La Grande Grève/2/22

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Librairie des Publications populaires (p. 273-282).
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Deuxième partie


XXII

AU BRISOT


Pourquoi Paryn et ceux qui, comme lui, lors du procès de Chôlon, s’étaient intéressés au sort de Galfe, avaient-ils complètement perdu de vue l’amante du condamné ?

C’est que celle-ci, dès son retour à Mersey, s’était trouvée chassée par la brutalité de Touvenin, puis aussitôt après, entraînée par sa malheureuse destinée, vers une nouvelle série de misères.

Après s’être enfuie de la ferme de Mayré, Céleste avait, dans la nuit, couru comme une folle, tout droit devant elle, jusqu’à ce qu’elle perdît haleine.

Très heureusement, elle ne s’était pas dévêtue cette nuit-là, sa scène avec le fermier l’ayant frappée de crainte et peut-être d’un pressentiment de danger. Elle avait tout simplement dégrafé son corsage et retiré ses chaussures. En se jetant à bas de sa couchette pour fuir Jean, elle étendit la main à terre et rencontrant ses souliers, instinctivement les saisit.

Ayant escaladé le mur de la ferme, Céleste se chaussa rapidement et prit aussitôt sa course.

Où allait-elle ? Elle ne se le demanda même pas. L’inconnu, le hasard, la fatalité avaient dominé sa vie et la ressaisissaient maintenant comme une proie un instant échappée. Enfant du malheur, sans doute, elle resterait jusqu’à la fin.

Lorsqu’elle se sentit à bout de souffle elle s’arrêta. La nuit noire n’était éclairée que par des myriades d’étoiles : cela suffit pourtant à Céleste pour lui montrer, à gauche de la grande route qui se continuait au nord vers Chôlon, une bifurcation, la route menant au Brisot par Gênac.

Laquelle des deux suivrait-elle ?

Céleste n’hésita pas un instant ; elle prit celle du Brisot.

À ses anciennes rancunes qui lui revenaient contre Chôlon, la ville où son amant avait été condamné et elle emprisonnée, où tous ses espoirs de recevoir des nouvelles de Galfe avaient été déçus, se joignait un sentiment instinctif de préservation.

Elle se disait que si les Mayré la poursuivaient, ils la supposeraient plutôt réfugiée dans une ville. Or, Chôlon n’était pas assez grand pour qu’elle pût y échapper à une recherche sérieuse.

Le Brisot, au contraire, plus éloigné, était un asile plus sûr avec sa population dense de miséreux, esclaves de l’usine parmi lesquels la fugitive pourrait se fondre en quelque sorte.

La poursuivre ! Certes, ils n’avaient aucun droit sur elle et même ils eussent dû trembler qu’elle ne déposât une plainte contre eux pour l’attentat dont elle avait failli être victime. Mais ils étaient propriétaires, Céleste était sans toit, sans argent, cette différence de situation non seulement enlevait à cette dernière tout recours, mais même pouvait la mettre à la merci de ses maîtres. Qui sait si ceux-ci, pour expliquer le brusque départ de leur servante, ne l’eussent pas accusée de vol ou d’autre méfait ?

Céleste, cependant, avait un avantage qu’elle ne possédait pas lors de sa fuite de Mersey. Dans le mouchoir de poche noué, qui lui servait de porte-monnaie, était contenue la somme de deux francs quarante-cinq.

Somme dérisoire, certes ! Mais est-il quelque chose de plus terrible que de se trouver sur la grande route, littéralement sans un sou pour acheter le morceau de pain qui pourra prolonger d’un jour une misérable existence et permettre peut-être de rencontrer le salut.

Ces deux francs quarante-cinq, économisés en trois mois de travail accablant et réalisés par la privation de nourriture chaque fois que Céleste était allée à Chôlon, pourraient lui permettre d’atteindre le Brisot. Elle ne mangerait en route que juste l’indispensable, un peu de pain et quelques fruits sauvages glanés au passage. Elle dormirait la nuit prochaine à la belle étoile.

Autour d’elle, la campagne s’étendait dans l’ombre. La fugitive se sentait comme perdue sur une mer de ténèbres, au milieu de laquelle, d’instinct plus que par la vue, elle suivait la route du Brisot. De temps à autre, elle levait les yeux vers les étoiles qui semblaient, du haut du ciel, la regarder. Était-il vrai, comme elle se rappelait l’avoir entendu dire par un vieux chemineau, que les destinées humaines étaient attachées à ces lumières de l’espace ? Ah ! quelle était donc celle qui présidait à son existence de malheur ?

Elle continua de marcher jusqu’à l’aube. Parfois des aboiements éclataient de la proximité d’habitations. Alors instinctivement elle pressait le pas pour éviter toute surprise dangereuse, on n’a pas le droit d’être sans logis dans notre société démocratique.

Lorsqu’il fit jour, elle osa enfin s’arrêter. Elle pouvait voir sur la route qu’elle avait parcourue, et qui se déroulait en un long ruban au milieu de la campagne, si on venait à sa recherche du côté de Véran. Devant elle, c’était la ligne verte et molle de collines boisées, se succédant jusqu’à Gênac ; à droite et à gauche, des fossés longés de haies.

Céleste se reposa deux heures sans oser dormir, rajusta ses vêtements pour n’avoir pas l’air d’une fugitive ou d’une folle. Puis elle reprit sa marche, traversant rapidement les villages, s’efforçant d’être vue le moins possible.

Vers trois heures de l’après-midi seulement, elle fit halte, but à un ruisseau et croqua deux poires ramassées au pied d’un arbre. Puis, de nouveau, elle repartit.

À la brune, elle arriva à Gênac et, exténuée de fatigue autant que de faim, se laissa aller à acheter un pain d’un sou chez le boulanger.

— Y a-t-il encore loin d’ici au Brisot ? demanda-t-elle en payant.

— Encore une dizaine de kilomètres, répondit le marchand. Vous feriez bien de coucher à Gênac : il y a la Belle Aventure, à dix minutes d’ici, où on loge à la nuit pour pas cher.

— Merci, fit Céleste en se retirant.

Payer une chambre si bon marché que ce fût, c’était encore trop cher. D’autre part, elle se sentait trop lasse pour faire encore dix kilomètres : les jambes lui rentraient dans le corps. Puis que ferait-elle au Brisot en y arrivant la nuit, s’exposant, en outre, à être ramassée par la police municipale ? Au moins, à Gênac, c’était encore la campagne : elle pourrait trouver un coin sous bois pour y dormir.

Céleste passa donc cette nuit encore à la belle étoile, sous un hallier où elle dormit d’un sommeil pesant jusqu’au lendemain matin. En se réveillant, elle aperçut, proche d’elle, l’enseigne d’une masure rustique : Lait à dix centimes la tasse. C’était le repas le plus économique qu’elle pût faire ; la jeune fille alla demander une tasse de lait, la but lentement, paya et se remit en route.

Dix heures sonnaient aux horloges de Brisot lorsque Céleste entra dans la ville.

C’était la première fois qu’elle mettait le pied dans le fief industriel de Schickler. Tout de suite, elle ressentit une impression étrange d’écrasement. Les grands bâtiments qui s’allongeaient dans les rues tirées au cordeau, les cheminées géantes des hauts fourneaux, des forges et des aciéries envoyant au ciel d’ininterrompues volutes de fumée noire, grise ou bleuâtre ; puis, en face de la ligne du chemin de fer, la cité ouvrière, amoncellement de maisons sombres et hautes semblables à des casernes ; derrière la cité, le cimetière, le champ de repos éternel pour les ouvriers tués de fatigue au service du maître ; puis encore des ateliers et des usines se prolongeant sur une étendue de plusieurs kilomètres jusqu’à la ligne des collines basses, tout cela attestait la puissance d’un seul homme pour lequel travaillaient jour et nuit des légions disciplinées de misérables.

Au centre, cependant, s’entr’ouvrait mystérieusement comme un nid de verdure : la Farnère, dont les hauts arbres s’élevaient derrière les maisons du boulevard du Midi et se prolongeaient en une ligne de frais ombrages vers le village des Pinsons. C’était le parc immense ou plutôt le bois auquel s’adossait la demeure princière de Schickler.

Céleste hésita un instant. Cette échappée de fraîcheur ombreuse l’attirait. Ah ! si elle eût pu s’éloigner de ces maisons noires qui la terrifiaient et des trépidations formidables des machines et marteaux-pilons qui retentissaient en écho jusque dans son cœur, comme elle se fût hâtée de le faire ! Mais les créatures humaines ne peuvent vivre d’air et de verdure. Elle tourna ses pas vers la ville ouvrière.

Les rues apparaissaient presque désertes, le bétail ouvrier étant au travail. Seules allaient et venaient quelques ménagères, tandis que des boutiquiers, au seuil de leur porte, regardaient d’un air indifférent. De-ci de-là aussi de petits groupes de soldats, flânant en suivant de l’œil les bonnes de bourgeois.

Sans savoir comment, Céleste se trouva tout à coup sur une grande place. Devant elle, s’élevait une statue en bronze, celle de Schickler Ier, le grand ancêtre, fondateur de la dynastie, et, à ses pieds, une femme du peuple à demi agenouillée soulevant son enfant vers le maître. Au bas cette inscription : « Voilà celui qui nous a faits. »

La jeune fille regardait machinalement le groupe des trois personnages. Oui, c’était bien cela, symbolisé pour l’édification du peuple ouvrier : l’agenouillement perpétuel du travail esclave devant le capital triomphant, les générations naissantes se succédant, élevées dans le même culte d’adoration au dieu humain, maître et exploiteur.

Tout cela, Céleste le sentait d’instinct ; les causeries de Galfe avaient développé en elle le sens droit et l’aspiration vers la justice, fortifiés par son apprentissage pénible de la vie.

Et pourtant c’était à Schickler, représenté par ses agents, qu’elle allait demander le pain de l’esclavage. Il le faudrait bien !

— Céleste Narin !

À cette exclamation, elle sursauta. Devant elle se tenait un homme, jeune encore, vêtu d’un complet de drap bleu et coiffé d’un large chapeau mou. Sous un binocle brillaient deux yeux bleus, intelligents et bons.

Et comme Céleste demeurait muette de saisissement, ignorant comment cet individu, qu’elle ne se rappelait pas avoir vu, pouvait savoir son nom, l’inconnu ajouta :

— Je ne me trompe pas. J’ai pris votre instantané, il y a quelque chose comme trois mois pour le Réveil de Seine-et-Loir.

Cette phrase fit frissonner Céleste, elle lui rappelait le moment le plus poignant de sa vie.

— Je vous demande pardon d’évoquer un tel souvenir, fit l’homme. J’ai suivi avec beaucoup de peine cette affaire et croyez que si je pouvais vous être de quelque utilité j’en serais sincèrement heureux.

— Ah ! monsieur ! s’écria Céleste en saisissant la main que lui tendait l’inconnu, comme le noyé prêt à disparaître saisit la corde de salut, vous me sauvez !

L’accent de la malheureuse était si poignant que son interlocuteur en fut remué jusqu’au cœur.

— Où donc alliez-vous, pauvre enfant ? demanda-t-il avec une grande douceur.

— Où… je ne sais pas !

Et Céleste lui narra sa longue série de misères depuis son retour à Mersey : sa fuite devant l’apparition brutale du commissaire Touvenin, son entrée au service de Pierre Mayré, la tentative de Jean, sa nouvelle fuite éperdue, au milieu de la nuit, au hasard et, au milieu de tous ces malheurs ininterrompus, l’absence de nouvelles de Galfe, resté l’être aimé pour lequel mille fois elle eût donné sa misérable vie.

L’homme l’écoutait avec une émotion indicible. Mais quand Céleste lui eut raconté qu’elle avait passé la nuit dans un hallier et n’avait pris depuis la veille qu’un petit pain et un bol de lait il l’interrompit pour lui dire :

— Avant tout, il faut vous reposer et reprendre des forces. Venez chez moi, vous y trouverez à manger et pourrez y dormir quelques heures, pendant que je vous chercherai quelque chose dans la ville.

Céleste sentit au ton et au regard de son interlocuteur qu’elle pouvait se fier à lui. Sans hésitation, elle le suivit.

Une fois de plus elle rencontrait un sauveur. Encouragée par cette aide inattendue, elle se redresserait pour lutter contre la destinée : elle voulait vivre non pour la vie même, mais pour revoir un jour Galfe.

Edgar Pontet, ainsi s’appelait l’homme, était un artiste manqué, c’est-à-dire que ce qui lui avait fait défaut c’était non les aptitudes, mais la possibilité de les faire valoir.

Après d’assez bonnes études, resté seul sur le pavé de Paris, il avait vainement cherché à placer ses dessins dans les journaux illustrés et des manuscrits chez les éditeurs, ses démarches ne lui avaient rapporté que désillusions et misère. Une place à cent vingt francs par mois dans un magasin le sortit momentanément de la noire misère ; puis deux ou trois de ses compositions furent publiées dans un journal de jeunes : Pontet put se croire un moment sur le chemin du succès. Mais ce ne devait être qu’une éclaircie dans sa vie. Ses premières publications ne furent pas suivies d’autres parce qu’il n’était d’aucun cénacle, et son patron, estimant qu’on ne peut servir à la fois deux maîtres aussi opposés que l’art et le commerce, Apollon et Mercure, le mit poliment à la porte.

Pontet se demandait dans quel abîme de misère il allait sombrer, lorsqu’un parent éloigné lui écrivit pour lui proposer une gérance d’atelier photographique au Brisot. Cela valait mieux que de mourir de faim à Paris, et puis la photographie côtoyait le dessin, c’était encore de l’art, à cela près que l’artiste était le soleil. Pontet vint donc au Brisot et, au bout de quelques années, se trouva non plus gérant, mais établi à son propre compte, ayant un noyau de clientèle et gagnant sa vie.

Il y joignit des correspondances de journaux départementaux et ce fut ainsi que, se trouvant à Chôlon au moment du procès de Galfe, il envoya au Réveil de Seine-et Loir des instantanés, des croquis et des articles.

L’atelier et le logement de Pontet étaient situés dans la rue de la Fidélité, au troisième et dernier étage d’une petite maison d’apparence modeste. Ce fut là que le photographe conduisit Céleste. Le logement, meublé avec une simplicité primitive, comprenait deux pièces, une cuisine et un grand cabinet de débarras.

— Voici votre chambre, dit Pontet en lui montrant le cabinet. Ce n’est pas magnifique, mais vous y serez toujours à l’abri.

Un lit pliant, une chaise et une table garnirent ce réduit où il resta à Céleste tout juste la place pour se retourner.

La jeune fille laissait faire, ne rencontrant pas de mots qui pussent exprimer sa reconnaissance. Elle se trouvait dans l’état d’esprit d’un naufragé qui atteint le rivage et, épuisé, s’y laisse tomber après avoir failli couler dans l’abîme.

Pendant que Céleste, s’étant rassasiée des reliefs du dîner de la veille, s’endormait d’un sommeil réparateur, Pontet se mettait en quête d’un emploi pour elle. La chance le favorisa relativement : il apprit qu’un atelier de fleuristes allait se fonder dans quelques jours et que la patronne, Mme Padoux, cherchait une apprentie gagnant au bout de deux mois, couchée et nourrie en attendant.

Présentée par lui, Céleste fut acceptée ; elle gardait le nom de Lucette Rénois, pris à Véran, car il était douteux que les Mayré vinssent la relancer jusque-là. Et puis, appuyée sur Pontet, elle se sentait assez forte pour leur résister.

Il y eut alors un répit de la destinée. Pendant cinq ans, Céleste fut une ouvrière, matériellement pas plus malheureuse que les autres, c’est-à-dire, gagnant quatre-vingts francs par mois pour douze heures de travail quotidien.

Mais, alors que ses compagnes d’atelier avaient une famille, un amant ou un mari, partageant leurs peines et leurs joies, elle sentait l’affreuse solitude du cœur.

Malgré l’aide de Pontet, qui fit des démarches réitérées, elle ne put se mettre en communications écrites avec Galfe. L’administration pénitentiaire continuait à intercepter impitoyablement ses lettres. Toutefois, elle apprit que Galfe vivait encore : ce fut un moment d’inexprimable bonheur au milieu du deuil de sa vie.

Puis, de nouveau, la destinée se fit cruelle, Pontet, son unique ami, quitta le Brisot. Peu après, Mme Padoux partit pour un autre monde et Céleste se trouva sans occupation.

Toutefois, elle avait réussi, sur son plus que maigre salaire, à amasser en cinq ans une centaine de francs d’économie. Sans attendre que cette petite somme eût été dissipée par les nécessités de la vie, elle s’installa fleuriste, travaillant seule, à son compte pour quelques grandes maisons de la ville.

Ainsi elle vivait depuis des années, si c’est vivre que subsister avec une plaie ouverte au cœur.