La Franc-maçonnerie des femmes/27

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Bourdilliat (p. 264-273).

CHAPITRE XVIII

Le sceptre du passé.


Quelques-uns de ceux qui ont été mariés le savent : il n’y a pas de bonheur supérieur à celui qui suit les premiers jours d’une union accomplie dans des conditions parfaites de beauté, d’intelligence, d’honneur et de richesse. L’homme atteint alors à des hauteurs de sérénité, à des sphères d’extase qui réalisent par intervalles quelques-unes des inventions de Thomas Moore, dans ses Amours des Anges. Un degré de plus, et il toucherait à son rêve, ce qui ferait s’écrouler la voûte céleste en morceaux. Pour rendre dans une image humaine un tel bonheur, il a fallu évoquer les comparaisons les plus suaves, faire un appel aux mots les plus harmonieux et les plus doux : de là l’expression de lune de miel.

Saadi, le poète des délicatesses persanes, n’eût pas trouvé mieux.

Sous la lumière voilée de cet astre s’épanouissent, comme autant de fleurs contenues jusque-là par le grand jour du monde, les plus précieuses qualités de l’âme et de l’esprit. On se retrouve candide en face de la candeur ; les railleries anciennes ne nous poursuivent plus ; elles se sont enfouies et peu à peu effacées dans le lointain d’un célibat mauvais. On ne se préoccupe plus de passer au contrôle de l’opinion les élans de son intelligence. Une vie puissante, qu’exalte la passion sanctifiée, a remplacé une vie mesquine, faite de concessions, d’inquiétudes, d’indignation, de fatigue, ou, ce qui est pire est, d’indifférence.

Un charme infini réside surtout dans les premiers discours d’un mari à sa femme, dans le tableau qu’il lui trace complaisamment des fêtes de l’avenir. S’assimiler une âme jeune et neuve, lui ouvrir les portes du monde réel, tout en ayant soin de ménager ses illusions, n’est-ce pas refaire à son propre usage un cours de morale poétique et reprendre la vie par ses bons côtés ?

Plus que toute autre, la lune de miel de Philippe Beyle et d’Amélie semblait devoir n’éclairer que des jours heureux. Amélie possédait une faculté qui dominait toutes les autres : elle adorait et elle admirait son mari. Sa confiance en lui était illimitée. Il était le premier qui eût fait battre son cœur, et les jeunes filles n’ont jamais assez d’auréoles pour orner le front de ce premier élu. Philippe, de son côté, veillait sur son bonheur en homme qui sait ce que le bonheur coûte ; il avait de ces précautions, de ces attentions qui attestent la science profonde de l’amour et de la connaissance de toutes ses fragilités. C’était un artiste dans le sens conjugal, mais un artiste enthousiaste et sincère, car il aimait, enfin ! il aimait comme il n’avait jamais aimé, pour la dernière fois et jusqu’à la mort.

Sans pénétrer aussi loin que nous dans ses sollicitudes, Amélie les savourait délicieusement ; elle se sentait à l’abri sous cette protection savante et ardente. Chaque fois que Philippe était obligé de la quitter, il avait l’art de lui laisser dans l’esprit, après quelque entretien, un thème, une réflexion destinés à occuper et à adoucir pour elle les moments de l’absence.

On ne sera donc pas étonné du dédain qui la saisit lorsque, le surlendemain de ses noces, elle reçut, par une voie anonyme, un petit paquet contenant cinq lettres un peu chiffonnées, un peu jaunies, et signées toutes du nom de Philippe. C’étaient de tendres ou railleuses épîtres, adressées autrefois par lui à diverses femmes.

Amélie les foula d’abord à ses pieds, car, dans ces impures évocations du passé, elle ne vit qu’un outrage fait à sa dignité d’épouse. Mais après ce premier mouvement d’orgueil, un sentiment aussi impérieux quoique moins élevé la ploya jusqu’aux plus vulgaires curiosités de la femme. Elle s’agenouilla et ramassa une à une ces feuilles qui respiraient comme un parfum d’adultère anticipé.

C’était bien l’écriture de Philippe. La date remontait à plusieurs années, et il était évident qu’un choix significatif avait présidé à leur réunion, car chacune d’elles était adressée à une personne différente : femme du monde ; actrice, marchande ou célébrité à la façon de Marie Duplessis.

La première qu’elle parcourut était écrite dans ce goût de persiflage particulier à Philippe Beyle, et qu’Amélie ne lui connaissait pas encore :

« Chère et mélancolique amie, il faut absolument que vous preniez votre parti de mon abandon. Vous vous attachez à moi comme une épitaphe à un tombeau. Cependant je vous l’ai dit mille fois : gardez-vous de me considérer comme un amant sérieux. Je sais jouer l’amour comme vous savez jouer l’opéra. Or, il est rare qu’un opéra dépasse cinq actes et deux ou trois tableaux ; notre amour a dépassé un an. Il y a longtemps que la rampe devrait être baissée. Adieu, dolente et belle. J’espère qu’un jour ou l’autre une riche héritière m’offrira un engagement, aussi brillant que celui que vous offre par mon entremise, le correspondant du théâtre de Rio-Janeiro. Tout est musique dans la vie : note de poitrine, note de cœur et note diplomatique. »

Un tel langage et surtout une telle profession de foi étaient bien faits pour confondre l’innocente Amélie. C’était une initiation à des mœurs qu’elle aurait dû toujours ignorer ; c’était la révélation d’antécédents condamnés à demeurer éternellement ensevelis dans l’ombre. « Je sais jouer l’amour ! » Ces mots l’importunaient douloureusement ; elle avait besoin pour les chasser de se rappeler les protestations et les serments de Philippe.

Les autres lettres n’étaient que la reproduction de la même idée ; selon la condition et la femme, la paraphrase s’ennoblissait ou se compromettait davantage ; les masques étaient différents, la physionomie était immuable. Dans un de ces messages il allait jusqu’à railler le réchaud qu’une petite modiste menaçait d’allumer dans son arrière-magasin.

Amélie crut devoir ne pas informer Philippe de cet incident ; elle garda sa blessure pour elle seule. D’ailleurs, rien dans cette découverte n’avait encore entamé son amour.

Elle reçut d’autres lettres ; elle les lut comme elle avait lu les premières ; chacune d’elles venait éclairer de funestes lueurs la jeunesse de son mari et apporter un démenti à ses effusions les plus récentes. Lorsque Philippe lui avait dit la veille, en l’éblouissant de son beau regard : « Aimer et être aimé ! toute la vie est dans ces mots ! » voici ce qu’Amélie lisait le lendemain, dans un ancien billet déposé sur sa table de toilette ou rencontré à ses pieds dans une allée du jardin :

« La vie est dans tout, excepté dans l’amour. L’amour est une sensation confuse, comme le sommeil, et qui annule toutes les autres sensations. Un homme qui cesse d’aimer est un homme qui se réveille. Bonjour, madame ! »

En dépit de sa tendresse et de sa confiance, on comprend que le doute dut finir par ébranler l’esprit d’Amélie. Une dernière attaque de ce genre lui fit prendre une résolution. Elle avait trouvé, un matin, dans un bouquet que lui envoyait Philippe, une lettre qu’il n’y avait certainement pas mise. Cette lettre, plus importante que les autres, développait, avec un cynisme souriant et pailleté, une grande partie de son système ; elle avait quatre ans de date et paraissait adressée à la même cantatrice de tout à l’heure ; du moins Amélie le supposait ainsi, car la suscription avait été enlevée.

« Encore des reproches ! y disait-il ; ma chère amie, vous devenez vraiment monocorde. Raisonnons un peu. Deux amants étant donnés, il faut toujours que, tôt ou tard, il y en ait un qui quitte l’autre le premier. Vous ne sortiez pas de là. Le premier a été moi ; c’est fâcheux pour votre amour-propre, mais pour votre amour-propre seulement. Que vous souffriez, je le comprends ; c’est involontaire et cela passera ; mais que vous ayez raison de souffrir, voilà ce que je nie. Vous me rappelez les heures enchantées que nous avons passées ensemble, je m’en souviens autant que vous, chère… (ici un nom gratté), car je collectionne les heureux souvenirs, comme d’autres collectionnent les livres et les papillons. Pourquoi partir de là pour m’accuser d’égoïsme et d’ingratitude ? voilà qui est mal et qui n’est pas juste. Vous énumérez, avec une complaisance qui s’éloigne peut-être de la modestie, les circonstances où se sont manifestés votre dévouement, votre abnégation, votre noblesse d’âme, enfin une liste de vertus dont je m’étais toujours douté. Puis, suivant dans les airs mon amour envolé, vous concluez à l’ingratitude. Voyons ! voyons ! je ne consens pas, sans une discussion préalable, à me reconnaître pour un monstre. Causons donc et surtout ne m’interrompez pas.

« Vous êtes née bonne, dévouée, compatissante. En m’aimant, vous n’avez fait qu’employer ces instincts, qu’obéir à votre vocation. Et vous voulez que je sache gré du bonheur que vous avez éprouvé dans l’exercice de vos qualités ! c’est de l’exigence, mon amie ; je veux vous forcer plus tard à en convenir.

« Pourtant, aujourd’hui, je vous concède encore ce point. Soit ; je vous suis reconnaissant, très reconnaissant, du plaisir que vous a procuré notre liaison. Mais je ne conçois pas, je l’avoue, que vous me menaciez de votre haine. Votre haine ? Savez-vous bien que ce mot, pour être humain, ne doit signifier autre chose que l’exaspération de la justice ? Or, la justice est ce qui manque de plus à vos appréciations. Permettez-moi d’essayer de vous le prouver par une comparaison, ou, mieux encore, par une similitude, comme dirait Gros-René.

« J’imagine un pianiste du plus grand talent. Vous voyez que je ne sors pas de la musique. Il ne manque à ce pianiste qu’une toute petite chose, indispensable, il est vrai, à la manifestation de ses admirables facultés : il lui manque un piano. Le hasard, le lui fournit. Dès lors, vous comprenez l’ivresse de mon artiste ; il peut donc enfin, et tout à son aise, donner l’essor à son inspiration, fixer ses mélodies, se persuader à lui-même qu’il a un génie transcendant. Fort bien. Puis, un matin, voici le piano qui reprend le chemin de l’escalier. Le hasard, qui le lui avait donné le lui retire maintenant. Qu’y faire ? Notre artiste s’en prendra-t-il au piano ? Non, il est trop sensé pour cela.

« Eh bien ! chère… (toujours le nom gratté), j’ai été pour vous cet Érard, qui vous a fourni l’occasion de déployer vos mérites incontestables, de faire éclater et briller vos qualités splendides. Sur le thème de mon cœur, vous avez brodés les plus gracieuses, les plus tendres, les plus sublimes variations de votre sensibilité. Vous avez dû être fort heureuse, plus j’y songe. Le mal est que cela n’ait pas duré toujours, j’en tombe d’accord avec vous. Tout s’en va. Je m’en suis allé comme un simple piano, après le grand air de la jalousie et la cavatine du parjure. C’est égal, chère amie, je vous engage une dernière fois à ne plus tant m’en vouloir de votre bonheur, si passager qu’il ait été. »

Cette fois, Amélie trouva que le paradoxe était poussé jusqu’au vertige, que la moquerie tenait à la cruauté. Elle eut peur de son mari à son tour. D’un autre côté, la façon singulière dont ces lettres lui arrivaient lui montrèrent l’espionnage et la trahison cachés autour d’elle. C’était trop pour ce jeune cœur, qui n’était pas encore né aux réalités amères de la vie. Elle courut se réfugier dans les bras de Philippe.

— Tenez ! s’écria-t-elle, voilà ce que je reçois tous les jours ; délivrez-moi d’un semblable supplice !

Un coup de poignard eût moins fait de mal à Philippe Beyle que la vue de ces pages. Il ne fit qu’y jeter les yeux ; il les reconnut, à son grand étonnement, car il croyait les avoir comprises dans l’autodafé général qu’il avait fait de sa correspondance amoureuse, quelque temps avant son mariage. Il sentit d’où lui venait cette nouvelle blessure ; mais, en ce moment, son principal soin devait être de la dissimuler aux yeux d’Amélie.

— Est-ce que nous avons des ennemis ? lui demanda-t-elle avec inquiétude.

— Le bonheur en a toujours. Mais rassurez-vous ; ce ne sont pas eux qui vous envoient ces lettres.

— Ce ne sont pas eux, dites-vous ?

— Non, Amélie.

— Alors, qui donc…

— C’est moi.

— Vous, Philippe ?

— Moi. Vous allez comprendre les motifs de cette conduite. C’est précisément lorsque nous sommes le plus heureux qu’il faut savoir prévoir et conjurer les moindres nuages de l’avenir. Or, je veux qu’on ne vous apprenne rien sur moi que je ne vous aie révélé moi-même. Forte et croyante aujourd’hui, peut-être ne le seriez-vous pas autant dans quelques années…

— Oh ! Philippe ! dit-elle d’un ton fâché.

— J’ai voulu profiter de ces premières heures pour me faire connaître à vous tout entier ; j’ai voulu opposer aux qualités nouvelles les défauts anciens. Plus votre foi était robuste, plus votre épreuve devait être hardie et décisive.

— C’était donc une épreuve ? murmura Amélie un peu honteuse.

— Oui.

— Mais ce que vous écriviez autrefois…

— Était alors l’expression de ma pensée.

— Méchant !

— Prévenir le mal, cela vaut mieux que d’avoir à le guérir. Désormais, lorsque vous comparerez l’homme que je suis avec l’homme que j’ai été, vous comprendrez que vous avez opéré une transformation. Ces femmes m’avaient fait sceptique et impitoyable ; vous, Amélie, vous m’avez rendu croyant et bon. À chacune ses œuvres.

— Philippe, j’ai été plus faible que vous ne le pensiez ; ces lettres m’avaient alarmée un instant ; je m’en accuse et j’en rougis. Pardonnez-moi, car je vous aime.

En dépit de sa prétendue assurance, Philippe Beyle s’empressa de faire maison nette, c’est-à-dire de changer immédiatement ses principaux domestiques. Sauvé par une audacieuse inspiration, il n’en était pas moins inquiet pour l’avenir. La main de Marianna s’appesantissait décidément sur lui ; ses menaces, qu’il avait d’abord dédaignées, puis oubliées, commençaient à se réaliser depuis quelque temps. Ce premier coup, entre autres, avait été sûrement et habilement porté ; il eût suffi à dénoncer une imagination féminine. Détruire le prestige de Philippe aux yeux d’Amélie, ruiner l’époux dans l’esprit de l’épouse, tel avait été le but de Marianna.

Philippe avait déjoué ce but. Il avait vaincu une première fois. Mais vaincrait-elle toujours ? Le caractère de Marianna lui était connu ; de sa part, il pouvait s’attendre à tout. Une telle perspective n’avait rien de rassurant pour la paix de son ménage. Quel parti devait-il prendre ? Après être entré avec Amélie dans la voie des confidences, devait-il lui avouer les motifs de cette vengeance suspendue sur les deux têtes ? Devait-il lui raconter longuement sa liaison avec Marianna, lui dire les mépris et les dégoûts dont il avait abreuvé cette femme ?

Philippe comprit qu’il avait trop à perdre à ce récit. Il est une nature de révélations dont on peut charger volontiers le hasard, mais qu’il importe de ne pas faire soi-même. Il aurait fallu expliquer, justifier la haine terrible de Marianna. Comment s’y serait-il pris pour définir le genre d’outrage auquel, dans un incroyable accès de folie, il s’était laissé emporter lors de sa dernière entrevue avec elle ? Il y a des torts envers une maîtresse dont rien ne vous lave, même aux yeux d’une femme légitime. L’outrage fait à Marianna était de ce nombre.

Il faut placer ici une observation, toute à l’honneur d’un sexe trop calomnié : c’est qu’une femme ressent plus vivement l’affront fait à une autre femme qu’un homme ne ressent l’affront fait à un autre homme. Se confesser à Amélie eût donc été pour Philippe une faute et un danger. D’ailleurs, cette confession n’aurait pas garanti Amélie des atteintes de sa rivale.

— Ces atteintes seront sans pitié, pensait-il ; le Dies irœ de l’autre jour n’était qu’un prélude. Je puis juger de ce qu’elle fera par ce qu’elle a fait. Après m’avoir frappé lorsque j’étais seul, quel plaisir n’aura-t-elle pas à me frapper, maintenant que mon bonheur offre deux places à ses coups ! Elle passera par le cœur d’Amélie pour arriver plus douloureusement au mien. Ah ! Marianna ! l’éclair de votre colère ne mentait pas, et, tôt ou tard, la foudre devait le suivre !

Telles furent les réflexions de Philippe Beyle en quittant Amélie. Il allait au hasard ; sa pensée avait besoin d’air et de mouvement. C’était une chose nouvelle pour lui de se voir sur le point d’engager une lutte sérieuse avec une femme. Aussi l’étonnement n’entrait-il pas pour peu de chose dans la foule de ses craintes. De plus, il se trouvait secrètement humilié. Son humiliation était d’autant plus grande que, dans cette lutte, il ne se sentait pas le plus fort. Il savait que Marianna disposait de moyens étranges et puissants, de ressources mystérieuses. Il se rappelait les paroles qu’elle lui avait jetées dans le délire de ses supplications ; et à travers ces paroles il avait cru comprendre qu’elle était aidée dans sa vengeance par d’autres femmes. Ce souvenir augmentait ses appréhensions. Ce n’était donc pas seulement entre les mains de Marianna qu’il se sentait, mais dans un cercle d’ennemis invisibles. La situation était grave.

Philippe arpentait les Champs-Elysées sous un de ces ciels moitié gris et moitié jaunes, qui sembleraient devoir appartenir exclusivement, et par droit de brevet, aux Îles-Britanniques. Il marchait comme marchent les gens qui ne se préoccupent pas d’arriver, c’est-à-dire tantôt trop vite et tantôt trop lentement. À la hauteur du carré Marigny, il rencontra un homme enveloppé de fourrures.

C’était M. Blanchard.