La Grande Grève/1/05

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Librairie des Publications populaires (p. 39-51).
Première partie


V

L’ATTENTAT


Un mois s’était écoulé. Dans les champs voisins de Mersey les moissons jaunes ondulaient comme une mer sous le souffle orageux de thermidor.

La journée du mercredi avait été lourde, traversée par moments de courtes rafales qui semblaient présager la tempête.

Était-ce à cet état de l’atmosphère qu’il fallait attribuer la surexcitation qui perçait dans l’attitude d’un certain nombre de mineurs travaillant au fond des puits ? On eût pu le croire si, dans certaines galeries, des chuchotements mystérieux ne se fussent échangés de ci de là pendant l’éloignement des surveillants.

À sept heures, des coups de sifflet retentirent, se croisant, aigus, sous la voûte des galeries. Les hommes se rassemblèrent par équipes, quelques-uns avec une fébrilité inusuelle, au débouché des puits, s’engouffrant dans la cage de l’ascenseur où, à chaque étage, les attendaient des bennes vides et, à un coup de cloche, la remonte commença. L’abîme rendait à la vie extérieure son misérable contingent de chair à travail.

Un observateur eût pu s’étonner d’une chose, c’est que, une fois remontés, les mineurs, au lieu de se diriger de leur habituel pas lourd vers les estaminets se laver la gorge de la poussière de charbon, prenaient rapidement le chemin de leur demeure ; d’aucuns, et même assez nombreux, celui en ligne directe du bois de Varne.

Détras et Vilaud, ce dernier habitant lui aussi sur la route de Saint-Vallier, cheminaient ensemble.

— Nous serons plus nombreux que jamais à la réunion de ce soir, disait le premier. Les camarades de Montjeny ont l’intention de fonder eux aussi une société.

— Pourquoi n’adhèrent-ils pas simplement à la nôtre ? Plus on serait nombreux, mieux ça vaudrait.

— Je ne sais pas ; en tout cas, il en viendra de là-bas.

Albert Détras développa son idée. Il préférait un réseau de petites sociétés, bien compactes, bien unies entre elles à ces associations énormes, qui justement parce qu’elles comptent une foule de membres finissent par se désagréger, tiraillées entre toutes les tendances et tous les tempéraments, ou alors deviennent un troupeau sans initiative, conduit par quelques hommes.

— Tu as raison pour les sociétés politiques, lui répondit Vilaud, mais nous sommes simplement une société de secours mutuels ; nous n’avons qu’une seule chose à faire : payer notre cotisation.

— C’est vrai, murmura Détras. J’oubliais !

Depuis quelques semaines, sans que son caractère eût changé, ses idées subissaient une évolution. Auparavant, sous l’influence de son père, il considérait la République avec une sorte de ferveur mystique. Ce mot, que les habiles de la politique exploitaient, n’était pas pour lui un mot ; c’était une entité vivante qui, par sa propre vertu, finirait, triomphant des embûches de la réaction — une autre entité — par affranchir le prolétariat et faire fraterniser les peuples. Le vieux républicain de 48 avait déteint sur lui. Vers la fin, cependant, Albert en arrivait à se demander si cette foi républicaine n’était pas de la religiosité pure et simple. Après la mort de son père, cette tendance, n’ayant plus de contrepoids, s’accentua. Il comprit que cette révolution sociale, dont Panuel, le premier, lui avait parlé, ne tomberait pas du ciel, mais serait l’œuvre du peuple, entraîné par une élite consciente. Pas les profiteurs de la politique, les parlotteurs des Congrès, non ! d’anonymes convaincus, modestes et résolus comme lui-même.

Déjà, sans se l’avouer, il trouvait Ronnot trop modéré. Pourquoi se donner tant de mal, tant de précautions pour créer une simple société de secours mutuels que l’omnipotence de Chamot pouvait briser d’un coup en renvoyant de la mine tous ses membres connus ? Pendant qu’on y était, autant eût valu créer un syndicat qui eût commencé la lutte économique en attendant la lutte révolutionnaire.

Arrivés au faubourg de Vertbois, les deux hommes se serrèrent la main et se séparèrent sur ce mot :

— À ce soir !

Albert, resté seul, doubla le pas. Geneviève l’attendait au seuil de sa porte.

— Bonsoir, fit-il, si absorbé dans ses pensées qu’il embrassa tout de suite sa femme, ce qui la transforma en négresse.

Aussitôt après, il s’aperçut de sa distraction.

— Imbécile que je suis ! murmura-t-il. Je te demande pardon.

Geneviève avait souri, mais sans rien dire, comme en proie, elle aussi, à une pensée secrète.

— Tu as quelque chose ? lui dit son mari.

— Oui, fit-elle d’un ton sérieux qui frappa Albert, il y a du nouveau.

— Du nouveau ? Quoi donc ?

Elle jeta un regard sur la route déserte et répondit :

— Entre donc. Je vais te montrer ce que j’ai trouvé dans la chambre. On a dû déposer ça par la fenêtre ouverte, pendant que j’avais le dos tourné.

Et comme le mineur, étonné, inquiet, entrait dans la chambre où d’habitude l’attendait le baquet d’eau tiède, Geneviève allait, dans la cour, soulever un certain nombre de planches et vieilles caisses. Elle reparut avec un revolver, une petite boîte de cartouches et un paquet d’imprimés.

— Qu’est-ce que ça veut dire ? demanda Albert stupéfait.

Geneviève hocha la tête.

— Le sais-je ! murmura-t-elle. Ma première idée avait été de jeter le tout dehors ; ce revolver surtout, ça m’est suspect ; mais pourtant j’ai cru bon de ne rien faire en attendant ton retour. Je me suis contentée de cacher le tout.

— Tu as bien fait. Un joujou comme celui-ci vaut toujours dans les dix à douze francs.

Il avait pris le revolver et l’examinait avec complaisance, faisant jouer la gâchette.

— Oui, répondit Geneviève, mais il peut nous amener pour plus de douze francs d’ennui. Qui sait dans quel but on l’a déposé chez nous ?

Albert ne répondit rien. Il examinait maintenant les imprimés. C’étaient des manifestes du caractère le plus révolutionnaire.

La façon mystérieuse dont avaient été déposés ces manifestes avec le revolver et les cartouches était inquiétante. D’où provenaient-ils ?

Existait-il dans Mersey un groupe révolutionnaire constitué pour faire de l’agitation ? C’était improbable ; lui, Détras, en eût eu connaissance. Les manifestes, cela va sans dire, ne portaient aucune désignation de provenance, sauf quelques-uns, au bas desquels se lisait : « Imprimerie de la Révolte, route de la Liberté, »

C’était d’un beau symbolisme, mais rien n’expliquait l’énigme. Le mineur demeurait partagé entre sa sympathie pour les idées contenues dans les imprimés qu’il lisait l’un après l’autre, et une certaine défiance sur l’origine de l’envoi. Qui sait ! C’était peut-être de vrais révolutionnaires, mais ce pouvait être tout aussi bien la police, celle de l’État ou celle de Chamot. À plusieurs reprises, Albert s’était demandé pour quel motif on le gardait à la mine tandis que les camarades signalés par leur manifestation irréligieuse aux obsèques de son père, en avaient été chassés. Peut-être n’avait-on attendu que pour mieux le frapper !

Et, pendant qu’il réfléchissait ainsi, tout à coup la pensée de Baladier traversa son esprit. Il lui semblait retrouver dans les manifestes des expressions et même des tours de phrase du conférencier.

— Je suis fou ! se dit-il. Tous ceux qui parlent ou écrivent sur un même sujet finissent par exprimer leurs idées d’une façon analogue.

C’était vrai ; pourtant, il demeurait soucieux. Geneviève, qui ne l’avait pas interrompu dans sa méditation, lui dit alors :

— Écoute, ne va pas ce soir au bois de Varne. Reste ici.

Albert eut un haut-le-corps.

— Ça, jamais, par exemple ! exclama-t-il. Comment, tu me conseilles de lâcher les camarades !

— Pourquoi a-t-on mis cela chez nous, le même jour où il y a réunion ? Pour moi il y a un piège.

— Tout est possible, mais je ne crois pas.

En répondant ainsi, Albert ne traduisait pas exactement sa pensée, mais il ne voulait point accroître les alarmes de sa femme.

— J’emporterai toutes ces bricoles, dit-il, et si je vois qu’il y ait lieu de se méfier, je ferai un trou dans certain endroit de la forêt pour les y cacher.

Cette réponse rassura quelque peu Geneviève. Cependant lorsque le mineur voulut se débarbouiller comme il le faisait chaque soir, elle l’arrêta.

— Non, fit-elle, mieux vaut que tu y ailles comme cela. S’il arrive quelque chose, on ne te reconnaîtra peut-être pas.

— Comme tu veux, répondit Albert désireux de la calmer tout à fait.

Le dîner fut rapide et presque silencieux, chacun étant absorbé dans ses pensées, tout en cherchant à dissimuler à l’autre son angoisse. La dernière bouchée avalée, Albert se leva pour partir.

— Il est temps, fit-il en regardant le coucou qui marquait huit heures vingt-cinq.

Il fit un seul paquet des imprimés, du revolver et de la boîte de cartouches, les enveloppant d’abord d’un journal, puis d’un bout de vieux torchon pour les garantir de l’humidité s’il se décidait à les enfouir dans la terre. Peut-être, le mystère s’éclaircissant, irait-il les rechercher.

— Au revoir, dit-il à Geneviève.

— Au revoir, fit celle-ci en se jetant dans ses bras et l’embrassant les larmes aux yeux comme s’il n’eût jamais dû revenir.

Le cœur a de ces pressentiments.

Albert s’était gardé de parler à sa femme, déjà suffisamment angoissée, d’un fait grave dont la nouvelle avait couru dans la soirée au puits Saint-Jules.

Trois ouvriers appartenant à la fosse Denis, ayant rencontré l’abbé Brenier qui portait le saint-sacrement à un mourant et ne s’étant pas découverts devant le fétiche, venaient d’être renvoyés.

C’était la tyrannie cléricale s’appesantissant de plus en plus sur Mersey. Rares étaient les femmes de mineurs qui osaient, comme Geneviève, s’abstenir de paraître aux offices religieux. Quant aux hommes, si on ne pouvait, sous peine d’interrompre les travaux d’exploitation, congédier tous ceux qui n’allaient pas, le dimanche, remercier le bon Dieu de les avoir créés esclaves à perpétuité, tout au moins, exigeait-on d’eux une attitude respectueuse vis-à-vis du clergé.

Ce nouveau renvoi était un défi. Chamot voulait-il pousser à bout son bétail humain, l’obliger à se révolter ?

Cette fois, c’était la carrière qui avait été choisie pour lieu de rassemblement. En y arrivant, Albert trouva quelques groupes déjà réunis : on s’entretenait du renvoi, confirmé, des ouvriers de la fosse Denis. Leurs noms couraient : Boitard, Négrin, Bancel.

À chaque instant, des mineurs arrivaient. Il en sortait de chaque buisson et de toutes les excavations du roc, creusé de galeries en tous sens. Bientôt, la carrière présenta l’aspect d’un cirque naturel, empli de spectateurs.

Albert, tenant toujours son paquet à la main, chercha du regard Ronnot. Il l’aperçut, causant très animé, avec Vilaud et Janteau. Aussitôt, il se dirigea de son côté et lui fit signe à la dérobée.

Ronnot quitta ses deux compagnons et s’avança au-devant de son ami.

— Écoute, dit celui-ci, je veux te parler à part. Tu ne devinerais pas ce que j’ai reçu ?

— Un revolver et des imprimés, fit sans hésitation le président de la Mutuelle.

Albert recula d’un pas.

— Comment sais-tu cela ? exclama-t-il.

— Parce que j’en ai reçu autant. Vilaud et Janteau également.

— Diable ! que penses-tu de cela ?

— Que c’est un piège de la police. Chamot aura eu vent de notre association et cherche à en dénaturer le caractère. C’est lui-même qui aura fait envoyer les armes et les manifestes.

— Lui !… Après tout, il en est bien capable !…

— Oui, mais nous déjouerons son plan. Sans attendre une perquisition, nous irons déposer le tout entre les mains du commissaire de police.

Albert eut un geste de répulsion.

— La police, dit-il, je ne…

Il n’eut pas le temps d’achever. Janteau s’était approché, suivi de Vilaud et, impétueusement, s’écriait :

— Toi aussi, tu as reçu quelque chose ! Eh bien ! je ne suis pas du tout de l’avis de Ronnot. D’abord, rien ne nous prouve que ça vienne des mouchards.

— D’où veux-tu que ça vienne ? demanda Ronnot.

— D’où ! Peut-être d’un groupe révolutionnaire. Allez-vous dire qu’il n’en existe pas ? Vous êtes pour la révolution.

— Pas moi ! fit nettement Ronnot, je suis pour le progrès sage et les choses sensées.

— Ah oui ! fit avec amertume le jeune mineur. Tu glorifies les révolutionnaires d’autrefois, ceux qui ont pris la Bastille, mais tu te défies de ceux qui veulent les imiter !

La discussion menaçait de s’aigrir. Vilaud s’interposa :

— Évidemment, fit-il, on peut avoir l’opinion qu’on veut, mais il ne faut pas traiter de mouchards tous ceux qui parlent de révolution. Qui sait si cette révolution ne viendra pas un jour ! Seulement, nous sommes déjà assez malheureux comme cela sans aller nous faire coffrer bêtement.

— Pour moi, dit Albert, mon parti est pris. Je n’irai pas trouver les policiers parce que ce serait peut-être leur dénoncer de vrais révolutionnaires, mais je cacherai…

il ne termina pas : la lumière d’une fusée s’élançant de derrière les arbres raya soudain le clair-obscur du soir. En même temps, une détonation sourde retentissait.

La surprise arracha un même cri à tous les mineurs. Que voulait dire cela ? Était-ce un signal ? Mais déjà montait vers le ciel un chant lointain, chant de menace et de guerre sociale, la Carmagnole !

— C’est la révolution qui commence ! cria Janteau, ivre d’enthousiasme et tirant de dessous sa cotte un revolver.

Déjà un murmure d’orage grondait parmi les mineurs. Ronnot s’écria, le dominant :

— Mes amis, il faut nous défier. Nous sommes plusieurs qui avons reçu des armes sans savoir d’où elles viennent. Ne tombons pas dans un piège de la police : ajournons notre réunion pour ne pas nous trouver mêlés à des complications. Je vous engage tous à aller vous coucher comme moi.

Et, disant à Détras, Vilaud, Janteau : « Venez-vous ? » il prit le chemin de Mersey, suivi par nombre de mineurs.

Détras et Janteau ne furent pas de ceux-là.

Ronnot pouvait avoir raison au point de vue de la prudence ; il leur semblait honteux de se retirer ainsi, tandis que, près d’eux, des camarades exposaient peut-être leur vie. Avant tout, il fallait savoir ce qu’il en était.

Vilaud et une foule d’autres se retiraient, suivant Ronnot. Sur leur passage, ils rencontraient de nouveaux mineurs qui se rendaient à la réunion et ils leur criaient :

— Rentrez à Mersey !

— Les capons ! gronda Janteau, les poings crispés.

Autour de lui et de son compagnon, demeuraient une soixantaine de mineurs, indécis sur ce qu’ils avaient à faire.

— Et toi, dit le jeune homme à Albert, vas-tu leur conseiller de foutre le camp ?

— Non, répondit le fils du déporté, qui sentait courir en lui les anciennes ardeurs paternelles. Allons voir ce qui se passe.

Mais déjà débouchait vers eux des taillis, une bande étrange, de trente à quarante hommes, armés de fusils et de haches : des mineurs comme eux, à en juger du moins par le costume, car il était impossible de reconnaître les figures barbouillées de suie.

Et soudain, une grande clameur de : « Vive la sociale ! » emplit la forêt.

— Que se passe-t-il, camarades ? cria Albert aux nouveaux venus.

Mais déjà ceux-ci et les autres s’étaient mêlés, ne formant plus qu’une bande et, à ce moment, une voix lança cet ordre étrange :

— Camarades, où vous savez !

Déjà, les mineurs s’engageaient à travers bois, dans la direction du carrefour Sainte-Marie. Janteau, sans savoir où l’on allait, s’était joint à l’avant-garde. Albert Détras suivait, considérant qu’il eût été honteux de s’éclipser, mais il demandait des explications et s’étonnait, s’inquiétait que nul ne pût lui en donner.

Voici ce qui s’était passé :

Le renvoi des trois ouvriers coupables d’irrespect vers l’abbé Brenier et le saint sacrement réunis, avait été une provocation méditée. Sur l’avis de Baladier, chargé par Drieux de la direction des opérations policières en ce qui concernait Mersey, ce renvoi avait lieu le jour même où les mineurs devaient se réunir dans le bois de Varne. Le mouchard escomptait l’indignation générale : tout étant ainsi préparé, la moindre étincelle suffirait pour mettre le feu aux poudres.

À neuf heures du soir, Michet et une quinzaine d’hommes, ses agents connus ou non, se trouvaient réunis dans le bois de Varne, tapis dans les fourrés bordant le sentier qui mène de la chapelle à la carrière. Tous étaient munis de fausses barbes et noircis de suie, complètement méconnaissables. Tous portaient une arme, hache ou fusil.

Michet, ayant compté son monde, leur adressa à voix basse une très courte allocution, tel un général avant la bataille :

— Suivez bien mes ordres et n’oubliez pas, quand le moment sera venu, de gueuler plus fort que les autres. Allons, en avant !

Et, suivi de ses hommes qui marchaient à la file indienne, il se dirigea vers la chapelle.

C’était un bâtiment large de dix mètres et long de vingt-cinq, dont la pierre grisâtre, mangée çà et là par la mousse, attestait la vétusté. L’abbé Firot venait y dire la messe le jeudi, tandis que ses confrères de Saceny-le-Grand et de Nouton la desservaient alternativement le dimanche.

La porte était fermée. Michet s’avança, la hache à la main et, d’un coup qui retentit sourdement, brisa la serrure. Un autre coup jeta bas la porte.

— Donnez-vous la peine d’entrer, dit-il à ses compagnons qui, immobiles et silencieux, attendaient un ordre.

Ceux-ci se précipitèrent.

— Chambardez-moi tout d’importance ! leur cria-t-il.

Puis, il tira de sa poche une fusée et l’alluma la lançant en l’air lorsque la mèche fut à demi consumée. Ce furent la lueur et la détonation de cette fusée que perçurent les mineurs en ce moment rassemblés dans la carrière.

À l’intérieur de la chapelle, les agents de Michet déployaient leur zèle, brisant les cloisons de la sacristie, le confessionnal, les bancs, les chaises.

À ce moment, les broussailles s’écartèrent pour donner passage à un prêtre, l’abbé Firot.

Le jeune vicaire contempla du dehors avec un sourire étrange la profanation dont le saint lieu était l’objet, en se murmurant à lui-même :

— Qui sait si la comédie d’aujourd’hui ne deviendra pas la tragédie de demain ! Maintenant nos mouchards, plus tard peut-être les vrais révolutionnaires !

Cependant Michet sortait de l’église. Il aperçut soudain le vicaire.

— Eh bien ? fit des yeux celui-ci.

— Je n’oserai jamais, murmura Michet se parlant à lui-même.

Cependant les mineurs qui se rendaient à la réunion de la carrière passaient, attirés par les cris révolutionnaires. Brusquement, Michet bondit sur l’abbé Firot avec un grand cri de : « Mort aux jésuites ! » et le prit au collet sans trop de rudesse.

— À la bonne heure ! fit cette fois toujours du regard le prêtre ainsi malmené pour la forme.

Les nouveaux venus s’étaient joints aux mouchards sans les reconnaître. Est-ce que, d’ailleurs, les quinze cents esclaves de Chamot, travaillant à des puits différents, pouvaient tous se connaître ? Il n’y avait entre eux qu’un seul lien : le sentiment de leur commune misère et un vague esprit de révolte.

— Les enfants, à la carrière ! cria Michet qui prit la tête de la troupe.

Et, tenant toujours l’abbé Firot au collet, il entonna à pleins poumons la Carmagnole, reprise en chœur par tous ses compagnons.

Cependant, étant arrivé devant un fourré très sombre, Michet, qui marchait à dix pas des autres, lâcha son prisonnier ; celui-ci, qui n’avait pas ouvert la bouche, s’aplatit soudain au ras du sol et se faufila sous les buissons avec la souplesse d’un serpent.

— Il fout le camp ! Par ici ! s’écria Michet se précipitant dans une direction tout opposée.

Tous le suivirent, moins, bien entendu, le prisonnier.

Celui-ci, resté seul, continua pendant quelques secondes à s’éloigner en rampant. Bas de Cuir et le dernier des Mohicans eussent admiré sa dextérité silencieuse.

Puis il se redressa et, d’un pas rapide, reprit le chemin de la chapelle.

La porte fracassée gisait à terre : à coups de talon, le vicaire acheva de disjoindre quelques planches. Puis il entra dans le sanctuaire, haussa les épaules devant l’amoncellement des chaises et des bancs en un seul tas, devant la nef.

Toutefois la dévastation n’apparaissait pas assez grande. L’abbé Firot s’en fut chercher dans la sacristie une vieille échelle reléguée dans un coin depuis un temps immémorial. Il l’appliqua contre la muraille, juste au-dessous de la rosace qui surmontait l’entrée de la chapelle ; puis tirant de dessous sa soutane une sorte de cylindre brun, long de quinze centimètres, il le déposa sur le rebord circulaire de la paroi.

Un homme aussi prévoyant que l’abbé Firot, qui se promenait avec des explosifs en poche, possédait naturellement une boîte d’allumettes. Il mit le feu à la mèche, redescendit et s’en alla, après avoir jeté près de la porte, comme pièce à conviction, sa boîte d’allumettes.

Derrière lui, éclatait la détonation éparpillant la rosace en miettes multicolores et lézardant le mur.