La Foire sur la place/II/15

La bibliothèque libre.
Paul Ollendorff (Tome 1p. 232-243).
◄  14
16  ►
Deuxième Partie — 15


Christophe était alors attiré par la forme dramatique. Il n’osait pas encore s’abandonner librement au flot de son lyrisme intérieur. Il avait besoin de le canaliser dans des sujets précis. Et, sans doute, est-il bon pour un jeune génie qui n’est pas encore maître de soi, qui ne sait même pas encore qui il est exactement, de se créer des limites volontaires où enfermer son âme qui se dérobe à soi-même. Ce sont les écluses et les digues nécessaires qui permettent de diriger le cours de la pensée. — Malheureusement, il manquait à Christophe un poète ; il était obligé de se tailler lui-même ses sujets dans la légende ou dans l’histoire.

Parmi les visions qui flottaient en lui depuis quelques mois, étaient des images de la Bible. — La Bible, que sa mère lui avait donnée comme compagne d’exil, avait été pour lui une source de rêves. Bien qu’il ne la lût point dans un esprit religieux, l’énergie morale, ou, pour mieux dire, vitale, de cette Iliade hébraïque lui était une fontaine, où, le soir, il lavait son âme nue, salie par les fumées et les boues de Paris. Il ne s’inquiétait pas du sens sacré du livre ; mais ce n’en était pas moins pour lui un livre sacré, par le souffle de nature sauvage et d’individualités primitives, qu’il y respirait. Il buvait ces hymnes de la terre dévorée de foi, des montagnes palpitantes, des cieux exultants, et des lions humains.

Une des figures du livre, pour qui il avait une tendresse spéciale, était celle de David adolescent. Il ne lui prêtait pas l’ironique sourire de gamin de Florence, ni la tension tragique, que Verrocchio et Michel-Ange avaient données à leurs œuvres sublimes : il ne les connaissait pas. Il voyait son David comme un petit pâtre poétique, au cœur vierge, où dormait l’héroïsme, un Siegfried du Midi, de race plus affinée, plus beau, plus harmonieux de corps et de pensée. — Car il avait beau se révolter contre l’esprit latin : à son insu, cet esprit avait commencé de s’infiltrer en lui. Ce n’est pas seulement l’art qui influe sur l’art, ce n’est pas seulement la pensée, c’est tout ce qui vous entoure : — les gens, les choses, les gestes, les mouvements, les lignes, la lumière de chaque ville. L’atmosphère de Paris est bien forte : elle modèle les âmes les plus rebelles. Et, moins que toute autre, une âme germanique est capable de résister : elle se drape en vain dans son orgueil national, elle est, de toutes les âmes européennes, la plus prompte à se dénationaliser. Celle de Christophe avait déjà commencé, sans qu’il s’en doutât, de prendre à l’art latin une clarté, une sobriété, une intelligence des sentiments, et même, dans une certaine mesure, une beauté plastique, qu’elle n’aurait jamais eues sans cela. Son David en était la preuve.

Il avait voulu retracer plusieurs épisodes de cette adolescence : la rencontre avec Saül, le combat avec Goliath ; et il avait d’abord écrit la première de ces scènes. Il l’avait conçue comme un tableau symphonique, à deux personnages.

Sur un plateau désert, au milieu d’une lande de bruyères en fleurs, le petit pâtre était couché, et rêvait au soleil. La sereine lumière, le bourdonnement des êtres, le doux frémissement des herbes balancées, les grelots argentins des troupeaux qui paissaient, la force de la terre, berçaient la rêverie de l’enfant inconscient de ses divines destinées. Indolemment, il mêlait sa voix, et les sons d’une flûte, au silence harmonieux ; et ce chant était d’une joie si calme, si limpide que l’on ne songeait même plus, en l’entendant, à la joie ou à la douleur, mais qu’il semblait que c’était ainsi, que ce ne pouvait être autrement. — Soudain, de grandes ombres s’étendaient sur la lande ; l’air se taisait ; la vie semblait se retirer dans les veines de la terre. Tranquille, le chant de flûte continuait seul. Saül, halluciné, passait. Le roi dément, rongé par le néant, s’agitait comme une flamme furieuse, qui se dévore, et que tord l’ouragan. Il suppliait, injuriait, défiait le vide qui l’entourait, et qu’il portait en lui. Et lorsque, à bout de de souffle, il tombait sur la lande, reparaissait dans le silence le sourire paisible du chant du petit pâtre, qui ne s’était pas interrompu. Alors Saül, écrasant les battements de son cœur tumultueux, venait, en silence, près de l’enfant couché ; en silence, il le contemplait ; il s’asseyait près de lui, et posait sa main fiévreuse sur la tête du berger. David, sans se troubler, se retournait en souriant, et regardait le roi. Il appuyait sa tête sur les genoux de Saül, et reprenait sa musique. L’ombre du soir tombait ; David s’endormait, en chantant, et Saül pleurait. Et, dans la nuit étoilée, s’élevait de nouveau l’hymne de joie sereine de la nature ressuscitée, et le chant de grâces de l’âme convalescente.

Christophe, en écrivant cette scène, ne s’était occupé que de sa propre joie ; il n’avait pas songé aux moyens d’exécution ; et surtout, il ne lui serait jamais venu à l’idée qu’elle pût être représentée. Il la destinait aux concerts, pour le jour où les concerts daigneraient l’accueillir.

Un soir qu’il en parlait à Achille Roussin, et que, sur sa demande, il avait essayé de lui en donner une idée, au piano, il fut bien étonné de voir Roussin prendre feu et flamme pour l’œuvre, et déclarer qu’il fallait à tout prix qu’elle fût jouée sur une scène parisienne, et qu’il en faisait son affaire. Il fut bien plus étonné encore, quand il vit, quelques jours après, que Roussin prenait la chose au sérieux ; et son étonnement toucha à la stupeur, lorsqu’il apprit que Sylvain Kohn, Goujart, et Lucien Lévy-Cœur lui-même, s’y intéressaient. Il lui fallait admettre que les rancunes personnelles de ces gens cédaient à l’amour de l’art : cela le surprenait bien. Le moins empressé à faire jouer son œuvre, c’était lui. Elle n’était aucunement faite pour le théâtre : c’était un non-sens de l’y donner, et presque une chose blessante. Mais Roussin fut si insistant, Sylvain Kohn si persuasif, et Goujart si affirmatif, que Christophe se laissa tenter. Il fut lâche. Il avait si grande envie d’entendre sa musique !

Tout fut facile à Roussin. Directeurs et artistes s’empressaient à lui plaire. Justement, un journal organisait une matinée de gala au profit d’une œuvre de bienfaisance. Il fut convenu qu’on y jouerait le David. On réunit un bon orchestre. Quant aux chanteurs, Roussin prétendait avoir trouvé pour le rôle de David l’interprète idéal.

Les répétitions commencèrent. L’orchestre se tira assez bien de la première lecture, quoiqu’il fût peu discipliné, à la façon française. Le Saül avait une voix un peu fatiguée, mais honorable ; et il savait son métier. Pour le David, c’était une belle personne, grande, grasse, bien faite, mais une voix sentimentale et vulgaire, qui s’étalait lourdement avec des trémolos de mélodrame et des grâces de café-concert. Christophe fit la grimace. Dès les premières mesures qu’elle chanta, il fut évident pour lui qu’elle ne pourrait conserver le rôle. À la première pause de l’orchestre, il alla trouver l’impresario, qui s’était chargé de l’organisation matérielle du concert, et qui, avec Sylvain Kohn, assistait à la répétition. L’impresario, le voyant venir, lui dit, le visage rayonnant :

— Eh bien, vous êtes content ?

— Oui, dit Christophe, je crois que cela s’arrangera. Il n’y a qu’une chose qui ne va pas : c’est la chanteuse. Il faudra changer cela. Dites-le-lui gentiment ; vous avez l’habitude… Il vous sera bien facile de m’en trouver une autre.

L’impresario eut l’air stupéfait ; il regarda Christophe, comme s’il ne savait pas si Christophe parlait sérieusement ; et il dit :

— Mais ce n’est pas possible !

— Pourquoi ne serait-ce pas possible ? demanda Christophe.

L’impresario échangea un coup d’œil avec Sylvain Kohn, narquois, et il reprit :

— Mais elle a tant de talent !

— Elle n’en a aucun, dit Christophe.

— Comment !… Une si belle voix !

— Elle n’en a aucune.

— Et puis, une si belle personne !

— Je m’en fous.

— Cela ne nuit pourtant pas, fit Sylvain Kohn, en riant.

— J’ai besoin d’un David, et d’un David qui sache chanter ; je n’ai pas besoin de la belle Hélène, dit Christophe.

L’impresario se frottait le nez avec embarras :

— C’est bien ennuyeux, bien ennuyeux,… dit-il. C’est pourtant une excellente artiste… Je vous assure ! Elle n’a peut-être pas tous ses moyens aujourd’hui. Vous devriez encore essayer.

— Je veux bien, dit Christophe ; mais c’est du temps perdu.

Il reprit la répétition. Ce fut encore pis. Il eut peine à aller jusqu’au bout : il devenait nerveux ; ses observations à la chanteuse, d’abord froides mais polies, se faisaient sèches et coupantes, en dépit de la peine évidente qu’elle se donnait afin de le satisfaire, et des œillades qu’elle lui décochait pour conquérir ses bonnes grâces. L’impresario, prudemment, interrompit la répétition, au moment où les affaires menaçaient de se gâter. Pour pallier le mauvais effet des observations de Christophe, il s’empressait auprès de la chanteuse, et lui prodiguait de pesantes galanteries, lorsque Christophe, qui assistait à ce manège, avec une impatience non dissimulée, lui fit signe impérieusement de venir, et dit :

— Il n’y a pas à discuter. Je ne veux pas de cette personne. C’est désagréable, je le sais ; mais ce n’est pas moi qui l’ai choisie. Arrangez-vous comme vous voudrez.

L’impresario s’inclina, d’un air ennuyé, et dit, avec indifférence :

— Je n’y puis rien. Adressez-vous à M. Roussin.

— En quoi cela regarde-t-il M. Roussin ? demanda Christophe. Je ne veux pas l’ennuyer de ces affaires.

— Cela ne l’ennuiera pas, dit Sylvain Kohn, ironique.

Et il lui montra Roussin, qui, justement, entrait.

Christophe alla au devant de lui. Roussin, d’excellente humeur, s’exclamait :

— Eh quoi ! déjà fini ? J’espérais entendre encore une partie. Eh bien, mon cher maître, qu’est-ce que vous en dites ? Êtes-vous satisfait ?

— Tout va très bien, dit Christophe. Je ne puis assez vous remercier…

— Du tout ! Du tout !

— Il n’y a qu’une seule chose qui ne peut pas marcher.

— Dites, dites. Nous arrangerons cela. Je tiens à ce que vous soyez content.

— Eh bien, c’est la chanteuse. Entre nous, elle est exécrable.

Le visage épanoui de Roussin se glaça subitement. Il dit, d’un air sévère :

— Vous m’étonnez, mon cher.

— Elle ne vaut rien, rien du tout, continua Christophe. Elle n’a ni voix, ni goût, ni métier, pas l’ombre de talent. Vous avez de la chance de ne pas l’avoir entendue tout à l’heure !…

Roussin, de plus en plus pincé, coupa la parole à Christophe, et dit, d’un ton cassant :

— Je connais Mlle de Sainte-Ygraine. C’est une artiste de grand talent. J’ai la plus vive admiration pour elle. Tous les gens de goût, à Paris, pensent comme moi.

Et il tourna le dos à Christophe. Christophe le vit offrir son bras à l’actrice et sortir avec elle. Comme il restait stupéfait, Sylvain Kohn, qui avait suivi la scène avec délices, lui prit le bras, et lui dit, en riant, tandis qu’ils descendaient ensemble l’escalier du théâtre :

— Mais vous ne savez donc pas qu’elle est sa maîtresse ?

Christophe comprit. Ainsi, c’était pour elle, ce n’était pas pour lui que l’on montait la pièce ! Il s’expliqua l’enthousiasme de Roussin, ses dépenses, l’empressement de ses acolytes. Il écoutait Sylvain Kohn qui lui contait l’histoire de la Sainte-Ygraine : une divette de music-hall, qui, après s’être exhibée avec succès dans divers petits théâtres de genre, avait été prise de l’ambition, commune à beaucoup de ses pareilles, de se faire entendre sur une scène plus digne de son talent. Elle comptait sur Roussin pour la faire engager à l’Opéra, ou à l’Opéra-Comique ; et Roussin, qui ne demandait pas mieux, avait trouvé dans la représentation du David une occasion de révéler sans risques au public parisien les dons lyriques de la nouvelle tragédienne, dans un rôle qui n’exigeait presque aucune action dramatique, et qui mettait en pleine valeur l’élégance de ses formes.

Christophe écouta l’histoire jusqu’au bout ; puis il se dégagea du bras de Sylvain Kohn, et il éclata de rire. Il rit, il rit, longuement. Quand il eut fini de rire, il dit :

— Vous me dégoûtez. Vous me dégoûtez tous. L’art ne compte pas pour vous. Ce sont toujours des questions de femmes. On monte un opéra pour une danseuse, pour une chanteuse, pour la maîtresse de Monsieur un tel, ou de Madame une telle. Vous ne pensez qu’à vos cochonneries. Voyez-vous, je ne vous en veux pas : vous êtes ainsi, restez ainsi, si cela vous plaît, et barbotez dans votre auge. Mais séparons-nous : nous ne sommes pas faits pour vivre ensemble. Bonsoir.

Il le quitta ; et, rentré chez lui, il écrivit à Roussin qu’il retirait sa pièce, sans lui cacher les raisons qui la lui faisaient reprendre.

Ce fut la rupture avec Roussin et avec tout son clan. Les conséquences s’en firent immédiatement sentir. Les journaux avaient mené un certain bruit autour de la représentation projetée, et l’histoire de la brouille du compositeur avec son interprète ne manqua pas de faire jaser. Un directeur de concert eut la curiosité de donner l’œuvre dans une de ses matinées du dimanche. Cette bonne fortune fut un désastre pour Christophe. L’œuvre fut jouée — et sifflée. Tous les amis de la chanteuse s’étaient donné le mot pour administrer une leçon à l’insolent musicien ; et le reste du public, que le poème symphonique avait ennuyé, s’associa complaisamment au verdict des gens compétents. Pour comble de malechance, Christophe avait eu l’imprudence, afin de faire valoir son talent de virtuose, d’accepter de se faire entendre, au même concert, dans une Fantaisie pour piano et orchestre. Les dispositions malveillantes du public, retenues dans une certaine mesure, pendant l’exécution du David, par le désir de ménager les interprètes, se donnèrent libre champ, quand il se trouva en présence de l’auteur en personne, — dont le jeu n’était pas d’ailleurs trop correct. Christophe, énervé par le bruit de la salle, s’interrompit brusquement au milieu du morceau ; et, regardant, d’un air goguenard, le public qui s’était tu soudain, il joua : « Malbrough s’en va-t-en guerre ! » — et dit insolemment :

— Voilà ce qu’il vous faut.

Là-dessus, il se leva et partit.

Ce fut un beau tumulte. On criait qu’il avait insulté le public, et qu’il devait venir faire des excuses à la salle. Les journaux, le lendemain, exécutèrent avec ensemble l’Allemand grotesque, dont le bon goût parisien avait fait justice.

Et puis, ce fut le vide, de nouveau, complet, absolu. Christophe se retrouvait seul, une fois de plus, plus seul que jamais, dans la grande ville étrangère et hostile. Il ne s’en affectait plus. Il commençait à croire que c’était sa destinée, et qu’il resterait, toute sa vie, ainsi.

Il ne savait pas qu’une grande âme n’est jamais seule, que si dénuée qu’elle soit d’amis par la fortune, elle finit toujours par les créer, qu’elle rayonne autour d’elle l’amour dont elle est pleine, et qu’à cette heure même, où il se croyait isolé pour toujours, il était plus riche d’amour que les plus heureux du monde.