La Foire sur la place/I/17

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Paul Ollendorff (Tome 1p. 117-119).
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Première Partie — 17


On jouait, ce soir-là, une comédie moderne, en prose, qui traitait d’une question juridique.

Dès les premiers mots, Christophe ne sut plus dans quel monde cela se passait. Les voix des acteurs étaient démesurément amples, graves, lentes, compassées ; elles articulaient toutes les syllabes, comme si elles voulaient donner des leçons de diction, et elles semblaient scander perpétuellement des alexandrins, avec des hoquets tragiques. Les gestes étaient solennels, et presque hiératiques. L’héroïne, drapée de son peignoir comme d’un péplum grec, le bras levé, la tête baissée, jouait l’Antigone toujours, et souriait d’un sourire d’éternel sacrifice, en modulant les notes les plus profondes de son beau contralto. Le père noble marchait d’un pas de maître d’armes, avec des gestes automatiques, une dignité funèbre, un romantisme en habit noir. Le jeune premier se contractait froidement la gorge et la poitrine, pour en tirer des pleurs. La pièce était écrite en un style de tragédie-feuilleton : c’étaient des mots abstraits, des épithètes bureaucratiques, des périphrases académiques. Pas un mouvement, pas un cri imprévu. Du commencement à la fin, un mécanisme d’horloge, un problème posé, un schéma dramatique, un squelette de pièce, et dessus, nulle chair, des phrases de livre. Des idées timides au fond de ces discussions qui voulaient paraître hardies : une âme de petit bourgeois gourmé.

L’héroïne avait divorcé d’avec un mari indigne, dont elle avait un enfant, et elle s’était remariée avec un honnête homme qu’elle aimait. Il s’agissait de prouver que, même dans ce cas, le divorce était condamné par la nature, comme par le préjugé. Pour cela, rien de plus facile : l’auteur s’arrangeait de façon à ce que le premier mari reprît la femme, une fois, par surprise. Et après, au lieu de la nature toute simple, qui eût voulu des remords, une honte profonde peut-être, mais le désir d’autant plus grand d’aimer et d’honorer le second, l’honnête homme, on présentait un cas de conscience héroïque, hors nature. Il en coûte si peu d’être vertueux, hors nature ! Les écrivains français n’ont pas l’air familiers avec la vertu : ils forcent toujours la note, quand ils en parlent ; il n’y a plus moyen d’y croire. On dirait qu’on a toujours affaire à des héros de Corneille, à des rois de tragédie. — Et ne sont-ce pas bien des rois, ces héros millionnaires, ces héroïnes qui ne sauraient intéresser, si elles n’avaient, pour le moins, un hôtel à Paris et deux ou trois châteaux en province ? La richesse, pour cette sorte d’écrivains et de public, est une beauté, presque une vertu.

Le public était encore plus étonnant que la pièce. Toutes les invraisemblances, indéfiniment répétées, ne le lassaient jamais. Il riait aux bons endroits, quand l’acteur disait la phrase qui devait faire rire, en l’annonçant à l’avance, afin qu’on eût le temps de se préparer à rire. Il se mouchait et toussait, profondément ému, dans les instants où les mannequins tragiques hoquetaient, rugissaient ou s’évanouissaient, selon des rites consacrés.

— Et on dit que les Français sont légers ! s’exclama Christophe, au sortir de la représentation.

— Il y a temps pour tout, dit Sylvain Kohn, gouaillant. Vous vouliez de la vertu ? Vous voyez qu’il y en a encore en France.

— Mais ce n’est pas de la vertu, se récria Christophe, c’est de l’éloquence !

— Chez nous, dit Sylvain Kohn, la vertu au théâtre est toujours éloquente.

— Vertu de prétoire, dit Christophe, la palme est au plus bavard. Je déteste les avocats. N’avez-vous pas des poètes, en France ?

Sylvain Kohn le mena à des théâtres poétiques.