difficile de se tenir en garde contre les tentatives suscitées par une vaine curiosité. J’ai honte d’avouer qu’une vaine curiosité, en cette occasion, l’emporta sur la sévérité de « mes » principes, et me fit rechercher indûment quel pouvait être le sens de la question adressée par sir Percival à son noble ami, devant la porte de la bibliothèque. Qui donc devait découvrir le comte, dans le cours de ses studieuses promenades du matin à travers le parc de Blackwater ? D’après les termes de la question posée par sir Percival, ce devait être une femme. Je ne soupçonnais le comte d’aucune inconvenance ; — son caractère moral m’était trop bien connu pour cela. Je ne pus donc que me répéter cette question : — « L’a-t-il découverte ? »

Résumons-nous. La nuit se passa comme à l’ordinaire, sans aucune amélioration dans l’état de miss Halcombe. Le jour d’après, elle parut aller un peu mieux. Dans la journée qui suivit, Sa Seigneurie la comtesse, sans parler à personne, en ma présence, de l’objet de son voyage, partit pour Londres par un train du matin ; son noble époux, toujours attentif, l’ayant accompagnée à la station.

Je restais donc seule chargée de miss Halcombe, avec toute chance apparente, — puisque sa sœur ne voulait pas la quitter, — d’avoir bientôt à soigner lady Glyde elle-même.

La seule circonstance de quelque valeur qui vînt à se présenter dans le cours de cette journée, fut un différend plus ou moins désagréable entre le docteur et le comte.

Sa Seigneurie, au retour de la station, monta dans le petit salon de miss Halcombe pour venir s’informer de la malade. Je sortis de la chambre à coucher afin de le renseigner, M. Dawson et lady Glyde restant tous deux auprès de miss Halcombe. Le comte me posa beaucoup de questions sur les symptômes du mal et la manière dont on le traitait. Je l’informai que le traitement était de ceux qu’on appelle « atténuants » et que les symptômes, dans l’intervalle des accès fiévreux, manifestaient à coup sûr un affaiblissement, un épuisement toujours plus marqués. Comme je venais d’entrer dans tous ces détails, M. Dawson sortit de la chambre à coucher.

— Bien le bonjour, monsieur ! dit Sa Seigneurie, s’avançant au-devant de lui de la manière la plus courtoise, et l’arrêtant avec cette hardiesse irrésistible, apanage exclusif des gens de haute race ; je crains beaucoup que les symptômes, aujourd’hui, ne soient pas ce qu’on pourrait souhaiter, serait-ce vrai ?

— Au contraire, je les trouve excellents, répondit M. Dawson.

— Vous persistez donc à traiter ce cas de fièvre par les remèdes qui affaiblissent ? continua Sa Seigneurie.

— Je persiste dans le traitement que justifie à mes yeux mon expérience professionnelle, dit M. Dawson.

— Souffrez, répliqua le comte, que je vous adresse une simple question sur ce vaste sujet de l’expérience professionnelle. Je ne me permets plus de vous offrir un conseil, — je me borne à vous demander un renseignement. Votre vie se passe, monsieur, à quelque distance des grands centres de l’activité scientifique, — Londres et Paris. Avez-vous jamais entendu dire que les ravages de la fièvre pouvaient être logiquement réparés en fortifiant le patient qu’ils épuisent, au moyen d’eau-de-vie, de vin généreux, d’ammoniaque et de quinine ? Cette nouvelle hérésie, qu’appuient certaines autorités médicales du premier ordre, est-elle jamais, oui ou non, parvenue jusqu’à vos oreilles ?

— Lorsqu’un homme du métier me posera cette question, je lui répondrai avec plaisir, dit le docteur, qui ouvrait la porte pour s’en aller. Vous n’êtes pas un homme du métier, et je vous demanderai la permission de ne pas vous répondre…

Souffleté, pour ainsi dire, sur une joue avec cette inexcusable incivilité, le comte, comme un vrai chrétien pratiquant, présenta immédiatement la seconde, en souhaitant le bonjour au docteur, le plus simplement et le plus doucement du monde.

Si feu mon cher mari avait été assez heureux pour entrer en relations avec Sa Seigneurie, combien le comte et lui se seraient mutuellement appréciés !

Sa Seigneurie la comtesse revint le même soir, par le dernier train, ramenant avec elle, de Londres, la garde annoncée. On m’apprit que cette personne se nommait mistress Rubelle. Ses dehors et sa manière imparfaite de parler l’anglais, me dirent suffisamment qu’elle était étrangère.

J’ai toujours nourri en moi un sentiment d’humaine indulgence à l’égard des étrangers. Ils ne possèdent aucun des avantages et des biens qui nous sont propres ; pour la plupart, d’ailleurs, ils sont élevés dans les erreurs aveugles du papisme. J’ai toujours, en outre, conformé mes préceptes et ma pratique, lesquels étaient auparavant les préceptes et la pratique de mon cher défunt époux (V. le sermon xxix, dans la « Collection » de feu le Rév. Samuel Michelson, M. A.), en tâchant de faire aux autres comme je voudrais qu’il me fût fait par eux. En vertu de cette double considération, je m’abstiendrai de dire que mistress Rubelle m’apparut comme une petite personne maigre et déliée, aux environs de la cinquantaine, ayant le teint brun des créoles, et des yeux d’un gris-clair remarquablement inquisitifs. Je n’ajouterai pas non plus, toujours par la même raison, que je trouvai son costume, bien que taillé dans la soie noire la plus simple, d’une étoffe infiniment trop coûteuse, et décoré avec beaucoup trop de soin pour une femme placée à ce degré de l’échelle sociale. Je n’aimerais pas qu’on dît cela de moi, et ne dois pas, conséquemment, le dire de mistress Rubelle. Je mentionnerai donc, sans plus, que ses manières étaient, — non peut-être d’une réserve désagréable, — mais au moins remarquablement tranquilles et concentrées ; qu’elle regardait beaucoup autour d’elle et ne disait pas grand’chose, ce qu’on pouvait tout aussi bien attribuer à sa modestie qu’aux difficultés de sa position à Blackwater-Park ; et qu’enfin elle refusa de souper dans ma chambre, bien que je l’eusse poliment invitée à y prendre son repas, circonstance curieuse, sans doute ; mais pourrait-on la trouver suspecte ?

À la suggestion particulière du comte (on reconnaîtra, ici, l’indulgente bonté du noble étranger !), il fut arrangé que mistress Rubelle n’entrerait dans l’exercice de sa charge qu’après avoir été vue et acceptée par le docteur, dans la matinée du lendemain.

Ce fut moi qui veillai cette nuit-là. Lady Glyde semblait fort peu disposée à permettre que la nouvelle garde fût employée auprès de miss Halcombe. Une telle méfiance à l’égard d’une étrangère m’étonna chez une dame aussi bien élevée et d’habitudes aussi distinguées : — Milady, me hasardai-je à lui insinuer, personne de nous ne doit oublier qu’il ne faut point précipiter les jugements que nous portons sur nos inférieurs, et particulièrement lorsqu’ils viennent d’un pays étranger… Lady Glyde parut ne point prendre garde à ce que je lui disais. Pour toute réponse elle soupira, et baisa la main que miss Halcombe laissait reposer sur sa couverture. C’est tout au plus si c’était là un acte raisonnable, dans une chambre de malade et vis-à-vis de quelqu’un à qui on doit ménager toute émotion. Mais la pauvre lady Glyde n’entendait rien au métier de garde ; absolument rien, je suis fâchée de le dire.

Le lendemain matin, mistress Rubelle reçut ordre de se tenir dans le petit salon pour passer à l’examen du docteur quand il viendrait dans la chambre à coucher.

Je laissai lady Glyde avec miss Halcombe, qui dans ce moment-là sommeillait, et je vins rejoindre mistress Rubelle, afin d’empêcher charitablement que l’incertitude de sa situation la rendît trop perplexe et trop agitée. Elle semblait ne pas voir les choses sous cet aspect. On eût dit que, d’avance, elle se sentait assurée de convenir à M. Dawson ; et, paisiblement assise, elle regardait par la fenêtre, absorbée, semblait-il, par le plaisir de respirer l’air des champs. Il est des gens auxquels cette conduite aurait paru presque effrontée. Je me permettrai de dire que, moins stricte, je voulus ne l’attribuer qu’à une singulière vigueur d’esprit.

Tandis que nous attendions l’arrivée du docteur, ce fut le docteur, au contraire, qui m’envoya chercher. Je trouvais ce renversement des choses assez bizarre. Mais mistress Rubelle parut n’en être aucunement affectée. Je la laissai regardant tranquillement par la fenêtre, et respirant en silence l’air de la campagne.

M. Dawson m’attendait, tout seul, dans la salle où l’on déjeune.

— Parlons de cette nouvelle garde, mistress Michelson ! dit le docteur.

— À vos ordres, monsieur.

— Elle a été amenée de Londres ici, me dit-on, par la femme de ce gros vieillard étranger qui semble vouloir, à tout prix, se mêler de mes affaires. Mistress Michelson, ce gros vieillard étranger est tout simplement un charlatan…

L’expression était brutale. J’en fus naturellement choquée.

— Savez-vous bien, monsieur, lui dis-je que vous parlez d’un « nobleman » ?

— Bah ! bah ! ce n’est pas le premier vendeur d’orviétan dont le nom ait été précédé d’un titre… Pas un, au contraire, qui ne soit comte. Au diable ces drôles !

— Il ne serait pas lié avec sir Percival Glyde, monsieur, s’il n’appartenait à la plus haute aristocratie, après l’aristocratie anglaise, bien entendu.

— Fort bien, mistress Michelson !… Appelez-le comme vous vous voudrez, et revenons à la garde. J’ai déjà des objections contre elle.

— Et quoi ! monsieur, sans l’avoir vue ?

— Oui, sans l’avoir vue. Peut-être est-ce la meilleure garde qui soit au monde ; mais ce n’est pas « moi » qui l’ai procurée. J’ai soumis cette objection à sir Percival, comme au maître de la maison, il ne me prête aucun appui. Il dit qu’une garde procurée par moi eût été de même une étrangère arrivant de Londres ; et il pense que cette femme doit être mise à l’essai, puisque la tante de lady Glyde a pris la peine d’aller la chercher dans la capitale. Ceci est juste, à certains égards, et je ne saurais décemment me refuser à le reconnaître. Mais j’ai posé pour condition que, venant à me donner le moindre sujet de plainte, elle devra partir sans retard. Cette condition rentrant dans les droits que j’ai comme directeur responsable du traitement, sir Percival a dû y accéder. Maintenant, mistress Michelson, je sais que je puis compter sur vous, et je vous demanderai d’avoir exactement l’œil à ce que fera la garde, durant les deux ou trois premiers jours, afin de nous assurer qu’elle ne donne pas à miss Halcombe d’autres remèdes que les miens. Votre « nobleman » étranger se meurt d’envie d’essayer ses remèdes d’empirique (y compris le mesmérisme) sur notre pauvre malade, et une garde amenée ici par sa femme pourrait bien se trouver un peu trop disposée à le seconder dans ses tentatives. Vous me comprenez, n’est-ce pas ? Très-bien, alors, nous pouvons monter. La garde est-elle là-haut ? J’ai un mot à lui dire avant qu’elle entre chez la malade…

Nous trouvâmes mistress Rubelle toujours installée à la fenêtre. Quand je la présentai à M. Dawson, ni les regards soupçonneux du docteur, ni ses questions pressantes, ne parurent la troubler le moins du monde. Elle lui répondit tranquillement, en mauvais anglais, et bien qu’il fît son possible pour la prendre au dépourvu, elle ne trahit pas la moindre ignorance, du moins en ce qui concernait son métier. Ainsi que je l’ai dit, cela tenait, sans nul doute, à une particulière vigueur d’esprit, nullement à une effronterie blâmable.

Nous entrâmes tous ensemble dans la chambre à coucher.

Mistress Rubelle regarda attentivement la malade ; fit sa révérence à lady Glyde ; remit en ordre deux ou trois objets qui traînaient dans la chambre, et s’assit ensuite fort paisiblement dans un coin pour attendre qu’on eût besoin d’elle. Milady semblait effarouchée et contrariée par l’apparition de cette garde étrangère. Personne n’ouvrait la bouche de crainte de réveiller miss Halcombe, qui était encore plongée dans un demi-sommeil ; — le docteur seul se permit, à voix basse, une question sur la manière dont la nuit s’était passée. Je répondis sur le même ton : « Absolument comme à l’ordinaire. » M. Dawson sortit alors. Lady Glyde le suivit, probablement pour lui parler de mistress Rubelle. Quant à moi, j’avais déjà pris mon parti et décidé que cette paisible étrangère conserverait son emploi. Elle avait bien sa tête à elle, et très-certainement connaissait sa besogne. C’est donc tout au plus si moi-même j’eusse été mieux placée au chevet de la malade.

Me rappelant les avis de M. Dawson, je scrutai sévèrement les démarches de mistress Rubelle, à certains intervalles, pendant les trois ou quatre jours qui suivirent. Plusieurs fois j’entrai dans la chambre, à petit bruit et soudainement, sans jamais surprendre la garde en quelque manœuvre suspecte. Lady Glyde qui, de son côté, la guettait tout aussi attentivement que moi, ne découvrit rien, elle non plus. Jamais je ne vis aucun signe indiquant que les fioles de la pharmacie eussent été l’objet d’aucune falsification ; jamais je ne vis mistress Rubelle adresser une parole au comte, ni le comte lui parler jamais. Elle soignait miss Halcombe avec un zèle, une discrétion exemplaires. La pauvre jeune personne flottait entre une sorte d’épuisement endormi, participant de l’évanouissement tout autant que du sommeil, et des accès de fièvre qui entraînaient toujours avec eux un état de délire plus ou moins caractérisé. Dans le premier cas, mistress Rubelle ne la réveillait jamais ; elle ne l’effrayait jamais, dans le second, en se présentant trop subitement au chevet de son lit avec l’attitude d’un auxiliaire étranger. Honneur à qui de droit (compatriote ou venu du dehors) ; mon impartialité me force à reconnaître le mérite de mistress Rubelle ; elle était sans doute remarquablement peu communicative sur tout ce qui la pouvait concerner ; elle était aussi, sans aucune résistance ouverte, trop disposée à s’affranchir paisiblement de tous les avis que lui donnaient les personnes les plus expérimentées en fait de soins ; — mais, avec ces restrictions, c’était une excellente garde-malade, qui jamais ne donna l’ombre d’un motif de plainte ni à lady Glyde, ni à M. Dawson.

Le premier incident un peu essentiel qui se présenta dans le château fût l’absence du comte, motivée par des affaires qu’il avait à Londres. Il partit (je crois) dans la matinée du quatrième jour après l’arrivée de mistress Rubelle. En prenant congé, il parla très-sérieusement à lady Glyde, moi présente, au sujet de miss Halcombe.

— Confiez-vous à M. Dawson, lui disait-il, pour quelques jours encore, si cela est dans vos idées ; mais si, dans ce laps de temps, aucune amélioration sensible ne s’était déclarée, envoyez demander à Londres des conseils que ce médecin, têtu comme un mulet, devra pourtant accepter, en dépit de lui-même. Il vaut mieux offenser M. Dawson, et sauver miss Halcombe. Je vous dis ceci très-sérieusement, du fond de mon cœur, sur ma parole la plus sacrée…

Sa Seigneurie parlait avec beaucoup d’émotion et une bonté remarquable. Mais la pauvre lady Glyde avait les nerfs dans un tel état qu’elle semblait, en face du comte, sous le coup d’une véritable terreur. Elle tremblait de la tête aux pieds, et reçut ses adieux sans articuler un mot de réponse. Puis, lorsqu’il s’en fut allé, se tournant vers moi : — Oh ! mistress Michelson, l’état de ma sœur me fend l’âme, et je n’ai pas un ami à consulter ! Pensez-vous vous, que M. Dawson se trompe ? Il me disait lui-même, ce matin encore, qu’il n’y a aucun danger, ni aucune nécessité de recourir à une consultation.

— Avec tout le respect que mérite M. Dawson, répondis-je, si j’étais à la place de notre Seigneurie, je n’oublierais pas les avis du comte…

Lady Glyde se détourna de moi, tout à coup, avec un air de désespoir que je ne sus comment m’expliquer.

« Ses avis ! » se disait-elle à elle-même ; Dieu secourable, — « ses avis ! »

Autant que je puis me le rappeler, le comte demeura éloigné de Blackwater-Park, pendant environ une semaine.

Sir Percival semblait, à plusieurs égards, ressentir l’absence de Sa Seigneurie, et je crus m’apercevoir aussi que la maladie, les chagrins dont sa maison était le théâtre, accablaient son esprit et altéraient son humeur. Il était, par moments, si agité que je ne pouvais m’empêcher d’y prendre garde ; sans cesse allant et venant, sans cesse et de tous côtés errant, çà et là, dans sa propriété. Ses questions fréquentes sur miss Halcombe et aussi sur sa femme (dont la santé défaillante semblait le plonger dans une anxiété véritable) prouvaient un intérêt extrême. Je crois que son cœur s’était fort attendri. S’il avait eu, dans le clergé, un ami véritable, — comme l’eût été, par exemple, feu mon excellent mari, — et que cet ami se fût rapproché de lui à l’heure critique, on aurait pu obtenir de sir Percival des progrès moraux bien désirables. Je me trompe rarement en matière pareille, ayant pour me guider l’expérience du temps heureux où mon mari vivait encore.

Sa Seigneurie la comtesse, devenue l’unique société de sir Percival, le négligeait un peu, selon moi. Un étranger aurait pu les croire, maintenant qu’on les laissait tête à tête, disposés à s’éviter l’un l’autre. Ceci naturellement ne pouvait pas être. Pourtant, il arriva fréquemment que la comtesse voulut dîner à l’heure du lunch ; et presque toujours, vers le soir, elle montait chez miss Halcombe, bien que mistress Rubelle n’eût laissé à sa charge aucun des soins que comportait l’état de la malade. Sir Percival dînait seul, et William (le domestique chargé du service de table) remarqua devant moi que son maître mangeait moitié moins et buvait deux fois plus qu’à l’ordinaire. Je n’attache pas la moindre importance à une observation comme celle-ci, émanée d’un valet insolent. Je la réprouvai hautement quand elle fut faite, et désire qu’on sache bien à quel point je la réprouve encore.

Pendant les quelques jours qui suivirent, miss Halcombe nous parut à tous sur la voie d’un rétablissement progressif. Nous reprîmes confiance en M. Dawson. Il semblait lui-même très-sûr de son fait, et assura lady Glyde, quand elle l’entretint à ce sujet, qu’il serait le premier à faire chercher un autre médecin, dès qu’il sentirait le moindre doute lui traverser l’esprit.

La seule de nous que ces paroles ne semblèrent pas soulager, fut la comtesse Fosco. Elle me dit, en particulier, qu’elle ne pouvait se rassurer au sujet de miss Halcombe, sans une autre garantie que les affirmations de M. Dawson, et qu’elle attendait avec impatience le retour de son mari, pour savoir de quel œil il envisagerait la situation. D’après les lettres du comte à sa femme, il devait rentrer sous trois jours. Les deux époux s’écrivaient l’un à l’autre, chaque matin, durant l’absence de Sa Seigneurie. À cet égard, comme à tous les autres, ils offraient un excellent modèle aux gens mariés.

Dans la soirée du troisième jour, je remarquai chez miss Halcombe un changement qui me causa des craintes sérieuses. Mistress Rubelle s’en aperçut comme moi. Nous ne voulûmes pas en parler à lady Glyde qui, absolument domptée par la fatigue, s’était endormie sur le canapé du salon.

M. Dawson fit sa visite du soir un peu plus tard que d’ordinaire. Dès qu’il eut jeté les yeux sur sa malade, je vis sa physionomie s’altérer. Il s’efforçait de cacher son trouble, mais son visage trahissait, malgré lui, de vives inquiétudes. Un messager partit pour aller chercher à domicile sa pharmacie portative ; on garnit la chambre de substances désinfectantes, et le docteur lui-même se fit dresser un lit dans le château. — La fièvre a-t-elle pris un caractère contagieux ? lui demandai-je tout bas. — Je le crains, répondit-il. Nous en saurons plus long demain matin…

D’après les instructions de M. Dawson, lady Glyde ne fut point informée de ce changement inquiétant. Il lui défendit lui-même, dans les termes les plus péremptoires et au nom de sa santé si éprouvée, de veiller avec nous cette nuit-là. Elle voulut résister, ce qui amena une scène déplorable ; mais il fit prévaloir son autorité médicale, et de haute lutte emporta la question.

Le lendemain matin, un des domestiques fut envoyé à Londres, sur les onze heures, avec une lettre pour un des médecins de la capitale et ordre exprès de ramener avec lui ce nouveau consultant par le premier train dont ils pourraient disposer. Une demi-heure après le départ du messager, le comte rentrait à Blackwater-Park.

La comtesse, prenant sur elle la responsabilité de cette démarche, l’amena immédiatement auprès de la malade. Je ne vois pas qu’en agissant ainsi elle ait commis la moindre inconvenance. Sa Seigneurie était un homme marié, d’âge à être le père de miss Halcombe ; enfin, il la voyait sous les yeux d’une parente, la propre tante de lady Glyde. M. Dawson n’en protesta pas moins contre sa présence dans l’appartement ; mais, je le remarquai sans peine, le docteur était trop alarmé pour faire, à cette occasion, une résistance sérieuse.

La pauvre patiente se trouvait désormais hors d’état de reconnaître ceux qui l’entouraient. Elle semblait prendre ses amis pour ses ennemis. Quand le comte arriva près de son chevet, ses yeux qui, auparavant, se portaient sans cesse alternativement sur tous les points de la chambre, s’arrêtèrent alors sur le visage de Sa Seigneurie avec un effarement de terreur dont je me souviendrai jusqu’au dernier jour de ma vie. Le comte s’assit auprès d’elle, tâta son pouls, puis ses tempes ; il la regarda très-attentivement et, cela fait, se tourna du côté du docteur avec une physionomie tellement indignée, tellement méprisante que les paroles s’arrêtèrent sur les lèvres de M. Dawson, et qu’il demeura un moment sans rien ajouter, pâle de colère et de terreur.

Sa Seigneurie me regardant ensuite :

— À quel moment dit-il, ce changement est-il survenu ?…

Je le lui dis :

— Lady Glyde, depuis lors, est-elle entrée dans la chambre ?…

Je répondis que non. Le médecin lui avait absolument défendu d’y entrer dès la soirée précédente, et le matin même il avait renouvelé la consigne.

— Vous et mistress Rubelle, ajouta le comte, avez-vous été mises au courant de ce désastre dans toute sa gravité ?…

— Nous savions, répondis-je, que la maladie était regardée comme contagieuse… Il m’interrompit, et avant que je pusse rien ajouter :

— C’est la fièvre typhoïde, me dit-il.

Pendant la minute que prirent à s’échanger ces questions et ces réponses, M. Dawson se remit, et s’adressant au comte avec sa fermeté habituelle :

— Ce n’est pas la fièvre typhoïde, riposta-t-il vivement. Je proteste, monsieur, contre une pareille intrusion. Personne, ici, n’a le droit de faire des questions, si ce n’est moi. J’ai rempli mon devoir au mieux de ce dont je suis capable, et…

Le comte l’interrompit, — non par des paroles cette fois, mais simplement en lui montrant le lit où gisait la malade. M. Dawson sembla ressentir ce démenti muet à ce qu’il avait dit lui-même de sa capacité ; la chose parut l’irriter vivement.

— J’affirme, répéta-t-il, que j’ai fait mon devoir. Un de mes confrères, mandé par moi, va bientôt arriver de Londres. Je consulterai avec lui sur le caractère de cette fièvre ; avec lui, et avec personne autre. J’insiste pour que vous quittiez cette chambre.

— Je suis entré dans cette chambre, monsieur, en vertu des droits sacrés de l’humanité, dit alors le comte, et en vertu des mêmes droits, si l’arrivée de votre confrère souffrait quelque retard, j’y entrerai de nouveau. Une fois encore, je vous avertis que cette fièvre a pris le caractère du typhus, et que votre traitement est la cause première de ce changement déplorable. Si votre infortunée malade vient à mourir, j’attesterai devant les tribunaux que son trépas doit être attribué à votre entêtement à votre ignorance…

Avant que M. Dawson pût répondre, avant que le comte eût fait un pas pour sortir, la porte du salon s’ouvrit, et sur le seuil nous vîmes apparaître lady Glyde.

— Je dois et je veux entrer ici, dit-elle avec une détermination extraordinaire.

Au lieu de l’arrêter, le comte passa dans le salon, lui frayant ainsi le chemin de la chambre à coucher. En toute autre occasion, je l’avais toujours vu incapable d’oublier la moindre précaution ; mais, à ce moment, et dans sa surprise, il oubliait apparemment le danger de l’infection typhoïde, ainsi que l’urgente nécessité de forcer lady Glyde à prendre soin de sa vie.

M. Dawson, j’en fus surprise, montra plus de présence d’esprit. Il arrêta milady au premier pas qu’elle fit vers le chevet de sa sœur : — Je suis sincèrement peiné, sincèrement affligé, dit-il. Je crains que cette fièvre ne soit contagieuse. Jusqu’à ce que je sois certain du contraire, je vous demande en grâce de vous tenir hors de cette chambre…

Elle lutta un moment, puis laissa tout à coup retomber ses bras et s’affaissa sur elle-même : elle venait de s’évanouir. La comtesse et moi, la retirant des bras du docteur, la ramenâmes chez elle. Le comte marchait devant nous, et attendit dans le couloir, où je vins lui apprendre que, grâce à nos soins, elle avait repris connaissance.

Je retournai vers le docteur, chargée par lady Glyde de lui dire qu’elle insistait pour l’entretenir immédiatement. Il se rendit aussitôt près de milady, afin de calmer son agitation et de lui apprendre que, sous peu d’heures, un nouveau médecin allait arriver. Ces heures ne passèrent pas vite. Sir Percival et le comte, restés ensemble au rez-de-chaussée, envoyaient de temps en temps chercher des nouvelles. À la fin, entre cinq et six, à notre grand soulagement, le médecin arriva.

Il était plus jeune que M. Dawson ; très-sérieux et très-décidé. Je ne puis dire ce qu’il pensa du traitement qu’on avait suivi ; mais je fus frappée de ce fait curieux, qu’il nous adressait, à moi et à mistress Rubelle, bien plus de questions qu’à son confrère ; et que, tout en examinant la malade de M. Dawson, il semblait écouter avec assez peu d’intérêt ce que M. Dawson croyait bon de lui dire. D’après les observations que je fis alors, le soupçon me vint que le comte ne s’était pas trompé une seule fois au sujet de la maladie ; et je fus naturellement confirmée dans cette manière de voir, quand, après quelque délai, M. Dawson posa l’importante question que le médecin de Londres était appelé à résoudre.

— Quel jugement portez-vous sur cette fièvre ? lui demanda-t-il.

— Typhus, répondit son confrère. Fièvre typhoïde, à n’en pas douter…

Cette tranquille étrangère, mistress Rubelle, joignit devant elle, à ces mots, ses mains maigres et brunes, tout en me jetant un sourire significatif. Le comte lui-même n’aurait pu avoir l’air plus satisfait si, admis dans la chambre, il avait ainsi entendu confirmer son jugement.

Quand il nous eut donné quelques utiles instructions sur le traitement journalier, et nous annonçant qu’il reviendrait dans un délai de cinq jours, le médecin se retira pour consulter en particulier avec M. Dawson. Il ne voulait pas se prononcer sur les chances de rétablissement que pouvait avoir miss Halcombe ; il déclarait impossible, à ce période de la maladie, de se faire une opinion certaine, soit dans un sens, soit dans l’autre.

Ces cinq jours se passèrent dans de vives inquiétudes.

Chacune à notre tour, la comtesse et moi, nous relevions mistress Rubelle, l’état de miss Halcombe empirant toujours et réclamant tous nos soins, toute notre assiduité. Ce fut un temps de terribles épreuves. Lady Glyde (soutenue, à ce que disait M. Dawson, par l’effet même de l’anxiété permanente que lui causait l’état de sa sœur) lady Glyde s’était ranimée d’une façon extraordinaire ; elle montrait une fermeté, une force de résolution que je ne me serais jamais avisée de lui supposer. Elle insista pour venir deux ou trois fois par jour s’assurer, par ses yeux mêmes, de l’état de miss Halcombe, promettant d’ailleurs de ne pas trop se rapprocher du lit, si le docteur, en ceci, voulait bien accéder à ses vœux. M. Dawson, bien à contre-cœur, fit la concession qui lui était demandée. Il voyait sans doute qu’il n’y avait pas moyen de lutter contre une volonté pareille. Milady vint donc chaque jour, et, quoi qu’il pût lui en coûter, tint religieusement sa parole. Personnellement, je ressentais à ce point le chagrin que je lui voyais (il me rappelait ma propre affliction durant la dernière maladie de mon mari) que je demanderai la permission de n’insister point sur cette partie de mon récit. Il m’est plus agréable de mentionner qu’aucunes disputes nouvelles n’eurent lieu entre M. Dawson et le comte. Sa Seigneurie faisait prendre les nouvelles par ambassadeur, et demeurait continuellement au rez-de-chaussée, en compagnie de sir Percival.

Le cinquième jour, nous vîmes revenir le médecin, qui nous donna un peu d’espérance. Il déclara que le dixième jour, à compter de la première apparition du typhus, déciderait du résultat de la maladie, et il fixa d’avance sa troisième visite à cette date. Le nouvel intervalle passa comme l’autre, si ce n’est que le comte fit encore un voyage à Londres ; parti dès le matin, et revenu le soir même.

Le dixième jour, il plut à la Providence miséricordieuse d’épargner à la famille tout surcroît d’alarmes et d’anxiétés. Le médecin nous donna l’assurance positive que miss Halcombe était hors de danger : — Maintenant, elle n’a plus besoin des médecins… Tout ce qu’il lui faut, c’est d’être gardée et surveillée avec soin, quelque temps encore, et je vois que cela ne lui manquera pas… Telles furent ses propres paroles. Ce soir-là, je lus le sermon si touchant que mon mari a composé sur la guérison d’un malade, avec plus de joie et plus de profil (au point de vue spirituel), que je ne me rappelais en avoir encore obtenu.

L’effet de ces bonnes nouvelles sur la pauvre lady Glyde, se trouva, je le vis avec peine, au-dessus de ses forces. Elle n’était pas en état de supporter une si violente réaction ; et au bout d’un ou deux jours, elle fut envahie par un accablement, une langueur qui la réduisirent à garder la chambre. Le repos du corps, la tranquillité d’esprit, plus tard le changement d’air, voilà ce que M. Dawson trouva de mieux à lui conseiller. Il fut heureux que cette souffrance ne s’aggravât point, car le lendemain même du jour où lady Glyde se fut enfermée chez elle, un nouveau désaccord se manifesta entre le comte et le docteur ; leur dispute, cette fois, prit de telles proportions que M. Dawson quitta le château.

Je n’assistai point à cette querelle ; mais je compris que le débat portait sur la quantité de nourriture qui devait être administrée à miss Halcombe, pour aider à sa convalescence après que la fièvre aurait cédé. M. Dawson, maintenant que sa malade était sauvée, se montrait moins disposé que jamais à tolérer l’intervention d’un homme étranger à sa profession ; et le comte (sans que je puisse imaginer pourquoi), perdant tout à coup cet empire sur lui-même qu’il avait si judicieusement conservé en d’autres circonstances, tourmentait, taquinait sans cesse le docteur en lui rappelant sa méprise à propos de cette fièvre, devenue typhus sans qu’il s’en doutât. Cette malheureuse affaire aboutit à un appel direct de M. Dawson à sir Percival qu’il menaça (ses soins n’étant plus absolument indispensables à miss Halcombe) de ne plus revenir à Blackwater-Park, si l’intervention du comte n’était pas péremptoirement supprimée à partir de ce moment. La réponse de sir Percival (bien qu’elle ne fût pas positivement incivile) avait eu pour tout résultat d’empirer les choses ; et M. Dawson, là-dessus, quittant le château, — non sans manifester une extrême indignation sur la manière dont le comte Fosco en agissait envers lui, — avait envoyé sa note de visites dès le lendemain.

Nous demeurions, désormais, privées de toute assistance médicale. Bien qu’il ne fût pas rigoureusement nécessaire de mander un autre docteur, — puisque, selon le médecin de Londres, miss Halcombe n’avait besoin que de surveillance et de soins, — j’aurais néanmoins demandé si l’on m’eût fait l’honneur de me consulter là-dessus, l’assistance de quelqu’autre homme du métier, ne fût-ce que pour observer les formes.

Sir Percival n’envisagea pas ainsi la question. Il dit qu’on aurait toujours le temps de mander un autre médecin, si miss Halcombe donnait le moindre signe d’une rechute. Nous pouvions, en attendant, recourir aux conseils du comte pour toutes les difficultés de détail ; et il ne fallait pas, sans nécessité, imposer à notre malade, dans son état actuel de faiblesse et d’ébranlement nerveux, la présence d’une personne étrangère. Il y avait, sans nul doute, dans ces considérations, beaucoup de choses raisonnables ; et pourtant elles me laissèrent un peu d’inquiétude. Je n’étais pas non plus sans scrupule, au dedans de moi, sur la convenance de laisser ignorer à lady Glyde, ainsi que nous le faisions, la retraite du docteur. C’était là, je l’admets, une déception charitable, — car elle n’était pas en état de supporter de nouveaux tourments. Mais enfin, c’était une déception ; et comme telle, aux yeux d’une personne professant des principes pareils aux miens, ce procédé devait paraître au moins équivoque.

Une autre circonstance, également embarrassante, qui se produisit le même jour et me prit tout à fait au dépourvu, ajouta beaucoup à l’état de malaise sous lequel se débattait mon esprit.

Sir Percival me fit dire d’aller le trouver dans la bibliothèque. Le comte, qui était avec lui au moment où j’entrai, se leva immédiatement et nous laissa tête à tête. Sir Percival m’engagea poliment à prendre un siège ; puis, à ma grande surprise, il m’adressa l’allocution suivante :

— Je désire, mistress Michelson, vous entretenir d’une décision que j’ai prise depuis quelque temps déjà, et dont je vous aurais informée sans les maladies et le bouleversement qui sont venus fondre sur nous. Pour parler clairement, j’ai lieu de vouloir rompre sans retard, l’établissement que j’ai ici, — vous laissant, du reste, comme à l’ordinaire, la direction des soins domestiques. Dès que lady Glyde et miss Halcombe pourront voyager, il leur est prescrit à toutes deux de changer d’air. Avant le départ de ces dames, mes amis, le comte et la comtesse Fosco, nous auront quittés pour aller s’établir dans les environs de Londres. Or, j’ai mes raisons pour ne pas ouvrir ma demeure à de nouveaux hôtes, en vue d’économiser le plus possible. Je n’entends vous blâmer en rien ; mais ma dépense ici est beaucoup trop lourde. Bref, je compte vendre les chevaux et me débarrasser en même temps de tous les domestiques. Vous savez que je ne fais jamais rien à demi ; et je compte que, d’ici à demain, vous aurez fait maison nette de cette valetaille inutile…

Je l’écoutais dans un état de complète stupéfaction.

— Dois-je comprendre, sir Percival, lui demandai-je, que j’ai à renvoyer tous les domestiques placés sous mes ordres, sans les prévenir un mois d’avance comme cela se pratique.

— C’est exactement cela. Nous pouvons tous nous trouver hors du château avant qu’un mois ne s’écoule, et je n’entends pas laisser ici des domestiques oisifs, sans aucun maître à servir.

— Par qui sera faite la cuisine, sir Percival, pendant le reste de votre séjour ici ?

— Margaret Porcher est au courant des plats élémentaires ; vous pouvez la conserver. N’ayant pas de grands dîners à donner, un chef n’est-il pas tout à fait superflu ?

— La servante dont vous parlez, sir Percival, est la moins intelligente de toute la maison…

— Conservez-la, vous dis-je, et prenez, dans le village, une femme qui viendra, chaque jour, aider au plus gros de la besogne. Mes dépenses journalières doivent diminuer, et diminuer immédiatement. Je ne vous ai pas appelée, mistress Michelson, pour que vous me fissiez des objections, mais afin d’être aidé par vous à réaliser mes plans d’économie. Mettez à la porte, dès demain, cette meute oisive qui me dévore. Qu’ils partent tous, excepté Porcher. C’est un vrai cheval de fatigue, — elle fera la besogne d’un cheval.

— Permettez-moi de vous rappeler, sir Percival, que si les domestiques s’en vont demain, ils ont droit à un mois de gages, à la place du mois qu’on leur doit pour qu’ils aient le loisir de chercher une place.

— Qu’on le leur paie ! un mois de gages nous économise un mois de coulage et de gloutonnerie à l’office…

Cette dernière remarque impliquait l’accusation la plus offensante contre ma manière d’administrer. Je me respectais trop, cependant, pour me défendre d’une imputation si grossière. Par pure charité chrétienne pour la position dépourvue de toute aide où se trouvaient miss Halcombe et lady Glyde, et à cause des inconvénients sérieux que mon départ soudain aurait pu avoir pour elles, je crus qu’il ne m’était pas possible de demander immédiatement mon congé. Ces considérations seules me retinrent. Par exemple, je me levai sur-le-champ ; je me serais ravalée à mes propres yeux, si j’avais souffert que l’entretien continuât un moment de plus.

Le lendemain, les domestiques partirent en masse. Sir Percival se chargea de licencier en personne les grooms et les valets d’écurie, qu’il expédia sur Londres avec tous les chevaux, sauf un seul. Il ne resta donc, de tout le service, soit du château, soit des communs, que moi, Margaret Porcher et le jardinier ; ce dernier, habitant son propre cottage, fut requis de panser l’unique cheval qui restât dans les écuries.

La maison laissée dans cette étrange condition d’isolement, la maîtresse de la maison, malade dans sa chambre, miss Halcombe, aussi débile, aussi incapable qu’un enfant enfin ; les soins du docteur nous étant retirés par mesure hostile ; — on ne s’étonnera pas que tout cela eût jeté un certain abattement dans mon esprit, et que j’eusse beaucoup de peine à me maintenir dans mon sang froid habituel. Je ressentais un grand malaise moral. J’aurais bien voulu voir rétablies nos deux pauvres jeunes dames, et j’aurais bien voulu me voir ailleurs qu’à Blackwater-Park.