La Foire sur la place/II/12

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Paul Ollendorff (Tome 1p. 215-217).
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Deuxième Partie — 12


Un des spécimens les plus curieux de ces tentatives de mainmise par la bourgeoisie sur le peuple était les Universités Populaires. C’étaient de petits bazars de connaissances confuses de tous les temps et de tous les pays. On prétendait y enseigner, comme disait un programme, « toutes les branches du savoir physique, biologique, sociologique : astronomie, cosmologie, anthropologie, ethnologie, physiologie, psychologie, psychiatrie, géographie, linguistique, esthétique, logique, etc. » De quoi faire craquer le cerveau de Pic de la Mirandole.

Certes, il y avait eu à l’origine, il y avait encore dans certaines d’entre elles une grandeur d’idéalisme, un besoin de dispenser la vérité, la beauté, la vie morale à tous, qui était une chose magnifique. Ces ouvriers, qui, après une journée de dur travail, venaient s’entasser dans les salles de conférences étroites et étouffantes, et dont la soif de savoir était plus forte que la fatigue et la faim, offraient un spectacle admirable et touchant. Mais, comme on avait abusé des pauvres gens ! Pour quelques vrais apôtres, intelligents et humains, pour quelques cœurs excellents, mieux intentionnés qu’adroits, combien de sots, de bavards, d’intrigants, écrivains sans lecteurs, orateurs sans public, professeurs, pasteurs, parleurs, pianistes, critiques, anarchistes, qui inondaient le peuple de leurs produits ! Chacun cherchait à placer sa marchandise. Les plus achalandés étaient naturellement les vendeurs d’orviétan, les discoureurs philosophiques, qui remuaient à la pelle des idées générales, avec çà et là quelques faits, des notions scientifiques, des conclusions cosmologiques.

Les Universités Populaires étaient aussi un débouché pour les œuvres d’art ultra-aristocratiques : gravures, poésies, musique décadentes. On voulait l’avènement du peuple pour rajeunir la pensée et pour régénérer la race. Et l’on commençait par lui inoculer tous les raffinements de la bourgeoisie. Il les prenait avec avidité, non parce qu’ils lui plaisaient, mais parce qu’ils étaient bourgeois. Christophe, qui avait été amené à une de ces Universités Populaires par Mme Roussin, lui entendit jouer du Debussy au peuple, entre la Bonne Chanson de Gabriel Fauré et l’un des derniers quatuors de Beethoven. Lui qui n’était arrivé à l’intelligence des dernières œuvres de Beethoven qu’après bien des années, par un lent acheminement de son goût et de sa pensée, demanda, plein de pitié, à l’un de ses voisins :

— Mais est-ce que vous comprenez cela ?

L’autre se dressa sur ses ergots, comme un coq en colère, et dit :

— Bien sûr. Pourquoi est-ce que je ne comprendrais pas aussi bien que vous ?

Et, pour prouver qu’il avait compris, il bissa une fugue, en regardant Christophe, d’un air provocant.

Christophe se sauva, consterné ; il se disait que ces animaux-là avaient réussi à empoisonner jusqu’aux sources vives de la nation : il n’y avait plus de peuple.

— Peuple vous-même ! comme disait un ouvrier à l’un de ces braves gens qui tentaient de fonder des Théâtres du Peuple. Je suis autant bourgeois que vous !