La Femme en blanc/II/Marian Halcombe/09

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Traduction par Paul-Émile Daurand-Forgues.
J. Hétzel (1 et 2p. 1-25).
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Deuxième époque — Marian Halcombe


IX


« 19 Juin. » — Une fois sous clef, dans ma chambre, j’ouvris ces pages, et me préparai à continuer ce qui me restait à écrire des incidents de cette journée.

Pendant au moins dix minutes, je restai sur mon fauteuil, la plume à la main, mais parfaitement oisive, récapitulant les événements des douze dernières heures. Lorsqu’à la fin, j’entamai ma besogne, j’éprouvais à la pousser plus loin une difficulté qui m’était nouvelle. Malgré tous mes efforts pour fixer mes pensées sur le sujet que j’avais à traiter, elles s’égaraient, avec la plus étrange persistance, toujours du côté de sir Percival et du comte ; l’intérêt que je m’efforçais de concentrer sur mon « Journal », je le portais au contraire à cette conférence particulière, qui semblait concertée entre eux, — qui toute la journée, d’heure en heure, avait été remise, — et que, maintenant, ils devaient avoir dans le silence et l’isolement de la nuit.

Mon esprit, ainsi perverti momentanément, se refusait au souvenir de ce qui s’était passé depuis le matin ; et je n’eus bientôt d’autre ressource que de refermer mon « Journal » pour m’en distraire pendant quelques instants.

J’ouvris la porte qui, de ma chambre à coucher, menait dans mon boudoir, et quand j’eus passé d’une pièce dans l’autre, je refermai cette porte pour empêcher tous les accidents qui pouvaient résulter du courant d’air auquel se trouvait exposé le flambeau laissé par moi sur la table de toilette. La fenêtre de mon boudoir était toute grande ouverte, et je m’y appuyai négligemment, regardant au dehors le paysage nocturne.

Tout était obscur et calme. Ni lune ni étoiles ne se voyaient au ciel. Dans l’air, appesanti et sans mouvement planait une odeur de pluie ; si bien que j’étendis la main hors de la fenêtre… Mais non… la pluie ne faisait que menacer ; elle ne tombait pas encore.

Je demeurai accoudée sur l’appui de la fenêtre pendant à peu près un quart d’heure, perdant mes regards distraits dans les épaisses ténèbres, et sans rien entendre si ce n’est, çà et là, les voix de nos domestiques, ou le bruit lointain d’une porte qui se fermait dans les régions inférieures du château.

Au moment même où, fatiguée de cette rêverie sans but, j’allais rentrer dans ma chambre, et pour la seconde fois, tâcher de compléter les derniers paragraphes de mon « Journal », je sentis une odeur de fumée de tabac qui m’arrivait à l’improviste dans cette atmosphère pesante d’une nuit orageuse.

Le moment d’après, je vis, arrivant à l’autre extrémité du château, dans l’obscurité profonde qui nous enveloppait, une sorte de petite étincelle rouge. Je n’entendais aucun bruit de pas, et ne pouvais rien voir si ce n’est cette étincelle même. Elle voyageait dans la nuit, passa sous la fenêtre où je me tenais, et s’arrêta juste en face de celle de ma chambre à coucher, laquelle se trouvait éclairée par le flambeau que j’avais laissé sur la table de toilette.

L’étincelle, pendant un instant, demeura stationnaire ; puis je la vis s’en retourner dans la direction du chemin qu’elle avait pris pour venir. Comme je tâchais de ne pas la perdre de vue, j’aperçus une seconde étincelle rouge, plus forte que la première, et qui s’en rapprochait peu à peu.

Toutes deux se rencontrèrent dans l’obscurité. Me rappelant qui fumait des cigarettes, et qui des cigares, je conclus immédiatement que le comte était sorti le premier pour venir aux aguets sous ma fenêtre, et que sir Percival, ensuite, l’avait rejoint ; ils avaient dû tous les deux marcher sur la pelouse, — sans quoi, j’aurais entendu, bien certainement, les pas pesants de sir Percival, encore que, même sur le sable, la marche féline du comte eût bien pu m’échapper.

Je demeurai paisiblement à la croisée, certaine que, dans cette pièce sans lumière, ni l’un ni l’autre ne pouvait me voir.

— Qu’y a-t-il donc ? disait sir Percival dont je reconnus la voix, bien qu’il en baissât le ton. Pourquoi ne revenez-vous pas ! Le moment est arrivé de causer à notre aise !

— Je voudrais que cette fenêtre cessât d’être éclairée, répondit le comte fort doucement.

— En quoi vous gêne cette lumière ?

— Elle me dit que tout le monde n’est pas couché. Or « la personne » est assez rusée pour soupçonner quelque chose, et assez hardie, si elle en avait la chance, pour descendre et venir écouter… Un peu de patience, Percival, un peu de patience !

— Ah ! bah !… vous ne parlez jamais d’autre chose.

— Le moment est venu où vous ne me ferez plus ce reproche. Vous êtes, mon bon ami, au bord d’un précipice domestique ; et si je vous laisse donner une chance de plus à ces femmes, ma parole d’honneur, elles vous y jetteront la tête la première !

— Que diable voulez-vous dire ?

— Il sera temps de s’expliquer, Percival, quand cette fenêtre ne sera plus éclairée, quand j’aurai pu donner un petit coup-d’œil aux chambres qui tiennent à la bibliothèque, et m’assurer aussi qu’il n’y a personne sur l’escalier…

Ils s’éloignèrent lentement, et le reste de leur conversation (durant laquelle, au surplus, ils n’avaient cessé de parler à voix très-basse) devint absolument impossible à suivre. Il m’importait guère ; j’en avais entendu assez pour me déterminer à justifier la haute opinion que le comte semblait s’être faite de ma finesse et de mon courage. Avant que les étincelles rouges eussent disparu dans les ténèbres, j’avais arrêté en moi que quelqu’un assisterait à la conférence préparée entre ces deux hommes, — et que, nonobstant toutes les précautions du comte, ce quelqu’un-là serait moi-même. Il ne me fallait qu’un motif, pour légitimer cet acte par-devant ma propre conscience et me donner le courage de l’accomplir. Or ce motif, je l’avais. L’honneur et le bonheur de Laura, sa vie même peut-être, — dépendaient ce soir-là de ma finesse d’oreille et de ma sûreté de mémoire.

J’avais entendu le comte annoncer qu’avant d’entrer en explications avec sir Percival, il prétendait explorer les chambres attenant à la bibliothèque et l’escalier au bas duquel ouvrait cette pièce. Il n’en fallait pas davantage pour m’informer que la conversation projetée devait avoir lieu dans la bibliothèque. Or la même minute qui me suffit pour arriver à cette conclusion me fournit aussi un moyen de déjouer les précautions du comte, — ou, en d’autres termes, d’entendre ce que lui et sir Percival avaient à se dire, sans hasarder, en aucune façon, de descendre au rez-de-chaussée du château.

En parlant de la distribution donnée à ces appartements inférieurs, je crois avoir mentionné incidemment la « verandah » placée à l’extérieur et sur laquelle ouvraient toutes les pièces, au moyen des portes-fenêtres « à la française ». Le toit de cette verandah était plat ; les eaux de pluie y trouvaient pour s’écouler des tuyaux qui menaient aux citernes destinées à l’approvisionnement du château. Sur cette toiture étroite et garnie de plomb, — qui courait au-dessus de toutes les chambres du premier étage, et ne devait guère se trouver, pensais-je, qu’à trois pieds tout au plus de l’appui des croisées, — une rangée de caisses à fleurs était disposée, d’assez larges intervalles existant de l’une à l’autre ; et pour les empêcher de tomber en cas d’ouragans, une petite barrière de fer ouvragé bordait le toit sur toute sa longueur.

Le plan qui venait de s’offrir à moi consistait à me laisser glisser par la fenêtre de mon boudoir sur le toit de la verandah ; je projetai de m’y traîner sans bruit jusqu’à la portion qui dominait exactement la fenêtre de la bibliothèque, et de me tapir là, parmi les caisses de fleurs, l’oreille collée à la balustrade extérieure. Dans le cas où sir Percival et le comte seraient installés pour fumer, comme je les avais déjà vus bien des fois, le soir, leurs fauteuils sur le seuil même de la fenêtre ouverte, et leurs pieds étendus sur les sièges de zinc qui garnissaient la verandah, — toute parole échangée entre eux, qui ne serait pas prononcée absolument à voix basse (et, nous le savons tous par expérience, aucune conversation un peu longue ne peut se maintenir à ce diapason) devait inévitablement arriver à mes oreilles. Si, d’autre part, ils préféraient, ce soir-là, rester à l’intérieur de la pièce, j’avais alors toute chance ou de ne rien entendre, ou d’entendre très-peu de chose ; et, dans ce cas, il me faudrait courir le risque beaucoup plus sérieux, de descendre l’escalier pour venir m’embusquer auprès d’eux.

Bien que la nature désespérée de notre situation me fît résolument envisager les partis les plus extrêmes, j’espérais avec ardeur pouvoir me soustraire à cette seconde alternative. Mon courage, après tout, n’était que le courage d’une femme ; et il était bien près de me manquer, à l’idée de m’aller mettre, par cette nuit noire, en descendant au rez-de-chaussée, sous la main même de sir Percival et du comte.

Je rentrai à petit bruit dans ma chambre à coucher, pour tenter d’abord l’épreuve moins périlleuse du toit de la verandah.

Un complet changement de costume était impérieusement requis, pour bien des raisons. J’ôtai, pour commencer, ma robe de soie, attendu que, par cette nuit silencieuse, le moindre bruit qu’elle eût fait aurait pu me trahir. Je mis ensuite de côté ceux de mes vêtements de dessous que leur blancheur et leur volume rendaient plus particulièrement indiscrets ou incommodes, et je les remplaçai par un jupon de flanelle brune. Je jetai par-dessus ma pelisse de voyage, en étoffe noire, dont je ramenai le capuchon sur ma tête. Le soir, dans ma toilette habillée, je tenais au moins la place de trois hommes. Vêtue comme je l’étais maintenant, et quand je serrais contre mon corps ma frêle et souple enveloppe, aucun homme n’aurait pu, comme moi, se faufiler dans les moindres interstices. Ce point était fort essentiel, à cause du très-petit espace qui, sur le toit de la verandah, existait entre les caisses à fleurs d’un côté, de l’autre la muraille et les fenêtres du château. Si je venais à renverser quelque chose, à faire le moindre bruit, qui pouvait prévoir les suites d’un tel accident !

Je ne pris que le temps de placer la boîte d’allumettes près du flambeau que je soufflai ensuite, et je rentrai à tâtons dans mon boudoir. J’en fermai la porte au verrou, comme j’avais déjà fait pour ma chambre à coucher ; — et alors, me laissant tranquillement aller à l’extérieur de la fenêtre, je posai mes pieds, avec précaution sur le toit plombé de la verandah.

Mes deux chambres étaient à l’extrémité intérieure de l’aile nouvellement ajoutée au château, de celle-là même que nous habitions tous ; et j’avais à passer devant cinq fenêtres, avant d’atteindre le poste qu’il fallait occuper, immédiatement au-dessus de la bibliothèque. La première fenêtre était celle d’une chambre d’ami, pour le moment inoccupée. La seconde et la troisième étaient celles de la chambre de Laura. La quatrième éclairait la chambre de sir Percival ; la cinquième celle de la comtesse. Les autres, devant lesquelles je n’avais pas besoin de passer, appartenaient au cabinet de toilette du comte, à la chambre de bains, et à une seconde chambre d’ami, vide comme l’autre. Aucun bruit n’arrivait à mes oreilles, et l’obscurité de la nuit, lorsque je me trouvai debout sur la verandah, m’enveloppait de tous côtés, si ce n’est à l’endroit où donnait la fenêtre de madame Fosco. Là, juste au-dessus de la bibliothèque, juste au point où j’avais compté m’aller tapir, tombait un rayon de lumière. La comtesse n’était pas encore couchée.

Il était trop tard pour reculer ; et je n’avais pas le temps d’attendre. Je résolus d’aller en avant, à tous risques et périls, me fiant, pour me tirer d’affaire, à ma prudence et à l’obscurité de la nuit. — C’est pour Laura ! me disais-je, en faisant mon premier pas sur le toit, d’une main serrant ma pelisse contre moi, et tâtonnant de l’autre contre le mur du château. Il valait mieux, en effet, me frotter à cette muraille sourde, que courir le risque de heurter les caisses à fleurs rangées de l’autre côté, à quelques pouces de moi. Je passai devant la fenêtre obscure de la chambre d’ami, éprouvant du pied, à chaque pas, la toiture de plomb, avant d’y risquer le poids de tout mon corps. Je passai devant les fenêtres obscures de la chambre de Laura. (Puisse Dieu la bénir, et, cette nuit, veiller sur elle !) Je passai devant la fenêtre obscure de sir Percival. Là, j’attendis un moment ; je m’agenouillai, m’appuyant sur mes mains ; et, m’abritant du pan de muraille qui, du bas de la fenêtre éclairée, allait le joindre le toit de la verandah, je me traînai au poste que je voulais atteindre.

Quand je me risquai à lever les yeux sur cette fenêtre même, je m’aperçus que la partie supérieure seule était ouverte, et qu’à l’intérieur le store était abaissé. Tandis que je regardais, l’ombre de madame Fosco passa derrière le champ lumineux du store… puis, je la vis revenir lentement dans le sens opposé. Jusque-là, elle ne devait pas m’avoir entendue ; — l’ombre, sans cela, se serait certainement arrêtée derrière le store, en supposant même que madame Fosco n’eût pas eu le courage d’ouvrir la fenêtre et de regarder au-dehors.

Je me plaçai tout contre la balustrade de la verandah, m’assurant d’abord, au toucher, de la place occupée par les caisses à fleurs que j’avais à ma droite et à ma gauche. Il se trouvait entre elles assez d’espace pour me permettre de m’asseoir, mais pas un pouce de plus. Le feuillage parfumé de l’arbuste que j’avais à ma gauche effleura ma joue, lorsque j’appuyai légèrement ma tête à la balustrade.

Les premiers bruits qui m’arrivèrent d’en bas furent ceux de trois portes que, successivement, on ouvrait ou on fermait, (cette dernière alternative, beaucoup plus probable que l’autre), sans doute les portes qui donnaient accès dans le vestibule et dans les chambres attenantes aux deux côtés de la bibliothèque, celles-là mêmes que le comte s’était promis d’explorer. Le premier objet que j’aperçus fut l’étincelle rouge qui, partie de la verandah et voyageant dans les ténèbres, s’avança dans la direction de ma fenêtre ; là elle fit halte un moment, et revint ensuite à son point de départ.

— Au diable votre agitation !… Quand donc comptez-vous vous asseoir ? grommela au-dessous de moi la voix de sir Percival.

— Ouf ! comme il fait chaud ! dit le comte, poussant un soupir de fatigue.

Son exclamation fut suivie du bruit métallique que faisaient les chaises de jardin quand on les traînait sur les briques dont la verandah était pavée. Ce son, bien venu, m’apprit qu’ils allaient s’asseoir comme à l’ordinaire dans le voisinage immédiat de la fenêtre. La chance, jusque-là, se prononçait en ma faveur. L’horloge du campanile sonnait minuit moins un quart au moment où ils s’installaient dans leurs fauteuils. J’entendis, par la fenêtre ouverte, un bâillement de madame Fosco, et je vis son ombre se dessiner une fois encore derrière le transparent lumineux.

Cependant sir Percival et le comte commencèrent à causer, modérant çà et là, un peu plus que de coutume, le diapason de leur voix, mais sans jamais en venir à se parler tout à fait bas. L’étrangeté de ma dangereuse situation et la crainte que m’inspirait, en dépit de moi-même, la fenêtre éclairée de madame Fosco, me rendirent d’abord difficile, — presque impossible, devrais-je dire, — de conserver ma présence d’esprit et de consacrer toute mon attention à la conversation engagée au-dessous de moi. Pendant quelques minutes, je ne réussis qu’à en saisir les traits principaux. J’entendis le comte expliquer que la seule fenêtre éclairée était celle de sa femme ; que le rez-de-chaussée du château avait été parfaitement exploré : qu’ils pouvaient donc, sans crainte d’accident, se communiquer l’un à l’autre ce qu’ils avaient à se dire. Sir Percival se plaignit aigrement à son ami de ce que, pendant toute la journée, ce dernier avait tenu peu de compte de ses désirs et négligé ses intérêts ! Le comte, sur ce point, se défendait en déclarant que certains troubles, certaines inquiétudes dont il était assiégé, avaient absorbé son attention tout entière, et qu’en somme, pour une explication comme la leur, le seul moment à choisir était celui où ils pouvaient s’assurer de n’être ni interrompus ni surpris : — Nos affaires, Percival, traversent une crise sérieuse, disait-il, et si nous devons prendre pour l’avenir quelque parti définitif, c’est dans le conseil secret de cette nuit que nous aurons à l’arrêter…

Cette phrase du comte fut la première que je parvins à saisir, mot pour mot, comme elle avait été dite. À partir de ce moment, sauf quelques lacunes, quelques interruptions passagères, mon attention se concentra sur cet entretien palpitant d’intérêt ; et je le suivis sans en perdre une parole :

— Une crise ? répéta sir Percival. La crise est pire que vous ne vous l’imaginez ; c’est moi qui vous en réponds.

— Je l’aurais supposé, reprit froidement son interlocuteur, d’après votre conduite depuis un ou deux jours. Mais, ne nous pressons pas. Avant de passer à ce que je ne sais pas, établissons, d’une manière certaine, ce que je sais. Voyons si je suis bien fixé sur le passé, avant de combiner quoi que ce soit pour l’avenir.

— Laissez-moi d’abord aller chercher l’eau et le brandy… et vous apprêterez vous-même votre grog.

— Merci, Percival ! de l’eau fraîche, avec plaisir, une cuillère et le sucrier… De l’eau sucrée, mon ami, et rien autre chose.

— De l’eau sucrée, à votre âge ?… Allons ! arrangez vous-même cette tisane d’hôpital… Vous autres étrangers, vous êtes bien tous les mêmes.

— Maintenant, Percival, écoutez !… Je vais vous soumettre carrément notre position telle que je l’envisage ; et vous me direz ensuite si je suis ou non dans le vrai… Nous sommes revenus du continent en ce château, vous et moi, dans une situation d’affaires très-sérieusement embarrassée.

— Abrégeons ! Il me fallait quelques milliers de livres, et à vous quelques centaines ; — faute de cet argent, nous étions tous deux en bonne voie de chavirer ensemble. Voilà la situation. Faites-en ce que vous pourrez !… En avant, marche !

— Eh bien ! Percival, pour parler de votre bon anglais tout rond, il vous fallait quelques milliers de guinées, il m’en fallait quelques centaines ; et la seule manière de se les procurer était d’emprunter, avec l’aide de votre femme, l’argent dont vous aviez besoin (plus le léger supplément applicable à mes humbles nécessités). Pendant notre voyage de retour en Angleterre, que vous disais-je au sujet de votre femme ? et que vous ai-je répété, une fois arrivés ici, quand j’eus vu par moi-même quelle espèce de femme était miss Halcombe ?

— Que voulez-vous que j’en sache ? Comme à l’ordinaire, je suppose que vous ne ménagiez pas vos paroles, et me lâchiez vos aphorismes à raison de dix-neuf par douzaine.

— Je vous disais ceci : L’habileté humaine, mon cher ami, n’a découvert encore que deux moyens par lesquels un homme puisse mener une femme. L’un est de la dominer par la force, — méthode généralement adoptée par la brutalité des castes inférieures, mais à laquelle répugnent, élevées et raffinées, celles qui dominent la foule. L’autre moyen (qui demande beaucoup plus de temps, plus de combinaisons, mais qui, en somme, offre autant de certitude), est de ne jamais accepter une provocation venant de la femme qu’on veut réduire. La méthode réussit avec les animaux, réussit avec les enfants, et réussit avec les femmes qui ne sont, après tout, que des enfants adultes. Une résolution calme est la seule qualité qui ne se rencontre jamais chez les animaux, les enfants et les femmes. Si une fois ils peuvent ébranler chez celui qui les gouverne cette qualité dominante, ils viennent à bout de « lui ». S’ils ne réussissent jamais à y porter le désordre, il vient à bout « d’eux », nécessairement. J’ajoutais : Souvenez-vous de cette vérité si simple, quand vous aurez besoin de votre femme pour trouver de l’argent !… J’ajoutais encore : Souvenez-vous-en deux ou trois fois davantage quand vous aurez affaire à la sœur de votre femme, quand vous serez en face de miss Halcombe !… Vous en êtes-vous souvenu ? Pas une seule fois, durant toutes ces complications qui sont venues nous enlacer en cette maison. Chaque fois que votre femme ou sa sœur vous ont jeté le gant, vous l’avez immédiatement relevé. Votre mauvaise humeur insensée a compromis la signature de l’acte, compromis l’emprunt, et poussé miss Halcombe à écrire sa première lettre à l’avocat…

— Sa première ?… Est-ce qu’elle aurait écrit de nouveau ?

— Oui…, et pas plus tard qu’aujourd’hui…

Un siège tomba sur le pavé de la verandah, — tomba bruyamment, comme jeté à terre d’un coup de pied.

Bien m’en prit que la révélation du comte eût à ce point éveillé la colère de sir Percival. En apprenant ainsi, à l’improviste, qu’un autre de mes secrets était découvert, je tressaillis si fort que le grillage de fer auquel je m’appuyais rendit un frémissement sonore. Cet homme m’avait-il donc suivie à l’auberge ? Ou, simplement, de ma réponse que « je n’avais pas de lettre à jeter dans la boîte », avait-il conclu que j’avais remis à Fanny celles que je devais avoir écrites ? Mais, même dans cette dernière hypothèse, comment avait-il pu examiner les lettres qui, de mes mains et sous mes yeux, avaient passé dans le corsage de la jeune fille ?

— Remerciez votre heureuse étoile, disait le comte, quand de nouveau je pus l’entendre ; remerciez-la de m’avoir eu chez vous pour défaire le mal, à mesure que vous le faisiez. Remerciez votre heureuse étoile de m’avoir trouvé là pour vous dire « non », quand vous aviez la folie, aujourd’hui même, de vouloir enfermer miss Halcombe, comme vous aviez eu l’absurdité d’enfermer votre femme. Où donc avez-vous les yeux ? Pouvez-vous regarder miss Halcombe sans deviner qu’elle a toute la prévoyance, toute la résolution d’un homme ? Avec cette femme pour amie, je narguerais le monde entier. Avec cette femme pour ennemie, nonobstant ce que je puis avoir de cervelle et d’expérience, moi qui vous parle, — moi, Fosco, « plus rusé que le diable », comme vous me l’avez dit cent fois, — je marche, comme vous dites ici, sur des œufs ! Et c’est cette créature grandiose, — je bois mon eau sucrée à sa santé ! — c’est cette créature grandiose, debout dans la force de son amour et de son courage, toujours placée, comme un roc, entre nous deux et cette pauvre mignonne blonde en papier mâché qui vous a pour mari, — c’est cette femme généreuse, admirée par moi de toute mon âme, bien que je lutte contre elle dans votre intérêt et dans le mien, — c’est elle que vous acculez ainsi, comme si elle n’était pas à la fois plus fine et plus hardie que le reste de son sexe !… Percival ! Percival ! vous méritiez d’échouer, et vous avez échoué…

Il y eut ici une pause. Je transcris les paroles de ce misérable à propos de moi, parce que je veux me les rappeler exactement ; j’espère encore que le jour viendra où je pourrai, une fois pour toutes, m’expliquer devant lui et les lui rejeter à la face, une par une.

Sir Percival fut le premier à rompre le silence qui s’était fait.

— Oui, oui, disait-il avec un accent bourra, grondez-moi, bravez-moi tant que vous voudrez ! Mais la difficulté relative à l’argent n’est pas la seule. Vous seriez vous-même pour quelque forte mesure à prendre vis-à-vis de ces femmes, si vous saviez tout ce que je sais.

— Nous aborderons, en son temps, cette seconde difficulté, répliqua le comte. Vous pouvez, Percival, vous embrouiller tant qu’il vous plaira, mais vous ne m’embrouillerez point. Réglons d’abord la question d’argent. Ai-je convaincu votre obstination ? Vous ai-je démontré que votre humeur vous met hors d’état de vous tirer d’affaire ? ou bien faut-il revenir là-dessus, et, pour me servir de cet anglais dont la rondeur vous est si chère, vous « braver » vous « gronder » un peu plus ?

— Bah !… il est toujours facile de grogner contre moi. Mais dire ce qu’il y a de mieux à faire, voilà ce qui n’est pas tout à fait aussi aisé.

— Croyez-vous ?… Eh bien ! sans aller plus loin, le voici : à partir de ce soir, vous abandonnez complètement la direction de l’affaire ; vous la laissez, pour l’avenir, dans mes seules mains. Je parle à un Anglais, à un homme pratique, n’est-il pas vrai ?… Eh bien ! l’homme positif, qu’en dites-vous ?

— Que proposerez-vous, si je vous mets effectivement toute l’affaire entre les mains ?

— Commencez par me répondre… Est-elle dans mes mains, ou n’y est-elle pas ?

— Admettons qu’elle y est ; — et après ?

— Pour commencer, Percival, laissez-moi vous poser certaines questions. J’ai encore besoin de quelques délais pour laisser se produire les circonstances qui me montreront ma route, et il faut que je sache, par tous les moyens possibles, ce que probablement elles seront. Il n’y a pas de temps à perdre. Je vous ai déjà dit que miss Halcombe a écrit, aujourd’hui même, et pour la seconde fois, à l’avocat de la famille.

— Comment l’avez-vous découvert ? Que lui disait-elle.

— Si je vous le racontais, Percival, nous en reviendrions, au bout du compte, où nous en sommes. Qu’il vous suffise de savoir le piège découvert, — et que la découverte du piège m’a coûté tous ces dérangements toutes ces anxiétés qui m’ont rendu aujourd’hui si peu accessible à vos instances. Maintenant, remémorons-nous vos affaires ; … il y a déjà quelque temps que je n’en ai causé avec vous. L’argent a été emprunté, la signature de votre femme faisant défaut, au moyen de billets à trois mois ; … emprunté à un taux d’intérêts qui, rien que d’y songer, fait se dresser sur sa tête les cheveux d’un pauvre étranger. Les billets arrivant à échéance, n’y a-t-il, en toute vérité, aucun moyen humain de les payer sans l’assistance de votre femme ?

— Aucun.

— Quoi ! vous n’avez pas d’argent chez vos banquiers ?

— Quelques centaines de livres, quand il m’en faudrait presque autant de milliers.

— Vous n’avez aucune autre garantie sur laquelle vous puissiez emprunter ?

— Pas le moindre chiffon.

— Qu’avez-vous donc eu de votre femme, jusqu’à présent ?

— Rien que l’intérêt de ces vingt mille livres, à peine assez pour défrayer nos dépenses quotidiennes.

— Et vous attendez de votre femme ?…

— Trois mille livres sterling de rente, à la mort de son oncle.

— Belle fortune, Percival. Quelle espèce d’homme est cet oncle ? Un vieillard ?

— Non, ni vieux ni jeune.

— Un bon vivant ?… Marié ?… Non : ma femme m’a dit, ce me semble, qu’il n’était pas marié.

— Non, certes, cela va sans le dire. S’il était marié, s’il avait un fils, lady Glyde ne serait pas la plus proche héritière du domaine. En deux mots, voici ce qu’il est : un égoïste à manies, toujours geignant, caquetant, niaisant, et fatiguant ceux qui l’approchent par ses doléances sur l’état de sa santé.

— Les hommes de cette espèce, Percival, vivent longtemps et vous jouent le tour de se marier au moment où l’on s’y attend le moins. Je ne donnerais pas grand’chose, mon ami, de vos chances aux trois mille guinées de revenu. N’est-il rien de plus qui vous incombe du chef de votre femme ?

— Rien.

— Absolument rien ?

— Absolument rien… sauf le cas de son décès.

— Ah ! ah !… sauf ce cas-là, pourtant ?…

Il y eut ici une autre pause. Le comte descendit de la verandah sur l’allée sablée qui en longeait l’extérieur. Je reconnus, à sa voix, ce changement de place : — La pluie est enfin arrivée, lui entendis-je dire. Et, en effet, elle « était » arrivée. L’état de mon manteau eût attesté, au besoin, qu’elle tombait assez dru depuis quelque temps déjà.

Le comte revint sous la verandah. J’entendis, au moment où il s’asseyait, son fauteuil craquer sous lui.

— Eh bien, Percival, disait-il, dans le cas où lady Glyde viendrait à décéder, qu’auriez-vous à prétendre ?

— Si elle ne laisse pas d’enfants…

— Ce qui est improbable…

— Ce qui est très-probable, au contraire, ce qui est presque certain…

— Bah ! vraiment ?…

— Et bien, alors, j’ai droit à ses vingt mille livres.

— Payées comptant ?

— Payées comptant…

Il se turent encore. Au moment où leur dialogue s’arrêtait, l’ombre de madame Fosco vint de nouveau, sur le store, inscrire sa noire silhouette. Cette fois, au lieu de ne faire que passer, elle demeura un instant tout à fait immobile. Je vis ses doigts se glisser à l’angle du store, et le soulever d’un côté. Le galbe de sa face blanche apparut derrière les vitres, tourné justement du côté où j’étais. Enveloppée de la tête aux pieds dans ma pelisse noire, je me gardais bien de remuer. La pluie, qui rapidement me pénétrait, inondait aussi les carreaux, les ternissait, et l’empêchait de rien discerner : — Toujours de la pluie !… l’entendis-je s’écrier. Puis elle laissa retomber le store… et je recommençai à respirer librement.

La causerie continuait au-dessous de moi ; cette fois le comte l’avait reprise :

— Percival ! avez-vous grand souci de votre femme ?

— Fosco !… voilà une question quelque peu naïve.

— Je suis un homme naïf, moi, et je répète ma question.

— Pourquoi diable me regardez-vous ainsi ?

— Ah ! vous ne voulez pas me répondre ?… Soit, alors. Supposons que votre femme vienne à mourir avant la fin de l’été…

— Laissez cela, Fosco !

— Votre femme, donc, vient à mourir…

— Laissez cela, vous dis-je !

— Le cas échéant, vous gagnez vingt mille livres sterling, et vous perdez…

— Je perdrais la chance des trois mille guinées de rente.

— La chance bien ajournée, Percival… une simple chance, à bien longue date. Et c’est présentement que vous avez besoin de finance. Dans votre position, le profit est certain, la perte est douteuse.

— Parlez pour vous-même aussi bien que pour moi. Une partie de l’argent dont j’ai besoin a été empruntée pour votre compte. Et, quant à ce qui est du profit, la mort de « ma » femme, qui ferait tomber vingt mille livres sterling dans ma poche, en mettrait dix mille dans la vôtre. Il paraît, finaud, que vous voudriez feindre d’oublier le legs de madame Fosco… Voyons… voyons ! ne me regardez pas ainsi !… Cela ne saurait me convenir. Sur mon âme, avec vos regards et vos questions, vous me faites frisonner, vous me donnez la chair de poule !

— La chair ?… est-ce qu’en anglais le mot « chair » équivaut au mot « conscience » ? Je parle de la mort de votre femme comme je parlerais de tout autre événement possible. Et pourquoi pas, je vous prie ?… Les respectables jurisconsultes qui griffonnent vos contrats et vos testaments envisagent sans pâlir la mort des personnes les mieux portantes. Est-ce que ces braves gens de loi vous donnent « la chair de poule » ? Et sinon, pourquoi vous la donnerais-je, moi ? Mon affaire, ce soir, est d’éclairer votre position de manière à ne pas laisser place au moindre malentendu ; et c’est ce qui est fait maintenant. Votre position, la voici. Si votre femme vit, vous payerez les billets au moyen de la signature qu’elle mettra sur ce parchemin. Si elle meurt, vous les payerez au moyen de sa mort.

Comme il parlait, la lumière s’éteignit dans la chambre de madame Fosco, et tout le premier étage du château se trouva plongé dans l’obscurité.

— Des mots ! des mots ! grommelait sir Percival. Ne croirait-on pas, à vous entendre, que la signature de ma femme est déjà tout obtenue ?

— Vous avez mis l’affaire entre mes mains, répliqua le comte, et j’ai à ma disposition plus de deux mois pour la mener à bien. N’en parlons plus actuellement, s’il vous plaît. Lorsque les billets viendront à échoir, vous verrez par vous-même si ce que vous appelez « des mots » vaut quelque chose ou ne signifie rien. Et, maintenant, Percival, que nous en avons fini pour ce soir avec les affaires d’argent, me voici tout prêt à vous écouter, si vous avez à me demander conseil sur cette seconde difficulté qui est venue si mal à propos compliquer nos petits embarras ; elle vous a tellement changé, — en mal, il faut bien le dire, — que c’est tout au plus si je vous reconnais. Parlez, mon ami… et veuillez m’excuser si je blesse vos rudes appétits nationaux en me préparant un second verre d’eau sucrée.

— Parler, parler !… c’est facile à dire, répondit sir Percival d’un ton bien plus tranquille et plus poli qu’au début de l’entretien ; mais il n’est pas si facile de savoir par où entrer en matière.

— Faut-il vous aider ? insinua le comte. Faut-il donner un nom propre à cette petite difficulté qui vous arrête ?… Eh bien ! supposez que nous l’appelions : Anne Catherick ?

— Voyons, Fosco !… Nous nous connaissons, vous et moi, depuis longtemps ; et si, avant celle où nous sommes, vous m’avez déjà aidé à sortir d’une ou deux passes assez difficiles, j’ai fait, en retour, tout ce que je pouvais pour vous être utile, au moins pécuniairement. Il y a eu, de part et d’autre, autant de sacrifices que deux amis s’en peuvent faire ; mais, tout naturellement, nous avons eu nos secrets l’un pour l’autre… n’est-il pas vrai ?

— C’est-à-dire, Percival, que vous avez eu un secret pour moi. Il y a par ici, dans vos armoires de Blackwater-Park, un squelette indiscret qui, dans ces derniers temps, s’est révélé à d’autres qu’à vous.

— Eh bien ! supposons qu’il en soit ainsi. La chose ne vous concernant en rien, il me semble, — n’est-ce pas ? — que vous pourriez vous dispenser de montrer tant de curiosité à cet égard.

— Est-ce que je montre réellement beaucoup de curiosité là-dessus ?

— Positivement, oui ; vous en montrez.

— Diable ! diable ! mon visage alors dit la vérité ?… Combien il doit y avoir de bonnes qualités originelles dans la constitution d’un homme, parvenu à l’âge que j’ai, sans que sa figure ait encore perdu l’habitude de trahir sa pensée !… Allons, allons, Glyde, soyons francs l’un avec l’autre ! Ce secret que vous gardiez est venu au-devant de moi : ce n’est pas moi qui l’ai cherché. Admettons que je sois curieux. Me demandez-vous, au nom de notre vieille amitié, de respecter votre secret et de le laisser, une fois pour toutes, à votre garde ?

— Oui… c’est là justement ce que je vous demande.

— Alors, c’en est fait de ma curiosité. La voilà morte, tout à fait morte dès ce moment.

— Est-ce bien là votre pensée ?

— Pourquoi donc douteriez-vous de moi ?

— J’ai déjà expérimenté, Fosco, ce que vous appelez votre « rondeur en affaires ; » et je ne suis pas bien certain que vous ne parveniez, en somme, à me tirer les vers du nez…

Un fauteuil craqua soudain au-dessous de moi, et je sentis ébranler, de fond en comble, le pilier qui soutenait la légère charpente. Le comte, indigné, venait de se dresser en pieds, et de heurter de la main cette frêle colonne.

— Percival ! Percival ! s’écriait-il avec l’accent de la colère, ne me connaissez-vous pas mieux que cela ? La longue expérience que vous avez faite de mon caractère ne l’a-t-elle pas mieux révélé ? Je suis un homme jeté dans le moule antique, je serais capable de tout ce que peut engendrer la vertu la plus exaltée… pourvu que l’occasion me fût donnée de pouvoir la déployer. Le malheur de ma vie, c’est que j’ai eu pour cela, jusqu’ici, trop peu de chances. Ma conception de l’amitié va jusqu’au sublime. Est-ce donc ma faute si votre squelette s’est révélé à moi ? et pourquoi vous avouai-je tout à l’heure ma curiosité ? Oh ! Anglais superficiel que vous êtes, c’est pour grandir l’empire que j’ai sur moi-même. Je pourrais, si cela me convenait, extraire de vous ce secret si bien gardé, comme je fais sortir ce doigt de ma main qui le serre… Je le pourrais, et vous le savez !… Mais vous avez fait appel à mon amitié ; or les devoirs de l’amitié sont sacrés pour moi. Voyez plutôt !… je foule aux pieds ma curiosité qui me ravale à mes propres yeux… L’exaltation de mes sentiments m’élève au-dessus d’elle. Sachez les reconnaître, Percival ! Percival, sachez les imiter !… Et, tenez !… une poignée de main… Je vous pardonne !…

Sur ces derniers mots la voix sembla lui manquer, lui manquer comme si, dans ce moment-là même, il était suffoqué par les larmes !

Sir Percival, un peu confus, essayait de s’excuser, mais le comte était trop magnanime pour prêter l’oreille à ses commentaires.

— Non ! disait-il, quand mon ami m’a blessé, je lui pardonne sans avoir besoin de ses apologies. Dites-moi, tout simplement, si vous avez besoin de mon secours ?

— Mais, oui… il m’est terriblement nécessaire.

— Et pouvez-vous me le demander sans vous compromettre ?

— Je puis essayer, du moins.

— Essayez donc !

— Eh bien ! voici comme vont les choses… Je vous ai dit aujourd’hui, que j’avais fait tout mon possible pour découvrir Anne Catherick ; je vous ai dit que j’avais échoué.

— Oui ; tout cela, vous me l’avez dit.

— Fosco !… Je suis perdu si je ne la retrouve pas.

— Ah ! l’affaire est-elle aussi sérieuse que cela ?…

Un petit courant de lumière, voyageant sous la verandah, vint se projeter sur le sable de l’allée. Le comte avait pris la lampe posée à l’intérieur de la pièce où ils étaient, afin d’examiner, en pleine lumière, le visage de son ami.

— Oui ! dit-il, « votre » physionomie, à son tour, dit la vérité. L’affaire est vraiment sérieuse. Aussi sérieuse que les questions d’argent elles-mêmes ?

— Plus sérieuse… Aussi vrai que vous me voyez sur ce fauteuil, beaucoup plus sérieuse…

La lumière disparut et l’entretien continua.

— Je vous ai montré, reprit sir Percival, la lettre, à l’adresse de ma femme, qu’Anne Catherick avait cachée dans le sable. Cette lettre, Fosco, n’est pas remplie de vaines menaces ; — Anne Catherick connaît le secret dont je vous ai laissé soupçonner l’existence.

— En ma présence, Percival, parlez du secret le moins possible. Le connaît-elle par vous ?

— Non ; elle le tient de sa mère.

— Eh ! quoi ? deux femmes en possession de votre pensée secrète !… mauvais, mauvais, mauvais, mon cher !… Ici, avant de passer outre, une question. Le motif que vous avez pu avoir d’enfermer la fille à l’hôpital est maintenant assez clair pour moi… mais ce qui ne l’est pas autant, c’est la manière dont elle a pu s’évader. Soupçonnez-vous les gens chargés d’elle d’avoir volontairement fermé les yeux là-dessus, à la prière de quelque ennemi qui aurait eu le moyen de leur rendre cette connivence profitable ?

— Non ; c’était, de toutes leurs malades, celle qui se conduisait le mieux… et, comme des imbéciles, ils se sont fiés à elle. Elle est juste assez folle pour qu’on l’enferme, et juste assez sensée pour me perdre, une fois en liberté… Comprenez-vous bien cela ?

— Je le comprends à merveille. Et maintenant, Percival, arrivons droit au but, pour que je sache à qui j’ai affaire. Où est, présentement, le grand péril de votre situation ?

— Anne Catherick a paru dans ces environs, et s’est mise en rapports réglés avec lady Glyde… Voilà le danger ; il s’explique de lui-même. Qui peut, ayant lu la lettre qu’elle cachait dans le sable, ne pas voir que, malgré ses dénégations, ma femme est en possession du secret ?

— Un moment, Percival : si lady Glyde connaît l’existence du secret, elle doit aussi savoir que ce secret « vous » peut compromettre. Étant votre femme, elle se trouve certainement intéressée à le garder ?

— Croyez-vous ?… Discutons ce point. Elle y serait intéressée, si elle se souciait de moi le moins du monde. Mais il arrive que je suis pour elle un obstacle à l’amour d’un autre homme. Elle était éprise de lui avant de m’épouser ; elle en est éprise encore aujourd’hui. C’est un infernal vagabond, un misérable professeur de dessin, nommé Hartright.

— Mon cher ami, que voyez-vous d’extraordinaire à cela ? Toutes en aiment un autre. Qui jamais, dans le cœur d’une femme, a pris la première place ? Pour ma part, je n’ai pas encore rencontré d’homme qui eût le numéro un ; le numéro deux, quelquefois ; les numéros trois, quatre, cinq, souvent. Le numéro un, jamais ! il existe, cela va sans le dire… mais je ne l’ai jamais rencontré.

— Un instant ! je n’ai pas encore tout dit. Par qui croyez-vous qu’Anne Catherick ait été aidée à prendre l’avance sur les gens de l’hospice lancés après elle ? Par cet Hartright. Et par qui a-t-elle été retrouvée dans le Cumberland ? Toujours par Hartright. L’une et l’autre fois, il lui a parlé seul à seul. Attendez…, ne m’interrompez pas !… Le drôle est aussi féru de ma femme qu’elle peut être éprise de lui. Il est, comme elle, au courant du secret : qu’ils viennent à se réunir encore, et l’intérêt de l’un comme celui de l’autre sera de faire tourner contre moi tout ce qu’ils savent.

— Doucement, Percival, doucement !… ne tenez-vous aucun compte des vertus de lady Glyde ?

— Laissez-moi donc tranquille avec ses vertus ! Je ne crois à rien d’elle, si ce n’est à son argent. Ne voyez-vous pas où en sont les choses ?… Laissée à elle-même, je n’aurais pas grand’chose à en craindre ; mais si jamais elle et ce vagabond…

— Oui, oui, je comprends… Où est M. Hartright ?

— À l’étranger. S’il tient à conserver sur ses os une peau intacte, je l’engage fort à ne pas se presser de revenir.

— Êtes-vous bien sûr qu’il soit à l’étranger ?

— Sûr et certain. Je l’ai fait surveiller depuis le moment où il a quitté le Cumberland jusqu’à celui où il s’est embarqué… Oh ! j’ai pris mes précautions, vous pouvez y compter !… Anne Catherick habitait chez des gens qui occupent une ferme près de Limmeridge. Je m’y rendis moi-même, quand elle m’eut glissé entre les mains, et m’assurai qu’ils ne savaient rien. Je rédigeai moi-même, pour sa mère, la lettre que celle-ci devait écrire à miss Halcombe, afin de m’exonérer de tout mauvais motif dans la part que j’avais prise à l’emprisonnement de cette enfant. J’ai dépensé, je n’oserais dire combien, à essayer de la rattraper. Et voici que, malgré tout, elle se montre dans ces parages ; voici que, sur mes propres domaines, elle se joue de mes poursuites ! Que sais-je maintenant des autres personnes qui la pourront voir, et à qui elle pourra parler ? Ce misérable espion d’Hartright peut revenir sans que je m’en doute, et, demain peut-être, qui sait ? se servir d’elle pour…

— Halte-là, Percival !… Puisque me voici, et puisque cette femme est dans les environs, je vous garantis que nous mettrons la main sur elle avant M. Hartright, — alors même qu’il reviendrait… Je vois, maintenant ! Oui, oui, je vois notre affaire ! Le point essentiel, tout d’abord, c’est de trouver Anne Catherick : soyez en repos sur tout le reste. Votre femme est ici, à votre discrétion ; miss Halcombe ne peut se séparer d’elle, et par là se trouve à votre discrétion, elle aussi ; enfin, M. Hartright est hors du pays. Nous n’avons donc à nous occuper, présentement, que de cette folle insaisissable… Vous avez commencé vos recherches ?

— Oui. Je suis allé chez sa mère ; j’ai fouillé le village… et tout cela sans résultat aucun.

— Peut-on compter sur sa mère ?

— Oui.

— Elle a pourtant, une fois, révélé votre secret.

— Cela ne lui arrivera plus.

— Pourquoi pas ? Est-ce que ses propres intérêts, aussi bien que les vôtres, doivent la porter à se taire ?

— Oui… Elle y est fortement intéressée.

— Je suis charmé pour vous, Percival, qu’il en soit ainsi. Ne vous découragez pas, mon ami. Nos affaires d’argent, je vous le disais, me laissent le temps de me retourner, et je puis, « moi », chercher dès demain Anne Catherick avec plus de succès que vous n’avez fait… Encore une question, avant d’aller nous coucher.

— Quelle est-elle ?

— La voici. Lorsque j’allai à l’embarcadère, près du lac, prévenir lady Glyde que les petites difficultés relatives à sa signature étaient levées provisoirement, le hasard m’y conduisit assez à temps pour que je visse une femme étrangère, laquelle s’éloigna de la vôtre avec des allures passablement suspectes. Mais ce même hasard ne me plaça pas assez près d’elle pour que je pusse discerner clairement les traits de cette même femme. Il faut pourtant que je sois à même de reconnaître l’invisible demoiselle. Faites-moi un peu son portrait.

— Son portrait ?… Je vais vous le tracer en deux mots… Figurez-vous ma femme, après une longue maladie…

Le fauteuil craqua, et le pilastre, une fois de plus, fut ébranlé. Le comte avait encore bondi hors de son siège, — cette fois dans un élan de surprise.

— Comment !!! s’écria-t-il d’une voix fort émue.

— Oui, reprit sir Percival ; représentez-vous ma femme, au sortir d’une longue fièvre, et la tête un peu dérangée… vous aurez devant vous Anne Catherick.

— Y a-t-il donc entre elles un lien de parenté ?

— Pas le moindre.

— Et elles se ressemblent à ce point ?

— À ce point, comme vous dites… Qu’est-ce qui vous fait rire ainsi ?…

Il ne fut pas répondu à cette question, et je n’entendais aucune sorte de bruit. Le comte, selon sa coutume, riait en dedans et sans le moindre éclat.

— Voyons, de quoi riez-vous ? répéta sir Percival.

— Eh ! mon bon ami ! peut-être des chimères que je me fais. Passez quelque chose à ma gaieté italienne… Est-ce que je ne viens pas de cette nation illustre qui jadis inventa l’exhibition de Polichinelle ?… Fort bien ; fort bien, fort bien !… J’ai de quoi reconnaître Anne Catherick quand je la verrai… Pour ce soir, c’est tout ce qu’il faut. Tranquillisez-vous, Percival ; dormez, mon fils, du sommeil du juste, et vous verrez ce que je ferai pour vous, dès que le jour viendra nous prêter ses clartés bienfaisantes. J’ai déjà ici, dans cette grosse tête que vous voyez, une foule de projets et de plans. Vous paierez ces billets, et vous retrouverez Anne Catherick, croyez-en ma parole d’honneur toujours sacrée ! Et, maintenant, suis-je ou ne suis-je pas un ami à loger précieusement dans le meilleur recoin de votre noble cœur ? Ne vaux-je pas bien ces prêts d’argent que, naguère encore, vous m’avez rappelés avec tant de délicatesse ? Quoi qu’il arrive, ne me froissez plus dans mes sentiments. Sachez les reconnaître, Percival ! Percival, sachez les imiter !… Je vous pardonne encore, je vous tends encore la main… Bonne nuit !…

Il n’y eut plus une seule parole prononcée. J’entendis le comte fermer la porte de la bibliothèque. J’entendis sir Percival assurant les barreaux des volets. Il avait plu tout ce temps, et à déluge. Ma position contrainte m’avait donné des crampes, et j’étais transie jusqu’aux os. Lorsque, pour la première fois, j’essayai de remuer, il m’en coûta un effort si pénible que je fus obligée de m’en tenir là. Je tentai pourtant une seconde épreuve, et parvins, cette fois, à me redresser à genoux sur le toit mouillé.

Quand je me fus traînée contre le mur, et au moment où, m’appuyant à lui, je me relevais, un regard que je jetai derrière moi, me montra tout à coup, inondé de lumière, le cabinet de toilette du comte. Mon courage, près de s’éteindre, se ranima subitement en moi, et me permit de tenir mes yeux arrêtés sur cette fenêtre éclairée, tandis que, furtivement, pas à pas, je me glissais le long des murs du château.

L’horloge sonnait une heure et quart, au moment où mes mains se posèrent sur l’appui de ma fenêtre. Je n’avais rien vu, rien entendu qui me donnât à supposer que ma retraite m’eût trahie.