La Grande Grève/3/05

La bibliothèque libre.
Librairie des Publications populaires (p. 378-387).
Troisième partie


V

UNE RÉUNION ORAGEUSE


Dans la grande salle du Fier Lapin, le syndicat des mineurs tenait, ce dimanche-là, une réunion des plus houleuses.

Ouvard présidait. Au fond de la salle, une toute petite table et trois chaises avaient été disposées sur une autre table large et lourde, formant tribune. À ce bureau improvisé, siégeait le secrétaire du syndicat, assisté des deux mineurs, Dubert et Sarrazin.

Bien que la réunion fût strictement privée et qu’on n’y entrât que sur présentation de sa carte de membre du syndicat, un bruit d’orage, emplissant la salle, indiquait que la passion y était portée à son paroxysme. C’est qu’il s’agissait non pas de querelles, de mots et de déclamations tonitruantes, comme dans la plupart des meetings, mais d’intérêts vitaux.

La Compagnie venait, comme l’avait annoncé Moschin, de renvoyer d’un coup vingt-cinq mineurs, pour diverses raisons politiques. Et ce coup de force patronal, tel qu’il ne s’en était pas produit depuis longtemps, avait, comme un choc électrique, mis debout les camarades dans un commun sentiment d’exaspération prête à devenir de la révolte.

Jusqu’alors, le syndicat avait dû changer assez fréquemment de siège social. Les marchands de vin, assez nombreux dans cette ville ouvrière, ne s’étaient hasardés qu’en tremblant à louer leur salle. Alors, Brossel, qui occupait, seul avec sa vieille mère, une maison à un étage, avec cour intérieure, en plein centre de la ville, avait sous-loué presque pour rien, une grande pièce au syndicat.

Néanmoins, cette fois-là, l’immeuble de Brossel n’eût pas été assez grand pour contenir tous les mineurs du syndicat accourus à l’appel de la commission. Aussi, celle-ci s’était-elle entendue avec Marbé qui, alléché par la perspective d’une énorme consommation de verres petits et grands, avait fini par prêter sa salle avec la cour adjacente.

Le syndicat des mineurs comptait cinq cent quarante-six adhérents, et seule la crainte de se compromettre empêchait des centaines de mineurs d’en faire partie. Ce travail de recrutement s’était effectué peu à peu, de façon continue, et maintenant la compagnie, se trouvant en présence d’un groupement compact, ne pouvait le briser d’un coup. Remplacer du jour au lendemain plus de cinq cents paires de bras était chose ardue, sans compter le trouble que ce renvoi en masse d’hommes répartis dans divers services causerait dans l’exploitation.

Jusqu’à ce jour, le syndicat s’était tenu strictement sur le terrain le plus légal. Moschin, renseigné par Canul, et quelques autres misérables, de même trempe, demeurait au courant des délibérations, mais l’ancien révolutionnaire était un homme judicieux, se défiant du feu qui peut couver sous la cendre et il se disait que ce syndicat, si modérées que fussent ses allures, pouvait, sous l’influence des événements, devenir un redoutable centre d’action.

Dans l’impossibilité de renvoyer en bloc tous les syndiqués, il s’efforçait de les renvoyer en détail, adoptant le système des petits paquets. Il faisait, sous le moindre prétexte, congédier deux ou trois mineurs, et, dans le nombre, il y en avait toujours au moins un appartenant au syndicat.

Celui-ci, ainsi menacé par cette élimination lente et continue, qui tendait à paralyser son développement, n’avait pas encore osé engager la lutte : il ne se sentait point assez fort pour cela. Tout au plus, les membres de la commission s’étaient-ils bornés à des démarches : démarches vaines ! Toujours éconduits, ils s’en revenaient, frémissants d’une colère contenue, tandis que Moschin, froidement correct, riait sous cape de leur impuissance.

Le syndicat s’efforçait d’aider les malheureux congédiés, par des collectes et des recommandations auprès des groupements ouvriers des autres villes ; mais c’était tout ce qu’il pouvait faire.

Cette fois, le renvoi était bien autrement grave, et par le nombre de mineurs frappés et parce que tous, sans exception, appartenaient au syndicat.

Le but de la Compagnie apparaissait clair, évident ; elle voulait tuer le groupement ouvrier.

Et c’est pourquoi, alors que les réunions corporatives rassemblaient au plus d’ordinaire une quarantaine d’hommes, près de trois cents se groupaient, cette fois, dans la salle et la cour du Fier Lapin.

Les fenêtres et la porte de la salle donnant sur la cour avaient été ouvertes toutes grandes, de façon que tous pouvaient voir et entendre Ouvard, installé à la tribune.

— Camarades, clama le secrétaire du syndicat, d’une voix qui domina le bruit bourdonnant des conversations et des colloques, du silence, je vous en prie ! La situation pour nous tous est des plus graves : il s’agit de nos intérêts vitaux, de la vie ou de la mort de notre famille ouvrière, de l’indépendance morale ou de l’esclavage de tous ses membres.

— Vive le syndicat ! cria une voix, et ce cri, répété par tous les assistants, éclata comme un tonnerre, faisant trembler l’établissement.

— Fichtre ! pensa Marbé, assis à son comptoir. Voici les mineurs qui s’échauffent : pourvu que ça ne se gâte pas !

— Camarades, continua Ouvard, il ne suffit pas de crier : « Vive le syndicat ! » Il faut le faire vivre, il faut le défendre contre ceux qui poursuivent sa mort…

Une tempête l’interrompit : tempête d’acclamations, de vivats, de cris furieux de : « À bas Moschin ! À bas les mouchards ! » Canul, présent, en ressentit un frisson. Pour se donner une contenance, il cria aussi d’une voix blanche : « À bas les mouchards ! »

— Que j’en rencontre un, lui dit son voisin, sorte d’hercule, et je lui crèverai le ventre !

Canul eut un geste d’approbation énergique.

Ouvard secouait en vain une minuscule sonnette. Les faibles tintements du grelot ne s’entendaient pas dans ce vacarme. Et pourtant les mineurs étaient tous d’accord : le même sentiment d’exaspération les animait ; mais comprimée dans leur cœur, la passion éclatait, irrésistible comme une bombe.

— Allons, silence ! silence ! tonnait Ouvard frappant la petite table à coups de poings, car le grelot de sa sonnette frénétiquement secouée venait de se détacher.

— Vos gueules ! clama un jeune mineur natif de la banlieue parisienne, où il avait appris le langage le plus pur.

Fut-ce l’effet de cette locution interjective suivant les appels du président ? Une accalmie relative se fit et Ouvard en profita pour continuer :

— Voyons, camarades, conduisez-vous comme des hommes et non comme des enfants. Au moment où votre pain, c’est-à-dire votre vie et celle de vos familles est en danger, ce n’est pas en criant sans vous entendre que vous arriverez à quelque chose. Écoutez-moi et quand j’aurai fini, ceux qui voudront parleront chacun à leur tour.

Et, dans l’apaisement de la tempête, il retraça la longue histoire des persécutions de la compagnie subies par les mineurs avec une patience inlassable, une patience qu’on eût pu appeler de la résignation.

— Mais, non, ajouta-t-il, nous ne nous résignons pas, car ce serait à la fin abdiquer notre dignité d’hommes. Tout a un terme : si nous laissons passer aujourd’hui sans nous y opposer le renvoi de nos vingt-cinq camarades, demain ce sera cinquante qu’on jettera à la porte et après-demain nous tous.

— Oui ! oui ! crièrent des voix.

Et, soudain, roula comme un fracas de tempête, cette clameur :

« La grève ! Vive la grève ! »

C’était la tempête déchaînée, Ouvard avait beau se tourner, clamer ; sa voix forte se perdait dans le tumulte. Ses gestes désespérés pour obtenir du silence demeuraient inutiles. Ce mot magique « la grève » continuait à vibrer dans l’atmosphère surchauffée jusqu’au paroxysme, comme un cri de bataille. Et, en effet, c’était la guerre que ces soldats révoltés du travail acclamaient : la guerre économique, la plus implacable de toutes !

L’idée semée par la propagande de Bernard avait germé, devenait peu à peu l’idée fixe de ces ouvriers, hantant sans trêve leur cerveau pendant les longues heures de leur dur travail. Et maintenant transfigurés par un souffle de révolte, ils la clamaient de toutes leurs forces, avec un enthousiasme d’esclaves, grisés par le grand air de la liberté.

Chaque fois qu’Ouvard voulait ouvrir la bouche, le mot « la grève ! » mêlé de salves d’applaudissements, lui coupait la parole. Il se trouvait à ce moment psychologique où les plus ardents sont à leur tour débordés par les inconnus, qui disent leur mot, exécutent leur geste et disparaissent ou par la foule, cette grande anonyme, force d’une heure, mais force terrible !

Le secrétaire du syndicat comprit qu’il n’y avait qu’à laisser la tourmente s’user. Cela dura environ un quart d’heure, au bout duquel les mineurs étant fatigués de crier, il n’y eut plus qu’un murmure confus planant sur l’assemblée.

Ouvard en profita pour reprendre la parole :

— Vous venez d’acclamer la grève, dit-il. Comme vous je crois que ce moyen devra être employé ; la grève non plus humble et suppliante, condamnée d’avance à la défaite, parce que les capitalistes peuvent attendre et que vous ne le pouvez, mais la grève virile, hardie, offensive, sera un jour l’arme irrésistible du prolétariat. Mais avant d’en venir aux moyens graves, avant d’engager des milliers de camarades dans un conflit aigu, que nous devrons, une fois commencé, soutenir jusqu’au bout, il faut réunir le consentement de tous les camarades…

— De tous, c’est impossible ! cria une voix,

— … Tout au moins de la grande majorité, reprit Ouvard. Il faut surtout dégager notre responsabilité, établir que nous sommes en état de légitime défense, afin que la masse nous soutienne. Et alors, nous irons jusqu’au bout, quoi qu’il arrive.

Des applaudissements frénétiques lui répondirent, et comme il s’asseyait, un assistant lui cria :

— Eh bien, alors, dis-nous ce qu’il faut faire.

— Si personne ne demande la parole auparavant, je le dirai, répondit Ouvard.

Ce ne fut qu’une voix dans toute la salle :

— Parle ! parle !

Alors, Ouvard exposa son idée. Comme on ne pouvait délibérer dans ce brouhaha de centaines de personnes, il fallait d’abord nommer une commission qui tracerait un exposé des griefs et des revendications des mineurs et, après l’avoir soumis à l’approbation des camarades, irait le présenter à la Compagnie, c’est-à-dire à son directeur gérant, des Gourdes. Si celui-ci et le conseil d’administration ne faisaient pas droit aux réclamations de leurs salariés alors ce serait la grève !

Ces dernières paroles tombèrent au milieu d’un bruit confus, bruit d’applaudissements et aussi de murmures. Du fond de la salle, Laferme, furieux, car il était un des congédiés, lui cria :

— Tout ça c’est trop long ! la grève tout de suite !

À ce moment, une poussée irrésistible jeta les mineurs comme une vague sur la tribune. La petite table, les chaises, le président et les deux assesseurs disparurent emportés, noyés dans le tourbillon humain : de la salle devenue trop exiguë par l’entrée de nouveaux assistants, des groupes refluèrent dans la cour.

En même temps, retentissaient, furieux, les cris :

— À bas le syndicat ! À bas la grève !

Que s’était-il donc passé ?

Tout simplement ceci : Canul, voyant la tournure que prenaient les choses, avait filé à l’anglaise, s’éloignant inaperçu de l’établissement. Puis, arrivé à quelque distance, il avait couru vers les bâtiments de la direction et s’était précipité dans le bureau où l’attendait Moschin.

Celui-ci se tenait à son poste en permanence, présumant que de la réunion des mineurs il sortirait quelque chose de grave.

En renvoyant les vingt-cinq ouvriers le chef policier avait bien supposé que le syndicat, auquel tous appartenaient, ne laisserait pas passer ce coup sans protester. Tant mieux ! c’était sur cela qu’il comptait pour engager lui-même la guerre et briser définitivement ce syndicat de malheur qui avait résisté à ses évictions.

— Eh bien ! demanda Moschin à Canul qui, trouvant la porte ouverte, apparaissait, tout essoufflé de sa course.

— Ils vont décider la grève… Ouvard lui-même est débordé.

— Allons ! c’est le moment, murmura le chef policier.

Il étendit la main sur un timbre. Aussitôt un homme sortit de la pièce adjacente : c’était Michet.

— Tout votre monde est-il prêt ? demanda Moschin.

— Oui, chef.

— Alors, marchez sur le Fier Lapin et chambardez tout. Ne perdez pas une seconde.

Michet salua militairement et sortit.

Toute la police de la Compagnie, réorganisée et augmentée depuis la célèbre bataille livrée deux ans auparavant, avait été consignée. Michet, d’intelligence simpliste, pour échafauder un plan de combat, mais bon agent d’exécution, n’ayant pas plus peur de recevoir que de donner des coups, n’attendait que l’ordre de son chef pour envahir le Fier Lapin à la tête de toute sa bande et rendre impossible la réunion. Car il suffit d’une poignée d’hommes bien déterminés, organisés à l’avance, pour troubler et finalement dissoudre une assemblée nombreuse. Or, Michet avait sous la main à peu près cent gaillards solides, de vraies brutes qui, inconscientes de leur abjection, eussent sur un signe de lui assommé n’importe qui.

En outre, il avait prévenu à la fois le maire, le commissaire de police et le brigadier de gendarmerie qu’on pouvait appréhender ce jour-là de l’effervescence à Mersey, les meneurs du syndicat ayant convoqué tous les adhérents à la réunion du Fier Lapin, sans doute pour déclarer la guerre à la Compagnie.

— Espérons, monsieur Moschin, que vous pourrez vous débarrasser une fois pour toutes de ces éléments subversifs et incorrigibles ! avait déclaré sentencieusement Bobignon.

Moschin lui répondit par un sourire significatif.

Le chef policier était content : des Gourdes lui avait donné carte blanche. En faisant attaquer les syndiqués par les vendus de la bande Michet, il créerait le trouble parmi les mineurs, isolerait le syndicat en effrayant ses éléments les plus modérés et préviendrait toute grève sérieuse. Alors, on frapperait non plus seulement vingt-cinq, mais quarante ou cinquante militants en tête desquels, naturellement, Ouvard ; les bagarres, habilement provoquées, pourraient même fournir prétexte à poursuites et emprisonnement. Pendant ce temps, mettant à exécution une idée qu’il caressait depuis un temps, il ferait constituer par Canul et quelques autres mercenaires un autre syndicat, un syndicat « jaune », comme on commençait à appeler les groupements d’ouvriers soumis, renégats de leur classe et instruments dociles de la volonté patronale. Ce serait la mort de l’autre syndicat, du syndicat « rouge » !

La bataille au Fier Lapin fut acharnée ; les syndiqués surpris avaient le désavantage de la défensive et, dans la confusion, se battaient entre eux sans se reconnaître. Les hommes de Michet, au contraire, avaient adopté un signe, apparent pour eux, mais invisible pour des yeux non prévenus : deux épingles croisées à leur boutonnière. De sorte que leurs coups sans s’égarer portaient sur les partisans de la grève.

Déjà une dizaine de ceux-ci gisaient, à demi assommés, les yeux pochés, le visage en sang. Les assaillants étaient presque entièrement maîtres de la salle, tandis que les syndiqués se trouvaient refoulés vers la cour. Mais l’espace maintenant manquait pour se battre : on s’étouffait, on s’écrasait, sans plus pouvoir lever les bras pour frapper. Par contre, les vociférations, les injures ne s’interrompaient pas une seconde : « À bas les traîtres ! Salaud ! Vendu ! Mort aux mouchards ! À l’eau les renégats ! À bas Ouvard ! À bas Michet ! À bas Moschin ! Vive la grève ! »

Marbé, consterné, avait envoyé en toute hâte prévenir le commissaire de police et le brigadier de gendarmerie. Il supputait avec désolation ce que la journée allait lui coûter : une casse sérieuse au lieu du bénéfice entrevu. Les enragés ne songeaient qu’à se battre au lieu de venir au comptoir prendre des demi-setiers ; vainement, il avait tenté de mettre le holà. Ah ! bien oui ! il n’avait pu franchir le seuil de la grande salle et même avait reçu un formidable renfoncement dans les côtes. Si ce n’était pas à dégoûter du rôle d’aubergiste !

Il supputait avec désolation qu’il faudrait bien au moins vingt-cinq minutes ou même une demi-heure pour que la force publique accourût — si elle voulait bien se presser — mettre fin au désordre… ou peut-être l’augmenter. D’ici là, les combattants, s’ils refluaient dans la première salle, auraient le temps d’y tout casser : les bouteilles, les verres, le mobilier et le comptoir ; déjà les tables, bancs, sièges et vitres de la seconde salle n’étaient plus qu’un monceau de décombres.

Tout d’un coup, descendant rapidement l’escalier en face du comptoir, un homme bondit vers cette seconde salle. Son élan inattendu, irrésistible, renversa trois ou quatre individus de la bande, et soudain il se trouva près de Michet. Avant que celui-ci, surpris de pareille attaque sur son derrière, eût eu le temps de se mettre en défense, il était empoigné, à demi étranglé et soulevé de terre par deux bras incomparablement vigoureux, tandis que, d’une voix terrible, l’inconnu criait :

— Hors d’ici tous ou je l’étrangle !

Ce nouveau venu, dont la présence changeait le sort de la bataille, était Détras.