La Foire sur la place/II/25

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Paul Ollendorff (Tome 1p. 313-319).
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Deuxième Partie — 25


C’était vers la fin de mars. Depuis des mois, Christophe n’avait causé avec personne, ni reçu aucune lettre, sauf de loin en loin quelques mots de la vieille maman, qui ne savait point qu’il était malade, qui ne lui disait point qu’elle était malade. Toutes ses relations avec le monde se réduisaient à ses courses au magasin de musique, pour prendre ou rapporter du travail. Il y allait à des heures, où il savait que Hecht n’y était pas, — afin d’éviter de causer avec lui. Précaution superflue : car la seule fois qu’il avait rencontré Hecht, celui-ci lui avait à peine adressé quelques mots indifférents au sujet de sa santé.

Il était donc bloqué dans une prison de silence, quand, un matin, lui arriva une invitation de Mme Roussin à une soirée musicale : un quatuor fameux devait s’y faire entendre. La lettre était fort aimable, et Roussin y avait ajouté quelques lignes cordiales. Il n’était pas très fier de sa brouille avec Christophe. Il l’était d’autant moins que, depuis, il s’était brouillé avec sa chanteuse et la jugeait sans ménagements. C’était un bon garçon ; il n’en voulait jamais à ceux à qui il avait fait tort. Il lui eût paru ridicule que ses victimes eussent plus de susceptibilité que lui. Aussi, quand il avait plaisir à les revoir, n’hésitait-il pas à leur tendre la main.

Le premier mouvement de Christophe fut de hausser les épaules et de jurer qu’il n’irait pas. Mais à mesure que le jour du concert approchait, il était moins décidé. Il étouffait de ne plus entendre une parole humaine, ni surtout une note de musique. Il se répétait pourtant que jamais il ne remettrait les pieds chez ces gens-là. Mais, le soir venu, il y alla, tout honteux de sa lâcheté.

Il en fut mal récompensé. À peine se retrouva-t-il dans ce milieu de politiciens et de snobs qu’il fut ressaisi d’une aversion pour eux plus violente encore que naguère : car, dans ses mois de solitude, il s’était déshabitué de cette ménagerie. Impossible d’entendre de la musique ici : c’était une profanation. Christophe décida de partir, aussitôt après le premier morceau.

Il parcourait des yeux tout ce cercle de figures et de corps antipathiques. Il rencontra, à l’autre extrémité du salon, des yeux qui le regardaient et se détournèrent aussitôt. Il y avait en eux je ne sais quelle candeur qui le frappa, parmi ces regards blasés. C’étaient des yeux timides, mais clairs, précis, des yeux à la française, qui, une fois qu’ils se fixaient sur vous, vous regardaient avec une vérité absolue, qui ne cachaient rien de soi, et à qui rien de vous n’était peut-être caché. Il connaissait ces yeux. Pourtant, il ne connaissait pas la figure qu’ils éclairaient. C’était celle d’un jeune homme de vingt à vingt-cinq ans, de petite taille, un peu penché, l’air débile, le visage imberbe et souffreteux, avec des cheveux châtains, des traits irréguliers et fins, une certaine asymétrie, donnant à l’expression quelque chose, non de trouble, mais d’un peu troublé, qui n’était pas sans charme, et semblait contredire la tranquillité des yeux. Il était debout dans l’embrasure d’une porte ; et personne ne faisait attention à lui. De nouveau, Christophe le regarda ; et, à chaque fois, il rencontrait ces yeux, qui se détournaient timidement, avec une aimable maladresse ; et à chaque fois, il les « reconnaissait » : il avait l’impression de les avoir vus déjà dans un autre visage.

Incapable de cacher ce qu’il sentait, suivant son habitude, Christophe se dirigea vers le jeune homme ; mais, tout en approchant, il se demandait ce qu’il pourrait lui dire ; et il s’attardait, indécis, regardant à droite et à gauche, comme s’il allait au hasard. L’autre n’en était pas dupe, et comprenait que Christophe venait à lui ; il était si intimidé, à la pensée de lui parler, qu’il songeait à passer dans la pièce voisine ; mais il était cloué sur place par sa gaucherie même. Ils se trouvèrent l’un en face de l’autre. Il se passa quelques moments avant qu’ils réussissent à trouver une entrée en matière. À mesure que la situation se prolongeait, chacun d’eux se croyait ridicule aux yeux de l’autre. Enfin, Christophe regarda en face le jeune homme, et, sans autre préambule, lui dit en souriant, sur un ton bourru :

— Vous n’êtes pas Parisien ?

À cette question inattendue, le jeune homme sourit, malgré sa gêne, et répondit que non. Sa voix faible et d’une sonorité voilée était comme un instrument fragile.

— Je m’en doutais, fit Christophe.

Et, comme il le vit un peu confus de cette singulière remarque, il ajouta :

— Ce n’est pas un reproche.

Mais la gêne de l’autre ne fit qu’en augmenter.

Il y eut un nouveau silence. Le jeune homme faisait des efforts pour parler ; ses lèvres tremblaient ; on sentait qu’il avait une phrase toute prête à dire, mais qu’il ne pouvait se décider à la prononcer. Christophe étudiait avec curiosité ce visage mobile, où l’on voyait passer de petits frémissements sous la peau transparente ; il ne semblait pas de la même essence que ceux qui l’entouraient dans ce salon, des faces massives, de lourde matière, qui n’étaient qu’un prolongement du cou, un morceau du corps. Ici, l’âme affleurait à la surface ; il y avait une vie morale dans chaque parcelle de chair.

Il ne réussissait pas à parler. Christophe, bonhomme, continua :

— Que faites-vous ici, au milieu de ces êtres ?

Il parlait tout haut, avec cette étrange liberté, qui le faisait haïr. Le jeune homme, gêné, ne put s’empêcher de regarder autour d’eux si on ne les entendait pas ; et ce mouvement déplut à Christophe. Puis, au lieu de répondre, il demanda, avec un sourire gauche et gentil :

— Et vous ?

Christophe se mit à rire, de son rire un peu lourd :

— Oui. Et moi ? fit-il, de bonne humeur.

Le jeune homme se décida brusquement :

— Comme j’aime votre musique ! dit-il, d’une voix étranglée.

Puis, il s’arrêta, faisant de nouveaux et inutiles efforts pour vaincre sa timidité. Il rougissait ; il le sentait ; et sa rougeur en augmentait, gagnait les tempes et les oreilles. Christophe le regardait en souriant, et il avait envie de l’embrasser. Le jeune homme leva des yeux découragés vers lui.

— Non, décidément, dit-il ; je ne puis pas… je ne puis pas parler de cela… pas ici…

Christophe lui prit la main, avec un rire muet de sa large bouche fermée. Il sentit les doigts maigres de l’inconnu trembler légèrement contre sa paume, et l’étreindre avec une tendresse involontaire ; et le jeune homme sentit la robuste main de Christophe qui lui écrasait affectueusement la main. Le bruit du salon disparut autour d’eux. Ils étaient seuls ensemble, et ils comprirent qu’ils étaient amis.

Ce ne fut qu’une seconde, après laquelle Mme Roussin, touchant légèrement le bras de Christophe avec son éventail, lui dit :

— Je vois que vous avez fait connaissance, et qu’il est inutile de vous présenter. Ce grand garçon est venu pour vous, ce soir.

Alors, ils s’écartèrent l’un de l’autre, avec un peu de gêne.

Christophe demanda à Mme Roussin :

— Qui est-ce ?

— Comment ! fit-elle, vous ne le connaissez pas ? C’est un petit poète, qui écrit gentiment. Un de vos admirateurs. Il est bon musicien, et joue bien du piano. Il ne fait pas bon vous discuter devant lui : il est amoureux de vous. L’autre jour, il a failli avoir une altercation, à votre sujet, avec Lucien Lévy-Cœur.

— Ah ! le brave garçon ! dit Christophe.

— Oui, je sais, vous êtes injuste pour ce pauvre Lucien. Cependant, il vous aime aussi.

— Ah ! ne me dites pas cela ! Je me haïrais.

— Je vous assure.

— Jamais ! Jamais ! Je le lui défends.

— Juste ce qu’a fait votre amoureux. Vous êtes aussi fous l’un que l’autre. Lucien était en train de nous expliquer une de vos œuvres. Ce petit timide que vous venez de voir s’est levé, tremblant de colère, et lui a défendu de parler de vous. Voyez-vous cette prétention !… Heureusement que j’étais là. J’ai pris le parti de rire ; Lucien a fait comme moi ; et l’autre s’est tu, tout confus ; et il a fini par faire des excuses.

— Pauvre petit ! dit Christophe.

Il était ému.

— Où est-il passé ? continua-t-il, sans écouter Mme Roussin, qui lui parlait d’autre chose.

Il se mit à sa recherche. Mais l’ami inconnu avait disparu. Christophe revint vers Mme Roussin :

— Dites-moi comment il se nomme.

— Qui ? demanda-t-elle.

— Celui dont vous m’avez parlé.

— Votre petit poète ? dit-elle il se nomme Olivier Jeannin.

L’écho de ce nom tinta aux oreilles de Christophe comme une musique connue. Une silhouette de jeune fille flotta, une seconde, au fond de ses yeux. Mais la nouvelle image, l’image de l’ami l’effaça aussitôt.