La Franc-maçonnerie des femmes/28

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Bourdilliat (p. 274-284).

CHAPITRE XIX

Une ancienne connaissance.


Depuis les circonstances qui avaient mis M. Blanchard et Philippe Beyle en présence l’un de l’autre, aux bains de mer de la Teste-de-Buch, leurs rapports, d’abord un peu froids, étaient devenus insensiblement plus aisés, comme il arrive toujours entre gens du monde qui finissent par se découvrir gens d’esprit.

Ils s’étaient revus partout à Paris, et principalement au Club. Philippe tenait M. Blanchard pour une individualité remarquable ; et M. Blanchard, de son côté, regardait Philippe Beyle comme un homme à qui il ne manquait rien qu’une dose de bienveillance pour être tout à fait supérieur.

En se trouvant face à face avec Philippe Beyle dans les Champs-Elysées, M. Blanchard lui dit, après les saluts d’usage :

— Je lis sur votre physionomie que mon costume vous étonne…

— Mais non.

— Que ces fourrures me donnent à vos yeux l’air d’un original ?

— Pas le moins du monde.

On se rappellera peut-être que la grande préoccupation de M. Blanchard était d’échapper au reproche d’originalité.

— Hum ! vous n’êtes pas sincère, dit-il à Philippe.

— Je vous assure…

— Ou bien alors c’est vous qui êtes un original, en ne vous habillant pas comme moi.

— Cela pourrait bien être, monsieur Blanchard, répondit Philippe du ton le plus sérieux.

— Est-ce que vous montez les Champs-Elysées ?

— Je ne sais.

— Comment ! vous ne savez pas ?

— Non. J’allais au hasard quand je vous ai rencontré.

— Au hasard ? Permettez-moi dans ce cas de régler mon pas sur le vôtre.

— Volontiers, dit Philippe.

— Je croyais qu’il n’y avait plus que moi dans notre époque qui allât au hasard.

— Pourquoi cela ?

— Parce que je suis un oisif, du moins au point de vue du monde, qui n’est pas mon point de vue. Mais vous, un homme d’État…

— Eh bien ? est-ce que les hommes d’État ne vont jamais au hasard ?

— Charmant ! très joli ! genre M. Scribe. Mais… un nouveau marié ?

— C’est justement pour cela, dit Philippe.

— Votre pensée m’échappe.

— Ah ! monsieur Blanchard, vous qui êtes à la recherche d’émotions saisissantes, de tracas vivaces, je veux vous indiquer une voie peut-être nouvelle pour vous.

— Je suis tout yeux.

— Nouez dans les coulisses de quelque théâtre une intrigue avec une de ces femmes séduisantes à qui la vie du monde et la vie de l’art ont fait deux natures ; avec une chanteuse ou une danseuse.

Giselle ou Norma.

— Essayez de poursuivre pendant un an ou dix-huit mois cette intrigue, qui vous paraissait au début charmante comme un opéra, légère comme un ballet ; et puis, quittez tout à coup l’objet de votre fantaisie…

— Ce n’est pas difficile jusque-là.

— Ne dénouez pas, tranchez…

— Comme Alexandre.

— N’écoutez ni les fureurs ni les larmes, restez froid et brillant comme l’acier de la hache. Puis, ensuite…

— Ah ! voyons !

— Épousez, au bout de quelque temps, une jeune et belle enfant, ignorante de la vie et des haines ; tâchez de vous isoler avec elle dans cette retraite merveilleuse et inaccessible que tout homme rêve pour le milieu de son âge ; dites-vous bien que rien ne vous attache plus aux événements anciens, rien, pas même le souvenir ; endormez-vous dans cette assurance… Ah ! le réveil sera terrible !

— Je connais cela, dit M. Blanchard.

— J’en doute.

— Avec des mots nouveaux, vous venez tout bonnement de me raconter le vieux drame, le vieux roman, le vieux vaudeville intitulé : Femme et maîtresse.

— C’est vrai ; mais que de variantes à cet éternel sujet !

— Oui ; la vengeance d’une femme est le sentiment qui supporte le plus de perfectionnement et de raffinements.

Philippe ressentit un frisson à ces mots.

— Il est donc bien difficile de briser entièrement avec le passé ? dit-il, comme en se parlant à lui-même.

— Cela est même impossible, répondit M. Blanchard.

— Impossible ?

— On ne recommence jamais sa vie ; on la continue.

Un moment de silence suivit ces paroles, pendant lequel M. Blanchard examina à la dérobée la physionomie si expressive de Philippe Beyle. Après une vingtaine de pas, il lui adressa cette phrase, où la réserve et la sympathie se fondaient dans les nuances d’une suprême distinction :

— Le sens de vos inquiétudes est peut-être plus aisé à pénétrer que vous ne le supposez vous-même. Voulez-vous que je vous aie deviné ?

Philippe hésita.

— Pas encore, lui dit-il, en le remerciant avec un sourire contraint.

— Comme vous voudrez. J’aurais mis avec plaisir mon peu d’expérience à votre disposition. Vous m’épargnez le rôle de radoteur ; c’est encore moi qui suis votre obligé.

— Oh ! monsieur Blanchard ! votre perspicacité se trouve ici en défaut.

— Comment donc ?

— Moi qui, depuis quelques minutes, ne songe qu’au moyen de vous demander un service !

— Un service ?

— Oui, monsieur Blanchard.

— À propos de quoi ?

— À propos… de musique, si vous voulez.

— De musique, soit. Je me mets complètement à vos ordres.

— C’est une idée que j’ai eue, ou plutôt que je viens d’avoir tout à l’heure, presque à l’instant, dit Philippe.

— Ah ! ah !

— Vous avez été en Russie ?

— C’est à cause de mes fourrures que vous me dites cela.

— Non !

— Je suis allé partout.

— Et, sans doute, continua Philippe, vous avez conservé des relations à Saint-Pétersbourg ?

— Beaucoup.

— Alors vous devez connaître le général Guédéonoff.

— Quel général Guédéonoff ?

— Celui qui est spécialement chargé, de recruter des comédiens pour le théâtre de l’empereur Nicolas.

— D’abord il n’est pas général.

— Bah !

— Il n’a même jamais été militaire.

— N’importe. Connaissez-vous M. Guédéonoff ?

— Parfaitement ; c’est un des plus fins limiers artistiques que je sache ; il flaire un premier sujet à plus de cent lieues.

— J’ai entendu vanter en effet ses facultés spéciales, dit Philippe.

— Guédéonoff eût fait au dix-huitième siècle le plus habile et le plus spirituel sergent de gardes françaises qui ait jamais glissé une plume entre les mains d’un villageois, en lui promettant toutes les déesses du paganisme. Mais autre temps ! Aujourd’hui il se contente d’enrôler à des prix fabuleux les amoureux du Gymnase qui n’ont pas encore de ventre (car il y a un tarif pour les amoureux comme pour les jockeys), et d’expédier de temps en temps pour la Néva quelques minorités tournoyantes, tourbillonnantes, et ballonnantes qu’il enlève à l’Académie royale de musique.

— Je sais cela ; et en vous demandant si vous connaissez M. Guédéonoff, je désire seulement apprendre si vous le connaissez intimement.

— Très intimement !

— Si vous avez du crédit auprès de lui.

— Je le crois bien. Nous avons couru ensemble plus d’une fois la voix de tête et le rond de jambe.

— Ainsi, il écoute votre jugement.

— Il le consulte, affirma M. Blanchard, il y a six mois, je lui ai fait engager un éléphant.

— Diable ! dit Philippe en riant ; je vois qu’il a beaucoup de considération pour vous. J’aurais, moi aussi, à attirer l’attention de M. Guédéonoff sur quelqu’un… mais ce n’est pas sur un éléphant.

— Cela ne fait rien.

— Je voudrais user de votre influence pour lui recommander, ou plutôt pour lui signaler… une femme.

— Une femme, monsieur Beyle ?

— Oui, une jeune femme.

— Bien entendu !

— D’un talent hors ligne et d’une beauté célèbre.

Giselle ou Norma ?

Norma, dit Philippe.

— Vous savez, monsieur Beyle, que les cantatrices sont peu demandées à Saint-Pétersbourg. Pour être agréées par l’empereur Nicolas, il faut qu’elles soient précédées d’une réputation européenne.

— Celle dont je vous parle satisfait à cette condition.

— Fort bien ; veuillez me la nommer, et j’en parlerai tout prochainement à Guédéonoff.

— Vous la connaissez comme moi ; c’est la Marianna.

M. Blanchard recula de quelques pas.

— La Marianna, s’écria-t-il ; c’est la Marianna que vous voulez recommander…

— À la Russie, s’empressa d’ajouter Philippe.

— J’entends. C’est impossible.

— Pourquoi ?

— Pour deux raisons, au moins.

— La première ?

— La première… mais il n’y a vraiment que vous pour ignorer ce qui est connu et archi-connu dans le monde musical… la première, c’est que depuis plusieurs années Marianna a perdu sa voix.

— Elle l’a retrouvée ! s’écria Philippe.

— Allons donc !

— Plus puissante et plus admirable que jamais, je vous le déclare.

— Vous l’avez entendue ?

— Oui… oui… murmura Philippe avec un sourire amer, provoqué par le souvenir de sa messe de mariage.

— C’est extraordinaire !

— Dans ce cas, vous devez comprendre combien le moment est heureux pour remettre la Marianna en lumière.

— Je l’avoue.

— Pour la faire remonter sur ce piédestal où personne encore ne l’a remplacée.

— Personne, c’est vrai. Mais, mon cher monsieur Beyle, je vois que vous n’êtes instruit qu’à moitié de la nouvelle situation de Marianna. Laissez-moi compléter vos renseignements, comme vous venez de compléter les miens.

— Avec plaisir, dit Philippe.

— Marianna est riche aujourd’hui, très riche ; elle est presque millionnaire.

— Millionnaire ! Comment ? Par quel hasard ?

— En mourant, Irénée de Trémeleu lui a légué toute sa fortune.

— M. de Trémeleu est mort ?… dit Philippe, dont le front se rembrunit.

— Aux îles d’Hyères, où Marianna l’avait accompagné.

— C’était un homme de cœur, dit Philippe Beyle, devenu pensif.

— Dès lors, vous devez comprendre, à votre tour, combien il est difficile d’offrir un engagement à une personne que l’administration de sa fortune doit préoccuper exclusivement.

— Dans cette circonstance, on ne l’offre pas.

— Que fait-on ?

— On l’impose.

— Peste ! comme vous y allez !

— N’y a-t-il pas des précédents dans les annales dramatiques de la Russie ? Il me souvient d’avoir entendu plusieurs fois raconter certaines razzias exécutées pour le compte de Sa Majesté impériale.

— Oh ! des contes !

— On cite les noms de plusieurs comédiennes enlevées…

— Par des pirates barbaresques, c’est possible, mais pas par les Russes.

— Hum ! monsieur Blanchard, croyez-vous que la conscience de M. de Guédéonoff soit bien nette à ce sujet ?

— Je ne l’ai jamais interrogé.

— Eh bien ! interrogez-le.

— Volontiers.

— Parlez-lui en même temps avec enthousiasme de Marianna, de l’éclatante résurrection de sa voix, du réveil inespéré de son génie. Il en sera frappé, j’en suis sûr.

— J’en serais plus sûr s’il pouvait vous entendre vous-même, monsieur Beyle ; vous avec une chaleur, une conviction…

Philippe se mordit les lèvres.

— Voyons, continua M. Blanchard en riant, avouez que vous ne seriez pas fâché de faire enlever Marianna ?

— Mais…

— Dans l’intérêt de l’art ! comme dit le Père de la Débutante. Cette fois, j’outrepasse la permission, et je vous devine tout à fait. Tant pis, mon cher monsieur. Après tout, je suis un peu comme vous, je n’aime guère cette Marianna ; elle a fait souffrir ce bon, ce brave Irénée ; je lui en veux. Qu’il lui ait pardonné, cela la regardait. Mais moi, je n’ai pas de motif pour renoncer à ma rancune. Et puis…

— Achevez, dit Philippe en voyant hésiter M. Blanchard.

— Ce que vous m’avez laissé entrevoir tout à l’heure couronne d’un dernier trait ce caractère, qui ne m’a jamais été sympathique. C’est assez d’une victime dans la vie de cette femme. Il ne faut pas qu’elle puisse approcher des anges de la famille. Le profond et respectueux attachement que j’ai toujours eu pour Mlle d’Ingrande, et que j’ai reporté depuis sur Mme Beyle, que dit que mon devoir, à moi aussi, est de chercher les moyens de lui éviter un contact indigne.

Philippe lui serra la main avec une vraie émotion.

— Ainsi, comptez sur moi, dit M. Blanchard ; je parlerai à Guédéonoff ce soir, demain au plus tard. Je l’enflammerai, j’évoquerai le souvenir de Falcon. Un voyage forcé est nécessaire à la Marianna, décidément.

— N’est-ce pas ?

— Les difficultés seront grandes ; mais bah ! Guédéonoff a des privilèges, des immunités. Il se dira : Enlevons d’abord ! et il enlèvera. On n’est pas pour rien le représentant d’un autocrate.

— Merci, monsieur Blanchard, merci.

— De votre côté, vous savez sans doute où se trouve la Marianna ?

— Mais non.

— C’est important cela, et il faudra le savoir.

— Je m’informerai, je chercherai…

— Bien, dit M. Blanchard.

Et, en se frottant les mains d’un air de satisfaction, il ajouta :

— Allons ! allons ! faire disparaître de Paris une femme, cela va m’occuper pendant quelques jours.

— Que de reconnaissance ne vous devrai-je pas !

— J’en conviens ! mais… suspendez-en l’expression jusqu’à nouvel ordre, car nous avons affaire à forte partie.

— À qui l’apprenez-vous ? murmura Philippe Beyle.

Une heure environ s’était écoulée pendant cet entretien. Philippe crut qu’il était de bon goût d’en rester là pour une première fois.

— Je crains, dit-il à M. Blanchard, d’abuser de votre temps.

— Vous voyez ce que l’on gagne quelquefois à aller au hasard, répondit celui-ci.

— C’est vrai, et j’espère que nous y retournerons ensemble.

— Quand vous voudrez.

— Où pourrai-je vous revoir ?

— Partout, au Club, chez vous.

— Mais si j’avais une communication importante à vous faire.

— Vous m’écririez, parbleu !

— En quel endroit ?

— Ah ! diable ! je n’avais pas songé à cela, se dit tout haut M. Blanchard.

— Où demeurez-vous ? demanda Philippe, croyant n’avoir pas été entendu.

— Je ne demeure pas.

— Je m’explique mal sans doute. Quelle est votre adresse ?

— Ma foi ! voilà une question à laquelle je suis très embarrassé de répondre.

— Ai-je été indiscret ?

— Du tout ! Seulement vous me voyez en peine de vous dire ce que je ne sais pas moi-même.

— Ce que vous ne savez pas ? répéta Philippe en souriant.

— Parole d’honneur !

— C’est juste ; j’oubliais que vous vous êtes fort spirituellement tracé un sentier indépendant et exceptionnel dans la vie.

— Oh ! je n’ignore pas que l’on me trouve fantasque, souvent même ridicule ; tandis que je suis la logique et la simplicité incarnées.

— Cependant, monsieur Blanchard, un homme qui ne sait pas où il demeure, bien qu’il jouisse d’une grande fortune…

— Ressemble, selon vous, à un fou ?

— À un excentrique, tout au plus.

— Rassurez-vous, monsieur Beyle, je ne suis pas absolument sans feu ni lieu, comme un excommunié du Moyen Âge.

— Vous habitez probablement quelque mystérieuse bonbonnière cachée par vos ancêtres sous des guirlandes de roses et des touffes de chèvrefeuille, entourée de pièges à loups, défendue par des broussailles de fer, au fond du faubourg Saint-Germain, et par-delà les Missions-Étrangères. Je vous approuve, certes.

— Non. Mes ancêtres, puisque vous daignez réveiller ces dignes personnages, m’ont légué, en effet, trois ou quatre maisons ; du moins, c’est ce que prétend mon notaire, qui les fait gérer pour moi ; je ne sais pas même dans quels faubourgs, dans quelles rues, sont situés ces immeubles ; et Dieu me garde de la pensée d’en habiter un seul !

— Vous préférez nos grands et somptueux hôtels, leur opulent confort ?

— Encore moins ! s’écria M. Blanchard ; moi, loger à présent dans un hôtel ! me livrer à des personnes étrangères, à des serrures inconnues ! reposer entre les planches d’un lit qui a fourni sa vénale hospitalité à toutes les émigrations ! être exposé la nuit à me réveiller au bruit qui se fait sur ma tête ou sous mes pieds ! Monsieur Beyle, vous n’y pensez pas.

— Monsieur Blanchard, il faut pourtant bien demeurer chez soi ou chez autrui. Il n’y a pas de milieu, dites-vous ; eh bien ! j’ai trouvé un milieu, moi !

— Je dois vous croire, mais ma surprise…

— Hâtez seulement un peu le pas.

— Soit, dit Philippe.

— Avant cinq minutes, selon votre désir, vous allez voir où je demeure… aujourd’hui.

— Ah !

— Mais je ne réponds pas que vous sachiez où je demeurerai demain.

— Je vous avoue que ma curiosité est excitée au plus haut point.

Ils marchèrent encore jusqu’à ce qu’ils fussent arrivés au carré Marigny. On sait que ce vaste emplacement était jadis affecté aux saltimbanques et aux montreurs de ménagerie, qui, à de certaines époques de l’année, s’y installaient avec une bruyance manifeste. Mais, en ce moment, il n’y avait au carré Marigny qu’une seule voiture. Cette voiture était taillée, il est vrai, sur le patron colossal de celles qui servent à transporter des familles entières d’écuyères et d’hercules. Un mince paraphe de fumée échappée d’un tuyau noir indiquait qu’elle était habitée. Sur une affiche on lisait ces mots, tracés en lettres très grosses : aujourd’hui relâche.

Ce fut devant cette voiture que M. Blanchard s’arrêta. Il pressa un bouton qui alla agiter une sonnette à l’intérieur. Aussitôt un laquais en livrée, et qui avait l’air de sortir d’une boîte à surprise, jaillit plutôt qu’il ne sortit de l’immense véhicule. À l’aspect des deux visiteurs, il s’empressa d’abaisser un marche pied.

— Donnez-vous la peine de monter, dit M. Blanchard à Philippe Beyle.

— Que je monte… là-dedans ?

— Puisque c’est là-dedans que je demeure.

— Quelle plaisanterie !

— Je vais vous montrer le chemin.

M. Blanchard monta le premier. Philippe le suivit.