La Grande Grève/1/04

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Librairie des Publications populaires (p. 29-39).
Première partie


IV

NUAGES NOIRS


Geneviève n’avait point parlé à son mari de la visite du prêtre. À quoi bon le tourmenter, l’exaspérer, le porter peut-être à un coup de violence, car elle comprenait qu’Albert, justement parce qu’il ne se livrait pas à des emportements inutiles, était, une fois exaspéré, homme à ne reculer devant rien.

À ce prêtre qui rôdait autour de sa maison, s’efforçant de suborner sa femme, de la lui prendre moralement et physiquement, sans doute eût-il infligé une correction sévère. Qui sait même s’il ne l’eût pas assommé purement et simplement, comme on écrase une bête nuisible !

Or, la jeune femme se sentait assez sûre d’elle pour ne point se réfugier sous la protection de son mari. Il n’y a que les créatures faibles qui appellent au secours en renonçant à se défendre elles-mêmes.

Aussi, lorsque le mineur rentra, lassé, noir de poussière de charbon et qu’il lui demanda, comme d’habitude, avant de se débarbouiller et de l’embrasser : « Rien de nouveau ? » elle répondit tranquillement : « Rien. »

Albert s’en fut dans l’autre pièce se laver au baquet empli d’eau tiède qu’il trouvait toujours prêt en rentrant ; puis il changea de vêtement : dix minutes après il reparut un autre homme, frais et blanc, dans une chemise et un pantalon propres, les pieds à l’aise dans des chaussons.

— La soupe est prête, dit Geneviève. Mais il faudra nous passer de vin jusqu’à samedi.

— Oh ! fit Albert, l’eau claire vaut bien la piquette et coûte moins cher.

Le frugal dîner fut bientôt expédié. Une soupe aux légumes, épaisse et odorante, en faisait tous les frais ; du moins y en avait-il à discrétion.

Albert finissait sa troisième assiette lorsqu’on frappa à la porte trois coups régulièrement espacés.

— Panuel ! fit-il, tandis que Geneviève courait ouvrir.

C’était, en effet, le menuisier. Geneviève offrit un verre de vin à leur ami, et ils causèrent des mineurs, de Chamot, de la question sociale.

Puis ils parlèrent de la Société de secours mutuels. Elle allait bien, comptant maintenant près de cinq cents adhérents ; une seconde réunion s’était tenue au bois des Brasses, Ronnot jugeant utile de changer chaque fois le lieu de rassemblement, et les affiliés avaient prêté le serment de ne révéler à personne les noms des sociétaires. Aussi Panuel, encore qu’on eût en lui toute confiance et qu’on l’eût même invité à assister aux réunions, s’était-il discrètement tenu à l’écart.

— Non, avait-il dit, il est prudent que la société conserve son caractère corporatif. Dans un trou comme Mersey, où Chamot et la calotte sont les maîtres, il faut jouer serré.

Cependant, il regrettait presque, maintenant, de n’avoir pas accepté l’invitation de ses amis les mineurs. Habitué à juger les individus sur mille détails, insignifiants au premier abord, le regard, la voix, les gestes, les allures, il eût été bien aise d’analyser le discours de Baladier et Baladier lui-même.

— Tu te défies toujours de lui ? demanda Albert.

— Je ne puis pas dire. Pourtant ce que tu m’as conté de son discours ne m’a guère plu. J’aime les solutions pratiques, pas les grandes phrases.

L’impression que ressentait Panuel, Ronnot l’avait éprouvée en entendant parler Baladier. Lui aussi préférait les idées claires aux adjectifs et aux métaphores. Toutefois, les manières cordiales du conférencier tendaient à le lui rendre sympathique et il s’expliquait sa véhémence imagée en se disant : « C’est un homme qui a souffert. »

Pour la plupart des mineurs, Baladier était le type même du militant révolutionnaire, courageux et désintéressé. Sans doute, il tapait rudement sur les capitalistes ; eh bien, faudrait-il donc prendre des gants pour toucher à ces vampires qui s’engraissaient du sang et de la vie des ouvriers ?

Le mouchard avait eu soin d’écrire à Ronnot au lendemain de sa conférence, lui envoyant en outre des journaux et brochures révolutionnaires avec prière de faire circuler. La lettre contenait aussi un mandat de 22 fr. 50, montant, disait Baladier, d’une collecte faite par lui dès son retour à Lyon, en faveur des quinze mineurs renvoyés par Chamot.

Naturellement Ronnot avait répondu, accusant réception et remerciant. Dès ce moment, la correspondance était nouée, prête à fournir un prétexte d’accusation contre les mineurs selon les besoins de Chamot, du curé Brenier et de l’abbé Firot. Baladier eut même l’habileté de se tromper dans la suscription d’une lettre, de façon à la faire ouvrir à la poste pour rechercher le destinataire. Le contenu de cette lettre était tel qu’à la poste, elle fut immédiatement envoyée au procureur de la République.

En même temps, circulait, lancé on ne sait d’où, le nom de bande noire. Ce nom, de Mirlont, comme beaucoup d’autres, l’avait recueilli au passage.

Coïncidence étrange, bien faite pour donner à penser, à peu près au même moment où, en France, la réaction policière et cléricale répandait le bruit de l’existence d’une bande noire dans le département de Seine-et-Loir, en Espagne, la même réaction policière et cléricale inventait de toutes pièces — on l’a su depuis — une mystérieuse association de malfaiteurs, la Mano-Negra (la Main-Noire), invention qui permettait d’envoyer des anarchistes au bagne ou à la mort.

Qu’en conclure, sinon que la police et l’Église, internationales pour le malheur des peuples maintenus, eux, dans les stupides rivalités patriotiques, se communiquent fraternellement leurs stratagèmes, ou même ourdissent de gigantesques plans d’ensemble ? L’année 1882 était menaçante en Europe pour le vieil ordre social ; les pays latins surtout s’agitaient. Pour l’état-major du Gésu, ces pays-là n’étaient qu’un seul champ de bataille.

Pendant que Ronnot, malgré son bon sens, se laissait envelopper d’un invisible réseau et que Panuel formulait avec hésitation devant ses amis de simples impressions, Baladier, lui, ne perdait pas de temps. Deux fois, il était revenu aux environs de Mersey, si clandestinement que Ronnot même n’en avait rien su, et, chaque fois, il avait vu quelques individus jugés par lui propres à exécuter le plan policier.

Ç’avait été d’abord Michet. Le mouchard de la mine était allé, sur l’ordre du curé, se promener à Jagy et y attendre, devant l’auberge des Trois Chemins, un individu dont le signalement ne laissa pas de l’étonner. Cet étonnement arriva au comble quand il reconnut bel et bien le conférencier Baladier.

— Eh bien, oui, fit celui-ci en s’approchant goguenard, c’est moi, ça vous étonne ?

— Vous qui parliez si bien de tuer les mouchards !

— Vous m’avez entendu ?

— Je crois bien ! J’étais caché dans les branches d’un arbre.

— Tous mes compliments, mon cher confrère, fit Baladier de plus en plus ironique. Je vois que vous êtes un malin.

Et il lui tendit la main.

— Dame ! on fait ce qu’on peut, répondit modestement Michet, flatté à la fois du compliment et de la poignée de main de cet homme qui parlait si bien.

— Vous savez pourquoi vous êtes ici ? lui demanda Baladier.

— Monsieur le curé m’a dit que je recevrai des instructions.

— Très bien. Vous n’aurez qu’à vous y conformer rigoureusement, sans chercher à comprendre.

Michet eut un mouvement d’épaules.

— Oh ! comprendre, à quoi bon, murmura-t-il ? je vois bien que vous êtes une tête, je ne suis que le bras.

À son tour, Baladier sentit son amour-propre agréablement chatouillé. Cet aveu naïf le grandissait : subalterne de M. Drieux, il se trouvait à son tour le supérieur de quelqu’un.

— Mon brave Michet, fit-il d’un ton moins narquois, êtes-vous connu dans cette auberge ?

— Non.

— Très bien. Je vous invite à dîner et entre deux bouteilles de bon vin, je vous dirai ce qu’il faut faire. Si vous exécutez proprement mes ordres, vous pouvez compter sur une belle gratification.

— Ça n’est pas de refus.

— Et puis vous aurez la gloire d’avoir contribué à sauver la société.

— Oh ! ça m’est égal, répondit Michet d’un ton de parfait détachement.

Après le mouchard de la mine, Baladier avait vu un individu tout différent.

À l’entrée du bois de Faillan, en venant du hameau de Saint-Jules, vivait un solitaire, dans une misérable cabane, un jeune homme de dix-neuf ans, nommé Galfe, travaillant comme piqueur au puits Saint-Pierre.

L’habitat exerce une influence indéniable sur la mentalité. Tandis que les mineurs, vivant agglomérés dans les cités ouvrières de Mersey, y conservaient, une fois leur travail terminé, des allures de bétail humain, étouffant dans la promiscuité des commérages et des disputes, n’ayant pour dérivatif que le plaisir grossier de boire, entre les quatre murs du cabaret, ceux qui, comme Albert Détras, avaient pu échapper à cet encasernement, reconquéraient un peu de leur individualité.

Il en était de même pour Galfe. Celui-ci, par exemple, vivait tout à fait seul, son père, ancien mineur âgé de cinquante-cinq ans ayant eu sa retraite dans l’hospice de Jancy après trente années seulement de travail au service de la Compagnie, grâce à un éboulement qui lui avait broyé la jambe gauche. La mère était morte d’une maladie que le médecin n’avait su ni guérir ni baptiser et à laquelle on eût pu sans se tromper donner ce nom : « Mal de misère. » Et le fils, de caractère méditatif, un peu sauvage, demeurait volontairement un isolé. Ses rares voisins l’apercevaient, le soir, revenant de la mine et, silencieux comme une ombre, se glissant dans sa demeure. Il mangeait une bouchée de n’importe quoi, s’occupant lui-même de sa cuisine ; puis, malgré la fatigue de ses dix heures de travail et d’une heure de marche, aller et retour, il prenait un livre et lisait. Machine dans la journée, il redevenait à ce moment une créature humaine.

Sa bibliothèque, c’étaient des brochures et des journaux dont le seul titre eût bouleversé Chamot : le Révolté, hebdomadaire anarchiste que Kropotkine avait fondé à Genève l’année précédente, et dont le jeune homme s’était, on ne sait comment, procuré quelques numéros ; des exemplaires de Ni Dieu ni Maître et du Socialiste, des Manifestes aux Conscrits, imprimés clandestinement à Lyon, des pages dépareillées de livres qui avaient servi de cornets chez l’épicier ou le charcutier et que Galfe mettait soigneusement de côté lorsqu’il rencontrait quelque passage intéressant.

Cette littérature révolutionnaire, collectionnée peu à peu avec une patience infatigable, disait le caractère du jeune homme, caractère sérieux, tenace, énergique. Il ne se répandait pas en cris de colère contre les exploiteurs, ne faisait pas de phrases, sentant, plus il étudiait, combien peu il savait, mais il était capable d’un acte de froide énergie, et l’enthousiasme de ses dix-neuf ans, pour être chez lui concentré, n’en avait que plus de puissance.

Galfe n’était pas beaucoup plus causeur à la mine. Les disputes, les tournées chez le marchand de vins, les parties de quilles ne le voyaient non plus jamais et ses camarades, un peu étonnés d’abord de cette sauvagerie, qu’ils ne comprenaient pas, avaient fini par n’y plus faire attention.

Ce n’était certes point par mépris ou hostilité que Galfe s’abstenait de vivre avec eux, mais parce qu’il ne pouvait. D’un affinement de nerfs plus grand, et que ses lectures avaient encore développé, il lui était impossible de s’intéresser une seconde à des questions qui remuaient les autres mineurs.

Galfe était anarchiste et se disait qu’aucun homme n’a le droit de commander à un autre.

Il voyait bien de profondes différences d’intelligence, de goûts et de tempérament entre les individus ; mais il pensait que, une fois le milieu social transformé, ces différences s’atténueraient et s’harmoniseraient. Quant à cette transformation du milieu, évidemment elle ne pourrait s’accomplir que par des moyens terribles, les seuls efficaces. On prêchait au peuple la patience : parbleu ! c’est bien facile, quand on a le dos au feu, le ventre à table. Et le peuple était toujours assez bête pour écouter ce boniment, accompagné de temps à autre d’une petite bribe de réforme qui ne réformait rien du tout ! Comme si espérer le Paradis après la mort ou la transformation sociale dans mille ans ne revenait pas au même !

Personne ne soupçonnait les opinions de Galfe, quand Ronnot lança l’idée de sa société de secours mutuels. Au puits Saint-Pierre, où travaillait le jeune homme, tous les camarades furent prévenus à l’exception de quatre ou cinq qui passaient pour trop bien avec Michet. Quant à Galfe, sa sauvagerie n’était pas un motif pour qu’on se défiât de lui, bien au contraire : on l’informa et il donna son adhésion.

Et il arriva, ce que n’avait pas prévu Galfe, que ce fut lui qui se signala aux yeux scrutateurs de Michet. Jusqu’à ce jour, le mouchard de la mine n’avait pas pris garde au jeune homme, le voyant taciturne et en dehors de toutes les coteries. Épais d’intelligence, il s’attachait plutôt à la surveillance des bruyants, tout en gueule, dont la révolte s’épanchait en discours.

En apercevant Galfe dans la forêt, il eut une surprise : il le prenait pour un ouvrier modèle, c’est-à-dire sans pensée, acceptant sa sujétion de salarié comme une fatalité toute naturelle. Est-ce que, par hasard, cet enfant de dix-neuf ans saurait dissimuler ? Ou bien venait-il là machinalement, sans se rendre compte de ce qu’est une association ouvrière ? Il voulut savoir et, un jour, pendant que Galfe travaillait à la mine, il se rendit à sa cabane, muni d’un trousseau de fausses clefs, d’un passe-partout et d’une pince-monseigneur, engins également propres aux cambrioleurs et aux policiers. Il entra, vit la bibliothèque et demeura fixé.

Averti par Michet de la découverte d’un anarchiste parmi les mineurs, Baladier exulta. Il savait que les partis d’avant-garde comptent les meilleurs et parfois les pires éléments, les désintéressés enthousiastes et stoïques, prêts à tout donner pour le triomphe d’une idée, comme aussi les dévoyés se réclamant de cette idée pour en vivre ou couvrir leurs méfaits. Dupe ou complice, Galfe pouvait lui être précieux.

Baladier eut l’adresse non pas d’aller à Galfe, mais d’amener Galfe à lui. Un dimanche, jour où il était sûr que le jeune homme était chez lui, il s’embusqua près de sa cabane muni d’un petit paquet de brochures et tenant un volume à la main. Dès qu’il vit paraître le mineur, il fit un détour et déboucha devant lui, le nez dans son livre ouvert. À six pas, il leva la tête, feignit de l’apercevoir et lui demanda :

— C’est bien la route de Nouton ?

— Oui, répondit Galfe ahuri en reconnaissant le conférencier du bois de Varne.

— Merci, répondit Baladier.

Et il continua son chemin ; mais à ce moment son paquet de brochures mal attaché se défit et les imprimés s’éparpillèrent. Deux ou trois arrivèrent jusqu’à Galfe, qui lut : Dieu et l’État, par Michel Bakounine ; Les Incendiaires, poésie de Vermesch ; il les ramassa avec un frémissement et les tendit non sans un soupir de regret à leur propriétaire, disant :

— Tenez, citoyen Baladier.

— Vous me connaissez donc ? exclama le mouchard.

— J’étais à votre conférence.

— Eh bien, puisque vous êtes des nôtres, gardez ces brochures et choisissez-en d’autres.

Ces paroles furent naturellement accompagnées d’une poignée de main. Offrir des brochures à Galfe, c’était le prendre par son point vulnérable : on causa très longuement, Baladier s’efforça de prêcher l’anarchie avec une telle apparence de sincérité que le jeune homme lui dit au bout de deux minutes :

— Je suis anarchiste.

— Enfin ! s’écria l’agent de Drieux, je trouve donc un homme !

Il cassa la croûte avec Galfe tout en lui racontant, frénétique d’enthousiasme, comment Carlo Cafiero, jeune et millionnaire, avait exposé sa vie et sacrifié sa fortune pour la révolution sociale. En partant, il laissa au jeune homme le livre qu’il lisait lorsqu’il le rencontra, l’Éternité par les astres, de Blanqui.

— Je suis pour quelque temps dans la région, dit-il avec un sourire mystérieux, je reviendrai le prendre quand vous l’aurez lu.

Il était revenu, en effet, tout en recommandant à Galfe de ne pas parler de ces visites. Il avait des raisons très sérieuses, disait-il, pour laisser ignorer sa présence ; les mineurs se trompaient en croyant qu’on peut toujours dire tout haut ce qu’on pense, et ce qu’on fait.

Justement parce qu’il avait vécu isolé, sans un ami à qui confier le trop-plein des idées qui le tourmentaient, Galfe éprouva un irrésistible besoin d’ouvrir son cœur à Baladier, à la discrétion duquel il fut bientôt complètement.

Indépendamment de Michet, brûlé, et de Galfe, sincère, bon pour un acte isolé mais resté jusqu’ici trop en dehors de ses camarades pour pouvoir les entraîner, il fallait à Baladier un complice à la mine même, quelque bon garçon, beau parleur, sachant se rendre populaire aux autres et, au besoin, capable de les mener. La police a toujours sous la main de faux ouvriers, admirables pour remplir ce rôle d’agents provocateurs. Baladier en référa à son chef Drieux qui approuva l’idée de son subordonné et lui expédia de Saint-Étienne l’homme nécessaire.

C’était un nommé Bernin, qui, mineur authentique à Anzin, y avait joué le rôle de mouton avec tant de perfection que la police se l’était attaché.

Ce mouchard ambulant fut envoyé à Baladier qui écrivit à la fois à Michet pour le faire entrer au puits Saint-Pierre et à Ronnot pour le recommander comme un bon militant socialiste, victime des rancunes patronales. En effet, Bernin était soi-disant renvoyé pour idées subversives de chaque mine où il travaillait ; au bout de quinze jours ou un mois la police, qui le subventionnait, le faisait rentrer autre part.

Bernin reçut l’ordre de se lier particulièrement avec Ronnot, Détras et Galfe.