La Femme en blanc/II/Eliza Michelson/2

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Traduction par Paul-Émile Daurand-Forgues.
J. Hétzel (1 et 2p. 81-110).
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Deuxième époque — Eliza Michelson


II


Le premier événement qui se produisit ensuite fut d’une si singulière nature, qu’il aurait pu faire naître en moi un étonnement superstitieux, si des principes bien établis ne préservaient mon âme de toute faiblesse païenne. Ce même pressentiment instinctif de quelque malheur planant sur la famille, lequel m’avait fait souhaiter de quitter Blackwater-Park, eut pour conséquence presque immédiate, — chose étrange à dire, — mon départ de ce château. Il est vrai que mon absence ne fut que temporaire ; mais cette coïncidence, selon moi, n’en était pas moins remarquable.

Voici dans quelles circonstances mon départ eut lieu.

Un ou deux jours après l’expulsion des domestiques, je fus de nouveau mandée auprès de sir Percival. Le blâme immérité qu’il avait jeté sur mon administration domestique ne m’empêchait point, je le dis avec plaisir, de lui rendre le bien pour le mal, au mieux de mes faibles moyens, et je me conformai à l’ordre qui m’était transmis de sa part avec autant d’empressement et de respect que jamais. Pour réussir à étouffer ma légitime rancune, j’avais eu à lutter avec cette nature déchue dont nous participons tous ; plus ou moins habituée à la discipline intérieure, je sus accomplir ce sacrifice.

Je trouvai sir Percival et le comte Fosco assis l’un près de l’autre comme la première fois ; mais, en cette occasion, Sa Seigneurie demeura présente à l’entrevue, aidant sir Percival à énoncer ses projets.

Ils appelèrent mon attention sur un sujet qui avait rapport à ce salutaire changement d’air dont nous attendions tant de bien pour miss Halcombe et lady Glyde. Sir Percival me fit savoir que, selon toute probabilité, ces dames passeraient l’automne à Limmeridge-House, dans le Cumberland, en vertu d’une invitation de M. Frederick Fairlie. Mais avant de s’y rendre, il pensait, d’accord en ceci avec le comte Fosco (lequel, à ce moment, reprit la conversation en sous-œuvre, et la continua jusqu’au bout), qu’elles se trouveraient bien d’une courte résidence à Torquay, dont le climat est si favorable. L’essentiel, maintenant, était donc de louer en cet endroit des appartements à leur convenance, et qui leur offrissent tout le bien-être dont elles avaient besoin. Mais où trouver une personne expérimentée qui pût choisir pour elles une résidence telle qu’il la leur fallait. Dans cette situation, le comte me demandait, de la part de sir Percival, si je voudrais bien rendre à ces dames le service d’aller moi-même à Torquay, pour y préparer leur installation.

Placée comme je l’étais, je n’avais aucune objection raisonnable à faire valoir contre une proposition rédigée en ces termes.

Je dus donc me borner à quelques représentations sur les inconvénients que pourrait avoir mon départ de Blackwater-Park, alors que, par extraordinaire, tous les serviteurs de la maison s’en trouveraient éloignés, à l’exception de Margaret Porcher. Mais sir Percival et Sa Seigneurie se déclarèrent prêts à supporter, dans l’intérêt des malades, toute la gêne résultant de mon absence. Je suggérai ensuite, avec tout le respect possible, l’idée d’écrire à Torquay, où un agent se chargerait volontiers de la location ; mais on me répondit en me rappelant combien il est peu sûr d’arrêter des logements sans les avoir vus. On m’informa aussi que la comtesse (qui sans cela se serait chargée elle-même d’aller dans le Devonshire) ne pouvait pas quitter sa nièce en l’état où se trouvait présentement lady Glyde ; d’un autre côté, sir Percival et le comte avaient à régler ensemble quelques affaires qui les retiendraient forcément à Blackwater-Park. Bref il me fut clairement démontré que si je ne me chargeais pas de la commission, il n’était personne à qui on pût la confier. Dans ces circonstances, je dus me borner à informer sir Percival que mes services étaient aux ordres de miss Halcombe et de lady Glyde.

Il fut arrangé, en conséquence, que je partirais le lendemain matin ; que je consacrerais un ou deux jours à examiner les maisons les plus convenables de Torquay, et que je reviendrais, avec mon rapport, aussitôt que je le jugerais convenable. Sa Seigneurie écrivit pour moi un « Mémorandum » énumérant les conditions requises pour la résidence que je devais procurer à ces dames, et sir Percival y joignit une note qui limitait strictement la somme à offrir comme prix de location.

Mon idée, à moi, quand je lus ces instructions, fut qu’on ne pourrait trouver, dans aucun établissement thermal d’Angleterre, une demeure comme celle que j’y voyais décrite ; et que si, par hasard, on en découvrait une, il serait parfaitement impossible d’en obtenir la jouissance pour un laps de temps si limité qu’il fût, moyennant la somme que j’étais autorisée à promettre. J’indiquai ces difficultés aux deux gentlemen ; mais sir Percival, qui se chargea de me répondre, ne parut pas en tenir compte. Ce n’était pas à moi qu’il appartenait de discuter cette question. Je n’insistai donc pas ; mais je sentis en moi cette conviction bien arrêtée, qu’avec toutes les difficultés dont l’affaire était entourée, je n’avais pas la moindre chance de conduire à bien ma mission.

Avant de partir, je pris soin de m’assurer que miss Halcombe continuait à mieux aller.

Il y avait dans sa physionomie une anxieuse et pénible expression, qui me fit craindre qu’en reprenant conscience d’elle-même, elle n’eût éprouvé un cruel malaise. Ses forces, pourtant, revenaient plus vite que je n’aurais osé l’espérer ; et déjà elle était en situation de faire passer à lady Glyde maints et maints affectueux messages où elle lui rendait bon compte de son rétablissement, et par lesquels elle la suppliait de ne point se fatiguer trop tôt. Je laissai miss Halcombe aux soins de mistress Rubelle, toujours aussi tranquillement indépendante de qui que ce fût au château. Lorsque, avant de me mettre en route, je frappai à la porte de lady Glyde, on me dit qu’elle était encore bien faible et bien abattue ; je dus ces informations à la comtesse, qui était montée pour lui tenir compagnie. Sir Percival et le comte se promenaient sur l’avenue qui conduit à la loge du concierge, au moment où je la longeai, en chaise de poste. Je saluai ces messieurs, et quittai le château où je ne laissais à l’office, en fait de créature vivante, que la seule Margaret Porcher.

Chacun doit comprendre ce que j’ai moi-même compris depuis ce temps-là : que les circonstances dont je viens de parler étaient plus qu’inusitées ; — qu’elles étaient presque suspectes. On me permettra cependant de répéter que je ne pouvais, dans ma position subordonnée, agir autrement que je ne fis.

Le résultat de ma mission à Torquay fut exactement tel que je l’avais prévu. Il n’y avait pas, dans toute la ville, un seul logement pareil à celui que m’indiquait mon programme, et le prix qu’on m’avait permis d’y mettre était infiniment inférieur à ce que j’aurais dû payer un logement pareil, si par un grande chance je l’avais découvert. Je revins, en conséquence, à Blackwater-Park, et j’informai sir Percival, venu au-devant de moi, que mon voyage n’avait abouti à rien. Il semblait trop occupé de quelqu’autre affaire pour prendre souci de cette mission manquée, et dès les premiers mots, il m’informa que, pendant mon absence, si peu qu’elle eût duré, un autre changement remarquable avait eu lieu dans le château.

Le comte et la comtesse Fosco étaient partis de Blackwater-Park pour leur nouvelle résidence de Saint-John’s Wood.

On ne me communiqua point les motifs de ce brusque départ. Il me fut dit seulement que le comte avait tenu à me faire transmettre ses meilleurs compliments. M’étant hasardée à demander à sir Percival si lady Glyde, en l’absence de la comtesse, avait quelqu’un en état de vaquer aux soins dont elle devait être l’objet, il me répondit qu’elle avait Margaret Porcher pour lui venir en aide, et il ajouta qu’une femme du village avait été mandée pour faire le gros ouvrage du rez-de-chaussée.

Cette réponse me parut choquante, tant il y avait une évidente inconvenance à permettre qu’une servante en sous-ordre fît les fonctions dévolues à la femme de chambre intime de lady Glyde. Je montai immédiatement et trouvai Margaret sur le palier du premier étage. On s’était privé de ses services (assez naturellement), sa maîtresse s’étant trouvée assez rétablie, ce matin-là même, pour quitter son lit. Je lui demandai ensuite où en était miss Halcombe ; mais elle me répondit, d’une manière sournoise et sombre, par des échappatoires dont je ne pus tirer aucune lumière. Je ne voulus pas, en réitérant ma question, m’attirer peut-être une réplique impertinente. Il était plus convenable, à tous égards, pour une personne dans ma position, de me présenter immédiatement chez lady Glyde.

Je trouvai que Sa Seigneurie avait beaucoup gagné depuis le peu de jours que j’avais passés sans la voir. Quoique bien faible encore et bien nerveuse, elle pouvait se lever sans être aidée, et se promener lentement dans sa chambre sans en éprouver d’autre mauvais effet qu’une légère sensation de fatigue. N’ayant reçu ce matin-là aucune nouvelle de miss Halcombe, elle s’en inquiétait quelque peu. Je pensai qu’il y avait là, de la part de mistress Rubelle, un semblant de négligence tout à fait blâmable ; mais je n’en dis rien, et demeurai près de lady Glyde afin de l’aider à s’habiller. Quand elle fut prête, nous sortîmes ensemble de sa chambre pour nous rendre auprès de miss Halcombe.

Dans le couloir, nous fûmes arrêtées par sir Percival qui, fort à l’improviste, se montra devant nous. Il semblait s’être mis là tout exprès pour nous guetter.

— Où donc allez-vous ? dit-il à lady Glyde.

— Chez Marian, répondit-elle.

— Je puis vous épargner un désappointement, reprit sir Percival, en vous apprenant tout de suite que vous ne la trouverez pas dans sa chambre.

— Je ne l’y trouverai pas ?…

— Non. Elle a quitté le château, hier matin, en compagnie de Fosco et de sa femme…

Lady Glyde n’était pas assez forte pour supporter une pareille surprise. Elle devint d’une pâleur effrayante ; et, s’adossant au mur, regarda son mari dans un silence de mort.

J’étais si étonnée moi-même, que je trouvai à peine un mot à dire. Je demandai à sir Percival si réellement il affirmait que miss Halcombe eût quitté Blackwater-Park.

— Je l’affirme très-positivement, répondit-il.

— Dans l’état où elle est, sir Percival ?…

Avant qu’il pût répondre, milady s’était un peu remise, et prit la parole :

Impossible ! s’écria-t-elle, avec l’accent de la terreur ; puis cessant de s’appuyer au mur et faisant un ou deux pas en avant : — Où était le docteur ? où était M. Dawson, quand Marian est partie ?

— M. Dawson n’était pas ici, et nous n’avions que faire de M. Dawson, dit sir Percival ; c’est de lui-même qu’il est parti, ce qui suffit bien pour prouver qu’elle était de force à se mettre en route. Quels grands yeux vous faites !… Si vous ne la croyez pas partie, voyez-y vous-même. Ouvrez la porte de sa chambre, ouvrez même toutes les autres, si cela peut vous convenir…

Elle le prit au mot, et je la suivis. Il n’y avait, dans la chambre de miss Halcombe, personne autre que Margaret Porcher, occupée à tout remettre en ordre. Il n’y avait personne dans les chambres d’amis, personne dans les cabinets de toilette que nous explorâmes ensuite. Sir Percival, cependant, nous attendait toujours dans le corridor. Au moment de quitter la dernière pièce que nous eussions examinée : — Ne vous en allez pas mistress Michelson ! me dit tout bas lady Glyde, ne m’abandonnez pas, pour l’amour de Dieu !… Et, avant que j’eusse pu répondre un seul mot, elle était déjà dans le corridor, interpellant son mari.

— Qu’est-ce que cela signifie, sir Percival ? J’exige… c’est-à-dire, je vous demande, je vous prie de m’apprendre ce que cela veut dire !

— Cela veut dire, répliqua-t-il, que miss Halcombe s’est trouvée assez forte, hier matin, pour se lever et se faire habiller ; cela veut dire qu’elle a voulu profiter de ce que Fosco se rendait à Londres pour y aller, elle aussi.

— Londres ?

— Oui… et de là gagner Limmeridge…

Lady Glyde se tourna vers moi.

— Vous avez vu en dernier lieu miss Halcombe, me dit-elle. Dites-le-moi positivement mistress Michelson, vous semblait-elle en état d’entreprendre un voyage ?

— Non, milady, du moins autant que j’en puis juger…

Sir Percival, à son tour, m’interpella de même assez brusquement.

— Avant de partir, dit-il, n’avez-vous pas fait remarquer à la garde que miss Halcombe vous paraissait beaucoup mieux, beaucoup plus forte ?

— J’ai certainement fait cette remarque, sir Percival…

À peine avais-je articulé ces mots, il reprit la parole, s’adressant à milady.

— Mettez loyalement dans la balance, lui dit-il, les deux opinions de mistress Michelson, diamétralement contraires l’une à l’autre, et tâchez d’envisager raisonnablement une circonstance toute simple. Si votre sœur n’avait pas été assez bien pour qu’on pût la transporter, pensez-vous donc qu’aucun de nous eût hasardé de la laisser partir ? Elle a, pour veiller sur elle, trois personnes parfaitement compétentes, — Fosco, votre tante, et mistress Rubelle qui, tout exprès, est partie avec eux. Ils ont pris hier un compartiment tout entier, et sur l’une des banquettes on a fait un lit pour elle, prévoyant qu’elle pourrait se sentir fatiguée. Aujourd’hui Fosco et mistress Rubelle doivent l’accompagner eux-mêmes dans le Cumberland.

— Pourquoi Marian s’en va-t-elle à Limmeridge ? Pourquoi me laisse-t-elle ici toute seule ? dit Sa Seigneurie, interrompant sir Percival.

— Parce que votre oncle ne veut vous recevoir qu’après avoir conféré avec votre sœur, repartit celui-ci. Avez-vous donc oublié la lettre qu’elle a reçue de lui, tout au début de sa maladie ?… On vous l’a montrée ; vous l’avez lue de vos yeux, et vous devez vous la rappeler.

— Je me la rappelle.

— En ce cas, pourquoi vous étonnez-vous qu’elle vous ait laissée ici ? Vous désirez retourner à Limmeridge ; elle y est allée pour vous obtenir l’agrément de votre oncle, aux conditions qu’il voudra stipuler…

Les yeux de la pauvre lady Glyde se remplirent de larmes.

— Marian, dit-elle, jamais ne m’a quittée sans me faire ses adieux.

— Elle vous les aurait faits de même cette fois-ci, reprit sir Percival, si elle n’avait eu peur et d’elle et de vous. Elle savait que vous tenteriez de la retenir ; elle savait que vous l’affligeriez par vos larmes. Avez-vous encore d’autres objections à me faire ? S’il en est ainsi, vous n’avez qu’à descendre, et vous me questionnerez dans la salle à manger… Tous ces tracas me bouleversent. Il me faut un verre de vin…

Là-dessus, tout à coup, il nous quitta.

Pendant tout le cours de cette bizarre conversation, l’attitude de sir Percival avait été tout autre que d’ordinaire. Il semblait, par moments, presque aussi nerveux, presque aussi agité que sa femme elle-même. Je n’aurais jamais supposé qu’il eût une santé si délicate, un sang-froid si facile à ébranler.

Je voulus ramener lady Glyde dans sa chambre, mais tous mes efforts à cet égard demeurèrent inutiles. Elle restait dans le corridor, avec l’air d’une femme dont une panique soudaine a frappé l’esprit.

— Il est arrivé quelque chose à ma sœur ! disait-elle.

— Veuillez vous rappeler, milady, de quelle surprenante énergie miss Halcombe a donné des preuves, lui suggérai-je pour la rassurer. Elle peut bien avoir tenté un effort dont beaucoup d’autres femmes, à sa place, auraient été incapables. J’espère et je crois qu’il ne s’est rien passé de mal… En vérité, c’est ma conviction.

— Il faut que je suive Marian, reprit Sa Seigneurie avec la même physionomie effarouchée. Où elle est allée, il faut que j’aille ; il faut que je m’assure, de mes propres yeux, qu’elle est vivante et se porte bien. Venez, descendons ensemble chez sir Percival.

J’hésitai ; je craignais que ma présence ne fût une indiscrétion. J’essayai de remontrer ceci à milady, mais elle ne voulut pas y entendre. Elle s’était cramponnée à moi de manière à me forcer à descendre avec elle, et, de tout le peu de forces qui lui restait, elle se tenait encore à moi lorsque j’eus ouvert la porte de la salle à manger.

Sir Percival, assis à table, avait devant lui une carafe de vin. Au moment où nous entrâmes, il porta son verre à ses lèvres, et, d’un seul trait, le vida. Voyant qu’il me jetait un regard irrité en le replaçant sur la table, j’essayai d’excuser ma présence, purement fortuite.

Supposez-vous, par hasard, qu’il y ait ici des secrets ? interrompit-il brusquement ; il n’y en a pas, — il n’y a rien sous jeu, rien qu’on veuille vous cacher, à vous ou à personne… Après avoir prononcé ces étranges paroles, à voix haute et d’un ton sévère, il se versa un autre verre de vin, et demanda à lady Glyde ce qu’il pouvait faire pour elle.

— Si ma sœur est en état de voyager, je le puis aussi, répondit Milady avec plus de fermeté qu’elle n’en avait encore montré. Je viens vous prier d’avoir égard à l’inquiétude que Marian me donne, et de permettre que je la suive sans retard, par le train même de cette après-midi.

— Vous voudrez bien attendre jusqu’à demain, répliqua sir Percival. Si vous n’apprenez rien, d’ici là, qui modifie vos résolutions, vous serez libre de partir. Comme je ne suppose pas que vous appreniez rien de semblable, je préviendrai Fosco par le courrier de ce soir…

Il prononça ces dernières paroles, tenant son verre à la hauteur des bougies, et regardant le vin que ce verre contenait, au lieu de regarder lady Glyde. Par le fait, durant toute cette conversation, il ne dirigea pas une seule fois son regard vers elle. De si singulières façons chez un gentleman de son rang produisirent sur moi, je dois l’avouer, une très-pénible impression.

— Pourquoi donc écririez-vous au comte Fosco ? lui demanda milady fort étonnée.

— Pour l’avertir que vous arriverez par le train de midi, répliqua sir Percival. En débarquant à Londres, vous le trouverez à la station, et il vous mènera passer la nuit chez votre tante, dans sa maison de Saint-John’s Wood…

La main de lady Glyde, posée sur mon bras, se mit à trembler d’une manière marquée ; — et pourquoi ? je ne pouvais l’imaginer.

— Il n’est pas nécessaire que le comte Fosco vienne m’attendre, dit-elle. Je préférerais ne pas faire halte à Londres pour y coucher.

— Il le faut, cependant. Vous ne pouvez pas faire d’une seule traite votre voyage dans le Cumberland. Il faut passer une nuit à Londres, — et je ne me soucie pas que vous alliez vous installer seule dans un hôtel. Fosco a offert à votre oncle de vous loger à votre passage ; et votre oncle a souscrit à cette proposition. Tenez, voici une lettre de lui, à vous adressée. J’aurais dû vous la faire passer ce matin, mais cela m’est sorti de la tête. Lisez-la, et vous verrez dans quels termes s’explique votre tuteur.

Lady Glyde considéra la lettre un moment, et, la plaçant ensuite dans mes mains :

— Lisez-la, me dit-elle d’une voix faible. Je ne sais vraiment pas ce que j’ai ; la déchiffrer m’est impossible…

Ce billet n’avait pas plus de quatre lignes ; — sa rédaction était si laconique et si négligée qu’elle me frappa tout spécialement. Si mes souvenirs sont exacts, il ne renfermait que ces mots :

« Très-chère Laura, venez quand vous voudrez. Coupez le voyage en deux en passant une nuit chez votre tante. Désolé d’apprendre que la chère Marian est malade. — Votre bien affectionné, — Frédérick Fairlie. »

— J’aimerais mieux ne pas aller là : … j’aimerais mieux ne pas passer la nuit à Londres, dit Sa Seigneurie très-soudainement, et avant même que j’eusse eu le temps d’achever la lecture du billet, si abrégé qu’il pût être… N’écrivez pas au comte Fosco !… Je vous en prie, ne lui écrivez pas !…

Sir Percival se versa un autre verre de vin, tenant la carafe avec une telle maladresse qu’il répandit sur la table une bonne partie du contenu. « On dirait que je n’y vois plus, » murmura-t-il, se parlant à lui-même d’une voix étrange et voilée. Il leva lentement son verre, le remplit de nouveau, et, une fois encore, d’un seul trait le mit à sec. Je commençais à craindre, étonnée de sa physionomie et de ses gestes, que le vin ne lui montât à la tête.

— Je vous en prie, n’écrivez pas au comte Fosco ! continua lady Glyde avec plus d’ardeur que jamais.

— Pourquoi non ? je serais curieux de le savoir, s’écria sir Percival avec un soudain éclat de colère qui nous fit tressaillir toutes deux. Où pouvez-vous plus convenablement résider à Londres que là où votre oncle lui-même préfère vous voir installée, c’est-à-dire chez votre tante ? Posez cette question à mistress Michelson !…

La combinaison en question était si incontestablement la meilleure et la plus convenable que je ne pouvais trouver aucune objection à y faire. Quelles que fussent, à d’autres égards, mes sympathies pour lady Glyde, je ne pouvais m’associer à ses injustes prévention contre le comte Fosco. Je n’ai jamais rencontré auparavant une lady de son rang, et placée comme elle l’est dans le monde, qui, au sujet des étrangers, manifeste une pareille étroitesse d’idées. Ni le billet de son oncle, ni l’impatience croissante de sir Percival ne semblaient l’affecter au moindre degré. Elle persistait dans ses objections contre une nuit à passer à Londres ; elle continuait à supplier son mari de ne pas écrire au comte.

— Ne parlons plus de cela, dit sir Percival, nous tournant le dos d’une manière assez peu courtoise. Si vous n’avez pas assez de bon sens pour savoir ce qui vous est le meilleur, il faut bien que d’autres vous suppléent. Votre voyage est arrangé ; n’en parlons plus ! On ne vous demande de faire que ce dont miss Halcombe vous a donné l’exemple.

— Marian ! répéta Milady avec un trouble évident, Marian, passer la nuit chez le comte Fosco !…

— Oui, chez le comte Fosco. Elle s’y est arrêtée la nuit dernière pour ne pas faire son voyage tout d’une traite. Et vous n’avez qu’à faire comme elle, à suivre les instructions de votre oncle. Vous coucherez tout simplement, demain soir, chez Fosco, afin d’interrompre un voyage trop long, ainsi que l’a fait votre sœur !… Ne mettez pas trop de bâtons dans mes roues ! Ne me faites pas repentir de vous avoir donné congé !…

Il se leva brusquement, et, par les portes vitrées qui étaient ouvertes, il sortit sous la vérandah.

— Milady m’excusera-t-elle, dis-je tout bas, si je me permets de lui faire remarquer qu’il vaudrait mieux ne pas attendre ici le retour de sir Percival ? Je crains beaucoup qu’il ne soit surexcité par le vin…

Accablée, distraite, elle consentit à quitter la salle.

Dès que nous fûmes remontées, saines et sauves, je fis tout mon possible pour calmer l’agitation de Milady. Je lui rappelai que les lettres de M. Fairlie, soit à miss Halcombe, soit à elle-même, autorisaient très-certainement et rendraient même nécessaire, tôt ou tard, la marche adoptée. Elle en tomba d’accord, et reconnut d’elle-même que l’une et l’autre de ces lettres étaient strictement en harmonie avec le caractère particulier de son oncle ; — mais ses craintes au sujet de miss Halcombe et l’inexplicable effroi que lui causait l’idée de passer la nuit à Londres, dans la maison habitée par le comte, résistèrent à toutes les considérations que je m’efforçai de faire prévaloir. Je crus de mon devoir de protester contre l’opinion défavorable que le comte me parut avoir inspirée à lady Glyde, et je le fis avec tous les égards, tout le respect convenable.

— Votre Seigneurie excusera la liberté que j’ai prise, dis-je en terminant ; mais elle connaît la parole sainte : « À leurs fruits, vous les reconnaîtrez. » Les constantes bontés, les constantes attentions du comte depuis le début de la maladie de miss Halcombe, méritent, j’en suis convaincue, toute notre confiance, toute notre estime. Il n’est pas jusqu’à la sérieuse mésintelligence survenue entre Sa Seigneurie et M. Dawson qui ne doive être entièrement attribuée à ses inquiétudes au sujet de miss Halcombe.

— Quelle mésintelligence ? demanda milady tout à coup intéressée.

Je lui fis connaître les fâcheuses circonstances par suite desquelles M. Dawson nous avait retiré ses soins ; — lui en parlant d’autant plus volontiers que je désapprouvais intérieurement, chez sir Percival, l’obstination avec laquelle il cachait à Lady Glyde (ainsi qu’il l’avait fait devant moi) tout ce qui s’était passé à cette occasion.

Sa Seigneurie se leva plus agitée, plus alarmée que jamais, du moins selon toute apparence, à la suite de mes révélations.

— C’est plus mal, bien plus mal que je ne pensais, disait-elle se promenant par la chambre, avec tous les dehors du trouble le plus vif. Le comte savait fort bien que M. Dawson ne consentirait jamais au départ de Marian ; — il a donc insulté le docteur, de propos délibéré, pour le renvoyer du château.

— Ô milady, milady ! m’écriai-je avec l’accent de la remontrance.

— Mistress Michelson, continua-t-elle d’un ton véhément, il n’est pas de paroles au monde capables de me persuader que ma sœur est, de son plein gré, de son libre consentement, au pouvoir de cet homme, et dans la maison de cet homme. L’horreur qu’il m’inspire est telle qu’aucun ordre de sir Percival, aucune lettre de mon oncle ne m’amèneraient, si je n’avais à consulter que mes propres sentiments, à manger, boire ou dormir sous son toit. Mais les affreuses inquiétudes que j’ai sur le compte de Marian me donnent le courage de la suivre n’importe où, — de la suivre même chez le comte Fosco…

Arrivées à ce point, je jugeai convenable de mentionner que miss Halcombe avait déjà dû partir pour le Cumberland, d’après les explications que sir Percival venait de nous donner.

— Je n’ose le croire, répondit Sa Seigneurie, je crains qu’elle ne soit encore chez cette homme. Si je me trompe — si réellement elle est partie pour Limmeridge, — je suis bien résolue à ne point passer la nuit de demain sous le toit du comte Fosco. La plus chère amie que j’aie au monde, après ma sœur, habite dans les environs de Londres. Vous nous avez entendues, moi et miss Halcombe, parler de mistress Vesey ? Je compte lui écrire et lui demander un lit chez elle. Je ne sais pas comment je parviendrai jusque-là ; — je ne sais pas comment j’éviterai le comte ; mais si ma sœur est partie pour le Cumberland, je trouverai bien moyen de gagner ce refuge ; Tout ce que je vous demande, c’est de vous assurer que ma lettre à mistress Vesey partira ce soir pour Londres, aussi sûrement que la lettre de sir Percival sera expédiée au comte Fosco. J’ai quelques raisons de ne pas me fier à la boîte aux lettres placée en bas. Voulez-vous me garder le secret et m’aider en ceci ? c’est peut-être le dernier service que j’aurai jamais à solliciter de vous…

J’hésitai, — je trouvais tout cela fort étrange ; — j’avais comme une crainte vague que les facultés de Sa Seigneurie n’eussent été un peu affectées par ses anxiétés, ses souffrances récentes. À mes risques et périls, néanmoins, je finis par consentir. Si la lettre avait été adressée à un étranger, ou à toute autre personne qu’à une dame connue de moi, comme l’était mistress Vesey, par tout ce qu’on m’avait dit d’elle, j’aurais refusé peut-être.

Songeant à ce qui est arrivé plus tard, je rends grâces à Dieu de n’avoir pas contrarié cette volonté, ni aucune autre de celles que m’exprima lady Glyde, pendant la dernière journée de son séjour à Blackwater-Park.

La lettre fut écrite et me fut remise. Je la déposai moi-même au bureau de poste du village, dans le cours de cette soirée.

Nous n’avions plus aperçu sir Percival, qui, le reste du jour demeura invisible.

Je couchai, par ordre exprès de lady Glyde, dans la chambre voisine de la sienne, et la porte qui nous séparait demeura ouverte. La solitude et le vide du château avaient quelque chose de si singulier et de si effrayant que, pour ma part, je fus charmée d’avoir quelqu’un auprès de moi. Sa Seigneurie veilla tard, occupée à lire des lettres qu’elle brûlait ensuite, et à vider ses armoires et ses « cabinets » de mille petits objets auxquels elle attachait quelque prix, comme si elle comptait ne jamais rentrer à Blackwater-Park. Lorsqu’enfin elle se mit au lit, son sommeil me parut fort troublé : plus d’une fois en dormant, elle pleura ; — une fois, entre autres, tellement haut, qu’elle s’éveilla. De ces rêves, quels qu’ils puissent être, elle ne jugea pas à propos de me rien communiquer. Peut-être, dans la situation qui m’était faite, n’avais-je aucun droit à espérer une pareille confiance. Du reste, cela importe peu. Je n’en prenais pas moins une grande part à ses chagrins ; une part très-grande, et du fond du cœur.

Le lendemain fut une belle et brillante journée. Sir Percival, après le déjeuner, monta pour nous avertir que la chaise de poste serait devant la porte à midi moins un quart, le train de Londres s’arrêtant vingt minutes plus tard à notre station. Il informa lady Glyde qu’il se voyait obligé de sortir ; mais il ajouta qu’il espérait être de retour avant qu’elle ne fût partie. Si quelque accident imprévu venait à le retarder, j’aurais mission de la conduire au chemin de fer, et de prendre toute espèce de soins pour y arriver avant le passage du train. Sir Percival me donna ces instructions fort à la hâte, et, tout le temps qu’elles durèrent, il se promenait çà et là par la chambre. Milady le suivait d’un regard attentif partout où il allait. Jamais, en revanche, il ne regarda de son côté.

Elle ne prit la parole que lorsqu’il eut fini ; et alors elle l’arrêta par un geste de la main au moment où il se rapprochait de la porte.

— Je ne vous verrai plus, lui dit-elle d’une façon très-significative. Nous nous séparons maintenant, — et cette séparation sera peut-être éternelle. Ne sauriez-vous, Percival, essayer de me pardonner d’aussi bon cœur que je vous pardonne ?

Le visage de son mari se couvrit d’une pâleur effrayante ; il étanchait sur son front chauve de grosses gouttes de sueur. — « Je reviendrai, » dit-il, et il s’élança vers la porte, comme si les adieux de sa femme l’eussent chassé de la chambre.

Je n’avais jamais eu grand goût pour sir Percival ; mais la manière dont il quitta lady Glyde me rendit presque honteuse d’avoir mangé son pain et vécu sous son toit. Je pensais à faire entendre quelques paroles de consolation chrétienne à sa pauvre femme ; mais, dans l’expression de sa physionomie, tandis qu’elle suivait de l’œil son mari au moment où la porte se refermait derrière lui, il y avait quelque chose qui me fit changer d’avis et garder le silence.

À l’heure fixée, la chaise s’arrêta devant la porte. Milady avait prévu juste, — sir Percival ne parut point. Je l’attendis jusqu’à la dernière minute, et je l’attendis vainement.

Aucune responsabilité positive ne pesait sur moi, et pourtant je ne me sentais pas à mon aise : — C’est librement, c’est de votre plein gré, dis-je à lady Glyde au moment où la chaise franchissait les portes extérieures, que Votre Seigneurie se rend à Londres ?

— J’irais je ne sais où, répondit-elle, pour mettre fin à l’effroyable inquiétude qui m’est infligée en ce moment…

Elle avait fini par me rendre aussi inquiète qu’elle l’était elle-même au sujet de miss Halcombe. Je me hasardai à lui demander de m’écrire un mot, si elle trouvait, à Londres, les choses en meilleure situation. — Très-volontiers, mistress Michelson, me répondit-elle. — Nous avons chacun notre croix à porter, milady, lui dis-je, la voyant demeurer silencieuse et pensive après la promesse qu’elle venait de me faire. Je n’obtins pas de réponse : elle semblait trop absorbée dans ses pensées pour faire attention à mes paroles : — Je crains, remarquai-je après une pause, que Votre Seigneurie n’ait bien mal dormi la nuit dernière. — Oui, dit-elle ; j’ai fait des rêves affreux ; — Vraiment, milady ?… Je croyais qu’elle allait me raconter ses rêves ; mais non : quand elle reprit la parole, ce fut uniquement pour me poser une question.

— Vous avez mis vous-même, et de vos mains, à la poste, la lettre pour mistress Vesey ?

— Oui, milady.

— Sir Percival n’a-t-il pas dit, hier, que le comte Fosco devait m’attendre à la gare de Londres ?

— Précisément, milady…

Elle poussa un profond soupir quand j’eus répondu à cette dernière question, et, pendant le reste de la route, n’ouvrit plus la bouche.

Nous arrivâmes à la station, n’ayant plus guère que deux minutes devant nous. Le jardinier (qui nous avait conduites) s’occupa des bagages pendant que je prenais le billet. Lorsque je rejoignis Sa Seigneurie sur le quai, le sifflet du train retentissait déjà. Elle avait un air tout à fait singulier, et appuyait la main sur son cœur comme si, à ce moment-là même, quelque souffrance ou quelque terreur soudaine était venue abattre son courage.

— Je voudrais que vous vinssiez avec moi ! me dit-elle en me saisissant le bras, comme je lui remettais son billet.

Si nous avions eu du temps devant nous, si j’avais éprouvé la veille ce que j’éprouvais maintenant, j’aurais fait mes arrangements pour l’accompagner, eût-il fallu pour cela remercier immédiatement sir Percival. En l’état des choses, les désirs de milady, exprimés seulement à la dernière minute, m’étaient révélés trop tard pour que j’y pusse donner satisfaction.

Elle sembla comprendre cela elle-même sans me donner le temps de m’expliquer, et ne manifesta pas une seconde fois le désir de m’avoir pour compagne de voyage. Le train s’arrêtait au bord du quai. Milady remit au jardinier un petit cadeau pour ses enfants, et, avant de monter en voiture, fidèle à ses façons simples et cordiales, elle me tendit la main.

— Vous avez été bien bonne pour moi et pour ma sœur, dit-elle ; et cela, lorsque nous ne pouvions, elle et moi, compter sur aucune amitié. Je garderai de vous un souvenir reconnaissant aussi longtemps que je vivrai pour me rappeler quelqu’un ou quelque chose. Adieu ! — et que Dieu vous accorde sa bénédiction !…

Elle prononça ces mots avec un accent et une physionomie qui firent monter des larmes dans mes yeux ; — elle les prononça comme si elle me disait adieu pour toujours.

— Adieu, milady, répondis-je, l’aidant à monter et tâchant de la ranimer un peu ; adieu, mais pour aujourd’hui seulement ; adieu, avec mes vœux les meilleurs et les plus affectueux pour votre bonheur en d’autres temps !…

Elle secoua la tête, et semblait frissonner en s’installant dans le wagon. Le garde referma la portière : — Croyez-vous aux rêves ?… me dit-elle tout bas, se penchant en dehors… Mes rêves, la nuit dernière, ont été tels que jamais encore je n’en avais eu de pareils ; en ce moment-ci même, la terreur qu’ils m’ont laissée plane autour de moi… Le sifflet retentit avant que j’eusse pu répondre, et le train s’ébranla. Le visage pâle et calme de milady se tourna vers moi pour la dernière fois ; une tristesse solennelle y était empreinte, tandis que, de la portière, elle me regardait. Elle me fit un signe de la main, — et je ne l’ai plus revue.

Vers cinq heures de l’après-midi, le même jour, me trouvant un peu de répit au milieu des soins domestiques dont j’étais maintenant accablée, je me retirai chez moi, toute seule, voulant tâcher de me calmer en lisant quelques passages des sermons de mon mari. Pour la première fois de ma vie, je m’aperçus que ces pieuses et consolantes paroles ne parvenaient pas à fixer mon attention. Concluant de là que le départ de lady Glyde avait dû me troubler au delà de ce que je croyais moi-même, je mis de côté le volume, et j’allai faire un tour dans le jardin. Aucun motif ne devait me faire penser que sir Percival fût déjà rentré ; je n’avais donc aucun scrupule à me montrer ainsi autour du château.

Mon étonnement fut grand lorsque, en tournant le coin des bâtiments et arrivée en vue des jardins, j’y aperçus une personne étrangère. C’était une femme ; — elle suivait lentement les allées, le dos tourné vers moi, cueillant des fleurs.

Comme j’approchais, elle m’entendit, et se retourna.

Mon sang se figea dans mes veines ; l’étrangère du jardin n’était autre que mistress Rubelle !

Je ne pouvais ni bouger ni parler. Elle remonta vers moi, aussi tranquillement que jamais, tenant toujours ses fleurs à la main.

Qu’y a-t-il donc, madame ? demanda-t-elle avec un sang-froid parfait.

— Vous ici ? m’écriai-je dès que j’eus pu reprendre haleine. Vous n’êtes pas allée à Londres ? Vous n’êtes pas dans le Cumberland ?…

Mistress Rubelle humait ses fleurs avec un sourire de malicieuse pitié : — Certes non, dit-elle ; je n’ai jamais quitté Blackwater-Park…

Je rassemblai assez de courage et assez d’haleine pour lui adresser une autre question.

— Mais où donc est miss Halcombe ?…

Mistress Rubelle, cette fois, me rit franchement au nez, et voici, textuellement, ce qu’elle me répondit :

— Miss Halcombe non plus, n’a point quitté Blackwater-Park…

Lorsque j’entendis cette réponse étonnante, toutes mes pensées refluèrent aussitôt vers l’instant où je m’étais séparée de lady Glyde. C’est tout au plus si je puis dire que je m’adressais des reproches, — mais, dans ce moment, je crois que j’aurais donné mes économies de bien des années pour avoir su, quatre heures plus tôt, ce qui m’était révélé maintenant.

Mistress Rubelle attendait, arrangeant son bouquet paisiblement, ce que je pouvais avoir à lui dire.

Or, justement, je ne trouvais pas une parole. Je songeais à l’épuisement physique, à la santé affaiblie de lady Glyde ; et je redoutais le moment où tomberait sur elle l’écrasante découverte que je venais de faire. Pendant une minute, et même davantage, mes craintes au sujet de ces pauvres ladies m’empêchèrent de parler. Au bout de ce temps, mistress Rubelle, jetant par-dessus son bouquet un regard oblique : — Voici, madame, dit-elle, sir Percival, revenu de sa promenade…

Je l’avais vu en même temps qu’elle. Il venait vers nous, de son fouet fauchant les fleurs avec une espèce de joie cruelle. Lorsqu’il fut assez proche de nous pour nous reconnaître, il s’arrêta, frappa sa botte de son fouet, et partit d’un éclat de rire si discord et si violent que les oiseaux s’enfuirent, effrayés, de l’arbre sous lequel il était.

— Eh bien ! mistress Michelson, me dit-il, vous avez enfin, n’est-ce pas découvert le pot-aux-roses ?…

Je ne répondis point. Il se tourna vers mistress Rubelle.

— Quand vous êtes-vous montrée au jardin ?

Il n’y a guère qu’une demi-heure, monsieur. Vous m’aviez annoncé que je reprendrais ma liberté dès que lady Glyde serait partie pour Londres.

— Parfaitement. Ce n’est pas un blâme, c’est une simple question…

Il attendit un moment, et m’adressa de nouveau la parole : — Tout cela vous paraît incroyable, n’est-il pas vrai ? disait-il d’un ton railleur. Eh bien ! venez par ici !… vous verrez par vous-même…

Passant le premier, il nous mena vers la façade du château ; je le suivais et mistress Rubelle marchait derrière moi. Quand nous eûmes traversé les grilles, il fit halte, et me montrant de son fouet le pavillon du milieu, celui-là même qui depuis longtemps ne sert plus.

— C’est-là, me dit-il. Regardez au premier étage ! Vous connaissez les anciennes chambres à coucher du temps de la reine Élisabeth ?… Dans une des meilleures, au moment où je vous parle, se trouve miss Halcombe, parfaitement à son aise et en voie de guérison… Conduisez-l’y, mistress Rubelle (vous avez sans doute votre clef sur vous ?) conduisez-y mistress Michelson, et laissez-la se bien assurer que, cette fois, il n’y a pas de tromperie…

Le ton sur lequel il me parlait, et les quelques instants qui s’étaient écoulés depuis notre sortie du jardin, m’aidèrent à retrouver un peu de sang-froid. Ce que j’aurais fait, à ce moment critique, si toute ma vie s’était passée au service des autres, il me serait impossible de le dire. Étant ce que j’étais, ayant les sentiments, les principes, l’éducation d’une lady, je ne pouvais hésiter sur le parti qui me restait à prendre. Mon devoir envers moi-même et mon devoir envers lady Glyde m’interdisaient également de rester sous les ordres d’un homme qui nous avait honteusement trompées toutes deux, par une série d’odieuses dissimulations.

— Avec votre permission, sir Percival, j’aurais quelques mots à vous dire en particulier. Cela fait, je serai toute disposée à me rendre, avec cette personne, dans la chambre de miss Halcombe…

Mistress Rubelle, que j’avais indiquée par un léger mouvement de tête, aspira, d’un air insolent, les parfums de son bouquet, et s’écarta de nous d’un pas délibéré, se dirigeant vers la porte du château.

— Eh bien ! dit sir Percival avec une sorte d’aigreur, qu’y a-t-il maintenant ?

— Je désirais vous faire savoir, monsieur, que j’entends résigner les fonctions dont je suis chargée à Blackwater-Park… Telle fut littéralement ma déclaration. Je l’avais résolu, les premières paroles que je lui adresserais devaient exprimer l’intention bien formelle de quitter son service.

Il me foudroya d’un de ses plus noirs regards, et, par un geste irrité, enfonça ses mains dans les poches de sa redingote.

— Pourquoi ? dit-il ; j’aimerais assez à savoir pourquoi.

— Il ne me conviendrait pas, sir Percival, d’exprimer une opinion sur ce qui s’est passé dans ce château. Mon désir est de n’offenser personne. Tout ce que je veux dire, c’est que je ne crois pas pouvoir mettre d’accord, avec mes devoirs envers lady Glyde et envers moi-même, une plus longue persistance à demeurer sous vos ordres.

— Et trouvez-vous d’accord avec vos devoirs envers moi de me jeter ainsi vos soupçons à la face ? s’écria-t-il brusquement, avec un vif éclat de colère. Je vois parfaitement où vous en voulez venir. Vous avez interprété d’une manière basse et sournoise l’innocente déception que, pour son bien, nous avons pratiquée envers lady Glyde. Un changement d’air immédiat était une des conditions essentielles de son rétablissement, et, — vous le savez comme moi, — jamais elle ne serait partie d’ici, sachant que miss Halcombe y était encore. Elle a donc été trompée dans son propre intérêt, et peu m’importe qui le saura. Partez, si cela vous convient. Des femmes de charge qui vous vaillent, on n’a qu’à se baisser pour en avoir. Allez-vous-en donc aussitôt qu’il vous plaira ! — mais prenez garde aux médisances que vous seriez tentée de mettre en circulation sur ma personne et mes affaires, quand vous aurez quitté mon service. Dites la vérité, mais rien que la vérité, si vous ne voulez vous en repentir. Assurez-vous par vous-même que miss Halcombe est ici : vérifiez si elle n’a pas été aussi bien soignée dans un appartement que dans l’autre. Rappelez-vous les prescriptions du docteur lui-même sur la nécessité de procurer, aussitôt que possible, un changement d’air à lady Glyde. Pesez bien tout cela dans votre esprit, et voyons, maintenant, si vous oserez dire quoi que ce soit contre moi ou contre la marche que j’ai suivie !…

Ces paroles irritées débordèrent de sa bouche, tout d’une, haleine, tandis qu’il allait et venait, faisant siffler son fouet autour de lui.

Rien, dans son attitude ou dans ce qu’il disait, n’était de nature à ébranler mon jugement sur le tissu de honteuses faussetés que, la veille, il avait débitées devant moi, ou sur la fourberie cruelle qu’il avait employée pour séparer lady Glyde de sa sœur et lui faire faire à Londres un voyage inutile, au moment même où elle était à moitié privée de sa raison par suite des inquiétudes que lui causait miss Halcombe. Tout naturellement, je gardai ces idées par devers moi, et n’ajoutai rien qui pût l’irriter ; mais je n’en étais pas moins résolue à persister. Une réponse douce détourne la colère, et je contins mes sentiments, en conséquence, lorsque vint mon tour de répliquer :

— Tant que je serai à votre service, sir Percival, lui dis-je, j’espère connaître assez mes devoirs pour ne pas m’enquérir de vos motifs. Quand je n’y serai plus, j’espère que je saurai me tenir assez à ma place pour ne point parler de ce qui ne me regarde pas.

— Quand voulez-vous partir ? me demanda-t-il, m’interrompant avec assez peu de cérémonie. Ne supposez pas que j’ai le moindre désir de vous garder : ne supposez pas que je m’inquiète de vous voir quitter le château. J’agis en tout ceci, du commencement à la fin, en toute franchise et sans rien vouloir cacher… Quand vous plaît-il de partir ?…

— Je désirerais quitter aussitôt que mon départ ne vous gênera pas, sir Percival.

— Mes convenances n’ont rien à faire avec votre départ. Je quitterai le château, quoi qu’il arrive, demain matin, et je puis régler vos comptes dès ce soir. Si vous voulez vous conformer aux convenances de quelqu’un, préoccupez-vous de celles de miss Halcombe. L’engagement de mistress Rubelle finit aujourd’hui ; elle a ses raisons pour rentrer à Londres dès ce soir. Si vous partez immédiatement, miss Halcombe restera donc dénuée de toute assistance…

J’espère n’avoir pas à dire que j’étais parfaitement incapable d’abandonner miss Halcombe, dans des circonstances aussi difficiles que celles où elle se trouvait ainsi que lady Glyde. Après m’être fait répéter par sir Percival que mistress Rubelle partirait immédiatement si je prenais sa place, et après avoir aussi obtenu de lui la permission de faire en sorte que M. Dawson recommençât à surveiller sa malade, je consentis volontiers à rester à Blackwater-Park jusqu’à ce que miss Halcombe n’eût plus besoin de moi. Il fut réglé que je préviendrais huit jours d’avance, quand je voudrais partir, le « solicitor » de sir Percival, et qu’il se chargerait de me faire remplacer. Toutes ces questions furent discutées en peu de mots. L’affaire conclue, sir Percival tourna brusquement sur ses talons et me laissa libre d’aller rejoindre mistres Rubelle. Cette bizarre étrangère était restée assise tout tranquillement sur le pas de la porte, attendant que je pusse la suivre dans la chambre de miss Halcombe.

Je n’étais pas tout à fait à mi-chemin du château, lorsque sir Percival, qui s’en allait dans la direction opposée, s’arrêta tout à coup et me rappela :

— Pourquoi quittez-vous mon service ? me demanda-t-il.

Après ce qui venait de se passer entre nous, la question était si extraordinaire, que tout d’abord je n’y trouvai pas de réponse.

— Prenez-y garde, continua-t-il ; je ne sais pas, moi, pourquoi vous vous en allez. Il vous faudra bien, je suppose, expliquer votre départ de chez moi, lorsque vous prendrez une autre place. Quelle raison donnerez-vous ?… La séparation de la famille ?… Est-ce bien cela ?

— Je ne vois pas d’objection positive, sir Percival, à ce que cette explication soit adoptée.

— Fort bien ! c’est tout ce que je voulais savoir. Si on vient aux renseignements, je donnerai ce motif choisi par vous-même. Vous vous retirez par suite de circonstances qui obligent la famille à se séparer…

Avant que j’eusse pu ajouter une parole, il se détourna de moi comme naguère, et partit à grands pas dans la direction du parc. Ses façons d’être m’étonnaient au même degré que son langage. Je dois avouer qu’il me faisait peur.

La patience de mistress Rubelle elle-même commençait à s’épuiser, lorsque je la rejoignis à la porte du château.

— Enfin ! s’écria l’étrangère en haussant ses maigres épaules. Puis elle me conduisit dans la portion inhabitée du bâtiment, monta les escaliers, et, avec la clef dont elle était pourvue, ouvrit au fond du corridor la porte donnant accès dans les anciens appartements du temps d’Élisabeth ; porte dont je n’avais jamais vu se servir depuis que j’habitais Blackwater-Park. Quant aux appartements eux-mêmes, je les connaissais bien, y étant entrée plusieurs fois, mais par l’autre côté du château. Mistress Rubelle s’arrêta devant la troisième porte donnant sur l’ancienne galerie, m’en remit la clef ainsi que celle de la porte de communication, et me dit que, là, je trouverais miss Halcombe. Avant d’entrer, je pensai qu’il serait bon de lui faire comprendre que sa mission était désormais terminée. Je lui dis, par conséquent, en termes fort clairs, que dorénavant je me chargeais seule des soins à donner à la malade.

— Enchantée qu’il en soit ainsi, madame, me dit mistress Rubelle. J’ai grandement besoin de partir.

— Quitterez-vous aujourd’hui ? lui demandai-je, pour mieux m’assurer d’elle.

— Puisque vous êtes en fonctions, madame, je partirai d’ici à demi-heure. Sir Percival a bien voulu mettre à ma disposition le jardinier et le cabriolet pour le moment où j’en aurais besoin. Je m’en servirai, d’ici à demi-heure, pour me rendre à la station. Mes paquets sont déjà faits par avance. J’ai l’honneur, madame, de vous souhaiter le bonjour…

Elle me fit vivement une petite révérence écourtée, et s’en retourna le long de la galerie, fredonnant une chansonnette dont elle battait gaiement la mesure avec le bouquet qu’elle tenait à la main. J’éprouve un véritable plaisir à dire que, depuis lors, je n’ai jamais revu mistress Rubelle.

Lorsque j’entrai dans la chambre, miss Halcombe était endormie. Je la contemplais avec inquiétude, ainsi étendue dans ce grand lit de forme antique et d’aspect sinistre. Elle n’avait certainement pas plus mauvaise mine qu’au moment où j’avais cessé de la voir. Et je suis forcée d’admettre que, selon toute apparence, elle n’avait manqué d’aucuns soins. La chambre était assez pauvrement meublée, un peu poudreuse, et fort obscure ; mais la fenêtre (qui donnait sur une cour solitaire, située derrière le château) était ouverte de manière à renouveler l’air et, en somme, on avait fait tout ce qui était possible pour rendre l’appartement confortable. La tromperie de sir Percival n’avait donc rien de réellement cruel qu’à l’égard de lady Glyde. L’unique mauvais procédé que lui ou mistress Rubelle se fussent permis envers miss Halcombe se bornait, autant que j’en pouvais juger, à l’avoir ainsi séquestrée et dérobée aux regards.

Je sortis sans bruit, laissant la malade à son paisible sommeil, pour aller porter au jardinier les instructions en vertu desquelles j’espérais apaiser et rappeler le docteur. Je priais cet homme, quand il aurait conduit mistress Rubelle à la station, de passer au retour par l’habitation de M. Dawson, et d’y laisser en mon nom un message verbal, invitant le docteur à me venir voir. Je savais d’avance qu’il ne me refuserait pas cette visite, et qu’il resterait volontiers, quand une fois il saurait que le comte Fosco n’était plus au château.

Dans le temps voulu, le jardinier vint me rendre compte de sa mission. Mes ordres avaient été suivis de point en point. Le docteur me faisait dire que, légèrement indisposé lui-même, il n’en viendrait pas moins, si cela se pouvait, dès le lendemain matin.

Après s’être acquitté de ce message, le jardinier était sur le point de se retirer, mais je l’arrêtai pour lui demander de revenir, avant la nuit, s’installer auprès de nous dans une des chambres vides, afin de se trouver à portée de voix si par hasard on avait besoin de lui. Il comprit assez facilement que je n’eusse pas grande envie de rester seule toute la nuit dans la portion la plus délabrée de ce château en ruines, et nous convînmes qu’il viendrait entre huit et neuf heures.

Il vint, en effet, très-ponctuellement, et j’eus lieu de me féliciter de la précaution que j’avais prise ainsi. Avant qu’il fût minuit, sir Percival s’abandonna, de la manière la plus étrange et la plus alarmante, à un accès de son étrange humeur ; et si le jardinier ne se fût pas trouvé là pour le calmer à l’instant même, je frémis à la pensée de ce qui eût pu arriver.

Pendant toute l’après-midi, et aussi pendant la soirée, il avait vagué dans la maison et dans l’enclos, pressé par je ne sais quelle excitation désordonnée ; ayant très-probablement, selon moi, pris du vin avec excès pendant son dîner solitaire. Quoi qu’il en soit, je l’entendis appeler très-haut et d’une voix irritée, dans l’aile neuve du château, tandis que, par surcroît de précautions, j’explorais encore une fois, dans toute sa longueur, l’antique galerie. Le jardinier courut aussitôt le rejoindre en bas ; et je fermai la porte de communication pour éviter, si cela était possible, que ce bruit alarmant ne parvînt aux oreilles de miss Halcombe. Il s’écoula une bonne demi-heure avant que le jardinier reparût.

Il déclarait que son maître avait complètement perdu la tête ; — non pas, comme je l’avais supposé, sous l’influence de la boisson, mais par suite d’une espèce de panique ou de frénésie qu’il était impossible de s’expliquer. Il avait trouvé sir Percival tout seul dans le vestibule qu’il arpentait à grands pas, jurant, avec tous les dehors de l’emportement le plus extrême, qu’il ne resterait pas seul une minute de plus dans cette espèce de château-prison dont le sort l’avait gratifié ; à l’instant même, au milieu de la nuit, il entendait se mettre en route.

Le jardinier, venant à paraître, avait été immédiatement renvoyé avec force blasphèmes et force menaces, plus l’ordre d’atteler sans retard le cheval au cabriolet. Un quart-d’heure après, sir Percival, qui le rejoignit dans la cour des écuries, sautait dans la voiture, et fouettant le cheval de manière à lui faire prendre le galop, s’en était allé le visage aussi pâle que l’est, sous les rayons de la lune, le feuillage argenté des frênes. Le jardinier l’avait entendu crier et jurer devant la « lodge » pour réveiller le concierge et se faire ouvrir la grille ; la grille ouverte, il avait entendu, dans le silence de la nuit, le cabriolet rouler avec une espèce de fureur, et, pour le moment, il n’en savait pas davantage.

Le lendemain, ou peut-être le surlendemain (car mes souvenirs ne sont pas bien fixés à cet égard), le cabriolet fut ramené de Knowlesbury, la ville la plus voisine, par le palefrenier de la vieille auberge. Sir Percival s’y était arrêté, pour repartir ensuite par le chemin de fer, sans que cet homme pût nous dire dans quelle direction. Ni de lui, ni de personne autre, je n’ai reçu, depuis lors, le moindre renseignement sur les démarches de sir Percival ; et je ne sais pas même, au moment où j’écris, s’il est en Angleterre ou à l’étranger. Nous ne nous sommes plus rencontrés, lui et moi, depuis le moment où, comme un criminel qui s’échappe, il quittait à la hâte son propre château ; et mon désir fervent, ma fervente prière, c’est que l’avenir ne nous replace jamais l’un vis-à-vis de l’autre.

Le récit de la part que j’ai prise à quelques incidents de cette chronique de famille tire maintenant à sa fin.

On m’a informée que tous les détails relatifs au réveil de miss Halcombe et à ce qui se passa entre nous, lorsqu’elle me retrouva près de son chevet, ne sont point essentiels au but qu’on se propose d’atteindre en me demandant le présent exposé de faits. Il me suffira donc de dire ici qu’elle n’avait pas elle-même conscience des moyens adoptés, pour la transférer de la partie habitée du château dans celle où personne ne logeait plus. Elle était plongée, quand ceci eut lieu, dans un profond sommeil, dont elle ne pouvait dire s’il était naturel ou obtenu par des moyens factices. Pendant mon voyage à Torquay, et en l’absence de tous les domestiques à l’exception de Margaret Porcher (laquelle était toujours à manger, à boire ou à dormir, dès qu’elle ne travaillait plus), la translation secrète de miss Halcombe, d’une partie du château dans l’autre, avait certainement dû s’accomplir sans aucun obstacle. Mistress Rubelle (ainsi que je pus m’en assurer en examinant la chambre) avait des provisions et toute espèce d’ustensiles de ménage, en même temps que les moyens de faire chauffer de l’eau, du bouillon, etc., sans être obligée d’allumer du feu. Rien ne lui avait manqué durant le peu de jours où elle avait partagé la captivité de la malade, confiée à ses soins. Elle avait refusé de répondre aux questions que tout naturellement lui adressait miss Halcombe ; mais sous aucun autre rapport, elle ne l’avait ni maltraitée, ni négligée. À part la honte qu’elle avait encourue en se prêtant à une ignoble déception, je ne vois pas qu’en bonne conscience, je puisse faire valoir aucun grief contre mistress Rubelle.

Je n’ai besoin d’entrer dans aucun détail (et ceci m’est un vrai soulagement) sur la manière dont miss Halcombe ressentit la nouvelle du départ de lady Glyde, et les bruits bien autrement tristes qui nous arrivèrent, trop peu de temps après, à Blackwater-Park. Dans l’une et l’autre occasion, je préparai d’avance son esprit avec toute la douceur, tous les soins possibles ; n’ayant les conseils du docteur pour me guider que dans le second cas seulement, attendu que M. Dawson, retenu chez lui par sa santé, ne put venir au château que plusieurs jours après y avoir été mandé. Ce fut là un bien triste passage dans ma vie ; une époque dont maintenant encore le souvenir m’est pénible, et pénible la relation par écrit.

Les consolations religieuses dont j’appelais la bénédiction sur la tête de miss Halcombe furent longtemps à produire leur effet ; j’espère pourtant et je crois qu’elles finirent par lui être pleinement accordées. Je ne la quittai que lorsque ses forces furent revenues ; le même train nous emmena toutes deux loin de ce misérable château. Nous nous séparâmes à Londres, bien tristement. Je restai à Islington, chez une parente ; elle retourna chez M. Fairlie, dans le Cumberland.

Je n’ajouterai ici que peu de lignes, avant de clore un si pénible récit. Elles me sont dictées par le sentiment du devoir.

En premier lieu, je désire constater la conviction personnelle où je suis qu’aucun blâme quelconque, se rattachant aux événements que je viens de rapporter, ne saurait être imputé au comte Fosco. Je suis informée que sa conduite lui a valu des soupçons menaçants, et que de très-graves inductions ont pour point de départ la conduite de Sa Seigneurie. Je n’en reste pas moins inébranlablement persuadée de l’innocence du comte. S’il aida sir Percival à m’envoyer à Torquay, ce fut sous l’empire d’une illusion qui, en sa qualité d’étranger à la famille et au pays, ne doit lui attirer aucun blâme. S’il est vrai, de plus, qu’il ait contribué à introduire mistress Rubelle chez sir Percival, ce fut son malheur, et non sa faute, que cette étrangère se trouvât être assez vile pour se prêter à la déception projetée, exécutée par le maître du château. Dans l’intérêt de la bonne morale, je crois devoir protester contre toute censure, gratuitement, étourdiment portée sur les démarches du comte.

En second lieu, je désire exprimer mon regret de ne pouvoir me rappeler le jour précis où lady Glyde partit de Blackwater-Park pour se rendre à Londres. On me dit qu’il est de la dernière importance d’assigner une date exacte à ce déplorable voyage ; et j’ai consciencieusement fouillé ma mémoire pour me le rappeler. Cet effort ne m’a menée à rien. Tout ce dont je me souviens à présent, c’est que le voyage eut lieu dans la dernière quinzaine de juillet. Nous savons tous combien il est difficile, après un long laps de temps, de fixer une date précise, à moins qu’on n’ait eu soin d’en prendre note par écrit. Cette difficulté s’est encore accrue, en ce qui me concerne, par les événements confus et d’une nature alarmante qui marquèrent l’époque du départ de lady Glyde. Je voudrais de bon cœur avoir écrit, dans ce temps-là, un « mémorandum » quotidien. Je voudrais de bon cœur avoir cette date dans ma mémoire, comme j’y ai le visage de cette pauvre dame, accoudée à la portière du wagon, et me jetant, pour la dernière fois, un triste regard.