La Femme en blanc/II/Marian Halcombe/08

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Traduction par Paul-Émile Daurand-Forgues.
J. Hétzel (1 et 2p. 384-402).
Deuxième époque — Marian Halcombe


VIII


« 19 juin. » — J’étais à peine arrivée sur le palier, quand ce bruit de porte fermée me suggéra la précaution de clore aussi ma chambre, et de ne jamais en sortir sans en emporter la clef avec moi. Mon « Journal » était déjà mis à l’abri, avec d’autres papiers essentiels, dans le tiroir de ma table ; mais mille petits articles de bureau demeuraient à la libre disposition des allants et des venants. Entre autres, un cachet portant la devise, assez commune, de deux colombes qui boivent dans la même coupe, et quelques feuilles de papier brouillard sur lesquelles se trouvait l’empreinte des dernières lignes que, la nuit dernière, j’avais tracées ici même. Grossies par les soupçons qui, désormais, faisaient partie de moi-même, ces bagatelles me semblaient dangereuses à laisser sans gardien, — et le tiroir lui-même, tout fermé qu’il fût, ne me paraissait pas suffisamment garanti en mon absence, tant que je n’en aurais pas soigneusement interdit l’approche.

Aucun indice ne m’apprit qu’il fût entré quelqu’un dans la chambre pendant que je causais avec Laura. Mes affaires de bureau (que le domestique avait ordre de ne jamais mettre en ordre) étaient éparpillées sur la table comme à l’ordinaire. Le seul détail, à elles relatif, qui m’étonnât quelque peu, fut que mon cachet se trouvait très-bien rangé, dans la même petite auge de laque où je place mes crayons et ma cire. Or, il n’est pas dans mes habitudes, assez peu ordonnées (j’en conviens à regret), de le loger en cet endroit ; et je ne me rappelais pas, en effet, l’y avoir mis. Mais comme, d’autre part, je n’avais aucun souvenir de la place exacte où je l’avais négligemment jeté, et comme je pouvais bien aussi, pour une fois, machinalement et par hasard, l’avoir posé où il devait être, je ne voulus pas ajouter, aux perplexités dont les événements de la journée m’avaient rempli l’esprit, une préoccupation quelconque à propos de cette bagatelle. Je fermai la porte, mis la clef dans ma poche, et descendis sans plus de retard.

Madame Fosco était seule sous le vestibule, occupée à contempler le baromètre.

— Il baisse encore, disait-elle ; j’ai bien peur qu’il ne faille s’attendre à de la pluie… Son visage avait repris son expression habituelle, sa nuance normale. Mais la main dont elle me montrait le cadran du baromètre semblait encore frémir quelque peu.

Avait-elle déjà conté à son mari qu’elle venait de surprendre Laura le traitant, en ma présence, de « vil espion ? » Le soupçon, très-fortement enraciné en moi, qu’elle avait dû lui signaler cette injure ; la crainte (d’autant plus irrésistible qu’elle était plus vague) des conséquences que pouvait avoir une pareille dénonciation ; la conviction que m’avaient laissée mille petites révélations involontaires, échappées à madame Fosco, et qui me prouvaient qu’en dépit de sa civilité de commande, elle en voulait encore à sa nièce de se trouver à l’état d’obstacle vivant, entre elle et le legs de dix milles livres sterling ; — toutes ces idées firent en même temps irruption dans mon esprit ; toutes me poussaient à parler dans le vain espoir d’atténuer par mon influence, par mon éloquence plus ou moins persuasive, l’imprudente offense de Laura.

— Puis-je espérer que vous m’excuserez, madame Fosco, si je me permets d’aborder avec vous un sujet particulièrement pénible ?…

Elle croisa ses mains devant elle, puis, solennellement, inclina la tête sans prononcer une parole, et, pendant quelques instants sans détourner ses regards des miens. — Lorsque vous avez été assez bonne pour me rapporter mon mouchoir, continuai-je, je crains beaucoup que le hasard ait fait arriver jusqu’à vos oreilles quelques mots prononcés par ma sœur ; ces mots, je ne veux ni les répéter ni les défendre. Je me permettrai d’espérer que vous ne les avez point jugés assez importants pour en entretenir le comte.

— Leur importance, en effet, est nulle à mes yeux, repartit madame Fosco, avec une brusquerie significative. Mais, ajouta-t-elle, prompte à reprendre son attitude glaciale, même quand il s’agit de bagatelles, je n’ai pas de secrets pour mon mari. Lorsqu’il a remarqué, tout à l’heure, que j’avais l’air peinée, mon devoir était, je le regrette, de ne pas lui cacher la cause de mon chagrin ; et je vous avouerai franchement, miss Halcombe, que je la lui ai fait connaître.

J’avais pressenti le coup ; et, cependant, lorsqu’elle prononça ces paroles, je me sentis, de la tête aux pieds, envahir par un froid mortel.

— Souffrez que je vous supplie, madame Fosco,… et que je supplie le comte, avec toute l’ardeur dont je suis capable,… de faire la part de la triste position où ma sœur est placée. Elle parlait tout à l’heure sous le coup des insultes, des injustices que son mari lui a fait subir, et quand elle laissait échapper ces expressions téméraires, j’affirme qu’elle avait cessé d’être elle-même. Puis-je espérer qu’elles lui seront sagement et généreusement pardonnées ?

— Vous le pouvez en toute assurance, dit derrière moi la voix du comte, toujours calme et grave. Avec son allure féline, il s’était glissé hors de la bibliothèque, son livre à la main ; et, sans que je m’en fusse doutée, se trouvait à deux pas de nous.

— Lorsque lady Glyde s’est permis ces paroles irréfléchies, continua-t-il, elle a commis envers moi une injustice que je déplore, — et que j’excuse. Ne revenons plus jamais sur ce sujet, miss Halcombe. Accordons-nous pour la laisser tomber dans l’oubli, à partir de ce moment même.

— Vous êtes bien bon, lui dis-je ; vous me soulagez au-delà de…

J’essayai de continuer, mais il avait les yeux sur moi. Cet implacable sourire, dont il masque toutes ses pensées, était répandu, inflexible et dur, sur sa face large et polie. La méfiance que m’inspirait son insondable perfidie, jointe au sentiment que j’avais de m’être dégradée en m’abaissant devant sa femme et devant lui, pour nous les concilier, me troubla et me fit perdre contenance à ce point que, parfaitement incapable d’achever ma phrase, je restai devant eux debout et muette…

— Je vous supplie à genoux de ne rien ajouter, miss Halcombe ; je suis vraiment honteux que vous ayez cru nécessaire d’en dire si long… En achevant ces paroles courtoises, il me prit la main. — Oh ! comme je m’en veux et me méprise ! oh ! comme j’y trouve peu de consolation, même en me disant que j’ai souffert tout cela pour l’amour de Laura ! — Il me prit la main, qu’il porta jusqu’à ses lèvres venimeuses. Jamais jusqu’à ce moment, je n’avais bien connu toute l’horreur qu’il m’inspirait. Cette innocente familiarité me tourna le sang comme si elle eût été la dernière insulte qu’un homme pût se permettre envers moi. Pourtant, je lui cachai mon dégoût, — j’essayai de sourire, — et moi, jadis impitoyable dans mon mépris pour la trompeuse humeur des autres femmes, je fus aussi fausse que la pire d’entre elles, aussi fausse que le Judas dont les lèvres venaient de toucher ma main.

Je n’aurais pas pu conserver ce sang-froid dégradant, — et la certitude que j’en ai me relève seule à mes propres yeux, — s’il avait persisté plus longtemps à tenir ses yeux attachés sur mon visage. La fauve jalousie de sa femme vint à mon secours au moment où il s’emparait de ma main, et détourna forcément l’attention de ce redoutable scrutateur. Les yeux bleus de madame Fosco, ses yeux si froids, s’illuminèrent de clartés nouvelles ; ses joues, d’un blanc terne, se teignirent de vives couleurs : en une seconde, elle rajeunit de plusieurs années.

— Comte, dit-elle, vos formes de politesse étrangère ne sont point appréciées par les Anglaises.

— Pardon, mon ange ! la meilleure Anglaise, et la plus aimée qui soit au monde, sait parfaitement les apprécier… À ces mots, il laissa retomber ma main, et, au lieu d’elle, il porta tranquillement à ses lèvres celle de sa femme.

Je remontai précipitamment pour me réfugier chez moi. Si j’avais eu le temps de la réflexion, mes pensées, quand je me retrouvai seule, m’auraient amèrement fait souffrir. Mais ce n’était pas l’heure de m’abandonner à de vaines rêveries. Fort heureusement pour le calme et le courage qu’il me fallait conserver, c’était l’heure d’agir, d’agir sans repos ni trêve.

Mes lettres à l’avocat et à M. Fairlie n’étaient pas encore écrites, et sans hésiter un moment, je m’occupai de leur rédaction.

Je n’avais pas l’embarras du choix entre mille ressources ; — et du moins pour le début de la lutte, je ne pouvais compter que sur moi-même. Sir Percival n’avait, dans le voisinage, ni parent ni amis dont je pusse tenter de réclamer l’intercession. Il était dans les termes les plus froids, — et, pour quelques-unes, dans les plus mauvais termes, — avec les familles de son rang qui résidaient près de lui. Quant à nous, pauvres femmes, nous n’avions ni père ni frère pour venir dans ce château prendre notre cause en main. Il ne restait donc qu’à écrire ces deux lettres d’une portée si douteuse, — ou à mettre Laura dans son tort, ainsi que moi, et à rendre impossible pour l’avenir toute négociation pacificatrice, en nous échappant secrètement de Blackwater-Park. Pour légitimer cette seconde alternative, il ne fallait rien moins que les dangers personnels les plus imminents. On devait, avant tout, tenter l’épreuve des lettres ; c’est ce qui me les fit écrire.

Je ne parlai point d’Anne Catherick à M. Kyrle, parce que (je l’avais insinué à Laura) ce sujet se trouvait compliqué d’un mystère que je n’avais encore pu éclaircir, et dont il eût été par conséquent, inutile d’entretenir un homme d’affaires. J’abandonnai à mon correspondant le soin d’attribuer, s’il le voulait, à de nouvelles disputes sur les questions d’argent, l’avilissante conduite de sir Percival ; et je le consultai simplement sur la protection que les lois pourraient offrir à Laura, dans le cas où son mari ne voudrait pas permettre qu’elle quittât provisoirement Blackwater-Park et revînt à Limmeridge avec moi. Je le renvoyai à M. Fairlie, pour les détails accessoires de cette dernière combinaison ; je lui donnai l’assurance que j’étais autorisée à lui écrire au nom de Laura, et je terminai en le suppliant de faire pour ma sœur, — comme la représentant, et sans perdre une minute, — tout ce qui lui serait humainement possible.

La lettre à M. Fairlie m’occupa immédiatement après. En invoquant son appui, je fis valoir principalement les motifs que j’avais indiqués à Laura comme les mieux faits pour le tirer de son éternelle torpeur ; je lui envoyai copie de ma lettre à l’avocat, pour lui bien prouver qu’il s’agissait de choses sérieuses ; et je lui présentai notre retraite à Limmeridge comme le seul compromis capable d’empêcher que le péril et le chagrin actuels de Laura n’aboutissent inévitablement, et dans un assez bref délai, à mettre son oncle de moitié dans les embarras qui la viendraient assiéger.

Quand j’eus fini, cacheté, les deux enveloppes, mis les deux adresses, je retournai chez Laura, lui portant les deux lettres pour la bien convaincre qu’elles étaient écrites.

— Quelqu’un vous a-t-il dérangée ? lui demandai-je, quand elle m’ouvrit la porte.

— Personne n’est venu frapper, répondit-elle ; mais, dans la première pièce, j’ai entendu quelqu’un.

— Un homme ou une femme ?

— Une femme. J’ai entendu le bruit de sa robe.

— Le bruit que fait la soie ?

— Précisément ; le « frou-frou » du taffetas…

Madame Fosco était bien évidemment venue monter sa garde. Le mal qu’elle pouvait nous faire directement ne m’inspirait que fort peu de crainte. Mais celui qui pouvait nous venir d’elle, comme instrument zélé des projets de son mari, était trop redoutable pour n’en pas tenir compte.

— Qu’est devenu le bruissement de cette robe quand vous avez cessé de l’entendre dans votre antichambre ? demandai-je à ma sœur. Ne s’en est-il pas allé rasant la muraille tout le long du couloir ?

— Oui ; je restais immobile, l’oreille tendue, et c’est ce qui est arrivé.

— De quel côté allait-il ?

— Du côté de votre chambre…

Je me mis à réfléchir de plus belle. Ce bruit n’avait pas frappé mes oreilles. Mais j’étais alors profondément absorbée par ma correspondance ; de plus, j’ai la main assez lourde, et me sers de plumes d’oie qui grattent bruyamment le papier. Madame Fosco devait entendre le grattement de ma plume bien plus probablement que je ne devais distinguer le frou-frou de sa robe. Encore une bonne raison (si j’en avais eu besoin) pour ne pas risquer mes lettres dans la boîte du vestibule.

Laura me vit pensive : — Encore des difficultés, dit-elle avec accablement. Encore des difficultés, des périls !

— Point de périls, répondis-je. Quelques petits embarras, c’est possible. Je songe au moyen le plus sûr de faire passer mes deux lettres dans les mains de Fanny.

— Vous les avez donc écrites, ces lettres ? Oh ! Marian, ne vous exposez pas ! Je vous en supplie, ne courez pour moi aucuns risques !

— Non, non, — n’ayez pas peur !… Quelle heure est-il, maintenant ?…

Il était six heures moins un quart. J’avais le temps d’aller à l’auberge du village, et de revenir avant le dîner. Si j’attendais jusqu’au soir, je pourrais fort bien ne pas trouver une seconde occasion de quitter en toute sûreté le château.

— Laissez la clef dans votre serrure, dis-je à Laura, et n’ayez pour moi aucune crainte. Si vous entendez demander où je suis, appelez à travers la porte, et dites que je suis allée prendre l’air !

— Quand serez-vous de retour ?

— Sans faute, avant le dîner. Courage, ma chère belle. D’ici à demain nous aurons, agissant pour vous, un brave homme dont les idées sont nettes et les intentions sincères. Après M. Gilmore lui-même, notre meilleur ami est certainement l’associé de M. Gilmore…

Un moment de réflexion, dès que je fus seule, me convainquit que je ferais mieux de ne pas me montrer dans mon costume de promenade avant de m’être assurée de ce qui se passait à l’étage inférieur du château. Je ne m’étais pas encore informée de sir Percival, et il fallait savoir s’il était sorti ou non.

Le ramage des canaris dans la bibliothèque, et l’odeur de tabac qui filtrait à travers la porte restée entr’ouverte, m’apprirent immédiatement où était le comte. J’y jetai, en passant, un coup-d’œil par-dessus mon épaule, et m’aperçus, à mon grand, étonnement, qu’il faisait pour la femme de charge, avec toutes les recherches de sa politesse obséquieuse, une exhibition complète de ses oiseaux si bien appris.

Il avait dû tout spécialement l’inviter à les venir voir ; d’elle-même, en effet, jamais elle n’eût osé pénétrer dans la bibliothèque. Or les moindres actions de cet homme ont, au fond de chacune d’elles, un mobile parfaitement défini. En ceci, quel pouvait être son but ?

Ce n’était pas le moment de chercher à pénétrer ses motifs. Je me mis en quête de madame Fosco, et la trouvai, selon sa coutume, s’adonnant à sa promenade giratoire tout autour du grand bassin.

Je ne savais guère quel accueil je recevrais d’elle, à la suite de la crise jalouse dont j’avais été l’innocente cause si peu de temps auparavant. Mais, dans l’intervalle, son mari avait de nouveau apprivoisé la tigresse. Elle m’adressa la parole tout aussi poliment qu’à l’ordinaire. Mon seul projet, en l’abordant, était de m’informer si elle savait ce que sir Percival avait pu devenir. Je réussis à faire indirectement tomber la conversation sur ce sujet, et, après quelques minutes d’escrime de part et d’autre, elle finit par me dire qu’il était sorti.

— Lequel de ses chevaux a-t-il pris ? demandai-je négligemment.

— Aucun, répondit-elle. Sir Percival s’en est allé à pied, il y aura bientôt deux heures. Autant que j’ai pu le comprendre, il s’agissait de commencer une nouvelle enquête au sujet de cette femme qu’on appelle Anne Catherick. Le vif désir qu’il parait avoir de retrouver ses traces me paraît excéder un peu les bornes de la raison. Sauriez-vous par hasard, miss Halcombe, si la folie de cette femme est réellement dangereuse ?

— Je l’ignore, madame la comtesse.

— Est-ce que vous rentrez ?

— Mais, oui… pourquoi pas ! Je suppose qu’il sera bientôt temps de s’habiller pour le dîner…

Nous rentrâmes ensemble dans le château. Madame Fosco se traîna paresseusement jusqu’à la bibliothèque dont elle referma la porte derrière elle. Je courus sans retard prendre mon chapeau et mon châle. Il n’y avait pas une minute à perdre si je voulais aller chercher Fanny dans son auberge, et revenir à temps pour le dîner.

Lorsque je traversai le vestibule, il était absolument désert, et les oiseaux avaient cessé de gazouiller dans la bibliothèque. Je ne pouvais pas m’attarder à de nouvelles investigations, mais tout au plus m’assurer que la route était libre, et quitter alors le château avec les deux lettres bien en sûreté au fond de ma poche.

Une fois lancée vers le village, je me préparai à la chance de rencontrer sir Percival. Tant que je n’aurais affaire qu’à lui seul, j’étais bien certaine de ne pas perdre ma présence d’esprit. Et toute femme, maîtresse d’elle-même, peut tenir tête, en n’importe quelle circonstance, à un homme dominé par son humeur. Sir Percival ne m’effrayait pas comme le comte. En me faisant connaître le but de sa dernière sortie, la comtesse, au lieu de m’agiter, m’avait calmée. Tant que le désir de retrouver Anne Catherick serait chez lui le souci dominant, nous pourrions, Laura et moi, espérer quelque trêve à l’activité de ses persécutions. Aussi était-ce pour nous tout comme pour Anne elle-même, que j’espérais voir échouer les poursuites auxquelles il s’acharnait contre elle. Je l’espérais, dis-je, et c’était l’objet de mes ferventes prières.

Je parvins, d’un pas aussi rapide que la chaleur le permit, au chemin de traverse conduisant vers le village ; je regardais derrière moi, de temps en temps, pour m’assurer que je n’étais pas suivie.

Rien ne me parut avancer dans la même direction que moi, durant tout ce trajet, si ce n’est un chariot de paysan qui rentrait à vide. Le bruit de ses roues massives ne laissait pas de me gêner un peu ; et quand je m’aperçus que ce chariot prenait, de même que moi, le chemin du village, il me parut à propos de m’arrêter pour le laisser passer, et de le suivre de loin lorsqu’il m’aurait devancée. En le regardant avec plus d’attention que je n’avais fait encore, il me sembla que j’apercevais, par intervalles, les pieds d’un homme qui le suivait de fort près ; le charretier, au contraire, marchait devant, à côté de ses chevaux. Le chemin de traverse, dans la portion que je venais de franchir, était si étroit, que le chariot, venant après moi, rasait, à droite et à gauche, les arbres et les buissons ; et, pour vérifier si j’avais ou non été trompée par la vague impression dont je viens de fendre compte, il me fallut attendre qu’il fût passé devant moi. J’avais mal vu, selon toute apparence, car lorsque le chariot eut défilé sous mes yeux, je n’aperçus absolument personne sur le chemin.

J’arrivai à l’auberge sans avoir rencontré sir Percival, et sans avoir pu noter aucun autre incident. L’hôtesse, et j’en fus charmée, avait reçu Fanny avec toute la cordialité possible. Cette bonne fille était installée dans une petite pièce, à l’écart de celle où les buveurs viennent faire tapage, et on lui avait assigné, dans le haut de la maison, une chambre à coucher très-propre. En m’apercevant, elle se remit à pleurer, disant avec assez de vérité, la pauvre enfant, qu’il était « terrible » de se voir ainsi rejetée à travers le monde, comme si elle avait commis quelque faute impardonnable, lorsque personne n’avait rien à lui reprocher, — pas même le maître qui l’avait chassée.

— Tâchez, ma fille, de vous résigner, lui dis-je. Votre maîtresse et moi nous vous restons attachées, et nous prendrons soin que votre réputation n’ait pas à souffrir de tout ceci. Écoutez-moi, maintenant. J’ai fort peu de temps à perdre, et je vais vous confier un message de grande importance. Vous veillerez avec le plus grand soin sur ces deux lettres. Celle où j’ai mis un timbre doit être jetée à la poste, demain, dès votre arrivée à Londres. Quant à l’autre, adressée à M. Fairlie, vous devez la remettre vous-même en ses mains, aussitôt que vous serez rentrée chez vous. Gardez-les toutes deux sur vous, et ne les confiez, même pour un moment, à qui que ce soit : elles sont de la dernière importance pour les intérêts de votre maîtresse…

Fanny plaça les lettres dans le corsage de sa robe : — Elles resteront là, miss, dit-elle, jusqu’à ce que vos instructions aient pu être suivies de point en point.

— Prenez soin, demain matin, de ne pas arriver trop tard à la station, continuai-je. Et quand vous verrez la femme de charge de Limmeridge, dites-lui, tout en la complimentant de ma part, que vous êtes à mon service jusqu’à ce que lady Glyde ait pu vous reprendre au sien. Nous nous retrouverons peut-être plus tôt que vous ne pensez. Ainsi donc, gardez bon courage, et ne manquez pas le train de sept heures.

— Merci, miss, merci mille fois ! D’entendre votre bonne voix, cela vous remet le cœur. Veuillez présenter mes respects à milady, et lui dire que, pour le temps qui m’a été laissé, j’ai mis les choses en aussi bon ordre que possible… Oh ! mon Dieu ! mon Dieu !… qui donc l’habillera aujourd’hui pour le dîner ?… Tenez, miss, quand j’y pense, cela me navre…

Lorsque je rentrai au château, il ne me restait guère plus d’un quart d’heure, et pour ma toilette du dîner, et pour échanger, avant de descendre, quelques mots avec Laura.

— Les lettres sont dans les mains de Fanny, lui dis-je tout bas, en passant devant sa porte… Comptez-vous dîner avec nous ?

— Oh ! non, non, — pour rien au monde !

— Serait-il arrivé quelque chose ?… Quelqu’un vous aurai-t-il encore effrayée ?

— Oui, tout à l’heure ; sir Percival…

— Est-ce qu’il est entré chez vous ?

— Non, il m’a fait peur en heurtant à la porte : — Qui est là ! ai-je demandé. — Vous le savez, m’a-t-il répondu. Vous déciderez-vous à me dire le reste ? Il le faudra bien !… Tôt ou tard, je vous arracherai ce secret… Vous savez où est présentement Anne Catherick ! — En vérité, en toute vérité, je l’ignore. — Vous le savez, a-t-il répliqué. Mais, prenez garde ! je viendrai à bout de votre entêtement ! Je vous arracherai ce que je veux savoir !… Sur ces mots, il s’en est allé… Il s’en est allé, Marian, il y a tout au plus cinq minutes…

Donc, Anne n’était pas découverte ! Pour ce soir encore, nous étions sauvées. Sir Percival n’avait pas retrouvé la trace perdue.

— Vous descendez, Marian ?… Revenez me voir dans la soirée !

— Oui, certainement. Si je remonte un peu tard, n’allez pas vous inquiéter… Il me faut prendre garde de les blesser en les quittant de très-bonne heure…

Le dernier coup sonna et je partis en toute hâte.

Sir Percival conduisit madame Fosco dans la salle à manger, et le comte m’offrit son bras. Il avait très-chaud, il était très-rouge, et ne paraissait pas avoir donné à sa toilette les soins habituels dont il était si prodigue. Était-il donc sorti, lui aussi, avant le dîner, et son retour avait-il été retardé ? ou bien souffrait-il seulement de la chaleur un peu plus qu’à son ordinaire ?

Quoi qu’il en fût, il était, sans aucun doute, en proie à quelque ennui secret, à quelque anxiété cachée que, nonobstant toute sa décevante habileté, il ne pouvait dissimuler absolument. Pendant toute la durée du repas, il ne parla guère plus que sir Percival lui-même, et, de temps en temps, il jetait du côté de sa femme des regards où se peignait une inquiétude furtive que je remarquais en lui pour la première fois.

La seule obligation de société que ce qu’il gardait de sang-froid lui permit de remplir avec sa courtoisie habituelle, fut celle de se montrer toujours obstinément civil et attentif à mon égard. Quel dessein perfide il poursuit ainsi, je n’ai pu encore le découvrir ; mais quel que soit son but, depuis qu’il a mis le pied dans ce château, les moyens dont il s’est résolûment servi pour arriver à ses fins, ont été une invariable politesse envers moi, une invariable humilité envers Laura, et une invariable résistance (coûte que coûte) aux brutales violences de sir Percival. Je soupçonnais déjà ceci lors de sa première intervention en notre faveur, le jour où l’acte fut présenté dans la bibliothèque à la signature de Laura ; maintenant, je fais mieux que le soupçonner : — j’en suis certaine.

Lorsque madame Fosco et moi nous nous levâmes pour quitter la table, le comte, se levant aussi, parut vouloir nous accompagner au salon.

— Pourquoi vous en allez-vous ? demanda sir Percival… C’est à « vous » que je parle, Fosco !

— Je m’en vais, parce que j’ai dîné assez, et assez bu, répondit le comte. Veuillez, Percival, excuser l’habitude étrangère que j’ai contractée de m’en aller en même temps que les dames, tout comme j’arrive en même temps qu’elles.

— Laissez donc !… un autre verre de « claret » ne vous fera pas de mal… Reprenez séance comme un bon Anglais… Je voudrais causer tranquillement avec vous, pendant une demi-heure, à côté de ces bouteilles.

— Causer tranquillement, Percival ? je ne demande pas mieux ; mais pas à présent, et pas à côté des bouteilles… Un peu plus tard, si vous voulez bien… un peu plus avant dans la soirée.

— Voilà qui est poli, dit sir Percival avec emportement… C’est agir de bien bonne grâce, sur mon âme, que de traiter ainsi quelqu’un dans sa propre maison !…

Je l’avais vu, plus d’une fois, pendant le dîner, regarder le comte d’un air inquiet, et j’avais remarqué que le comte, en revanche, s’abstenait soigneusement de le regarder. Cette circonstance, combinée avec le désir exprimé par le maître de la maison d’un entretien tout à fait intime, et le refus obstiné que lui opposait son hôte, me remit en mémoire la vaine insistance que sir Percival avait mise quelques heures auparavant, à réclamer de son ami un entretien particulier hors de la bibliothèque.

Le comte avait ajourné dans l’après-midi cette première requête ; il l’ajournait encore à l’issue du dîner. Quel que pût être le sujet qu’ils étaient appelés à discuter ensemble, il était évident que sir Percival lui accordait une grande importance ; — et peut-être le comte l’envisageait-il comme dangereux au même degré, s’il fallait en juger par la répugnance qu’il manifestait à l’aborder.

Ces réflexions s’offrirent à moi pendant notre traversée de la salle à manger au salon. L’irritation avec laquelle sir Percival venait de commenter la retraite désobligeante de son ami n’avait pas produit le plus léger effet sur ce dernier. Le comte nous accompagna obstinément jusqu’à la table à thé, — perdit une ou deux minutes à rôder autour de nous, — puis, passant dans le vestibule, il en revint avec la boîte aux lettres dans ses mains. Il était alors huit heures, — l’heure à laquelle on expédiait régulièrement le courrier de Blackwater-Park.

— N’avez-vous rien pour la poste, miss Halcombe ? me demanda-t-il, s’approchant de moi et me présentant la boîte ouverte.

Je vis madame Fosco qui faisait le thé, s’arrêter tenant la pince à sucre, pour écouler ma réponse.

— Non, monsieur le comte ; je vous rends grâces. Je n’ai pas de lettres à faire partir aujourd’hui…

Il remit la boîte au domestique qui venait d’entrer dans l’appartement ; puis il s’assit au piano, et joua deux fois de suite l’air de cette joyeuse chanson des rues de Naples : « La mia Carolina ». Sa femme, qui d’ordinaire était la personne la plus posée dans tous ses mouvements, expédia le thé aussi promptement que j’eusse pu le faire moi-même, — avala sa tasse en deux minutes, — et se glissa hors du salon sans le moindre bruit.

Je me levai pour en faire autant, — moitié parce que je la soupçonnais de vouloir pratiquer là-haut quelque trahison à l’égard de Laura ; moitié parce que j’étais bien résolue à ne pas rester seule dans la même pièce que son mari.

Avant que j’eusse pu gagner la porte, le comte me rappela pour me demander une tasse de thé. Lorsqu’il fut servi, je tentai une fois encore de m’échapper. Une fois encore, il m’arrêta, en retournant au piano et me provoquant tout à coup à m’expliquer sur une question musicale, dans laquelle il affirmait que l’honneur de son pays était en jeu.

Vainement plaidai-je mon ignorance absolue en fait de musique, et les déplorables défaillances de mon goût en cette matière, il n’en appelait pas moins à mon jugement, de plus belle, avec une véhémence qui coupait court à toutes mes protestations : — Les Anglais et les Allemands (c’est ainsi qu’il donnait cours à son indignation) persistaient à reprocher aux Italiens leur impuissance à traiter en musique les genres les plus élevés. Les premiers parlaient sans cesse de leurs oratorios, les seconds, sans cesse de leurs symphonies. Les uns et les autres devaient-ils donc oublier son immortel ami et compatriote, l’illustrissime Rossini ? Qu’était donc le « Mosè » sinon un oratorio sublime, exécuté sur le théâtre au lieu d’être froidement chanté dans une salle de concerts ? Qu’était l’ouverture de « Guillaume Tell », sinon une symphonie pseudonyme ? Avais-je entendu jamais le « Moïse en Égypte » ? À supposer que je connusse tel ou tel opéra (il m’en nomma trois ou quatre) il prendrait la liberté de me demander si jamais rien de plus sublime et de plus grandiose a été trouvé par le génie d’un homme ? Puis, sans attendre un seul mot ou d’approbation ou d’objection, ne me quittant jamais du regard, il promenait à grand bruit sa main sur le piano, et chantait avec un enthousiasme orgueilleux les morceaux qui devaient enlever mon suffrage. Pour toute interruption, de temps en temps, il me criait d’une voix farouche les titres de ces morceaux : — « Chœur des Égyptiens livrés à la plaie des ténèbres », miss Halcombe ! — « Récitatif de Moïse apportant les tables de la Loi ! » — « Prière des Israélites au passage de la Mer rouge ! » — Ah ! ah !… Est-ce de la musique sacrée ? Est-ce sublime, oui ou non ?… — Le piano tremblait sous ses mains puissantes, et les tasses à thé vibraient sur la table, tandis que tonnait sa forte basse-taille et que son pied lourd battait la mesure sur le parquet.

Il y avait quelque chose d’horrible, quelque chose de féroce et de vraiment diabolique dans les éclats de la joie que son chant et sa musique semblaient lui faire éprouver, comme aussi dans l’air de triomphe avec lequel il constatait l’espèce de fascination exercée sur moi, tandis qu’intimidée et comme asservie, je me rapprochais vainement de la porte sans oser jamais en franchir le seuil. Je fus enfin délivrée de cette obsession, non par mes propres efforts, mais par l’entremise de sir Percival. Il ouvrit la porte de la salle à manger, et appela pour demander ce que signifiait « ce tapage d’enfer ». Le comte quitta aussitôt le piano : — Ah ! dit-il, si Percival arrive, adieu la mélodie, adieu l’harmonie !… La Muse du chant, miss Halcombe, va s’enfuir épouvantée ; et moi, vieux ménestrel chargé d’embonpoint, il me faudra exhaler au grand air le reste de mon enthousiasme !… Il passa, disant ceci, sous la verandah, mit ses mains dans ses poches, et reprit « sotto voce », dans le jardin, le récitatif de « Moïse ».

J’entendis sir Percival qui, des fenêtres de la salle à manger, appelait son ami. Mais celui-ci n’y prit point garde ; il semblait décidé à faire la sourde oreille. Cette « causerie tranquille » après laquelle le maître de la maison soupirait vivement, elle était encore ajournée, comme elle l’avait déjà été tant de fois, par la despotique et capricieuse volonté du comte.

Depuis le départ de sa femme, il m’avait retenue dans le salon pendant près d’une demi-heure. Comment avait-elle utilisé ce laps de temps ?

Je montai pour m’en enquérir, mais ne fis, à cet égard, aucune découverte ; et lorsque je questionnai Laura, il me fut démontré qu’elle n’avait rien entendu. Personne n’était venu la déranger ; et la robe de soie n’avait frémi ni dans l’antichambre, ni dans le couloir.

Il était alors neuf heures moins vingt. Après être allée chercher mon « Journal » dans ma chambre, je m’installai chez Laura, et restai à lui tenir compagnie, tantôt écrivant, tantôt m’interrompant pour causer avec elle. Personne ne vint rôder autour de nous, et il ne se passa rien que de très-ordinaire. Nous demeurâmes ensemble jusqu’à dix heures. Je la quittai alors, après quelques paroles d’encouragement et lui souhaitant une bonne nuit. Elle referma sa porte derrière moi, lorsque nous fûmes bien convenues que je viendrais la voir, le lendemain matin, avant toute autre démarche.

J’avais encore, avant de me livrer moi-même au sommeil, quelques lignes à écrire dans mon « Journal » ; et en descendant au salon, lorsque j’eus définitivement quitté Laura, je résolus de n’y faire qu’une apparition, simplement pour offrir mes excuses, et de me retirer ensuite chez moi, une heure plus tôt qu’à l’ordinaire.

Sir Percival, ainsi que le comte et sa femme, y tenait séance. Le premier bâillait dans un grand fauteuil ; le comte lisait ; madame Fosco agitait un éventail autour de son front. Par un phénomène étrange, elle était cette fois très-rouge. Elle qui se vantait de n’être jamais incommodée par la chaleur, en souffrait évidemment, ce soir-là.

— Je crains, madame la comtesse, lui dis-je, que vous ne soyez pas tout à fait bien portante.

— C’est justement, répondit-elle, la remarque que j’allais vous adresser. Vous êtes pâle, ma chère…

« Ma chère » ! c’était la première fois qu’elle employait, vis-à-vis de moi, cette expression familière, ! Elle avait aussi sur le visage, en articulant ces mots, un sourire insolent.

— Je souffre de la tête, ainsi que cela m’arrive souvent, répondis-je d’un ton froid.

— Ah ! vraiment. Faute d’exercice, je suppose ? Une promenade, avant le dîner, voilà justement ce qu’il vous eût fallu… Elle avait prononcé le mot « promenade » d’un ton singulièrement emphatique. M’aurait-elle, par hasard, vue sortir ? Au fond, cela m’importait peu. Les lettres, maintenant, étaient saines et sauves entre les mains de Fanny.

— Venez fumer, Fosco ! dit sir Percival, qui se levait, regardant son ami avec une sorte d’inquiétude.

— Volontiers, Percival, quand ces dames se seront retirées, répondit le comte.

— Excusez-moi, comtesse, de vous donner l’exemple, dis-je à mon tour. Pour un mal de tête comme le mien, il n’est tel remède que le lit…

Je pris congé d’un chacun. Sur le visage de cette femme, au moment où nous nous donnâmes la main, reparut le même insolent sourire. Sir Percival ne m’accordait aucune attention. Il regardait avec impatience madame Fosco, laquelle ne semblait pas se disposer à partir en même temps que moi. Le comte, derrière son livre semblait se sourire à lui-même. À cette « causerie tranquille », sollicitée par sir Percival, un obstacle s’offrait encore ; — et l’obstacle, cette fois, c’était la comtesse.