La Grande Grève/2/21

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Librairie des Publications populaires (p. 268-273).
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Deuxième partie


XXI

UNE GRÂCE


Le docteur Paryn préparait consciencieusement son discours pour la réunion publique qui devait avoir lieu à Mersey dans quatre jours, Brossel ayant certifié que l’organisateur de cette réunion n’était pas un mythe.

Orateur de tête, cherchant à exposer des idées plutôt qu’à jongler avec des mots, Paryn avait la parole facile, disant de façon toute simple les choses telles qu’il les pensait. Il n’en estimait pas moins indispensable, sous peine de n’être qu’un phraseur plus ou moins brillant, de préparer ses discours avec des arguments et une documentation impeccables qu’on ne rencontre point dans les improvisations hâtives. S’adressant à des travailleurs simplistes, il devait se faire plus clair que jamais tout en évitant la phraséologie déclamatoire qui lui répugnait, remplacer par des images saisissantes les raisonnements trop compliqués pour des esprits abrupts.

L’ordre du jour proposé par Bernard et accepté par les orateurs portait : « La république et la féodalité capitaliste. — La lutte politique et sociale. — L’affranchissement des travailleurs. »

Paryn avait réuni tous ses matériaux de façon à les relier en un ensemble qui frappât l’idée de ses auditeurs. Il leur montrerait la révolution du siècle précédent commençant la libération des esprits, transformant les sujets en citoyens vivant sous un régime de garanties qui s’épanouissait dans la république, basée sur la souveraineté populaire. Puis, il montrait aussi, d’autre part, une féodalité d’argent, plus âpre et plus dure que l’ancienne noblesse, se créant avec l’essor de la grande industrie et venant soumettre à l’esclavage économique la classe immense des prolétaires pour lesquels les conquêtes de la révolution devenaient une illusion. Ensuite c’était l’effort des penseurs, Saint-Simon, Fourier, Pierre Leroux, Proudhon, cherchant le remède à ce mal de misère et, en même temps, les révoltes désespérées, aveugles, de ce prolétariat condamné à la misère et aux travaux forcés à perpétuité : les drames sanglants de la Croix-Rousse et de juin 48. Enfin, il montrait l’union des travailleurs conscients et organisés avec la petite bourgeoisie radicale, comme le seul moyen de lutter contre la tyrannie capitaliste et de préparer l’éclosion d’une société meilleure.

Quel effet allaient produire ces paroles à Mersey où jamais encore n’avait eu lieu de réunion publique, toutes les idées sociales y ayant, depuis dix années, couvé sous la cendre dans le syndicat des mineurs ou l’esprit de quelques-uns ? Des Gourdes, maître de toutes les autorités locales, n’allait-il pas faire interdire la réunion ?

D’après les renseignements de Brossel, il n’était question de rien de pareil à Mersey. Le maire Bobignon et le commissaire de police Pidurier avaient reçu l’avis de réunion, signé par Bernard et Brossel lui-même, sans donner signe de vie.

Pourtant il était impossible que le baron, dont le maire et le commissaire étaient les créatures, se désintéressât de pareil événement.

Préparait-il un piège, un guet-apens facilement exécutable avec la police de Moschin ? C’était chose possible, présumable même, car il ne pouvait sans perdre son prestige d’autocrate, laisser l’ennemi radical-socialiste venir impunément l’attaquer dans son fief même.

Pas un instant, Paryn ne s’était dissimulé les périls de semblable entreprise, car, à Mersey, la police comme toutes les autorités locales étaient à la dévotion du baron des Gourdes et vraisemblablement les mineurs, maintenus par la crainte de perdre leur pain, n’oseraient défendre les orateurs. Ce serait même beaucoup, si, mêlés au reste de la population, ils se hasardaient à venir à la réunion.

Néanmoins, le sort en était jeté : le docteur avait donné sa parole. Quels que fussent les dangers, quel que fût l’imprévu, il irait.

Comme il écrivait, prenait des notes, Brigitte apporta le courrier. Elle voulut profiter de l’occasion pour le sermonner, car elle n’ignorait pas la réunion projetée, toute la contrée ne parlait que de cela.

— Voyez-vous, monsieur, dit-elle ex-abrupto, vous allez vous faire casser les os avec votre politique.

— C’est bon, Brigitte, je sais ce que j’ai à faire. Laissez-moi.

Ayant prononcé ces mots avec une impatience inaccoutumée, le docteur commença le dépouillement de son courrier pendant que la domestique se retirait en levant les yeux au ciel.

Rapidement, il lut quelques lettres : l’une était écrite par Bernard qui l’informait que tout était définitivement prêt pour la réunion ; il comptait sur la présence d’au moins trois à quatre cents personnes : bourgeois, ex-travailleurs de tous les métiers. Le mineur ne s’étonnait que d’une chose, c’était de ne pas avoir encore reçu son congé. En tout cas, las des soupçons injustes qui se répandaient sur son compte, propagés par ses ennemis, il n’hésiterait pas à prendre le taureau par les cornes et se livrerait à une charge à fond de train contre la compagnie de Pranzy.

D’autres lettres, adressées par les comités radicaux-socialistes de Môcon et de Chôlon, se rapportaient à la politique générale. Un électeur influent, abonné de l’Union populaire, écrivait aussi, faisant une allusion très significative aux prochaines élections législatives.

— Déjà ! murmura Paryn soucieux. Non, ce serait trop tôt.

Une dernière lettre lui apparut, qu’il n’avait pas encore vue, cachée sous les autres, de format plus volumineux. L’enveloppe portait l’en-tête imprimé de la préfecture.

— Affaires administratives, sans doute, fit le docteur. Voyons.

Il déchira l’enveloppe et lut. Dès les premières lignes, il eut un tressaillement de surprise.

L’épître était ainsi conçue :

« Monsieur le maire,

« Sachant quel intérêt vous avez bien voulu porter au nommé Galfe (Charles-Louis), condamné par la cour d’assises de Chôlon, pour les événements de Mersey, et quelles démarches vous avez, depuis longtemps, faites en sa faveur, j’ai le plaisir de vous annoncer que la grâce de cet individu vient d’être signée ce matin même par le chef de l’État. Le décret paraîtra vraisemblablement demain même au Journal officiel.

« L’autorité préfectorale espère que les personnes généreuses qui se sont intéressées au sort de ce malheureux égaré veilleront à ce que son retour ne soit pas exploité par des éléments de désordre.

« Recevez, monsieur le maire, l’assurance de mes sentiments distingués.

« Le préfet de Seine-et-Loir,
« Blanchon. »

Paryn demeura songeur. Il y avait dix ans que Galfe, frappé par la vindicte bourgeoise, peinait dans l’enfer du bagne ayant perdu jeunesse, amour, tout ce qui rattache l’être à la vie.

Maintenant que tout ressort devait être brisé en lui, qu’il n’était plus, vraisemblablement, qu’un cadavre vivant, on le rendait à la liberté !

Que serait pour lui cette liberté ? Retrouverait-il jamais la compagne qui l’aimait si tendrement ? Pourrait-il se refaire une vie ?

Qu’était devenue Céleste Narin ? Paryn, qui avait dans les réunions publiques — son début oratoire — défendu le mineur et assisté à son jugement, se rappelait la jeune fille : une belle enfant qui ne semblait vivre que pour son amant.

Que pouvait peser le supplice de cette petite âme dans la marche majestueusement inexorable de la société ? Sans doute, après avoir été broyée, Céleste était-elle tombée pour jamais dans l’abîme, comme tant d’autres !

Malgré la tristesse qu’évoquait ce souvenir, c’était un triomphe que cette grâce pour le docteur qui, depuis dix ans, avait multiplié les démarches en faveur de Galfe. Activité d’autant plus méritoire qu’il ne restait à ce dernier ni parents ni amis qui s’occupassent de lui et que, au milieu de ses préoccupations personnelles, Paryn eût fort bien pu l’oublier.

Oui, c’était un triomphe que cette grâce et un triomphe qui lui paraissait de bon augure dans la lutte qu’il livrait au baron des Gourdes.

De fait, que dirait celui-ci quand il apprendrait que le bagne avait rendu sa proie, l’ancien esclave révolté de la mine ?