La Franc-maçonnerie des femmes/29

La bibliothèque libre.
Bourdilliat (p. 285-290).

CHAPITRE XX

Le domicile de M. Blanchard.


Après avoir traversé un soupçon d’antichambre, dont la perspective était augmentée par des fresques à colonnades et à lointains bleuâtres, ils pénétrèrent dans un salon magnifique. Si l’extérieur de cette habitation roulante était d’une apparence modeste, à dessein calculée pour ne pas émouvoir la curiosité des badauds, l’intérieur offrait le plus brillant tabernacle qui ait jamais contenu tous les dieux de l’art et de l’industrie.

Faut-il, à cette occasion, apprendre ou rappeler à nos lecteurs que, tout récemment encore, un de nos anciens ministres, redevenu historien, et obligé à de nombreux voyages par ses études topographiques, s’était fait construire une voiture analogue un de ces énormes wagons-appartements, qui permettent de goûter à la fois les avantages d’une locomotion rapide et les douceurs d’un luxe stagnant ?

En remontant plus haut, on voit que Louis XVI avait également commandé pour sa fuite un caisson semblable, mais gauche et monstrueux, divisé en plusieurs compartiments, et destiné à contenir la famille royale tout entière, les courtisans et les domestiques. Cette voiture se brisa, après une course de quelques relais. Celle de M. Blanchard avait été construite sur ses propres indications et presque sous ses yeux.

M. Blanchard avait du goût : ses idées, confiées à des ouvriers d’un mérite supérieur, gagnèrent considérablement à une exécution irréprochable. On pouvait dire de sa maison qu’elle était le chef-d’œuvre de la carrosserie. La perfection des ressorts rendait tout cahot impossible ; ce n’étaient plus des ressorts, c’étaient des rubans. Le bruit n’arrivait à l’intérieur qu’amorti par des tapis épais comme un tertre normand ; il était absolument étouffé le soir par les volets qu’on appliquait contre les fenêtres, tant au-dedans qu’au dehors. Il n’y avait pas jusqu’aux vitres de ces fenêtres qui ne fussent doubles, à la mode russe. Des prodiges d’ébénisterie ; une table qui s’agrandissait à volonté ou qu’on pouvait réduire aux simples proportions d’un guéridon ; des glaces au biseau exorbitant, et placées de telle sorte qu’elles multipliaient l’étendue à l’infini en se la renvoyant mutuellement ; des peintures ; une bibliothèque où les reliures de Niédrée et de Duru recouvraient, comme d’un manteau somptueux, les œuvres de la pléiade grelottante ; des armes, en cas d’attaque ; des buissons de girandoles ; voilà ce qu’un premier coup d’œil embrassait dans le salon-miniature où M. Blanchard introduisit Philippe Beyle

Tout cela s’épanouissait, à la manière d’un bouquet, sous la vive lumière du jour, tombée d’en haut, et dont l’intensité, comme celle du bruit, pouvait être graduée facilement.

Deux bons chevaux dans Paris, quatre au dehors, mettaient en mouvement ce fourgon, dont rien à l’extérieur, comme nous l’avons dit, ne trahissait les merveilles, et qui passait aux yeux du public pour un coche forain, ou bien encore pour une voiture de la Compagnie du Gaz.

M. Blanchard ne faisait pas autre chose que de transporter dans notre civilisation les mœurs nomades des Arabes, avec cette différence qu’au lieu d’une tente conique et austère, la sienne était carrée et splendide.

Ce fut ce qu’il s’efforça d’expliquer à Philippe dès qu’ils se furent assis tous les deux sur d’adorables fauteuils ganaches.

— Franchement, monsieur Beyle, pour un célibataire ou pour un veuf, c’est-à-dire pour quelqu’un que rien ne retient ou ne rappelle au même point, y a-t-il un usage plus tyrannique que celui qui consiste à demeurer quelque part ? Ne vaut-il pas mieux, comme moi, demeurer partout ?

— J’avoue, monsieur Blanchard, que je ne me suis pas encore suffisamment rendu compte des avantages de votre système. Si commode et si élégant que soit ce volumineux carrosse, il me semble qu’une belle maison, en bonne pierre de taille, lui sera toujours préférée.

— Par qui ? par des routiniers, par des gens que tout progrès, que toute amélioration épouvante. Habiter une maison, c’est s’apprêter les plus graves embarras, les plus longs ennuis, et graduellement les plus odieuses tortures. Ne croyez pas que j’exagère. Prenons un exemple : je sors du Club ; me voici forcé de marcher ou de me faire conduire jusqu’à ma maison ; pour peu que cette maison soit à quelque distance, je perds dix ou quinze minutes dans un état de passivité stupide. Me prend-il fantaisie d’aller au Bois ou plus loin, en rase campagne, je suis obligé de me livrer à un ennuyeux calcul de prévisions afin de rentrer avant la nuit dans ma maison. Qu’en dites-vous ?

Philippe riait et ne répondait pas.

— Ma maison ! ma maison ! Et dire qu’il y a des gens qui éprouvent une joie ineffable à prononcer ces deux mots. Ils auraient mieux fait de dire : ma prison. L’homme qui a une maison à soi, comme M. Vautour, ne peut ni vivre, ni respirer en dehors ; ses moindres volontés sont soumises à cette masse de pierre qui l’attend, qui le réclame : il voudrait bien voyager, mais que deviendrait-elle ? Aussi est-ce une expression vicieuse que celle-ci : avoir une maison. Ce n’est pas vous qui avez votre maison, c’est votre maison qui vous a.

— Comme la chienne de Beaumarchais, dit Philippe.

— J’ai donc eu raison de m’affranchir de ces tribulations ridicules. Au lieu d’être forcé d’aller retrouver chaque soir mes lares, ce sont mes lares qui me suivent partout où je vais.

— Oui, vous êtes le colimaçon de l’immeuble.

— Que me manque-t-il ici ? Après mon salon, voici ma chambre à coucher.

M. Blanchard poussa une porte qui démasqua un antre tapissé, ouaté, frangé ; quelque chose de calme qu’on n’eût jamais soupçonné et qui appelait le sommeil béat.

— Mon domestique a son hamac dans l’antichambre, continua-t-il. Nous remisons là où il me plaît. Très souvent, en été, j’ai vu lever l’aurore dans la plaine Saint-Denis.

— C’est charmant !

— Et quel bonheur de n’avoir à subir aucun voisinage incommode, de n’entendre le matin aucun de ces bruits, de ces cris, de ces miaulements, de ces tambours qui saluent l’aube de Paris ! En outre, est-il quelque chose de plus monotone et de plus bête, pour l’homme qui a une maison, que de se réveiller tous les jours en face du même mur, de la même cour ou du même jardin ? C’est à donner le spleen. Moi, je varie éternellement mes points de vue.

— Tout cela ne m’explique pas l’affiche placée en dehors de… votre hôtel.

— Quelle affiche ?

— AUJOURD’HUI, RELÂCHE.

— C’est facile à saisir, cependant. La ferme et l’étendue de mon domicile m’exposent, je ne fais aucune difficulté pour en convenir, à des méprises dont la répétition pourrait me fatiguer quelquefois. Dans les endroits où je m’arrête, on me prend volontiers pour un dentiste, un marchand de crayons ou un jongleur.

Philippe ne put s’empêcher de rire.

— C’est pour éviter les rassemblements et les questions que j’ai autorisé mon valet de chambre à apposer cette affiche inamovible : AUJOURD’HUI, RELÂCHE. Cela écarte ou, du moins, cela ajourne les curiosités. Il ne m’en faut pas davantage.

— Bravo ! monsieur Blanchard, vous avez réponse à tout, dit Philippe en se levant.

— Où allez-vous donc ?

— Il faut que je vous quitte ; Amélie serait inquiète d’une plus longue absence.

— N’est-ce pas cela ? Rasseyez-vous, monsieur Beyle.

— Mais…

— Rasseyez-vous, je vous prie.

M. Blanchard pesa sur un timbre. Le valet apparut.

— Attelez, lui dit-il.

Ensuite, se retournant vers Philippe :

— Je vais vous ramener chez vous.

— C’est trop de bonté, et je dérange peut-être votre itinéraire.

— Non, je dînerai aux alentours du boulevard ; ensuite je rentrerai pour m’habiller.

— Où ?

— Ici. Ah ! c’est juste, je ne vous ai pas fait voir mon cabinet de toilette.

— Et après, j’irai passer une heure aux Italiens, où peut-être rencontrerai-je Guédéonoff.

— Votre… maison… fera queue parmi les calèches ?

— Certainement.

— Et, au sortir du théâtre, vous tomberez moelleusement dans votre lit.

— D’ordinaire, c’est ce qui arrive ; mais ce soir, je reçois.

—Vous recevez ?

— Oui.

— Où cela ?

— Ici, parbleu ! toujours ici ! Je compte ramener quelques personnes à qui j’ai donné rendez-vous au foyer. Nous prendrons le thé chez moi. Oh ! une petite réunion sans façon. Si vous daignez être des nôtres…

— Merci, monsieur Blanchard.

— En tout cas, n’arrivez pas après minuit, car ma maison et moi nous serons partis pour Orléans, où je suis invité à déjeuner demain matin.

— De mieux en mieux ! savez-vous que je pourrais bien finir par me ranger à votre méthode ?

— Il faudrait commencer par là.

— On n’est pas parfait, dit Philippe en riant.

— Riez ! mes idées feront leur chemin.

— Grâce à votre cocher.

— Avant un siècle, tout le genre humain sera logé dans des voitures.

— Cela donnera assez l’image d’un déménagement universel.

M. Blanchard se leva à son tour.

— À bientôt, dit-il en tendant la main à Philippe Beyle.

— Comment ?… dit celui-ci, surpris.

— Vous êtes rendu chez vous.