La Foire sur la place/I/7

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Paul Ollendorff (Tome 1p. 45-60).
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Première Partie — 7


Christophe fit de nouvelles démarches chez des marchands de musique ; elles ne servirent à rien. Il trouvait les Français peu accueillants ; et leur agitation désordonnée l’ahurissait. Il avait l’impression d’une société anarchique, dirigée par une bureaucratie rogue et despotique.

Un soir qu’il errait sur les boulevards, découragé de l’inutilité de ses efforts, il vit Sylvain Kohn, qui venait en sens inverse. Convaincu qu’ils étaient brouillés, il détourna les yeux, et tâcha de passer inaperçu. Mais Kohn l’appela :

— Et qu’étiez-vous devenu depuis ce fameux jour ? demanda-t-il en riant. Je voulais aller chez vous ; mais je n’ai plus votre adresse… Tudieu, mon cher, je ne vous connaissais pas. Vous avez été épique.

Christophe le regarda, surpris et un peu honteux :

— Vous ne m’en voulez pas ?

— Vous en vouloir ? Quelle idée !

Bien loin de lui en vouloir, il avait été réjoui de la façon dont Christophe avait étrillé Hecht : il avait passé là un bon moment. Il lui était fort indifférent que Hecht ou que Christophe eût raison ; il n’envisageait les gens que d’après le degré d’amusement qu’ils pouvaient avoir pour lui ; et il avait entrevu dans Christophe une source de haut comique, dont il se promettait bien de profiter.

— Il fallait venir me voir, continuait-il. Je vous attendais. Qu’est-ce que vous faites, ce soir ? Vous allez venir dîner. Je ne vous lâche plus. Nous serons entre nous : quelques artistes, qui nous réunissons, une fois par quinzaine. Il faut que vous connaissiez ce monde-là. Venez. Je vous présenterai.

Christophe s’excusait en vain sur sa tenue. Sylvain Kohn l’emmena.

Ils entrèrent dans un restaurant des boulevards, et montèrent au premier. Christophe se trouva au milieu d’une trentaine de jeunes gens, de vingt à trente-cinq ans, qui discutaient avec animation. Kohn le présenta, comme venant de s’échapper des prisons d’Allemagne. Ils ne firent aucune attention à lui, et n’interrompirent même pas leur discussion passionnée, où Kohn, à peine arrivé, se jeta à la nage.

Christophe, intimidé par cette société d’élite, se taisait, et il était tout oreilles. Il ne réussissait pas à comprendre — ayant peine à suivre la volubilité de parole française — quels grands intérêts artistiques étaient débattus. Il avait beau écouter, il ne distinguait que des mots comme « trust », « accaparement », « baisse des prix », « chiffres des recettes », mêlés à ceux de « dignité de l’art », « droits de l’écrivain ». Il finit par s’apercevoir qu’il s’agissait d’affaires commerciales. Un certain nombre d’auteurs, appartenant, semblait-il, à une société financière, s’indignaient contre les tentatives qui étaient faites pour constituer une société rivale, disputant à la leur son monopole d’exploitation. La défection de quelques-uns de leurs associés, qui avaient trouvé avantageux de passer, armes et bagages, dans la maison rivale, les jetait dans des transports de fureur. Ils ne parlaient de guère moins que de couper des têtes. « … Déchéance… Trahison… Flétrissure… Vendus… »

D’autres ne s’en prenaient pas aux vivants : ils en avaient aux morts, dont la copie gratuite obstruait le marché. Il paraissait que l’œuvre de Musset venait de tomber dans le domaine public, et qu’on l’achetait beaucoup trop. Aussi réclamaient-ils de l’État une protection énergique, frappant de lourdes taxes les chefs-d’œuvre du passé, afin de s’opposer à leur diffusion à prix réduits, qu’ils taxaient aigrement de concurrence déloyale pour la marchandise des artistes d’à présent.

Ils s’interrompirent les uns et les autres pour écouter les chiffres des recettes qu’avait faites telle ou telle pièce dans la soirée d’hier. Tous s’extasièrent sur la chance d’un vétéran de l’art dramatique, célèbre dans les deux mondes, — qu’ils méprisaient, mais qu’ils enviaient encore plus. — Des rentes des auteurs ils passèrent à celles des critiques. Ils s’entretinrent de celles que touchait — (pure calomnie, sans aucun doute), — un de leurs confrères connu, pour chaque première représentation d’un théâtre des boulevards, afin d’en dire du bien. C’était un honnête homme : une fois le marché conclu, il le tenait loyalement ; mais son grand art était — (à ce qu’ils prétendaient) — de faire de la pièce des éloges qui la fissent tomber le plus promptement possible, afin qu’il y eût des premières souvent. Le conte — (ou le compte) — fit rire, mais n’étonna point.

Au travers de tout cela, ils disaient de grands mots ; ils parlaient de « poésie », d’ « art pour l’art ». Dans ce bruit de gros sous, cela sonnait : « l’art pour l’argent » ; et ces mœurs de maquignons, nouvellement introduites dans la littérature française, scandalisaient Christophe. Comme il ne comprenait rien aux questions d’argent, il avait renoncé à suivre la discussion, quand ils finirent par parler de littérature, — ou, tout au moins, de littérateurs. — Christophe dressa l’oreille, en entendant le nom de Victor Hugo.

Il s’agissait de savoir s’il avait été cocu. Ils discutèrent longuement sur les amours de Sainte-Beuve et de madame Hugo. Après quoi, ils parlèrent des amants de George Sand et de leurs mérites respectifs. C’était la grande occupation de la critique littéraire d’alors : après avoir tout exploré dans la maison des grands hommes, visité les placards, retourné les tiroirs, et vidé les armoires, elle fouillait l’alcôve. La pose de monsieur de Lauzun, à plat ventre sous le lit du roi et de la Montespan, était de celles qu’elle affectionnait, dans son culte pour l’histoire et pour la vérité : — (tous les gens de ce temps avaient, comme l’on sait, le culte de la vérité). — Les convives de Christophe montrèrent bien qu’ils en étaient possédés : aucun détail ne les lassait dans cette recherche du vrai. Ils l’étendaient à l’art d’aujourd’hui, comme à l’art du passé ; et ils analysèrent la vie privée de certains des plus notoires contemporains, avec la même passion d’exactitude. C’était une chose curieuse qu’ils connussent les moindres détails de scènes, qui d’habitude se passent de tout témoin. C’était à croire que les intéressés avaient été les premiers à fournir le public de renseignements exacts, par dévouement envers la vérité.

Christophe, de plus en plus gêné, essayait de causer d’autre chose avec ses voisins. Mais aucun ne s’occupait de lui. Ils avaient bien commencé par lui poser quelques vagues questions sur l’Allemagne, — questions qui lui avaient révélé, à son grand étonnement, l’ignorance presque absolue, où étaient ces gens distingués et qui semblaient instruits, des choses les plus élémentaires de leur métier — littérature et art — en dehors de Paris ; c’était tout au plus s’ils avaient entendu parler de quelques grands noms : Hauptmann, Sudermann, Liebermann, Strauss (David, Johann, et Richard), parmi lesquels ils s’aventuraient prudemment, de peur de faire quelque fâcheuse confusion. Au reste, s’ils avaient questionné Christophe, c’était par politesse, non par curiosité : ils n’en avaient aucune ; à peine s’ils avaient pris garde à ce qu’il avait répondu ; ils s’étaient hâtés de revenir aussitôt aux questions parisiennes qui délectaient le reste de la table.

Christophe timidement tenta de parler de musique. Aucun de ces littérateurs n’était musicien. Au fond, ils regardaient la musique comme un art inférieur. Mais son succès croissant, depuis quelques années, leur causait un secret dépit ; et, puisqu’elle était à la mode, ils feignaient de s’y intéresser. Ils faisaient grand bruit surtout d’un opéra nouveau, dont ils n’étaient pas loin de faire dater la musique, ou tout au moins l’ère nouvelle de la musique. Leur ignorance et leur snobisme s’accommodaient assez de cette idée, qui les dispensait de connaître le reste. L’auteur de cet opéra, un Parisien, dont Christophe entendait le nom pour la première fois, avait, disaient certains, fait table rase de tout ce qui était avant lui, renouvelé de toutes pièces, re-créé la musique. Christophe sursauta. Il ne demandait pas mieux que de croire au génie. Mais un génie de cette trempe, qui d’un coup anéantissait le passé !… Nom de nom ! C’était un gaillard ; comment diable avait-il pu faire ? — Il demanda des explications. Les autres, qui eussent été bien embarrassés pour lui en donner, et que Christophe assommait, l’adressèrent au musicien de la bande, le grand critique musical, Théophile Goujart, qui lui parla aussitôt de septièmes et de neuvièmes. Christophe le suivit sur ce terrain. Goujart savait la musique, à peu près comme Sganarelle savait le latin…

— … Vous n’entendez point le latin ?

Non.

— (Avec enthousiasme) Cabricias, arci thuram, catalamus, singulariter,… bonus, bona, bonum…

Se trouvant en présence d’un homme, qui « entendait le latin », il se replia prudemment aussitôt dans le maquis de l’esthétique. De ce refuge inexpugnable, il se mit à fusiller Beethoven, Wagner, et l’art classique, qui n’étaient pas en cause : (mais en France, on ne peut louer un artiste, sans lui offrir en holocauste tous ceux qui ne sont pas comme lui). Il proclamait l’avènement d’un art nouveau, foulant aux pieds les conventions du passé. Il parlait d’une langue musicale, qui venait d’être découverte par le Christophe Colomb de la musique parisienne, et qui supprimait totalement la langue des classiques, en faisait une langue morte.

Christophe, tout en réservant son opinion sur le génie novateur, dont il attendait d’avoir vu les œuvres pour pouvoir en rien dire, se sentait, malgré lui, en défiance contre ce Baal musical, à qui l’on sacrifiait la musique tout entière. Il était scandalisé d’entendre parler ainsi des maîtres ; et il ne se rappelait pas que naguère lui-même, en Allemagne, en avait dit bien d’autres. Lui qui se croyait là-bas un révolutionnaire en art, lui qui scandalisait les autres par sa hardiesse de jugement et sa verte franchise, — dès les premiers mots en France, il se sentait devenu conservateur, dans l’âme. Il voulut discuter, et il eut le mauvais goût de le faire, non pas en homme bien élevé, qui avance des arguments et ne les démontre pas, mais en homme du métier, qui va chercher des faits précis, et qui vous en assomme. Il ne craignit pas d’entrer dans des explications techniques ; et sa voix, en discutant, montait à des intonations, bien faites pour blesser les oreilles d’une société d’élite, où ses arguments et la chaleur qu’il mettait à les soutenir paraissaient également ridicules. Le critique se hâta de mettre fin par un mot, dit d’esprit, à une discussion fastidieuse, où Christophe venait de s’apercevoir avec stupéfaction que son interlocuteur ne savait rien de ce dont il parlait. L’opinion était faite désormais sur l’Allemand pédantesque et suranné ; et, sans qu’on la connût, sa musique fut jugée détestable. Mais l’attention de cette trentaine de jeunes gens, aux yeux railleurs, prompts à saisir les ridicules, avait été ramenée vers ce personnage bizarre, qui agitait avec des mouvements gauches et violents des bras maigres aux mains énormes, et qui dardait des regards furibonds, en criant d’une voix suraiguë. Sylvain Kohn entreprit d’en donner la comédie à ses amis.

La conversation s’était définitivement écartée de la littérature pour s’attacher aux femmes. — À vrai dire, c’étaient les deux faces d’un même sujet : car dans leur littérature il n’était guère question que de femmes, et dans leurs femmes que de littérature, tant elles étaient frottées de choses ou de gens de lettres.

On parlait d’une honneste dame, connue dans le monde parisien, qui venait, disait-on, de faire épouser son amant à sa fille, pour mieux se le réserver. Christophe s’agitait sur sa chaise, et faisait, sans y prendre garde, une grimace de dégoût. Kohn s’en aperçut ; et, poussant du coude son voisin, il fit remarquer que le sujet semblait passionner l’Allemand, qui sans doute brûlait d’envie de connaître la dame. Christophe rougit, balbutia, puis finit par dire avec colère que de telles femmes il fallait les fouetter. Un éclat de rire homérique accueillit sa proposition ; et Sylvain Kohn, d’un ton flûte, protesta qu’on ne devait pas toucher une femme, même avec une fleur… etc… etc… (Il était à Paris le chevalier de l’Amour.) — Christophe répondit qu’une femme de cette espèce n’était ni plus ni moins qu’une chienne, et qu’avec les chiens vicieux il n’y avait qu’un remède : le fouet. On se récria bruyamment. Christophe dit que leur galanterie était de l’hypocrisie, que c’étaient toujours ceux qui respectaient le moins les femmes, qui parlaient le plus de les respecter ; et il s’indigna contre leurs récits scandaleux. On lui opposa qu’il n’y avait là aucun scandale, rien que de très naturel ; et tous furent d’accord que l’héroïne de l’histoire n’était pas seulement une femme charmante, mais la Femme, par excellence. L’Allemand s’exclama. Sylvain Kohn lui demanda sournoisement comment était donc la Femme, telle qu’il l’imaginait. Christophe sentit qu’on lui tendait un panneau ; mais il y donna en plein, emporté par sa violence et par sa conviction. Il se mit à expliquer à ces Parisiens gouailleurs ses idées sur l’amour. Il ne trouvait pas ses mots, il les cherchait pesamment, finissant par pêcher dans sa mémoire des expressions invraisemblables, disant des énormités qui faisaient la joie de l’auditoire, et ne se troublant pas, avec un sérieux admirable, une insouciance touchante du ridicule : car il ne pouvait pas ne pas voir qu’ils se moquaient de lui effrontément. À la fin, il s’empêtra dans une phrase, n’en put sortir, donna un coup de poing sur la table, et se tut.

On essaya de le relancer dans la discussion ; mais il fronça les sourcils, et il ne broncha plus, les coudes sur la table, honteux et irrité. Il ne desserra plus les dents jusqu’à la fin du dîner, si ce n’est pour manger et pour boire. Il buvait énormément, au contraire de ces Français, qui touchaient à peine à leurs vins. Son voisin l’y encourageait malignement, et remplissait son verre, qu’il vidait sans y penser. Mais, quoiqu’il ne fût pas habitué à ces excès de table, surtout après les semaines de privations qu’il venait de passer, il tint bon, et ne donna pas le spectacle ridicule, que les autres espéraient. Il restait absorbé, seulement ; on ne faisait plus attention à lui : on pensait qu’il était assoupi par le vin. En outre de la fatigue qu’il avait à suivre une conversation française, il était las de n’entendre parler que de littérature, — acteurs, auteurs, éditeurs, bavardages de coulisses ou d’alcôves littéraires : — à cela semblait se réduire le monde. Au milieu de toutes ces figures nouvelles et de ce bruit de paroles, il ne parvenait à fixer en lui ni une physionomie, ni une pensée. Ses yeux de myope, vagues et absorbés, faisaient le tour de la table lentement, se posant sur les gens, et ne semblant pas les voir. Il les voyait pourtant mieux que quiconque ; mais lui-même n’en avait pas conscience. Son regard n’était point comme celui de ces Français et de ces Juifs, qui happe à coups de bec des lambeaux des objets, menus, menus, menus, et les dépèce en un instant. Il s’imprégnait longuement, en silence, des êtres, comme une éponge ; et il les emportait. Il lui semblait n’avoir rien vu, et ne se souvenir de rien. Ce n’était que longtemps après, — des heures, souvent des jours, — lorsqu’il était seul et regardait en lui, qu’il s’apercevait qu’il avait tout raflé.

Mais pour l’instant, il n’avait l’air que d’un lourdaud d’Allemand, qui s’empiffrait de mangeaille, attentif seulement à ne pas perdre une goulée. Et il ne distinguait rien, sinon qu’en écoutant ses convives s’interpeller par leurs noms, il se demandait, avec une insistance d’ivrogne, pourquoi tant de ces Français avaient des noms étrangers : flamands, allemands, juifs, levantins, anglo-ou hispano-américains…

Il ne s’aperçut pas que l’on se levait de table. Il restait seul assis ; et il rêvait des collines rhénanes, des grands bois, des champs labourés, des prairies au bord de l’eau, de la vieille maman. Quelques convives causaient encore, debout, à l’autre bout de la salle. La plupart étaient déjà partis. Enfin il se décida, se leva à son tour, et, ne regardant personne, il alla chercher son manteau et son chapeau accrochés à l’entrée. Après les avoir mis, il partait sans dire bonsoir, quand, par l’entrebâillement d’une porte, il aperçut dans un cabinet voisin un objet qui le fascina : un piano. Il y avait plusieurs semaines qu’il n’avait touché à un instrument de musique. Il entra, caressa amoureusement les touches, s’assit, et, son chapeau sur la tête, son manteau sur le dos, il commença de jouer. Il avait parfaitement oublié où il était. Il ne remarqua point que deux personnes se glissaient dans la pièce pour l’entendre. L’une était Sylvain Kohn, passionné de musique, — Dieu sait pourquoi ! car il n’y comprenait rien, et il aimait autant la mauvaise que la bonne. — L’autre était le critique musical, Théophile Goujart. Celui-là — (c’était plus simple) — ne comprenait ni n’aimait la musique ; mais cela ne le gênait point pour en parler. Au contraire : il n’y a pas d’esprits plus libres que ceux qui ne savent pas ce dont ils parlent : car il leur est indifférent d’en dire une chose plutôt qu’une autre.

Théophile Goujart était un gros homme, râblé et musclé ; la barbe noire, de lourds accroche-cœur sur le front, un front qui se fronçait de grosses rides inexpressives, une figure mal équarrie, comme grossièrement sculptée dans du bois, les bras courts, les jambes courtes, une grasse poitrine : une sorte de marchand de bois, ou de portefaix auvergnat. Il avait des manières vulgaires et le verbe arrogant. Il était entré dans la musique par la politique, qui, dans ce temps-là, en France, était le seul moyen d’arriver. Il s’était attaché à la fortune d’un ministre de sa province, dont il s’était découvert vaguement parent ou allié, — quelque fils « du bâtard de son apothicaire ». — Les ministres ne sont pas éternels. Quand le sien avait paru près de sombrer, Théophile Goujart avait abandonné le bateau, après en avoir emporté tout ce qu’il pouvait prendre, — notamment des décorations ; car il aimait la gloire. Las de la politique, où depuis quelque temps il commençait à recevoir, pour le compte de son patron, et même pour le sien, quelques coups assez rudes, il avait cherché, à l’abri des orages, une situation de tout repos, où il pourrait ennuyer les autres, sans jamais être ennuyé soi-même. La critique était tout indiquée. Justement, une place de critique musical était vacante dans un des grands journaux parisiens. Le titulaire, un jeune compositeur de talent, avait été congédié, parce qu’il s’obstinait à dire ce qu’il pensait des œuvres et des auteurs. Goujart ne s’était jamais occupé de musique, et il ne savait rien : on le choisit sans hésiter. On en avait assez des gens compétents ; au moins, avec Goujart, on n’avait rien à craindre ; il n’attachait pas une importance ridicule à ses opinions ; toujours aux ordres de la direction, et prêt à en faire passer les éreintements et les réclames. Qu’il ne fût pas musicien, c’était une considération secondaire. La musique, comme on sait, chacun en connaît assez en France. Goujart avait vite acquis la science indispensable. Le moyen était simple : il consistait, aux concerts, à prendre pour voisin quelque bon musicien, si possible un compositeur, et à lui faire dire ce qu’il pensait des œuvres qu’on jouait. Au bout de quelques mois de cet apprentissage, on connaissait le métier : l’oison pouvait voler. À la vérité, ce n’était pas comme un aigle ; et Dieu sait les sottises que Goujart déposait dans sa feuille, avec autorité ! Il écoutait et lisait à tort et à travers, embrouillait tout dans sa lourde cervelle, et faisait arrogamment la leçon aux autres ; il écrivait dans un style prétentieux, bariolé de calembours, et lardé de pédantismes agressifs ; il avait une mentalité de pion de collège. Parfois, de loin en loin, il s’était attiré de cruelles ripostes : dans ces cas-là, il faisait le mort, et se gardait bien de répondre. Il était à la fois un gros finaud et un grossier personnage, insolent ou plat, selon les circonstances. Il faisait des courbettes aux chers maîtres, pourvus d’une situation ou d’une gloire officielle : — (c’était le seul moyen qu’il eût d’évaluer sûrement le mérite musical.) — Il traitait dédaigneusement les autres, et exploitait les faméliques. — Ce n’était pas une bête.

Malgré l’autorité acquise et sa réputation, dans son for intérieur il savait qu’il ne savait rien en musique ; et il avait conscience que Christophe s’y connaissait très bien. Il se serait gardé de le dire ; mais cela lui en imposait. — Et maintenant, il écoutait Christophe, qui jouait ; et il s’évertuait à comprendre, l’air absorbé, profond, ne pensant à rien ; il ne voyait goutte dans ce brouillard de notes, et il hochait la tête en connaisseur, mesurant ses signes d’approbation sur les clignements d’yeux de Sylvain Kohn, qui avait grand’peine à rester tranquille.

Enfin, Christophe, dont la conscience émergeait peu à peu des fumées du vin et de la musique, se rendit compte vaguement de la pantomime qui avait lieu derrière son dos ; et, se tournant, il vit les deux amateurs. Ils se jetèrent aussitôt sur lui, et lui secouèrent les mains avec énergie, — Sylvain Kohn glapissant qu’il avait joué comme un dieu, Goujart affirmant d’un air doctoral qu’il avait la main gauche de Rubinstein et la main droite de Paderewski — (à moins que ce ne tût le contraire.) — Ils s’accordaient tous deux pour déclarer qu’un tel talent ne devait pas rester sous le boisseau, et ils s’engagèrent à le mettre en valeur. Pour commencer, tous deux comptaient bien en tirer pour eux-mêmes tout l’honneur et le profit possibles.