La Foire sur la place/I/21

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Paul Ollendorff (Tome 1p. 136-142).
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Première Partie — 21


Christophe se demandait à quoi servait la critique française. Ce n’étaient pourtant pas les critiques qui manquaient ; ils pullulaient sur l’art français. On n’arrivait plus à voir les œuvres : elles disparaissaient sous eux.

Christophe n’était pas tendre pour la critique, en général. Il avait déjà peine à admettre l’utilité de cette multitude d’artistes, qui formaient comme un quatrième, ou un cinquième État, dans la société moderne : il y voyait le signe d’une époque fatiguée, qui s’en remet à d’autres du soin de regarder la vie, — qui sent, par procuration. À plus forte raison, trouvait-il un peu honteux qu’elle ne fût même plus capable de voir avec ses yeux ces reflets de la vie, qu’il lui fallût encore d’autres intermédiaires, des reflets de reflets, en un mot, des critiques. Au moins, eût-il fallu que ces reflets fussent fidèles. Mais ils ne reflétaient rien que l’incertitude de la foule, qui faisait cercle autour. Telles, ces glaces de musée, où se réfléchissent, avec un plafond peint, les visages des curieux qui tâchent de l’y voir.

Il avait été un temps où ces critiques avaient joui en France d’une immense autorité. Le public s’inclinait devant leurs arrêts ; et il n’était pas loin de les regarder comme supérieurs aux artistes, comme des artistes intelligents : — (les deux mots ne semblaient pas faits pour aller ensemble). — Puis, ils s’étaient multipliés avec une rapidité excessive ; ils étaient trop d’augures : cela gâte le métier. Quand il y a tant de gens, qui affirment, chacun, qu’il est le seul détenteur de l’unique vérité, on ne peut plus les croire ; et ils finissent par ne plus se croire eux-mêmes. Le découragement était venu : du jour au lendemain, suivant l’habitude française, ils avaient passé d’un extrême à l’autre. Après avoir professé qu’ils savaient tout, ils professaient maintenant qu’ils ne savaient rien. Ils y mettaient leur point d’honneur et leur fatuité même. Renan avait enseigné à ces générations amollies qu’il n’est pas élégant de rien affirmer sans le nier aussitôt, ou du moins sans le mettre en doute. Il était de ceux dont parle saint Paul, « en qui il y a toujours oui, oui, et puis non, non ». Toute l’élite française s’était enthousiasmée pour ce Credo amphibie. La paresse de l’esprit et la faiblesse du caractère y avaient trouvé leur compte. On ne disait plus d’une œuvre qu’elle était bonne ou mauvaise, vraie ou fausse, intelligente ou sotte. On disait :

— Il se peut faire… Il n’y a pas d’impossibilité… Je n’en sais rien… Je m’en lave les mains.

Si l’on jouait une ordure, ils ne disaient pas :

— Voilà une ordure.

Ils disaient :

— Seigneur Sganarelle, changez, s’il vous plaît, cette façon de parler. Notre philosophie ordonne de parler de tout avec incertitude ; et, par cette raison, vous ne devez pas dire : « Voilà une ordure », mais : « Il me semble… Il m’apparaît que voilà une ordure… Mais il n’est pas assuré que cela soit. Il se pourrait que ce fût un chef-d’œuvre. Et qui sait si ce n’en est pas un ? »

Il n’y avait plus de danger qu’on les accusât de tyranniser les arts. Jadis, Schiller leur avait fait la leçon, et il avait rappelé aux tyranneaux de la presse de son temps ce qu’il appelait crûment :


Le Devoir des Domestiques.

« Avant tout, que la maison soit nette, où la Reine va paraître. Alerte donc ! Balayez les chambres. Voilà pourquoi, Messieurs, vous êtes là.

« Mais dès qu’Elle paraît, vite à la porte, valets ! Que la servante ne se carre point dans le fauteuil de la dame ! »


Il fallait rendre justice à ceux d’aujourd’hui. Ils ne s’asseyaient plus dans le fauteuil de la dame. On voulait qu’ils fussent domestiques : ils l’étaient. — Mais de mauvais domestiques ; ils ne balayaient rien ; la chambre était un taudis. Plutôt que d’y remettre l’ordre et la propreté, ils se croisaient les bras, et laissaient la tâche au maître, à la divinité du jour : — le Suffrage Universel.

À la vérité, il se dessinait depuis quelque temps un mouvement de réaction dans la conscience bourgeoise. Quelques braves gens avaient entrepris une campagne — bien faible encore — de salubrité publique ; mais Christophe n’en voyait rien, dans le milieu où il se trouvait. D’ailleurs, on ne les écoutait pas, ou l’on se moquait d’eux. Quand il arrivait, de loin en loin, qu’un honnête homme élevât la voix contre l’art malpropre, les auteurs répliquaient avec superbe qu’ils avaient raison, puisque le public était content. Cela suffisait à fermer la bouche à toutes les objections. Le public avait parlé : suprême loi de l’art ! Il ne venait à l’idée de personne que l’on pût récuser le témoignage d’un public débauché en faveur de ceux qui le débauchaient, ni que l’artiste fût fait pour commander au public, et non le public à l’artiste. La religion du Nombre — du nombre des spectateurs et du chiffre des recettes — dominait la pensée artistique de cette démocratie mercantilisée. À la suite des auteurs, les critiques docilement décrétaient que l’office essentiel de l’œuvre d’art, c’est de plaire. Le succès est la loi ; et quand le succès dure, il n’y a qu’à s’incliner. Ils s’appliquaient donc à pressentir les fluctuations de la Bourse du plaisir, à lire dans les yeux du public ce qu’il pensait des œuvres. Le plaisant, c’était que le public s’évertuait de son côté à lire dans les yeux de la critique ce qu’il fallait penser des œuvres. Ainsi, tous deux se regardaient ; et ils ne voyaient dans les yeux l’un de l’autre que leur propre indécision.

Jamais pourtant une critique intrépide n’eût été aussi nécessaire. Dans une République anarchique, la mode, qui est toute-puissante en art, a rarement des ressauts en arrière, comme dans un État conservateur ; elle va de l’avant, toujours ; et c’est une surenchère perpétuelle de fausse liberté d’esprit, à laquelle presque personne n’ose résister. La foule est incapable de se prononcer ; elle est choquée, au fond ; mais aucun n’ose dire ce que chacun sent en secret. Si les critiques étaient forts, s’ils osaient être forts, quel serait leur pouvoir ! Un vigoureux critique pourrait, en quelques années, se faire le Napoléon du goût public, et balayer à Bicêtre les malades de l’art. Mais il n’y a plus de Napoléon. — D’abord, tous les critiques vivent dans cette atmosphère viciée : ils ne s’en aperçoivent plus. Puis, ils n’osent parler. Ils se connaissent tous, ils forment une petite compagnie, où tous sont plus ou moins liés, et doivent garder des ménagements vis-à-vis les uns des autres : il n’y a point d’indépendant. Pour l’être, il faudrait renoncer à la vie de société, presque aux amitiés mêmes. Qui donc en aurait le courage, dans une époque affaiblie, où les meilleurs doutent que la justesse d’une critique vaille les désagréments qu’elle peut causer à celui qui la fait et à celui qui la reçoit ? Qui donc se condamnerait, par devoir, à faire de sa vie un enfer : oser tenir tête à l’opinion, lutter contre l’imbécillité publique, mettre à nu la médiocrité des triomphateurs du jour, défendre l’artiste inconnu, seul, et livré aux bêtes, imposer les esprits-rois aux esprits faits pour obéir ? — Il arrivait à Christophe d’entendre des critiques se dire, à une première, le soir, dans les couloirs du théâtre :

— Hein ! Est-ce assez mauvais ! Quel four !

Et, le lendemain, dans leurs chroniques, ils parlaient de chef-d’œuvre, de Shakespeare, et de l’aile du génie, dont le vent avait passé sur les têtes.

— Ce n’est pas tant le talent qui manque à votre art, disait Christophe à Sylvain Kohn, que le caractère. Vous auriez plus besoin d’un grand critique, d’un Lessing, d’un…

— D’un Boileau ? dit Sylvain Kohn, goguenardant.

— D’un Boileau, peut-être bien, que de dix artistes de génie.

— Si nous avions un Boileau, dit Sylvain Kohn, on ne l’écouterait pas.

— Si on ne l’écoutait pas, c’est qu’il ne serait pas un Boileau, répliqua Christophe. Je vous réponds que, du jour où je voudrais vous dire vos vérités toutes crues, si maladroit que je sois, vous les entendriez ; et il faudrait bien que vous les avaliez.

— Mon pauvre vieux ! ricana Sylvain Kohn.

Ce fut toute sa réponse.

Il avait l’air si sûr et si satisfait de la veulerie générale que Christophe eut soudain l’impression, en le regardant, que cet homme était cent fois plus un étranger en France que lui-même ; et son cœur se serra.

— Ce n’est pas possible, dit-il de nouveau, comme le soir où il était sorti écœuré d’un théâtre des boulevards. Il y a autre chose.

— Qu’est-ce que vous voulez de plus ? demanda Kohn.

Christophe répétait avec opiniâtreté :

— La France.

— La France, c’est nous, fit Sylvain Kohn, en s’esclaffant.

Christophe le regarda fixement, un instant, puis secoua la tête, et reprit son refrain :

— Il y a autre chose.

— Eh bien, mon vieux, cherchez, dit Sylvain Kohn, en riant de plus belle.


Christophe pouvait chercher. Ils l’avaient bien cachée.


FIN DE LA PREMIÈRE PARTIE