La Fille Élisa/Livre II

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Charpentier (p. 163-291).

===LIVRE II===

XXXV[modifier]

Au milieu d’hommes, de femmes, d’enfants, d’une foule amassée, en une minute, dans la gare, un garde municipal avait fait monter la fille Élisa dans un wagon portant : Service des Prisons. Cette foule, un petit oiseau envolé à tire-d’ailes du toit du wagon, à l’ouverture de la portière, les yeux de la condamnée voyaient cela vaguement, et aussi les barreaux peints en imitation sur la voiture...

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« Elle était là, bien vraiment, graciée pour de bon. La guillotine ne lui couperait pas le cou. Son corps, en deux morceaux, ne serait pas couché dans la froide terre qu’elle voyait couverte de neige... Demain, avant le jour, les curieux battant la semelle sur la place de la Roquette, en attendant son exécution, ne la réveilleraient plus... Elle vivrait !...

« Oui le train était parti... Elle s’éloignait de la place de la mort... On ne voulait pas décidément la faire mourir. Au fait, qu’est-ce qu’on lui avait dit là-bas... elle n’avait compris qu’une chose, c’est qu’elle ne mourrait pas... Ah ! maintenant elle se rappelait. Une cloche, qu’on avait baptisée, dans une paroisse, le curé qui avait demandé sa grâce... Elle vivrait ! Ah ! ah ! elle vivrait. » Et elle partit d’un éclat de rire strident.

Toute honteuse, aussitôt, elle fouillait de ses regards l’ombre autour d’elle. En montant, elle n’avait pas fait attention s’il y avait d’autres voyageuses. Elle était seule. Alors elle se remettait à rire nerveusement, par deux ou trois fois, secouée par une hilarité farouche qu’elle ne pouvait arrêter, et qui repartait malgré elle.

La condamnée redevenait sérieuse, et au bout de quelques instants s’échappait de ses lèvres soupirantes : « C’est pas de moi qu’on peut dire que j’ai eu une bien belle marraine ! »

Le train marchait à toute vitesse avec un fort mouvement de lacet. Élisa était tombée dans une absorption où ses pensées emportées, dans la nuit du wagon, par la vitesse tressautante du chemin de fer, avaient quelque chose du noir cauchemar d’un vivant que roulerait en tâtonnant, sous l’eau d’un océan, un bâtiment sombré.

Un coup de sifflet, le nom d’une station appelé par un employé, des pas lourds sur le sable à côté d’elle, réveillèrent la sombre songeuse.

La curiosité de voir tout à coup prenait Élisa. Sous le banc en face d’elle, tout en bas, dans le bois travaillé par la gelée et le dégel, une petite fente laissait passer une filtrée de jour. Elle se jetait à plat ventre, collait son œil à la fissure. Un homme et une femme, dans le sautillement d’enfants entre leurs jambes, allaient, par un petit chemin de campagne, vers une maison dont la cheminée fumait. Le ménage marchait heureux, avec la hâte des gens, qui, après une courte absence, sont pressés de retrouver le coin du feu de la famille.

Et le voyage continuait, commençant à paraître éternel à Élisa, semblant ne devoir jamais toucher à son terme, quoiqu’elle sentît bien qu’il n’y avait pas très longtemps qu’elle avait quitté la gare.

Avec le brusque mouvement d’une mémoire qui se rappelle une chose oubliée, subitement, elle tirait du milieu du linge, qui remplissait un petit panier de paille noir, un morceau de papier graisseux qu’elle glissait dans ses cheveux, le dissimulant sous l’épaisseur de son chignon.

Les coups de sifflet, les appels des stations, les descentes des voyageurs se succédaient. Mais à mesure que la condamnée approchait du lieu de sa détention, le désir d’arriver, elle ne l’avait plus, et une espèce d’épouvante irraisonnée de l’inconnu qui l’attendait lui faisait battre le cœur, comme le cœur de ces tremblants oiseaux qu’on tient dans sa main.

« Était-ce là ? » Elle croyait avoir entendu crier le nom de l’endroit qu’on lui avait nommé à Paris. Instinctivement, elle se rencogna dans sa place, avec le pelotonnement d’une enfant, se faisant toute petite sous la menace d’une chose qui lui fait peur. « Non, ce n’était pas encore là, tout le monde était descendu !... on n’était pas venu la chercher. »

La portière s’ouvrit brusquement. Une voix dure lui dit de descendre.

Elle se levait, mais ses yeux déshabitués de la lumière, ne voyant, depuis plusieurs jours que les ténèbres de la chambre du condamné à mort, eurent, un moment, un éblouissement de l’aveuglant soleil d’hiver qui éclairait le dehors, et comme son pied hésitant tâtonnait les marches pour descendre, l’homme à la voix dure la poussa assez rudement. Elle avait eu, à Paris, une terreur de la foule amassée autour d’elle, aux cris de : l’assassine, v’là l’assassine ! elle redoutait cette foule à la gare de la ville, où se trouvait la prison. Personne n’était plus là. On avait attendu, pour son transfèrement, que la station fût vide.

Élisa cherchait de l’œil la voiture qui devait la conduire à la prison, quand deux hommes vêtus de bleu s’approchèrent de chaque côté d’elle et la firent marcher entre eux. L’administration faisait l’économie d’un omnibus, quand le service des prisons ne lui amenait qu’une ou deux condamnées.

Elle côtoyait, entre ses deux gardiens silencieux, des maisons de faubourg. Les rares passants qui la croisaient ne levaient pas même la tête. Il y avait une telle habitude à Noirlieu de voir tous les jours passer des prisonnières !

Elle prenait une rue montante entre des jardins dont les arbres se penchaient au-dessus des murs. Du givre était tombé la nuit. Il avait gelé le matin. Le soleil brillait alors. Les arbres qui avaient conservé leurs feuilles paraissaient avoir des feuilles de cristal, et les enveloppes glacées de ces feuilles tombaient, à tout moment, faisant dans la rue, autour d’elle, sur le pavé, le bruit léger de verre cassé.

Elle croyait passer sous une ancienne porte de ville où, dans la vieille pierre, avait pris racine un grand arbre.

Elle était comme mal éveillée, et ses pieds la portaient sans qu’elle se sentît marcher.

À un détour, elle se trouva inopinément en face d’une grille peinte en rouge toute grande ouverte. Elle gravissait alors, avec un pas qui se raidissait dans la résolution d’en finir, une ruelle resserrée entre des clôtures de jardinets, aux grands rosiers échevelés, dont l’un la faisait tressaillir, en lui égratignant le cou.

De loin, devant elle, elle pouvait lire, en lettres noires, sur le plâtre blanc d’une grande porte cochère : MAISON CENTRALE DE FORCE ET CORRECTIONNELLE.

La porte cochère s’ouvrait. Elle se figurait déjà enfermée entre quatre murs. Quand elle voyait encore du ciel au-dessus de sa tête, elle respirait longuement, presque bruyamment. Elle était dans une cour aux angles de laquelle s’élevaient quatre bâtiments neufs bâtis d’une brique à la couleur gaie. Dans cette cour balayaient des femmes en cornettes rouges, en casaquins bleus, en sabots, ― des femmes, dont les regards en dessous avaient une expression qu’elle n’avait point encore rencontrée dans les yeux de créatures en liberté.

Les deux gardiens, entre lesquels elle marchait toujours, la firent se diriger vers un perron s’avançant au bas d’une manière de donjon encastré dans les constructions modernes.

Elle entrait dans un vestibule où elle apercevait un petit poêle, un bureau couvert de gros registres dans le renfoncement d’une fenêtre, et, par la porte d’un cabinet entrouvert, le pied d’un lit de sangle. L’homme du guichet lui demandait son argent, ses bijoux.

Elle retirait de sa poche son porte-monnaie, ôtait de son cou une petite médaille, détachait de ses oreilles de grosses pendeloques.

L’homme lui faisait remarquer qu’elle avait encore une bague à un doigt.

C’était une pauvre bague en argent avec un cœur sur un morceau de verre bleu.

Elle l’enlevait de son doigt, comme à regret, tout en regardant, sans que ses yeux pussent s’en détourner, la barrière séparant la pièce en deux : une barrière en gros pieux équarris, comme elle se rappelait en avoir vu une, autour des éléphants, un jour qu’elle avait été au Jardin des plantes.

Fixant la fermeture, la porte de fer, avec des narines qui se gonflaient et le hérissement d’un animal sauvage qui flaire la cage où il va être encagé, elle s’oubliait à donner sa bague, qui lui fut prise des mains.

Le guichetier avait fini de copier sur un registre un papier que lui avait remis l’un des conducteurs, quand l’autre, au grand étonnement d’Élisa, lui faisant tourner le dos à la porte intérieure de la prison, la mena par un passage, entre de hauts murs, à une petite maison dans un jardin. Après la visite, le gardien la reprenant au seuil de l’infirmerie, la ramenant près de la grande porte cochère de l’entrée, lui faisait gravir un escalier en bois où montaient des odeurs de lessive et de pain chaud. Elle était à peine entrée dans une grande pièce dont les deux fenêtres sur une cour étroite lui montraient, séchant sur des cordes, des centaines des chemises de femmes qu’une sœur à la robe grise, au visage sévère, lui commanda de se déshabiller.

Elle commençait à se dévêtir avec des pauses, des arrêts, des mains ennuyées de dénouer des cordons, des gestes suspendus, une lenteur désireuse de retenir sur son corps, quelques instants de plus, les vêtements de sa vie libre.

Elle voyait, pendant qu’elle éparpillait autour d’elle les pièces de sa pauvre toilette, une condamnée prendre sur les rayons un madras à raies bleues, une robe de droguet, un jupon, une chemise de grosse toile pareille à celles qui séchaient dans la petite cour, un mouchoir, des bas de laine, des chaussons, des sabots baptisés, dans le langage de la prison, du nom « d’escarpins en cuir de brouette ».

Élisa était enfin habillée en détenue, avec sur le bras le double numéro de son écrou et de son linge, le double numéro sous lequel ― sans nom désormais ― elle allait vivre son existence d’expiation.

La sœur examinait, de la tête aux pieds, la nouvelle habillée, disait un mot à la condamnée de service qui s’approchait d’Élisa, portait les mains à sa cornette. Il y avait, dans le haut du corps de la prisonnière, l’ébauche violente d’un mouvement de résistance qui tombait aussitôt qu’elle sentait les mains touchant à sa coiffure se contenter de rentrer sous son madras les deux couettes de cheveux de ses tempes.

Cela fait, la condamnée de service ramassait par terre les vêtements d’Élisa, les empaquetait dans une serviette à laquelle elle faisait un nœud. La sœur avait griffonné des chiffres sur un morceau de peau, que l’autre attachait, sur le paquet, avec une aiguillée de fil.

Puis les deux femmes portaient le paquet dans la pièce voisine.

XXXVI[modifier]

Élisa suivait machinalement la sœur, sans que la sœur lui fît défense d’entrer.

C’était un petit cabinet appelé le Magasin. Le long des quatre murs, des rayons de bois blanc montaient du parquet jusqu’au plafond ; il y avait sur les planches, pressés, tassés, empilés, accumulés, des paquets semblables à celui que les deux femmes venaient faire de ses effets. Les paquets étaient si nombreux que la place commençait à devenir étroite pour eux, et que déjà les derniers bouchaient presque entièrement la petite fenêtre qui éclairait la pièce. Le plafond, on ne le voyait pas. Il disparaissait sous les paniers de paille jaunes et noirs qui y étaient pendus.

Au montant d’un rayon s’apercevait, accrochée à un clou, une robe neuve de laine brune.

― Ah ! déjà ! dit la sœur.

― Oui, ma sœur, ― répondit la détenue, montée sur une chaise, et en train de placer le paquet d’Élisa dans l’enfoncement de la fenêtre. ― C’est la robe de vingt-six francs, pour celle du quartier d’amendement,... qui va au couvent.

Et la détenue se mit à faire entrer de force, au milieu des paniers déjà suspendus, le panier d’Élisa.

Lassée, brisée, anéantie par les fatigues de la journée, et le corps secoué, de temps en temps, par des soubresauts comme en gardent longtemps les membres des mineurs après un enfouissement dont ils sont sortis vivants, Élisa regardait bêtement les paquets. Un de ces paquets, un peu défait, laissait couler au dehors, taillé dans une mode qui remontait à une trentaine d’années, un vieux morceau d’étoffe comme Élisa se rappelait ― quand elle était toute petite, ― en avoir vu sur le dos de sa mère. Et Élisa avait, un moment, la vision d’une femme, entrée toute jeune, ressortant toute vieille, sous cette robe âgée d’un quart de siècle.

Il y avait encore des paquets, dont la toile d’enveloppe était devenue jaune, et dont les rentrants du nœud enfermaient, dans un liséré de poussière, des ailes de mouches mortes.

Chose bizarre ! Chez Élisa, la vue des objets était comme diffuse, ne lui apportait rien de leur ensemble, de leur aspect général, et cependant d’infiniment petits détails entraient et se gravaient dans sa tête presque malgré elle.

Élisa remarquait alors que tous ces paquets portaient sur un morceau de peau quelque chose d’écrit ; elle s’approchait de plus près, lisait sur l’un d’eux.

N° 3093

Entrée ― le 7 mars 1849.

Sortie ― le 7 mars 1867.

« Ces deux dates... ça représentait bien des années... mais, au juste, combien d’années ça faisait-il ? Et comme dans le vide de sa cervelle, dans la défaillance et l’espèce d’évanouissement de son être, elle ne trouvait pas tout de suite, Élisa se mettait à compter sur ses doigts : 1850, 1851, 1852, 1853, 1854, 1855... Mais, au milieu de son compte, elle laissait tomber et se rouvrir ses mains. Qu’est-ce que lui faisaient les années... pour elle, il n’y avait pas d’années... pour elle, c’était toujours, toujours, toujours ! »

XXXVII[modifier]

Élisa avait entendu refermer sur elle la porte de l’écrou ; elle s’était enfin trouvée dans l’intérieur de ces murs qui ne devaient laisser ressortir de la prisonnière qu’un corps dans un cercueil.

Elle avait couché dans le lit large de 70 centimètres, au matelas de douze livres, à la couverture de laine brune.

À cinq heures et demie, le lendemain, elle se levait, entendait la prière dite par la sœur, descendait prendre un morceau de pain au réfectoire.

À six heures et demie, elle remontait dans la salle de travail, cousait jusqu’à neuf heures.

À neuf heures, elle redescendait au réfectoire manger la gamelle de légumes secs de trois décilitres et boire l’eau de la cruche de grès du déjeuner.

À neuf heures et demie, elle faisait la promenade du préau.

À dix heures, elle remontait dans la salle de travail, cousait jusqu’à quatre heures.

À quatre heures, elle redescendait au réfectoire manger la gamelle de légumes et boire l’eau de la cruche du dîner.

À quatre heures et demie, elle refaisait la promenade du préau.

À cinq heures, elle remontait dans la salle de travail, cousait jusqu’à la nuit.

À la nuit, elle se couchait. Tous les jours, c’étaient la même journée, les mêmes occupations, la même promenade, la même nourriture, les mêmes descentes et les mêmes ascensions d’escaliers revenant aux mêmes heures.

XXXVIII[modifier]

Des jours, beaucoup de jours se passèrent, sans qu’Élisa eût la notion de son existence pénitentiaire, le sentiment du châtiment qui la frappait, la conscience de la mortification de son corps et de son esprit. Ainsi que les gens assommés de coups sur la tête et restés debout sur leurs pieds, elle vivait sa vie nouvelle dans une sorte d’assoupissement cérébral qui l’empêchait de voir, de sentir, de souffrir, subissant des choses, passant par des milieux, accomplissant des actes dans une stupide absence d’elle-même.

Un matin, la récréation la réveilla, la fit tout à coup revivante pour les douleurs humaines.

Chaque jour dans le préau aux hauts murs, et sans arbres et sans herbe, sur la largeur d’un étroit sentier formé de deux briques posées l’une contre l’autre, dessinant un carré rouge au centre du pavage gris de la cour ― un pavage de fosse à bêtes féroces ― les détenues, espacées par un mètre de distance, doivent se promener, l’une à la file de l’autre, les mains au dos, le regard à terre.

Élisa, ce jour-là, avait déjà parcouru, une vingtaine de fois, l’inexorable carré, quand par hasard, sa vue se soulevant de terre et montant au bleu du ciel, aperçut, avec des yeux subitement ouverts à la réalité, le dos de ces compagnes...

Elle eut peur, et ses mains instinctivement se mirent à tâter sur elle la vie de son corps. Un moment, au milieu de ces allants immobiles, de ce processionnement automatique, de cette marche dormante, de cette promenade silencieuse au claquement régulier et mécanique de tous les sabots tombant dans les pas creusés par les sabots du passé, un moment, il sembla à la misérable fille être prise dans l’engrenage d’une ronde d’êtres ayant cessé de vivre, condamnés à tourner éternellement sur ce champ de briques.


Et la promenade continua, chassant des remparts avec la tristesse inexprimable de son bruit mort, les promeneurs de Noirlieu.

XXXIX[modifier]

Dans la salle de travail, où avait été placée Élisa, contre le mur de droite, au-dessus de la petite table de l’écrivain et de sa cornette rose, une sœur de la Sagesse, dominant du haut d’une chaire les travailleuses, se tenait debout, les mains abandonnées, en les plis raides d’une femme de pierre d’un Saint-Sépulcre.

En face d’Élisa, sous un crucifix ainsi qu’un grand œil divin ouvert sur la salle, le bleu d’un cadre portait en lettres blanches : « DIEU ME VOIT », et au-dessous de l’œil divin, très souvent, il y avait, au trou imperceptible fait par un clou dans la porte, l’œil de l’inspecteur en tournée dans les corridors.

Les prisonnières, le visage plein, le teint uni et blanc et un peu bis des convalescentes d’hôpital, avaient des têtes carrées, des têtes de volonté obtuse, d’endurcissement, de méchanceté noire. Leur physionomie était comme fermée, mais, sous l’ensevelissement hypocrite de la vie de leurs traits, l’on sentait des passions de feu couvant, et leur regard qui faisait le mort, se relevant lentement après le passage des personnes, leur dardait dans le dos, jusqu’à la porte, la curiosité de la haine. Elles étaient occupées à toutes sortes de travaux. Les unes confectionnaient de la lingerie, les autres fabriquaient des corsets pour l’exportation, les autres découpaient des boutons à l’emporte-pièce, les autres tressaient des chapeaux de paille, les autres assemblaient des chapelets, beaucoup faisaient marcher une couseuse mécanique, trois ou quatre seulement brodaient.

De toutes ces rangées de femmes, courbées sur leur ouvrage, de toutes ces détenues semblablement vêtues, de toutes ces têtes coiffées et de tous ces dos recouverts de madras à raies bleues, se levait, dans le jour du nord du grand atelier, un brouillard bleuâtre, une luminosité froide, reflétée de couleurs de misère, de prison, d’infirmerie, que faisaient encore plus tristes les fleurs aux soies éclatantes, entrouvertes sur le métier des brodeuses.

Le travail était incessant, toujours recommençant, sans rien de ce qui anime, encourage, réjouit le travail, sans une parole, sans un mot, sans une exclamation par laquelle se confesse tout haut le plaisir de la tâche terminée. Dans la manufacture muette, en plein silence continu, seul, un coup de dé, frappé de temps en temps sur le dossier d’une chaise, avertissait la prévote qu’une femme avait fini l’ouvrage donné, ― qu’elle attendait l’autre.

XL[modifier]

Le silence continu ! Élisa eut bien à souffrir à l’effet de se faire à la dure règle. C’est tellement contre nature pour une créature humaine de se déshabituer de parler. La parole ! mais n’est-elle pas une expansion spontanée, une émission irréfléchie, le cri involontaire, pour ainsi dire, des mouvements de l’âme ? La parole ! n’est-ce pas la manifestation d’une existence d’homme ou de femme tout aussi bien que le battement d’un pouls ? Et comment un être vivant, à moins d’avoir la bouche cadenassée, ne parlerait-il pas aux êtres vivants au milieu desquels il vit dans le contact des promenades, dans le voisinage des occupations, dans l’interrogation des regards mêlés, dans le coudoiement des corps par les ateliers étroits, dans cette communauté côte à côte de toute la journée, dans ce qui fait naître enfin et produit et développe partout ailleurs la parole ? Ne jamais parler ! elle y tâchait. Mais elle était femme, un être dont les sentiments, les sensations, l’impressionnabilité d’enfant, bon gré, mal gré, jaillissent au dehors, en une loquacité gazouillante, un verbe diffus, des paroles, beaucoup de paroles. Ne jamais parler ! ne jamais parler ! mais les ordres religieux de femmes qui ont fait le vœu du silence n’ont, en aucun temps, pu s’y astreindre rigoureusement. Ne jamais parler ! mais elle, elle avait encore à triompher de ces petites colères folles, particulières aux femmes de sa classe, et qui ont besoin de se répandre, de se résoudre dans du bruit, dans de la sonorité criarde. Ne jamais parler !... on la voyait perpétuellement, les lèvres remuantes, comme mâchonner quelque chose qu’elle se décidait, à la fin, à ravaler avec une contraction dans la face. Ne jamais parler ! ne jamais parler ! À Noirlieu, ― était-ce une pure légende provinciale ? ― les gens de la ville racontaient aux étrangers que le silence continu donnait aux femmes de la prison des maladies de la gorge et du larynx, et que, pour combattre ces maladies, on forçait les détenues à chanter le dimanche à la messe.

XLI[modifier]

Dans la salle de travail, le hasard avait placé Élisa entre deux femmes, coudes à coudes avec elle, du matin au soir.

L’une était la doyenne de la prison. Elle avait ses trente-six ans accomplis de détention. C’était une grande et sèche et maigre paysanne sur laquelle les rigueurs pénitentiaires ne semblaient pas mordre, une créature de fer que rien ne paraissait faire souffrir, et qui gardait sa santé et sa raison au bout de ce nombre homicide d’années de silence. Elle avait été condamnée aux travaux forcés pour, de complicité avec son père, avoir assassiné sa mère et de ses mains de fille fait enfoncer sous des pavés le corps encore plein de vie surnageant dans un puits.

Elle effrayait avec son impassibilité, avec la fermeture de son visage, avec le mutisme de toute sa personne. Sans que son corps bougeât, sans que son œil regardât, lorsqu’une punition tombait sur une prisonnière de la salle, Élisa entendait l’implacable vieille femme ruminer entre ses dents serrées, se dire dans un souffle à elle-même : « Les autres, qu’éque ça me fait, ici faut que chacun mange sa peine. »

Celle-ci faisait un peu peur à Élisa.

L’autre voisine d’Élisa était une toute jeune femme, victime de ce règlement odieux qui mêle et associe dans une existence commune la femme condamnée à un an et à un jour de prison, et la femme condamnée aux travaux forcés à perpétuité. La jeune détenue se trouvait sous le coup d’un jugement pour adultère. Courbée en sa honte, la malheureuse, toujours penchée sur son métier à tapisserie, de ses yeux qui se mouillaient involontairement, laissait, de temps en temps, tomber une larme qui faisait scintiller, un moment, une goutte de rosée sur une fleur de soie.

Celle-là, Élisa la méprisait, la trouvant trop lâche.

Chez Élisa, chez cette nature sauvageonne qui avait toujours tenu de la chèvre rebellée, prête à repousser à coups de tête la main pesant sur elle, cet instinct de révolte était devenu plus accentué depuis que cette main était la main de la Justice. Toutefois, il faut le dire, le désintéressement de son crime faisait relever le front à la criminelle. Dans ce monde de femmes presque entièrement composé de voleuses, la superbe de sa probité donnait à tout l’être d’Élisa quelque chose de hautain et d’indigné. La rébellion de son cœur mutiné ne se manifestait par aucun acte, aucune parole, aucune infraction à la discipline ; elle était dans son regard, dans son attitude, dans son silence, dans le bouillonnement colère d’un corps terrassé, dans le frémissement d’une bouche qui se tait. Aussi, supérieure, directeur et inspecteur étaient enclins à la sévérité contre l’impénitente qui s’était fait une ennemie plus redoutable dans la prévote chargée de la distribution et de la surveillance de son travail. Élisa lui avait brutalement laissé voir le dégoût qu’elle éprouvait pour la comédie d’amendement, la basse hypocrisie, le mensonge sacrilège de religiosité, au moyen desquels, une détenue devient trop souvent, dans une maison de détention, une contre-maîtresse.

XLII[modifier]

Être vivante et redouter d’être pour les autres ainsi que la mémoire d’une personne morte, se voir abandonnée de ceux qui ont été vos parents, vos amis, vos connaissances, douter si une pensée affectueuse vous plaint, ne se sentir plus rattachée ici-bas par l’émotion lointaine d’un souvenir, porter sa peine toute seule sans l’écho d’un mot compatissant, enfin ne pas toucher de près ou de loin à cette pitié ambiante dont le réconfort dans les peines inconsolables aide le moral humain à souffrir et à continuer de vivre en souffrant : tel était le sort d’Élisa qui depuis deux années n’avait point été demandée une seule fois au parloir, n’avait pas reçu une lettre, n’avait pas obtenu un signe de vie de ceux avec lesquels elle avait vécu enfant, jeune fille ou femme.

Élisa avait cependant bien peiné pour n’être point punie pendant les soixante jours de deux mois entiers, et cela plusieurs fois afin d’obtenir de l’administration la bienheureuse feuille de papier à lettre qui porte en tête :

La correspondance est lue à l’arrivée et au départ.        Maison centrale de Noirlieux, le ——————


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Nom de Fille : ————
Nom de Femme : ———
Atelier ——————
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Les détenues ne peuvent écrire que tous les deux mois, pourvu toutefois qu’elles n’aient pas été punies
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Élisa donc, dans le besoin de tendresse vague que crée la douleur, avait écrit plusieurs lettres, elle avait fait la battue de ceux qui portaient son nom, elle avait, sous le prétexte d’affaires de famille, ― la seule correspondance qui lui fût permise ― imploré l’envoi d’un bout de papier sur lequel un peu d’écriture voulût bien se rappeler qu’elle existait encore. On n’avait pas répondu. Personne n’avait eu la charité de lui jeter l’aumône d’une ligne. Partout le silence, et partout l’oubli.

La prisonnière avait parfois l’impression d’être enterrée toute vive, et un instant le personnel de la prison, perdant à ses yeux sa réalité, ne lui apparaissait plus que comme les visions et les fantômes d’un épouvantable cauchemar... Cette vie sans rien savoir des siens, sans rien savoir des autres, sans rien savoir de rien ! et la curiosité instinctive de ce qui se passe sous le soleil, et l’intérêt de l’être humain pour les choses de son humanité, et ce besoin de tout individu de participation à la connaissance lointaine des événements quelconques, ne pouvoir les satisfaire jamais ! jamais ! Oh ! cette existence vécue dans l’ignorance cruelle de tout ! À mesure que les lentes années se succèdent, au milieu d’un effroi qui vient aux plus bêtes, sentir s’épaissir, au fond de soi, ce grand et redoutable inconnu ! Il y avait des jours où Élisa eût donné une pinte de son sang pour apprendre, quoi ? elle n’en avait pas l’idée, ― rien certes qui l’intéressât ou la touchât personnellement, ― pour apprendre seulement quelque chose, pour qu’il tombât une filtrée de jour dans les ténèbres de son être. Quelquefois, au préau, tout à coup elle s’arrêtait dans sa marche mécanique, l’oreille tendue à des pas graves de bourgeois qui se promenaient, à des cris d’enfants qui se perdaient dans le lointain, comme si ces pas, comme si ces cris allaient lui dire du nouveau. Deux ou trois fois, pendant un espace de cinq ans, la musique d’un orgue monté par hasard sur les remparts lui apporta son bruit, ― le refrain d’un air à la mode : ― c’est tout ce qui vint à elle, pendant ce long temps, des changements de la terre.

Un jour, cependant, des vitriers avaient remis des carreaux dans une cour intérieure, Élisa trouva par terre le papier du cornet de tabac de l’un d’eux, un morceau de journal qui ne remontait guère au-delà d’une année. Elle lut les trois ou quatre faits-Paris un peu écornés qu’il contenait et, à l’atelier, plaçant l’imprimé devant elle, en le dissimulant sous ses petits outils de couture, dont il semblait l’enveloppe dépliée, elle le regardait pendant son travail, en lisait de temps en temps quelques lignes avec les yeux que l’on voit à une dévote dans un livre de piété.

Un mois cette découverte la rendit tout heureuse. Puis la nuit avec son noir secret des choses se referma sur elle.

Elle regardait, jalousement curieuse, ses camarades de salle revenant du parloir avec l’éclaircie d’un court bonheur sur leurs figures tout à l’heure assombries et grises. Parmi celles-là il y avait la sœur d’une fille avec laquelle Élisa s’était trouvée dans la maison de l’École-Militaire, et que cette fille venait voir régulièrement tous les six mois. Le lendemain d’un jour où la détenue avait été appelée au parloir, ne pouvant résister au tourment de son cerveau affolé de connaître n’importe quoi du dehors, de derrière les murs de la prison, Élisa, dans la descente de l’escalier, feignant de perdre un de ses sabots, se rapprochait d’elle, lui mettait dans la main une rondelle de carton.

Élisa, sans qu’on la vît, avait eu la patience et l’adresse de découper, dans le Pater et l’Ave de son livre de prières, les lettres au moyen desquelles elle avait formé des mots qu’elle avait collés avec de la mie de pain sur le fond d’une boîte à veilleuses. Tous les six mois, alors que la femme de l’École revenait, Élisa interrogeait ainsi la détenue qui lui répondait de la même manière.

XLIII[modifier]

La nuit était déjà bien avancée. Dans le dortoir installé par l’architecte de la prison, entre le rejoignement étroit de la voûte ogivale de l’ancienne église, et que soutenaient de distance en distance des piliers de fonte ; dans le sinistre dortoir, bas, resserré, étouffant, mais prolongé à l’infini, les lampes fumeuses n’éclairaient plus, sous les tristes couvertures brunes, que d’une lueur tremblotante, les formes des prisonnières reposant dans les poses raides et contractées d’un sommeil qui se défie. Le petit jour commençait à bluetter sur les barreaux des fenêtres. La prévote, en son lit plus élevé, dormait profondément. Toutes les femmes sommeillaient, et les songes, qui rêvaient de crimes, étaient muets.

Seule, Élisa veillait encore. Un moment, se soulevant dans un allongement qui rampait, elle interrogea longuement le silence et l’ombre, longuement scruta de l’œil le judas de la logette de la sœur. Cela plusieurs fois. Puis, dans le lit d’Élisa, s’entendit comme l’imperceptible grignotement d’une souris. La tête retombée sur le traversin, en une immobilité trompeuse, la prisonnière, d’une seule main décousait à petit bruit un coin de son matelas. Au bout de quelques minutes, elle retirait de la laine le papier qu’elle avait caché dans son chignon en chemin de fer, qu’elle avait tenu des années au fond d’une poche, le déménageant tous les six mois de sa robe d’hiver dans sa robe d’été, qu’elle avait enfin serré dans son matelas.

Ce papier était une lettre écrite avec du sang, à l’exception d’un seul mot, le mot « mort » tracé par une crainte superstitieuse avec de l’encre ordinaire. L’écriture de sang était devenue bien pâle sur le papier jauni, mais Élisa lisait avec la mémoire de son souvenir bien plus qu’avec ses yeux.

XLIV[modifier]

Ma petite femme,

J’ai hut de la peine et du mal quand je t’ai quitté, parce que ça me fait trop de plaisir quand je te vois. Ça me rend tout sans dessu dessou des journées durant. Ça me bouillonne dans la tête. C’est tout insi comme du lait caillé que j’ai dans le cœur. Je fais dans le service la figur du bon dieu de pitié. Il me parait que je ne pourrai pas durer les quinze jours avant ta sortie. Tant que c’est comme ça, mon âme, elle reste collé à tes lèvre. Je voudrai être toujours nous deux ; quand tu n’ï es pas, il ï a des choses qui me tire hors de moi dans toi. Mais, Élisa, tu n’as pas fait ma connaissance encor et comme j’ai le tempéramen amoureux. J’étai tout de même, quand je me mettai à esperer les grandes Fêtes, il ï a longtemps, avant que je soi au régiment. Cependant j’étai bien croyant à tirer un bon numéro, j’avai mis trois doits en manièr de triangle dans la boète, j’avai touché les trois numéro et puis tirant le troisième, j’avai bien dit, insi comme on me l’a enseigné au païs : Mise, mouche, vul. Enfin c’est bien malheureux pour mon salut éternel d’être venu à Paris, puis de t’avoir rencontré toi ! Ah, que mon âme me dit des remord ! Mais c’est plus fort que moi que je ne puis mêtriser mes sangs. Alors, c’est convenu, puisque c’est ton plaisir, nous irons aux nids dans les bois, l’autre dimanche couran. N’AIMER QUE MOI tu l’as juré l’engagemen sur le crucifix. Élisa tes caresse sont gravé dans mon cœur. Ta bouche par ses serment leur a posé un cachet ardent. Élisa je t’aime, je t’idolatre, ma petite femme, avec un grand délire amoureux que tu as fait dissoudre dans toute ma chair. Rien au monde ne peut faire oublier tes caresse et tes baisers brulan. La mort seule me les ferai oublier.

 
Ton amant pour la vie, pour la vie,
TANCHON fusiller au 71e de ligne.

P.S. Met dans tes cheveux l’odeur qui ï était la première fois.


La lettre lue, Élisa la gardait longtemps posée sur sa poitrine, sous ses mains croisées, et peu à peu la vision de la terrible journée lui revenait comme si elle la revivait.

XLV[modifier]

C’était un trou noir dans lequel tombait un rayon de soleil, traversé d’envolées de pigeons ramiers, de roucoulements, de froufrous d’ailes, de vols nuant et changeant de couleurs, dans leurs rapides et incessants passages de l’ombre à la lumière, de la lumière à l’ombre. Au milieu de ce tourbillonnement ailé, la fine pluie d’un jet d’eau retombait dans une grande coupe de verre bleu, scellée sur un rocher en coquilles d’escargots, et où de petits poissons, aux frétillements d’argent, tournoyaient, tournoyaient sans relâche autour d’un bec de gaz. Attaché à la barre d’une fenêtre, un vieux corbeau qui pouvait bien avoir cent ans, et paraissait avoir perdu son bon sens d’oiseau, sautillait perpétuellement sur une seule patte. La fenêtre entrouverte montrait, sur la cheminée, à côté d’une couronne de mariée sous un globe, un troublet à prendre les goujons qui nageaient dans la coupe de verre bleu.

Élisa voyait le petit trou noir et ensoleillé, comme si, de la table du restaurant de la Halle où elle était assise, le jour de sa dernière sortie, elle regardait encore dans la petite cour intérieure, au-dessus du toit en vitrage de la cuisine. Oh ! le bon commencement de journée... Un si beau restaurant pour elle qui n’avait jamais mis les pieds que chez des marchands de vin de barrière... Et les gens à côté d’elle, qui ne faisaient pas le semblant de la mépriser... Et le garçon qui lui disait « Madame » comme aux vraies Madames qui étaient là... Après, on avait pris un mylord... Rouler vite, comme cela, en voiture découverte, avec du vent dans les cheveux... il y avait bien longtemps que c’était le désir secret d’Élisa. Mais sur le quai de Chaillot, elle était descendue, il avait fallu qu’elle longeât la Seine tout au bord de la berge... et elle allait ainsi regardant l’eau couler, marchant avec elle... Quand elle s’était mise à lever les yeux, ils étaient sortis de Paris et bien au loin !... Dans une espèce de champ, à travers un grand filet séchant sur un arbre, elle voyait une sorte de berger, avec un vieux sac de militaire au dos, gardant un troupeau de moutons crottés... Et ça lui paraissait étrange de ne plus retrouver, dans le ciel, le dôme des Invalides qu’elle était habituée à ne jamais perdre de vue... Alors on s’était trouvé dans le bois de Boulogne... Il faisait bon dans le bois, et puis « le petit homme chéri » avait dans l’ombre de si gentilles paroles, une si douce voix.

XLVI[modifier]

Le soldat qu’aimait Élisa n’avait d’un lignard que la tunique sur le dos. Il était, ainsi que s’exprime le peuple, doux à parler, et ses gestes avaient l’enveloppement d’un bras féminin. Il disait, en riant, qu’il devait cela à l’habitude qu’il avait autrefois de tenir sous sa roulière, par les pluies froides, l’agneau dernier né de son troupeau. Car, jusqu’au jour où il était tombé au sort, il avait été berger. Lui, ce fut lui, pendant bien des années, cette silhouette contemplative qu’on aperçoit à mi-côte des grandes landes, debout, le menton appuyé sur un long bâton et entouré du tournoiement fantastique d’un chien aux yeux de feu. Sa vie s’était passée dans le vent, la pluie, l’orage, les déchaînements mystérieux des forces de la nature. Depuis l’âge de huit ans, ses yeux avaient vu les aubes et les crépuscules de chaque jour : toutes les heures de la terre troubles et voilées, et pleines de visions et d’apparences et disposant l’esprit du berger à la croyance peureuse aux choses surnaturelles, et peuplant son imagination de toutes sortes de noires interventions des puissances occultes. Il était né sur une terre arriérée, en laquelle s’éternisait le passé d’une vieille province, dans un département lointain, encore sillonné d’antiques diligences, et où se dressait à chaque bifurcation de deux chemins une croix de pierre. Tous les dimanches, d’abord enfant, puis déjà grand garçon, il ôtait sa blouse pour passer la chemise blanche de l’enfant de chœur. Plus tard il était resté croyant à son catéchisme, captivé par tout le miraculeux qu’il enseigne, si bien que sous le soleil de midi en plein champ, au milieu de ses moutons, il ne manquait pas, chaque semaine, à l’heure de l’office, de lire sa messe, et là, perdu, absent, transporté dans une église idéale, il se prosternait, comme à l’élévation, aux tintements de la clochette qui sonnait au cou rebelle du bélier de son troupeau. Cette ferveur se mêlait, en lui, à ce mysticisme vague et confus que la solitude, la vie en plein air apportent parfois aux natures incultes. Du reste il était sans lettres, n’avait jamais lu que des almanachs et deux ou trois petits livres d’un illuminisme tendre à la glorification de la vierge Marie. Lorsque l’homme avait apparu dans le jeune homme, une part de cette religiosité s’était tournée vers la femme. Et ses amours d’abord chastes et dédaigneuses des campagnardes, et toutes à une délicate Sainte, martyrisée dans un tableau d’une chapelle de sa montagne, avaient brûlé en lui, dans un transport de la tête ressemblant à un embrasement divin.

La vie du régiment était dure au berger ; il comptait les années, les mois, les journées qui le séparaient du jour où, après ses sept années de service, il retournerait à ses landes et à ses bêtes. Mais comme il avait la résignation du chrétien, il accomplissait avec docilité et simplicité ses devoirs de soldat, respectueux avec son capitaine, respectueux avec son caporal. Il vivait toutefois dans son coin, allant tout seul de son côté, sans rapport avec les autres, auxquels cependant à l’occasion il rendait de petits services, restant de son pays, ne laissant entamer ni ses idées ni ses habitudes, contemplant à la dérobée les images de la petite semaine sainte qui ne quittait jamais son sac, insensible aux moqueries de la chambrée qui le voyait tous les matins, le premier levé, faire, agenouillé à la tête de son lit, une prière dans le jour à peine naissant, sans entendre dire à ceux qui s’éveillaient : « Tiens, Tanchon, le v’là déjà occupé à manger sa paillasse. »

Ce croyant et ce fervent n’avait pu cependant résister à Paris aux ardeurs sensuelles de son tempérament, à la flamme de ce corps grandi dans les excitations de la nature et l’arôme des sapins, à l’exaltation tendre d’un cerveau amoureux de Dieu et de la femme. Au milieu de ses faiblesses, dans la simplicité de sa foi candide, l’ancien berger était tourmenté de l’appréhension des feux matériels d’un enfer, de la crainte d’un vrai diable qu’il n’était pas bien sûr de n’avoir pas vu, une fois, sous la forme d’un loup blanc, de la peur de toutes les créations de terreur de l’Église à l’usage des damnés, qu’il croyait, en ses souvenirs hallucinés, s’être approchés de lui dans les ténèbres, dans l’obscurité remuante des heures où le Monde s’endort ou s’éveille. Et ces effrois de réalités pour lui non douteuses, non lointaines, mais menaçantes de tout près, troublaient d’autant plus son être qu’il se sentait tous les jours plus incapable de résister à la femme, plus faible contre la tentation de sa chair.


Parlant à une femme, parlant à Élisa, sous des arbres, par ce jour de printemps, la parole de cet homme au pantalon garance était une sorte d’invocation, une effusion presque priante et délirante, un parler d’amour où des mots revenant des trois livres amoureusement pieux qu’il avait lus, en faisaient une langue de dévotion, appuyée de la douceur de gestes qui semblaient envelopper d’une caresse l’agneau dernier né de son troupeau.

XLVII[modifier]

Élisa et le soldat étaient donc tombés dans le bois de Boulogne. Des grandes avenues ils avaient été aux petites allées. Le soldat ne disait plus rien. Et Élisa avait pour le bras auquel elle s’appuyait des caresses qui tapaient doucement, tout en arrachant d’une main distraite, le long du chemin qu’ils suivaient, de hautes herbes des champs. Ils marchaient ainsi dans le bois qui devenait plus épais, quand ils se trouvaient devant une grande porte où se voyait la broussaille fleurie, blanche et rose, de grands rosiers grimpants.

XLVIII[modifier]

Le cimetière ! le cimetière qui n’en était plus un ! Il lui semblait encore lire sur le vieux plâtre lézardé de sa porte : ANCIEN CIMETIÈRE DE BOULOGNE, et tous les détours et tous les circuits du petit bois ignoré, ouvert le dimanche, se représentaient sous ses yeux.

D’abord, elle avait voulu en faire tout le tour, comme on fait le tour d’un lieu inconnu et attirant, allant aux recoins secrets par des sentiers effacés, dans de petits chemins que barraient et refermaient des rosiers devenus sauvages, et défendant le passage avec des rejets fous et des épines meurtrières.

Puis, lasse comme une femme qui n’a pas l’habitude de marcher, elle s’était laissé tomber près d’un monticule sous lequel dormait un enfant : un tertre vert tout mangé de marguerites.

Elle était tout emplie d’un tranquille et pur bonheur où l’enveloppement de la mort, de cette mort déjà ancienne et qui avait perdu son horreur, mettait je ne sais quoi de doucement recueilli.

Lui ! silencieux, il s’était couché un peu au-dessous d’elle, une joue posée sur la fraîcheur de l’herbe. À travers sa robe elle sentait la chaleur de son visage.

Instinctivement, elle s’était levée, dirigée du côté de la porte, quand il l’avait forcée à se rasseoir un peu plus loin, sur un angle de pierre défoncée, d’où tombaient sur eux de grandes branches pleurantes.

― Non ! Non ! C’était Élisa qui se relevait brusquement, marchant, encore une fois, vers la sortie du cimetière.

Elle avait au-dedans d’elle le pressentiment qu’un malheur allait arriver, et cependant ses pieds étaient lents à la porter dehors.

Elle marchait à petits pas et, tout en marchant, avait tiré son couteau dont elle ratissait les épines des branches de rosiers qu’elle glissait dans son bouquet d’herbes des champs.

Elle était arrivée dans un angle du cimetière, le long de la loge ruinée du gardien d’autrefois, dans un endroit où le terrain s’abaissant, se relevant, avait comme des ondulations de vagues.

Deux ou trois personnes entrées par hasard, après un regard jeté en ce lieu abandonné, étaient ressorties.

Lui alors s’allongeait dans un des creux comme s’il voulait un peu sommeiller. Elle s’asseyait à ses côtés.

Et tout en arrangeant son bouquet, et en faisant passer son couteau d’une main dans l’autre, avec les caresses calmantes que les mères promènent sur le visage de leurs enfants, de sa main libre elle fermait les yeux ardents de son amant, en lui disant :

― Dors !

Soudain, sans une parole, sans un mot, elle sentait sur elle les violences et la brutalité d’un viol, et dans l’effort rageur qu’elle tentait pour se dégager de l’étreinte furieuse qui lui faisait mal, elle avait l’impression d’être souffletée par les deux mains dénouées autour de son cou. ― Ne me tente pas, je vois rouge ! s’écriait Élisa, dressée toute droite, son couteau à la main, Élisa chez laquelle la courte lutte avait fait monter au cerveau la folie d’une de ces homicides colères de prostituées.

« Ah ! ce moment, elle ne se le rappelait que trop ! Il faisait un coup de soleil brûlant, comme il en fait en avril... l’air était tout bourdonnant de petites bêtes volantes... des odeurs sucrées, ressemblant au goût du miel des cerisiers en fleurs de son pays, montaient des grandes broussailles couchées sur les tombes... il n’y avait pas encore de feuilles aux arbres, mais tout plein de bourgeons gonflés et luisants,... et, au milieu de cela, elle voyait devant elle le visage de son amant qui avait sur la figure un rire bête et tout drôle. »

« Cela avait duré, oh ! pas plus qu’un rien, une seconde, au bout de quoi, il s’était élancé sur elle, sur le couteau, tombant à genoux, cherchant, tout blessé qu’il était, à l’envelopper, à l’embrasser de ses bras défaillants. »

« Oui ! c’était bien ainsi que les choses s’étaient passées... Mais les autres coups de couteau... Ah ! voilà !... Quand elle avait vu couler le sang... était-ce assez singulier tout de même... alors elle avait été prise par un vertigo, par un besoin de tuer, par une furie d’assassiner... et elle l’avait frappé encore de quatre ou cinq coups... criant pendant qu’elle frappait, comme qui dirait un enragé en train de mordre, criant à l’assassiné :

― Mais tiens-moi ! tiens-moi donc ! »


« Au fait, pourquoi n’avait-elle pas confié cela à son avocat, à personne ?... Après tout ce n’était pas bien intéressant... Puis, quoi ! elle ! la dernière des dernières, elle ! une inscrite à la police et dans tant de maisons de la province et de Paris, il aurait fallu avouer qu’il lui était, tout à coup, comme ça, poussé l’envie d’aimer comme une jeune fille qui n’aurait pas fauté, comme une toute jeune honnête fille... non, ce n’étaient pas des choses à dire... on aurait trop ri d’elle... enfin, bien sûr, elle aurait été toujours condamnée, puisqu’elle avait tué... mais on n’aurait pas cru peut-être que ç’a avait été pour les dix-sept francs qu’on n’avait plus retrouvés sur lui. »


Et dans son étroit petit lit, réfléchissant aux impulsions mystérieuses et secrètes auxquelles elle avait obéi, auxquelles elle ne comprenait rien, elle finissait par se demander comment elle avait pu, ce jour-là, être si entièrement abandonnée du bon Dieu ?

XLIX[modifier]

Pendant une semaine, toutes les nuits, Élisa relisait la lettre, puis la lecture n’avait plus lieu qu’en des temps éloignés. Enfin, la prisonnière oubliait dans son matelas le papier écrit avec du sang. Une nuit cependant, au bout de quelques mois, elle retirait l’épître amoureuse de sa cachette ; mais cette fois, sans la baiser, ainsi qu’elle avait toujours l’habitude de le faire avant de la lire. Elle la retournait près d’un grand quart d’heure entre ses doigts. Chez la femme semblait se livrer un combat au milieu duquel elle déchirait la lettre, la mettait en morceaux, longuement, en tout petits morceaux, comme si elle se complaisait à cette destruction.

Dans le néant et le vide d’un cœur en prison, une instinctivité tendre et sans emploi de sa tendresse, à défaut d’autre affection, ressuscitant en Élisa « le petit homme chéri », l’avait fait, tout à coup, se retourner vers son passé d’amour, se réfugier un moment dans la douceur posthume du seul bon rappel qui lui fût resté de la vie. Cela avait duré quelques heures et cela avait été tout. L’amant appelé par la pensée d’Élisa, combien de temps l’avait-elle revu avec son bon visage, ses yeux caressants, ses gentils gestes, tout ce qu’elle avait aimé dans l’homme aimé ?... Tout de suite son évocation l’avait menée au cimetière d’Auteuil, tout de suite elle avait eu devant elle l’assassiné avec ce rire dans lequel l’agonie avait mis quelque chose qui était si peu de lui. Ainsi les gens qui ont perdu un être cher, mort fou, et que les rêves ne leur remontrent jamais que dans sa fureur ou sa dégradation de créature intelligente, supplient la Nuit de ne plus rapporter l’image désespérante ; ainsi Élisa repoussait maintenant l’image adorée qui lui devenait à la longue antipathique, cruelle, odieuse. Un jour arrivait même où Élisa se mettait à s’irriter contre ce qui, malgré tous ses efforts pour oublier, restait et demeurait en elle de ce mort... qui était au fond la cause de tout son malheur. Alors le souvenir de son amant, brutalement repoussé par la détenue chaque fois qu’il remontait à son cœur, était rejeté sans un attendrissement, sans un regret, sans un remords, au fond d’une mémoire qui se faisait de marbre.

L[modifier]

Élisa avait espéré avec le temps s’habituer au mutisme, ne plus souffrir de la privation de la parole. Mais, au bout d’années passées en prison, elle avait le même besoin de parler qu’au premier jour. Il lui semblait même que ce long silence avait mis, au fond de sa gorge, quelque chose de furieux, d’exaspéré, et que toutes les paroles ravalées par elle voulaient, par moments, sortir dans un long aboiement furieux. Ne pouvant parler, parfois elle ne pouvait résister à se donner le semblant de la parole, à construire avec des lèvres et une langue aphones des phrases qu’elle ne s’entendait pas, mais se sentait dire. Elle faisait cela, le linge qu’elle cousait tout rapproché de son visage, prêt à étouffer dans sa bouche un mot devenant imprudemment sonore. Mais un jour, ce parlage incomplet ne la satisfit pas. Comme si, chez elle, la poche aux paroles crevait ou plutôt comme si elle voulait s’assurer si elle avait encore dans le cou cela qui fait des sons humains, ― au milieu de l’étonnement de la salle de travail qui la crut attaquée de folie, ― Élisa se mettait à jeter des mots, des phrases sans suite, des sonorités retentissantes, et se dérouillant tout à l’aise le gosier, en dépit des objurgations de la sœur, continuait à monologuer tout haut, jusqu’à ce qu’on entraînât hors de la salle la prisonnière grisée par le bruit de sa bouche et laissant derrière elle, au milieu du silence continu, l’écho long à mourir de ce verbe entré tout à coup en révolte.

LI[modifier]

Sa mère, Élisa ne l’avait pas revue depuis sa fuite de la Chapelle. Si, elle l’avait revue une fois ― une fois seulement et de loin ― lorsque la mère de l’assassine était venue déposer à la cour d’assises. Dans le passé, on le sait, il n’y avait pas eu une grande tendresse chez la fille, pour cette mère qui lui avait fait peur et peine pendant toute son enfance.

Cependant, depuis, dans l’isolement sur la terre de l’être en prison à tout jamais, ce qui reste comprimé d’affectueux dans tout cœur humain allait vers la vieille femme. Élisa aurait voulu en recevoir des nouvelles. Plusieurs fois elle lui avait écrit. Les lettres écrites à sa mère n’avaient pas obtenu plus de réponse que les lettres écrites aux autres. Aussi la détenue fut-elle fort surprise quand on lui annonça que sa mère l’attendait au parloir.

Le parloir d’une maison centrale se compose de trois cages ou plutôt de trois grands garde-manger grillagés de fer et soudés l’un à l’autre. Dans celui de droite on met les parents, dans celui du milieu est assise une sœur sur une chaise de paille avec un dévidoir, dans celui de gauche il y a la détenue. Ni baiser, ni serrement de main. Des paroles, des confidences, des effusions arrêtées par la présence de cette surveillance immobile et glacée. Des regards séparés par la largeur d’un couloir et brisés par un double treillis de fer. Une entrevue où le bonheur de se voir, de se retrouver, ne peut se témoigner par une caresse, par une étreinte émue, par des lèvres posées sur une chair parente ou amie.

C’était bien sa mère ! Les tribulations de la vie avaient mis dans les restes de sa beauté une implacable dureté. On eût dit une sibylle sous la palatine d’une femme de la halle.

Une petite fille était à côté d’elle.

― Mais vraiment, t’as bonne figure, oh ! mais c’est chouette, t’as trouvé le moyen d’engraisser tout plein... ça me fait bien de la satisfaction, là... quoique tu m’en aies fait du tort, va, dans mon commerce.

La mère d’Élisa s’interrompit, pour dire entre ses jambes à la petite qui s’obstinait à se cacher la figure dans le creux de sa robe :

― Allons, nigaude, puisque je t’ai dit que c’est ta sœur, pourquoi que t’en as peur ?

― Oui c’est une petite que j’ai eue depuis toi, ― fit, en relevant la tête vers Élisa, sa mère. Et elle continua : ― Tu ne me gardes pas rancune, hein ! fillette, de ne t’avoir pas fait réponse ; tu sais, moi, je ne suis pas de mon tempérament écrivain.

Là-dessus, fouillant dans une poche profonde, où cliquetaient un tas d’objets, elle en tira une queue de rat, puis elle prit longuement une prise, la prise de tabac des vieilles sages-femmes.

― Maintenant je vais te dire, je ne suis pas heureuse dans mon quartier ; tous les jours que le bon Dieu fait, on m’y cherche des contrariétés... là-dessus une pensionnaire que j’ai eue m’a dit, comme ça, que dans les Amériques on était pas si contrariant, tu comprends, fillette ?

Élisa comprenait. Elle pressentait dans la vie de sa mère de nouvelles manœuvres abortives, peut-être dans l’air des menaces de poursuites.

― Alors aïe la boutique, reprit la mère, j’ai tout lavé... mes pauvres lits ! tu sais celui de la chambre jaune, celui que j’ai fait les billets à la Villain... ils m’ont coûté gros ceux-là... oui tout lavé, tout vendu, mais j’en ai pas encore assez pour aller si lointainement... de l’argent. Je m’ai dit alors : l’enfant a bon cœur... et puis, raisonnons un brin, qu’est-ce qu’elle peut faire de plus agreiable de son argent... puisqu’elle en a pour la vie.

Élisa regardait sa mère avec des yeux douloureux. Dans le premier moment elle avait cru bonnement que sa mère était venue pour la voir ; elle n’était venue que pour la dépouiller de son misérable petit pécule de prison.

― Eh bien, tu ne dis rien... tu refuses ta mère... Un enfant, madame la sœur, pour laquelle je me suis tué les sens !

― Les six francs pour m’acheter ma bière, quand ce sera fini... je ne veux pas que les autres se cotisent pour moi... oui, c’est tout ce qu’il me faut... le reste, je te l’enverrai, maman.

Cela dit lentement, d’un coup de reins brusque, Élisa se leva de son banc pour mettre fin à la visite.

― Ah ! t’es une vraie fille, s’écria la mère en joie, je le répète comme je l’ai dit aux jurés de malheur qui ont condamné mon enfant à mort. Elle est bien un peu bernoque, mais foncièrement c’est un cœur d’or... Et relevant d’une taloche la tête de la petite fille, qui s’était renfoncée dans ses jupes :

― Hé ! bijou ! là, tout de suite, fais un beau serviteur à ta bonne sœur.

Quand Élisa rentra dans la salle de travail, elle était très pâle. Depuis des années, ― quand elle souffrait encore, ― elle ne pâtissait plus guère que des duretés de la prison. Cette visite lui avait fait retrouver au fond d’elle de quoi souffrir à nouveau.

LII[modifier]

Ce qui, dans un condamné, demeure haineusement debout contre la société, ce qui en son apparente soumission se soulève contre l’autorité, ce qui se rebelle en son silence, un jour, toute cette révolte intime et latente s’affaissa chez Élisa. Il y eut chez elle comme la démission de cette attitude hautaine et contemptrice qu’affiche tout d’abord le Crime enfermé. La détenue était à bout de force. Elle se sentait vaincue. Elle s’avouait brisée par la force toute-puissante et toute destructive de la prison, par la compression de fer qui pesait sur elle en l’écrasant un peu plus tous les jours. Il n’y avait plus en elle l’étoffe d’une résistance morale. La bête, autrefois toute prête à se cabrer et à hennir, avait été lentement amenée à l’heure où, réduite et matée, elle cache, à l’approche du maître, sa tête entre ses quatre jambes qui tremblent. Élisa ne connaissait plus ces furieux moments pendant lesquels elle était obsédée de la tentation d’enfoncer ses ciseaux dans la poitrine de la prévote qui lui en voulait. Une punition injuste, d’où qu’elle vînt, n’avait plus le pouvoir de faire monter à sa bouche l’ébauche de mots de colère, crevant sur ses lèvres muettes. On entendait maintenant, quand le directeur ou l’inspecteur lui faisaient une observation, sa parole prendre la note menteusement pleurarde d’une voix qui implore, on voyait se baisser son œil dans un regard humble et faux, et toute sa tremblante personne s’envelopper de soumission vile et de bassesse abjecte. Cette hypocrisie qui, dans les premiers temps avait si fort révolté la prisonnière, cette hypocrisie qu’une inspectrice appelle « la plaie des prisons », Élisa, elle aussi, y était venue comme les autres, mendiant aujourd’hui, dans la mort de tout orgueil humain, avec le mensonge de sa voix, de son regard, de sa tournure, l’adoucissement de son sort. Et comme c’est par la religion que vient cet adoucissement le plus souvent et que le plus souvent se produisent les grâces, Élisa simulait la dévotion, se confessait à l’aumônier, communiait, cherchait à se bien faire voir des sœurs, tentait de s’approcher de la supérieure.

LIII[modifier]

La supérieure de la prison était une religieuse de quatre-vingts ans, au visage de cire, au front sillonné de rides rouges de sang extravasé et qui paraissait comme un front sanglant. Sa pâle personne, son lent parler, son regard grisâtre et lointain, ses gestes découragés semblaient en faire une froide et tragique figure de la Déception. Il y avait eu en effet, dans sa longue vie, tant de pertes d’illusions, tant d’avortements d’espérances, tant d’écroulements de rêves, tant de détenues converties ramenées en prison quinze jours après leur sortie, que la vieille et sainte femme commençait à désespérer de la conversion de ce monde qu’elle avait cependant le devoir de sauver. Elle ne croyait plus du tout à l’amendement des correctionnelles qu’elle appelait avec un mépris indéfinissable « des traînardes », et n’avait guère gardé qu’un rien de confiance dans le repentir possible des criminelles, des grandes criminelles, de celles « qui avaient tué », ne redoutait pas de dire sa douce bouche. Pour elle l’éternité de la réclusion, mêlée à l’action religieuse pendant un nombre infini d’années, avait seule quelque chance de ramener sincèrement ces femmes à Dieu. Élisa avait tué. Elle était condamnée à perpétuité. Elle réunissait donc toutes les conditions qui pouvaient intéresser, faire travailler la supérieure à son salut. Mais Élisa était une prostituée. Elle appartenait à une classe de femmes pour laquelle la supérieure, malgré ses efforts chrétiens, n’avait jamais pu surmonter un dégoût, une aversion, une répugnance, pour ainsi dire physique, qui se refusait presque à se laisser approcher de ces malheureuses.

Le doute morne et désolé de la supérieure était, chez l’aumônier, un doute jovial incarné dans la verdissante vieillesse d’un prêtre bourguignon qui, depuis longtemps, tout digne homme du Seigneur qu’il était, avait fait gaillardement son deuil de la conversion des correctionnelles et des criminelles, « toutes pécheresses, affirmait-il, nées et condamnées à mourir dans la peau de la perversité innée ». Pour ses ouailles qu’il déclarait ainsi prédestinées à la damnation, l’aumônier n’avait au fond aucune répulsion, lui ! il s’en entretenait même, avec un peu de cette parole paterne qu’ont les magistrats pour les notables gredins qu’ils envoient aux galères. Élisa tombait mal avec le clairvoyant bonhomme. Plusieurs fois, pendant ses petits sermons du dimanche, l’aumônier avait remarqué Élisa faisant, sur le visage un moment attendri d’une compagne, rebrousser la contrition avec l’incrédulité d’un regard gouailleur.

Ne se sentant ni aidée ni encouragée par la supérieure et l’aumônier, Élisa se rabattait sur les sœurs avec lesquelles les habitudes de la prison la mettaient le plus souvent en rapport. Et peut-être, il faut le dire, cette comédie de religiosité jouée dans un intérêt tout humain, serait-elle devenue une dévotion vraie si, en ce moment d’amollissement, Élisa avait trouvé autour d’elle un peu de tendresse spirituelle.

Élisa n’avait jamais été impie. Elle avait toujours conservé, même dans son métier, des pratiques religieuses ou au moins superstitieuses, et le greffe de Noirlieu gardait la petite médaille de la Vierge qu’elle avait au cou, lorsqu’elle avait été écrouée. Au fond, l’apparente affectation irréligieuse qu’avait surprise l’aumônier, ne s’était témoignée chez Élisa que dans la maison de détention, et seulement parce que l’insoumise prisonnière trouvait là, dans la religion, l’auxiliaire de l’autorité. Cette tendresse qu’elle appelait, Élisa ne la rencontra pas chez les sœurs. Vraiment ! on ne peut demander à ces femmes d’élection de s’abandonner tout entières au Crime, ainsi qu’elles s’abandonnent à la Misère, à la Maladie, à la Douleur. Ce serait trop exiger de ces êtres purs, aux petits péchés véniels, de se rapprocher et de se confondre dans une intimité d’âme avec l’assassine, avec la voleuse, avec toutes les scélérates amenées en leur compagnie par les verdicts des tribunaux. Les sœurs peuvent bien donner à la garde, au soulagement matériel de ces créatures, leurs forces, leur santé, leur vie, mais cela d’ému, d’attendri, de caressant à la manière d’une sœur en Dieu, cela qu’elles accordent à l’Honnêteté pauvre et au Malheur immérité, non ! Il y a là quelque chose de défendu à la perfection terrestre de la religieuse.

Supérieure, sœurs, aumônier, sans repousser absolument Élisa, lui faisaient sentir qu’on la savait dévotieuse dans le seul but d’être portée au Tableau des grâces.

LIV[modifier]

Alors Élisa éprouva comme une espèce d’endurcissement de son corps que semblait quitter la sensibilité. De tout temps très frileuse, souvent au dortoir par les nuits fraîches, elle avait un sentiment de froid. Elle n’eut plus froid. Puis les sensations produites par le contact brutal des choses et qui font mal, ne lui parurent plus immédiates, mais lui firent l’effet de venir de loin et de la toucher à peine.

Bientôt l’indifférence de son corps pour tout, Élisa la retrouvait dans les mouvements de son âme. L’emprisonnement n’était plus guère pour la détenue une expiation. Sa cervelle perdait l’habitude de forger ces hasards impossibles qui promettent, pendant une heure, à l’imagination des prisonniers l’abréviation de leur temps de prison. Sa peine flottait dans sa pensée diffuse, sans que maintenant sa mémoire s’effrayât, se souvînt peut-être de son éternité. Enfin ce régime du silence, ce régime suppliciant elle commençait à s’y trouver comme dans le repos d’une vie, où il était permis à ses idées de paresser dans du vague, dans du trouble, dans une sorte de lâche évanouissement, sans que sa parole ou celle des autres l’en retirât. C’était même pour elle un choc presque douloureux qu’une question adressée à l’improviste par le directeur, et une gêne angoisseuse que la nécessité d’y répondre de suite. Aussi Élisa avait-elle pris à la fin l’habitude de répondre par un marmottage, par un bruit de la gorge et des lèvres qui ne disait rien. Dans le bienheureux et noir vide de sa tête, elle n’essayait même plus de faire remonter la lueur d’un souvenir... Se rappeler était pour Élisa un effort, une fatigue !

La prison avait de grands escaliers à tournants rapides que les détenues en sabots descendaient, quatre par quatre, dans une dégringolade accélérée. Depuis quelque temps, Élisa avait à la fois peur du vide de l’escalier sous ses pieds et du tourbillonnement féminin dans son dos. En même temps que cette appréhension bizarre se déclarait, il lui venait aux doigts une maladresse qui lui faisait tomber fréquemment les objets des mains. Élisa s’étonnait aussi un peu ― elle, un estomac capricieux et dégoûté, qui bien des fois avait laissé, sans y toucher, sa pitance, ― de se voir manger tout ce qu’elle trouvait à manger avec une voracité animale.

LV[modifier]

Le carreau du réfectoire encore un peu humide du lavage du matin luisait rouge, et la lumière aigre d’une froide journée de printemps jouait crûment sur l’ocre frais des murailles et le blanc de chaux du plafond, tout récemment repeints. C’était jusqu’au fond de la salle éclairée, en écharpe, par de très grandes fenêtres, une double rangée de tables étroites, dans la menuiserie desquelles entraient, se confondaient deux bancs très bas, pouvant contenir chacun cinq détenues.

Sur les tables, on voyait posées dix écuelles de terre vernissée d’où s’échappait une vapeur tournoyante. Au milieu s’élevait la cruche pansue des intérieurs laborieux et pauvres de Chardin, la cruche en terre, à la couverte rose de brique, à la paillette de jour carrée. Çà et là, brillaient, à un certain nombre de places, de petits ronds de fer blanc avec un numéro au milieu. Ces ronds de fer blanc étaient les bons de cantine, les bons qui permettaient à ces femmes nourries seulement de légumes toute la semaine et ne mangeant de la viande qu’une seule fois le dimanche, leur permettaient, sur l’argent de leur pécule, d’ajouter à leur ordinaire, les mangeailles figurant sur un tableau accroché au fond du réfectoire.

Ce tableau portait :


Au coup de neuf heures, les femmes annoncées d’avance par le claquement de leurs sabots dans les escaliers, firent leur entrée tumultueusement dans une bousculade qui se pressait et se hâtait vers la nourriture avec la bruyance de mâchoires mâchant à vide.

Dix par dix, elles allèrent se placer à des tables qui avaient, placardés à leur tête, les numéros d’écrous et les noms des attablées.

Dans la confusion de la prise de possession des places et l’enjambement des bancs, la sœur vit la main crochue d’Élisa retirer le bon de cantine d’une voisine, le placer devant elle.

― Gourmande, dit la sœur, je vous ai vue et je crois que ce n’est pas la première fois. Vous êtes notée... je vous surveillerai dorénavant.

La main d’Élisa, avec la mauvaise humeur d’une main d’enfant obligée de lâcher une chose chipée, repoussa le numéro de cantine devant sa voisine.

LVI[modifier]

― Numéro 7999, approchez.

La détenue ne bougea pas.

― Êtes-vous sourde, eh ! là-bas ? Élisa se décida à se lever et se vautra à demi sur la barre, avec un air indifférent et ennuyé. La prisonnière se trouvait dans la salle appelée le Prétoire de la justice, où avaient lieu tous les samedis les garanties : c’est-à-dire la confirmation au milieu d’un débat contradictoire des punitions demandées par la sœur dénonçante, transmises à la supérieure, prononcées par le directeur.

Sur une estrade, le directeur, dans son fauteuil de président, avait à sa droite la supérieure et la sœur dénonçante, à sa gauche l’inspecteur et l’aumônier.

Derrière les juges, les rideaux en calicot blanc, complètement fermés, de trois grandes fenêtres, faisaient ténébreuse la salle, rendaient sévères les figures de ces femmes et de ces hommes assis à contre-jour. Les murs étaient tout nus, sans un tableau, sans une sculpture, sans un symbole de miséricorde qui fît espérer la coupable.

En face du tribunal, la salle était coupée par une petite barrière en bois, et, passé la barrière, les prisonnières, notées pour être punies, se tenaient dans des poses bien sages sur un grand banc.

Le directeur reprit :

― Vol de bons de cantine, refus de travail, c’est tous les samedis la même chanson... Hé ! qu’est-ce que vous dites ?

Élisa ne disait rien.

― Interdiction du préau, privation du régime gras le dimanche... c’est comme si on fouettait des hannetons à six liards le mille... rien n’a de prise sur madame... té !... mais au fait, si on vous mettait à la demi-ration de pain sec ?... Ne serait-ce point votre avis, ma mère ? fit le directeur en s’adressant à la supérieure.

À cet appel du directeur, il y eut chez la supérieure un acquiescement insensible de son visage pâle, de son front sanglant.

― La demi-ration de pain sec, répéta le directeur en revenant à Élisa, vous entendez, vous qu’on dit une grosse mangeuse,... la demi-ration de pain sec, ça fait-il votre affaire ?

Pas de réponse d’Élisa.

― Ainsi, c’est bien entendu, n’est-ce pas, il y a chez vous la volonté de résister à votre directeur ? Pas de réponse d’Élisa.

― Voyons, tête de bois, parlez, défendez-vous. Je veux que vous parliez ! s’écria d’une voix rageuse le directeur.

Pas de réponse d’Élisa.

« La perversité innée ! » soupira le bien portant aumônier en faisant tourner ses pouces.

― Alors c’est un défi, pas vrai, numéro 7999 ?

Pas de réponse d’Élisa.

― Dites au moins que vous ne recommencerez pas... vous verrez que la mâtine ne le dira pas !

Élisa ne répondit pas plus que les autres fois. Ses yeux s’élevèrent seulement vers le directeur. Sa bouche se contracta dans une résolution de ne rien dire. Un nuage haineux passa sur son visage, et dans la femme que le tribunal avait sous les yeux, sembla se glisser un être stupide et méchant.

« Moi, vous le savez, je suis pour les châtiments moraux, jeta dans l’oreille de l’inspecteur le directeur exaspéré, mais il y a vraiment des moments où il faut reconnaître que les coups de fouet sur les épaules d’Auburn ont du bon. »

LVII[modifier]

Le directeur de la prison était un Méridional d’une petitesse comique, un homuncule tout en barbe et en poils noirs, avec un crâne dénudé, fumant et suant et qui ne pouvait supporter le contact d’un chapeau.

Du lever du jour à la nuit, on rencontrait, nu-tête, l’infatigable petit homme dans les endroits où se préparaient les choses destinées à vêtir, à changer, à nourrir les détenues, surveillant, inspectant, contrôlant, soupesant, revendiquant avec une paternité rageuse et des jurons de la Canebière, ce qui était, d’après le règlement, le bien et le droit de chaque prisonnière ; tout prêt à révolutionner la prison, à faire chasser l’entrepreneur pour un décilitre de légumes secs qui aurait manqué à la pitance d’une femme. Un directeur dont les pensées de la journée, les insomnies de la nuit appartenaient à la détention, dont la vie tout entière était une revendication du bien-être matériel de ses détenues, dont la direction avait presque le caractère d’un apostolat laïque, et cependant, à certains moments, un directeur bien inhumain : un directeur doué de la férocité qui se développe chez un bourgeois systématique, pour peu qu’on contrarie l’unique idée logeant en son crâne conique.

Criminaliste de l’école américaine, disciple d’Auburn, le directeur de Noirlieu croyait à l’amendement des détenues par le silence. Les assez tristes résultats qu’il avait obtenus dans sa direction personnelle et la constatation par la statistique criminelle de l’accroissement de la récidive depuis une vingtaine d’années, tout aussi bien chez les femmes que chez les hommes, n’avaient pu ébranler sa foi entêtée, l’amener à reconnaître les cruautés inutiles du moyen. Qu’une prisonnière n’eût pas sur le dos une bonne robe de droguet ou de laine beige, n’eût pas dans le ventre la ration de pain et de soupe maigre : voilà seulement ce dont, à ses yeux, une prisonnière pouvait souffrir, tout le reste était de la coyonnade, selon son expression. Quant à la débilitation intellectuelle, incontestablement produite par cette pénalité, il déclarait, au milieu de beaucoup de boun diou, que c’était une invention des médecins modernes, ajoutant que le silence continu était un bon petit recueillement hygiénique à l’âme et au corps. Mais le plus souvent, avec les dédains et les haut-le-corps superbes d’une conviction d’économiste qui avait quelque chose d’absolu, de fanatique, il ne souffrait pas la discussion sur ce sujet qui, pour lui, était un véritable article de foi. Il y avait même des jours où ce fantasque petit homme était disposé à voir, dans les infractions involontaires des détenues, une rébellion en règle contre ses idées personnelles, mélangée d’un rien d’irrespect pour l’exiguïté de son susceptible individu. Alors le directeur de Noirlieu arrivait inconsciemment dans sa lutte avec une nature réfractaire au silence, à des sévérités, à des duretés, à des implacabilités qui, dans l’adoucissement de la pénalité moderne, faisaient remonter un peu de la torture des temps anciens, et donnaient à la drolatique colère du petit philanthrope, monté sur ses ergots, la silhouette d’un polichinelle vampire.

LVIII[modifier]

À plusieurs mois de là, dans la même salle et devant les mêmes juges, Élisa était encore à la barre, en son enfermement farouche et son mutisme indompté.

Le directeur disait de sa petite voix musicale que la colère rendait plus marseillaise que d’ordinaire :

― Toujours la même... et pis que jamais, et plus mauvaise diablesse chaque semaine... oh ! moi je ne vous ferai pas parler, la belle, je le sais !... Mais avant d’employer les grands moyens, voyons si quelqu’un ne sera pas plus chanceux que moi.

À cet appel, la supérieure avec un accent sévère s’adressa à Élisa :

― Vous avez entendu le directeur, vous commettriez le dernier et le plus punissable des actes de désobéissance, si, à l’instant même, vous ne témoigniez, par quelques paroles repentantes, le regret des fautes commises par vous en même temps que la volonté de ne plus en commettre à l’avenir...

Ici la supérieure s’arrêta court en voyant le peu d’effet que l’exorde de son homélie produisait sur la détenue.

Pendant que la supérieure parlait, l’inspecteur à la face nacrée de la nacre d’un hareng ― un signe auquel se reconnaît une origine hollandaise et un placide descendant de la race primitive du Waterland, ― aplatissait à plusieurs fois, de ses deux mains, l’envolée rêche de ses cheveux roux. La supérieure se taisant, notre Hollandais, de sa bonne rude voix caressante, jeta à la femme en train d’être jugée : ― Allons, mon enfant, assez de mauvaise tête comme cela... autrefois on était gentille... l’administration obtenait à peu près ce qu’elle désirait de toi... Qu’y a-t-il aujourd’hui dans ta fichue caboche ?... Que diable, tu sais bien qu’ici on ne punit pas pour le plaisir de punir... Voyons, Élisa, il faut qu’aujourd’hui nous vidions notre sac... que, tout de suite, tu nous racontes pourquoi tu ne veux plus...

― « Je veux, mais je ne peux pas », s’écria soudain, dans le déchirement d’une voix désespérée, Élisa, dont le corps était agité des pieds à la tête par une trépidation étrange, depuis que s’adressait à elle cette parole familière, amicale, et qui lui avait rappelé son nom.

― Oh si souvent, monsieur l’inspecteur, je vous le promets, oui je veux, mais je ne peux pas.

Longtemps Élisa répéta plaintivement : « Oui je veux, mais je ne peux pas. »

Et cela jusqu’au moment où la femme fondit en larmes, et où sa litanie désolée s’éteignit dans l’étouffement de longs sanglots spasmodiques.

― Hé, là-bas, est-ce bientôt fini ? ― reprit le directeur, mis de mauvaise humeur par la visite d’un criminaliste anglais préparant une brochure contre le système Auburn. ― Qu’est-ce que vous nous débitez là... On peut tout ce qu’on veut... Ne jouons pas plus longtemps le drame, s’il vous plaît... Et assez de pleurnicheries comme cela... nous verrons bien si un peu de réclusion solitaire ― le directeur ne prononçait jamais le mot de cachot ― vous rendra cette volonté si bien perdue.

À une autre, au numéro 9007.

LIX[modifier]

La séance terminée, la sœur dénonçante prenait le directeur à part, lui disait :

― Je ne sais pas, mais le numéro 7999 ne me paraît pas, depuis quelque temps, dans son état ordinaire, je le trouve bizarre, singulier, et ayant par moments comme des absences de bon sens. Je crois qu’il faudrait le faire examiner par le médecin de la prison.

― Idée excellente !... tè ! une vraie inspiration ! ma sœur, ― fit ironiquement le directeur, ― avec cela que le docteur a la manie de vouloir trouver des folles dans toutes nos paresseuses.

― Mais cependant... hasarda timidement la sœur.

― Oh ! ce sera fait... du moment que vous croyez... Moi... je le sais, ici tout le monde me regarde comme un monsieur systématique, incrédule à l’évidence... et son regard se dirigea vers le dos de l’inspecteur, mais maintenant... c’est le directeur qui l’exige, je veux, et absolument, que ce bon docteur fasse son rapport.

Le médecin de la prison écrivait à quelques jours de là, sur l’état d’Élisa, un rapport dans lequel il établissait que la détenue n’avait plus la perception nette et rapide des choses, qu’elle avait perdu la concentration de l’attention, qu’elle était soumise à des impulsions étrangères à sa volonté. Il appuyait sur les vols de bons de cantine, sur cette voracité tout à coup développée chez Élisa, un des prodromes de l’imbécillité. Il déclarait qu’elle n’était pas une aliénée, mais qu’elle ne possédait plus « le degré ordinaire du libre arbitre et de la culpabilité.

Il concluait enfin, en demandant pour elle un relâchement de la sévérité du régime et un travail en rapport avec l’affaiblissement de ses facultés.

LX[modifier]

Élisa quittait la salle de travail où, depuis des années, elle était occupée à la même place. On la faisait monter dans le haut du vieux bâtiment, à la Cordonnerie.

Une grande pièce sombre, au plafond enfumé, chauffée par un poêle en fonte dont le tuyau sortait par le carreau en tôle d’une fenêtre. Aux tablettes fixées aux murs pendillaient des détritus de choses. Par terre traînaient, au milieu de flaques d’eau, des bouts de fil dans du poussier de charbon de terre écrasé par les sabots. Une saleté inlavable, qui faisait contraste avec la sévère propreté du reste de la prison, était incrustée dans les murs, mettant une grande tache autour des prisonnières. Et dans l’atmosphère épaisse de ce lieu, les puanteurs du cuir se confondaient avec l’odeur de la crasse d’une humanité qui ne se lave plus.

D’un côté, sur des chaises, de l’autre sur des bancs, étaient réunies en deux troupes une soixantaine de vieilles femmes qui se tenaient l’une contre l’autre dans le rapprochement, le resserrement peureux de toutes petites écolières en classe. Quelques-unes de ces femmes, encore capables de travaux de cordonnerie, taillaient des empeignes de souliers. La plupart ourlaient des mouchoirs d’invalides. Beaucoup étaient occupées à des besognes qui ne demandent plus l’attention ni le tact assuré des doigts d’une main, travaillant à l’épluchage du lin, à l’écharpillage des cordes, au délissage des chiffons.

LXI[modifier]

Les femmes de la Cordonnerie, appelées dans le langage administratif des toquées, étaient de pauvres travailleuses.

Quelques-unes, devant la tâche posée devant elles, restaient une partie de la journée, les bras croisés, les paupières battantes sur la dilatation de leurs pupilles.

D’autres approchaient d’elles la besogne avec des mains raides et destructives, la tracassaient un moment, la mettaient en tapon, la repoussaient.

La plupart, au bout d’un petit quart d’heure de travail qui faisait saillir les veines de leurs tempes, vaincues et incapables d’une application plus longue, se rejetaient en arrière, avec un subit affaissement du corps sur leurs chaises.

Deux ou trois buvaient à petites gorgées de la tisane dégoulinante des deux coins de leurs bouches, et, la tisane bue, demeuraient des heures, penchées sur le gobelet, à en regarder le fond.

Parmi les plus âgées, une aïeule, les yeux cerclés de grosses bésicles de fer, dans le jet rigide et inexorable d’une sculpture de Parque, avait, du matin au soir, le menton posé entre ses deux mains reposant sur ses coudes arc-boutés à la table.

Près de la vieille, une détenue encore jeune, encore belle d’une beauté molle et fondue dans une graisse blanche, les reins brisés et flasques, passait le jour entier, les deux bras tombés le long de ses hanches, à user le bout de ses doigts allant et venant contre le carreau de la salle. De temps en temps, la promenade de la sœur, au milieu de ces créatures, faisait reprendre à quelques-unes, pour quelques minutes, le labeur interrompu ; mais, presque aussitôt, elles retombaient dans leurs poses de pierre.

Dans la Cordonnerie n’existait plus ce qui se faisait remarquer parmi les détenues de tout le bâtiment : la coquetterie du madras. Sur les cheveux dépassant, malgré le règlement, un rien en dessous, la cotonnade à carreaux bleus ne s’enroulait plus avec la grâce, la correction proprette, l’adresse galante des cornettes des autres salles. Elle n’était plus le petit bout de toilette possible, où survivait ce qui restait de la femme dans la prisonnière. Sur les vieilles et sur les jeunes le mouchoir de tête se voyait posé de travers avec des cornes caricaturales qui disaient, déjà mort, chez ces vivantes, le féminin désir de plaire. Mais chez ces malheureuses, que leur sexe semblait quitter, le spectacle douloureux, c’était : le vague et le perdu des regards, l’absence des êtres du milieu où ils se trouvaient, l’étonnement des yeux revenant aux choses qui les entouraient, l’effort laborieux de l’attention, l’automatisme des gestes, enfin le vide des fronts sous lesquels on sentait le souvenir des vieux crimes vacillant dans des mémoires sombrées.

Ces femmes n’étaient point encore tout à fait des folles, mais déjà elles étaient des imbéciles. La prison n’avait plus de châtiments pour leur paresse et voulait bien se contenter de l’à-peu-près cochonné et bousillé par ces doigts maladroits.

Parfois l’immobilité d’une de ces femmes se trouvait tout à coup secouée par une inquiétude de corps, un remuement inconscient, un soubresaut qui la faisaient se lever, s’agiter un moment dans des gestes sans signification, puis se rasseoir.

Souvent, dans un coin, montait subitement à une bouche un flot de mots désordonnés qu’une obscure réminiscence des punitions anciennes étouffait soudain en des gloussements craintifs.

Chaque jour, lors de la tournée de l’inspecteur et de son passage dans la Cordonnerie, une femme se levait, fiévreuse, repoussait à coups de poing les bras de ses compagnes qui voulaient la retenir, s’avançait vers l’homme de la prison, humble, et la poitrine tressautante. Alors avec une voix pareille à la plainte qui parle tout haut dans un rêve, et avec des paroles sans suite brisées par des silences anhélants, l’imbécile demandait audience, elle se plaignait d’avoir été condamnée pour une autre, elle réclamait de nouveaux juges ; sa vieille voix se mouillant à la fin des larmes d’une petite fille en pénitence.


La Cordonnerie avait dans la journée, selon l’expression de la prison, quatre mouvements des lieux. Quatre fois par jour, les détenues de la salle ébranlant de leurs sabots les escaliers, apparaissaient avec leur appesantissement bestial, leurs figures hagardes, la presse de leurs besoins physiques. Arrivées en bas, les femelles se satisfaisaient sans qu’il leur restât rien des pudeurs de la femme.

LXII[modifier]

Dans la Cordonnerie, Élisa commença à descendre, peu à peu, tous les échelons de l’humanité qui mènent insensiblement une créature intelligente à l’animalité. De l’ourlage des mouchoirs à carreaux, elle fut bientôt renvoyée au délissage des chiffons ; enfin, reconnue incapable de tout travail, elle passa ses journées dans une contemplation hébétée et un ruminement grognonnant.

Alors en cette tête d’une femme de quarante ans, il y eut comme la rentrée d’une cervelle de petite fille. Les impressions contenues et maîtrisées d’une grande personne cessèrent d’être en son pouvoir. Le dédain pour les choses du bas âge, elle ne l’eut plus. Chez elle, se refirent, dans leur débordante effusion, les petits bonheurs d’une bambine de quatre ans. Son vieux madras de tête avait-il été remplacé par un madras neuf ? on la voyait tout éjouie passer sa main à plusieurs reprises sur la cotonnade ; on surprenait sa bouche formulant en un souffle qui s’enhardissait presque dans une parole : « Beau ça ! » Quelque dame charitable de la ville, en une année d’abondance, avait-elle envoyé un panier de fruits pour le dessert des détenues ? devant les quatre ou cinq prunes posées dans l’assiette creuse, les yeux allumés de gourmandise, les lèvres humides et appétantes, elle battait des mains !

Au milieu de cette reprise d’Élisa par les toutes premières sensations de la vie, un curieux phénomène se passait dans sa pauvre mémoire. Dans cette mémoire, jour par jour, des morceaux de son existence d’autrefois s’enfonçaient dans des pans de nuit, et son passé tout entier, comme amputé et détaché de la prisonnière, s’en allait et se perdait parmi les espaces vides. Élisa avait oublié sa vie de la Chapelle, sa vie de Bourlemont, sa vie de l’École-Militaire, sa vie de prison, sa vie d’hier. Puis, à mesure que s’effaçaient dans sa tête les souvenirs les plus récents, se levaient, s’avançaient des souvenirs anciens, les souvenirs d’une première enfance qu’elle avait passée, loin de Paris, dans un village des Vosges chez une sœur de sa mère. Et ainsi qu’il arrive quelquefois dans les dernières heures d’une agonie, les occupations, les distractions, les plaisirs, les jeux de cette enfance, reprenaient avec leurs jeunes gestes et leur gaminante mimique, reprenaient machinalement possession du vieux corps de la femme.

LXIII[modifier]

Elle était dans la forêt de houx.

À travers les bois poussant leurs premières feuilles, elle était à la recherche des nids de restots : de ces tous petits oiseaux qui nichent entre les racines des arbres.

Dans une bande de gamines, à la bouche et aux dents noires comme de l’encre, elle était aux brimbelles, son panier de goûter déjà plein, et se riant et se moquant et appelant chie-paniers celles dont le panier n’était qu’à moitié rempli du raisin des bois.

Elle était aux écrevisses, les pieds nus dans de vieilles savates, heureuse et frissonnante de la fraîcheur de l’eau, et se bronchant, tous les vingt pas, la tête dans ces clairs ruisseaux qui avaient fait dire à l’enfant devant les eaux de la Marne, en arrivant à Paris : « Oh ! comme il a dû pleuvoir ici ! »

Elle était à la veillée, jouant au gendarme, jouant à la lavette, sa petite main prête et prompte à arroser de l’eau de la terrine la première qui riait des bêtises que toutes lui criaient au visage.

Elle était en pèlerinage à la Vierge du Paquis, disant une neuvaine, le regard sur les flammes des trois bouts de cierges, que les fillettes du village baptisent Saint-Mort, Saint-Languit, Saint-Revit.

Elle était assise par terre, dans la grande rue, près des magniens, des rétameurs italiens de passage dans la montagne, regardant, toute la journée, avec des yeux ravis, le bel argent que ces hommes noirs mettaient au fond des vieux chaudrons.

Elle était à Noël, emportant dans ses petits bras, qui avaient peine à le porter, emportant son quenieu, le gâteau à cinq cornes que donnent ce jour, dans les Vosges, les parrains à leurs filleules.

Elle était par la neige, dans le chemin du Champ-de-la-Pierre, se laissant tomber tout de son long sur le dos, les bras en croix, amusée des beaux bon dieu qu’elle laissait derrière elle, sur la molle blancheur de la terre.

Dans la grange aux Cornudet, elle était devant Bamboche faisant sauter ses marionnettes, se demandant si, avec le sou de chiffons qu’elle achèterait à la Christine, lors de la foire prochaine, elle pourrait faire sa poupée aussi pouponne que les poupées qui dansaient à la lueur des deux chandelles.

Elle était le jour de la fête du village, avec son bonnet à fleurs, sa petite robe courte, ses souliers décolletés, ses bas blancs à jour, sur lesquels de larges rubans qu’on appelle des liasses, ― elle se rappelait encore leur nom, ― de larges rubans se croisaient et se nouaient dans une coquette rosette. Et toute glorieuse, au milieu du pays rassemblé à la sortie de la messe dans l’ancien cimetière, elle faisait voir ses liasses, elle étalait ses grâces enfantines, elle détournait à demi sa figure des baisers qui voulaient embrasser sa jolie enfance, elle faisait son petit mignardon.

LXIV[modifier]

Parmi le passé de son enfance, dans lequel vivait actuellement tout entière la vie de la détenue, il y avait un souvenir persistant habituel, quotidien : le souvenir du gai printemps de son village. Chez la malade et l’impotente, depuis que la perception des choses présentes devenait de jour en jour plus obtuse, les cerisiers du pays du kirsch fleurissaient au-dessus de sa tête dans un avril perpétuel.

La prière matinale de la prison trouvait la prisonnière en marche à travers la floraison candide de la contrée où elle avait fait ses premiers pas. Déjà elle courait sur cette terre au vert plein de marguerites, au bleu matutineux du ciel tramé de fils d’argent, au feuillage de fleurs blanches comme de blanches fleurs d’oranger. Elle s’avançait sous ces arbres au milieu desquels le sautillement des oiseaux était tout noir, et qui apparaissaient à la petite fille, en leur virginale frondaison, ainsi qu’un bois d’arbres de la bonne Vierge. Elle allait toujours par le paysage lumineux et souriant. Et de toutes les branches de tous les arbres tombait incessamment une pluie de folioles, lentes à tomber, et arrivant à terre avec les balancements d’un vol de papillons dont elles semblaient des ailes.

À l’heure de midi, couchée à terre sous l’ombre légère des cimes fleurissantes, dans la tiédeur du temps, l’odeur sucrée des fleurs chauffées par le plein soleil, l’effleurement gazouillant des oiseaux, elle demeurait sans bouger, bienheureusement immobile, intérieurement charmée par cette blancheur qui pleuvait continuellement sur elle, chatouillant son visage, son cou, sa nudité d’enfant. Parfois des fleurs voletant au-dessus d’elle, et qu’emportait un souffle de vent à la dérive, ces fleurs avec de gentils ronds de bras et des attirements de mains remuant l’air et faisant de petits tourbillons, elle les ramenait toutes tournoyantes sur son corps, passant ainsi la journée, la journée entière, à se laisser ensevelir sous cette neige fleurie.

Telle était l’illusion de la misérable femme qu’on la voyait, avec les doigts gourds d’une main presque paralysée, décrire des cercles maladroits dans le vide puant de la Cordonnerie, pour amener la chute, sur elle, des blanches fleurs des cerisiers du val d’Ajol.

Il y a des années, je passais quelques semaines dans un château des environs de Noirlieu. Un jour de désœuvrement, la société avait la curiosité d’aller visiter la Maison de détention des femmes.

On montait en voiture. C’était, ce jour, un triste et âpre jour d’automne. Sous un ciel gris, plein d’envolées noires, un fleuve pâle se traînait dans une plaine de craie, barrée au ras de terre par un mur de nuages solides fermant l’horizon avec les concrétions et le bouillonnement figé de masses pierreuses. Un paysage dont la platitude morne, l’étendue blafarde, la lumière écliptique ressuscitaient comme un morceau de la sombre Gaule, évoquaient sous nos yeux le décor de Champs Catalauniques, ainsi que se les représente, à l’heure des grandes tueries de peuples, l’Imagination moderne.

Au bout d’un temps assez long, dans une froide éclaircie, apparut Noirlieu avec sa double promenade sur les anciens remparts, son cimetière vert dévalant jusqu’au bas de la colline, son rond de danse aux ormes étêtés, le grand mur de sa Maison de détention pour les femmes, flanqué à droite d’une Maison de correction pour les jeunes Détenus, flanqué à gauche d’une Maison de fous.

Nous descendions chez le sous-préfet, une connaissance du château. On nous faisait entrer dans un petit salon décoré de lithographies de Félon, encadrées dans du palissandre. Sous un trophée de chasse, surmonté d’un chapeau tyrolien, une romance de Nadaud était posée sur un piano ouvert.

Quelques instants après, arrivait le sous-préfet. Il appartenait à la famille des souspréfets folâtres. « C’est commode ici, s’écria-t-il, avec une intonation de comique du Palais-Royal, ― tout en laissant tomber une signature sur un papier administratif, ― c’est commode, très commode, infiniment commode, la Maison de fous à côté de la Maison de détention, les transferts sont d’une facilité... » Puis, boutonnant le second bouton d’une paire de gants gris perle, il offrit le bras à une dame, avec la grâce contournée d’un danseur qui a gagné sa sous-préfecture en menant le cotillon à Paris.

Nous allions quitter la Maison quand le directeur insista près du sous-préfet pour nous faire visiter l’infirmerie.

Nous entrâmes dans une salle où il y avait une douzaine de lits.

« Quatre pour cent de mortalité, quatre pour cent seulement, oui, messieurs », répétait derrière nos dos le petit directeur avec une intonation allègre.

Je m’étais arrêté devant un lit sur lequel une femme était étendue dans une de ces immobilités effrayantes qu’amènent les maladies de la moelle épinière. Au-dessus de la tête, son numéro d’écrou était cloué dans le plâtre, au milieu du tortil desséché d’un brin de buis bénit. Près du chevet se tenait debout une fille de salle, une détenue, qui, muette dans sa robe pénitentiaire, semblait le Silence continu en faction près de la Mort.

« Celle-là, une condamnée à la peine capitale... la fille Élisa... une affaire d’assassinat qui a fait du bruit dans le temps... » Et la voix musicale et légèrement zézayante du directeur reprit aussitôt : « quatre pour cent de mortalité... »

Je regardais attentivement la femme au masque paralysé, aux yeux aveugles, et dont la bouche seule encore vivante dans sa figure tendait vers la garde des lèvres enflées de paroles qui avaient à la fois comme envie et peur de sortir.

― « Mais, messieurs, m’écriai-je, avec un peu de colère dans la voix, est-ce que, même à l’agonie, vous ne permettez pas à vos prisonnières de parler ? »

― « Oh, messieurs !... N’est-ce pas, cher directeur, que nous sommes plus élastiques que ça ? » fit d’un ton léger, le sous-préfet, qui, s’adressant à la mourante, lui dit : « Parlez, parlez tout à votre aise, brave femme. »


La permission arrivait trop tard. Les sous-préfets n’ont pas le pouvoir de rendre la parole aux morts.


FIN.