La Grande Grève/3/06

La bibliothèque libre.
Librairie des Publications populaires (p. 387-397).


VI

LA DÉFAITE DE MICHET


Une semaine seulement s’était écoulée depuis le retour des Détras et de Panuel et tous trois logeaient encore au Fier lapin.

Pourtant l’amnistié n’avait pas perdu de temps. Tout d’abord, il avait fait régulariser sa situation. Non sans difficultés, Bobignon, effaré de ce retour d’un forçat politique, cru mort depuis longtemps, s’était rendu à l’évidence et, bien à contre-cœur, avait dû lui délivrer papiers d’état civil et carte d’électeur.

— Encore un futur candidat ! pensa avec rage ce maire modèle.

Bobignon se trompait : Détras n’était pas de ceux qui calculent jusqu’au profit qu’ils pourront tirer de leurs souffrances.

Le commissaire de police eût voulu être plus revêche, mais il fut obligé, lui aussi, de s’incliner devant les conséquences du décret d’amnistie.

— Vous avez de la chance ! grommela-t-il en légalisant les papiers que lui présentait Détras.

Celui-ci sourit : cette chance qui lui permettait de revenir enfin dans son pays vivre comme le commun des mortels, après douze ans d’emprisonnement, de bagne et d’exil, lui paraissait bien relative !

Détras s’occupa ensuite du rachat de son ancienne demeure. Pour sept cent cinquante francs, Détras rentra en possession du terrain et de ce qui restait de la bâtisse.

Toutefois, ce n’était pas suffisant pour une ferme. Un vaste terrain contigu appartenant à un bourgeois de Môcon et, laissé en friche, n’était même pas enclos. Le propriétaire n’en tirait aucun parti et attendait pour le vendre que l’extension acquise par Mersey eût augmenté considérablement sa valeur. Mais il ne refusa pas de le louer : deux cent cinquante francs par an, avec bail de trois ans. La location fut faite au nom de Détras et Panuel.

Total, avec les menus frais : un déboursé d’un peu plus de mille francs ; il en restait trois mille à la petite communauté. Avec cette somme, il y avait juste assez pour les travaux les plus essentiels, l’achat des animaux domestiques et l’entretien de tous trois en attendant qu’ils pussent vivre du rapport de leurs produits.

Tout cela fut mené rondement, en quatre jours. Sitôt devenu propriétaire de son ancienne maison, Détras, avec l’aide de Panuel et de deux maçons, s’était mis aux travaux de reconstruction. Lorsque les maçons avaient terminé, les deux amis besognaient encore, tant était grande leur hâte de se trouver installés définitivement chez eux. À peine s’interrompaient-ils pour aller prendre leur repas au Fier Lapin ; Geneviève elle-même les aidait à porter les matériaux.

Le jour de leur arrivée à Mersey, ils s’étaient trouvés, malgré la promesse de leur hôtelier, assiégés par une foule d’anciennes connaissances s’empressant, les unes par sympathie, les autres par curiosité, de venir leur serrer la main.

Parmi ceux qui venaient le saluer et l’acclamer, combien s’en était-il trouvé qui eussent protesté contre son envoi au bagne ou même se fussent préoccupés d’assister la femme qu’il laissait derrière lui ?

Pourtant, son flegme mêlé d’une pointe d’amertume n’était pas une froideur ni même une indifférence absolue. À côté des importuns qu’il écartait laconiquement, se trouvaient d’anciens camarades qu’il revoyait avec plaisir et même une pointe d’émotion.

Des anciens accusés de la bande noire, il ne restait plus que Vilaud. Celui-ci, conscient de sa déchéance, n’avait pas osé aller serrer la main à son ancien camarade. Que revenait faire Détras à Mersey ? Comme si on n’avait pas bien assez d’un ancien forçat ! La Nouvelle-Calédonie allait-elle vider son contingent dans la petite ville ? Et lorsque Détras, accompagné de sa femme, s’en fut renouer connaissance avec le ménage Vilaud, les deux visiteurs se sentirent froid au cœur devant l’accueil embarrassé, les mots équivoques, les phrases inachevées. Ils devinèrent tout : l’effondrement des idées, du courage, de la dignité. Gênés eux-mêmes autant qu’étaient gênés les Vilaud, ils partirent pour ne plus revenir.

Par contre, ils avaient reçu une visite agréable : celle de Bernard venu serrer la main à un ancien militant, victime avant lui, comme lui et bien plus que lui, de la compagnie de Pranzy. Détras avait appris par le patron du Fier Lapin l’histoire de Bernard et tout de suite un courant de sympathie réciproque s’établit en tous deux. L’un et l’autre étaient des hommes de forte trempe, à l’esprit sérieux et droit, celui-ci ayant davantage étudié les théories, celui-là ayant vécu d’une vie plus mouvementée qui développait l’initiative : ils se complétaient.

Par Bernard, Détras connut mieux qu’à travers les conversations un peu décousues des mineurs, la situation respective de la compagnie et de ses ouvriers ; il fut mis au courant du mouvement qui s’opérait, latent, en faveur d’une grève vigoureuse.

— À ce moment-là, il faudra frapper fort et très vite, dit-il.

— Oh ! répondit Bernard, ce ne sera pas encore la grève finale, la grève générale révolutionnaire, celle qui nous débarrassera définitivement du régime capitaliste.

— Alors, ce ne sera qu’une grande grève ?

— Ce sera déjà quelque chose. Ah ! moi aussi je voudrais voir les choses aller vite !

C’était un cri du cœur de Bernard, un cri qui exprimait toutes ses aspirations contenues, sa passion révolutionnaire, sa soif d’arriver à un dénouement, non à la bataille pour la bataille, mais à la bataille pour la justice et la liberté.

Détras reçut aussi la visite de Galfe. Tous deux s’étaient connus à la prison de Chôlon, après leur condamnation ; puis, forçats l’un et l’autre, avaient été non réunis mais séparés par le bagne. Ils s’embrassèrent avec émotion, sans toutefois évoquer cet enfer néo-calédonien qu’ils revivaient en esprit.

Consacrant la plus grande partie de son temps aux allées et venues, pourparlers et formalités pour la vente et la location des terrains ainsi que pour son installation, Détras cependant n’avait pas revu Bernard et demeurait étranger à l’agitation ouvrière.

D’ailleurs, il n’appartenait plus que par le souvenir à la grande famille des mineurs.

La réunion du Fier Lapin allait le rejeter dans ce milieu qui, depuis tant d’années, n’était plus le sien.

La grève ! Oui, on y marchait : Bernard le lui avait longuement démontré et lui-même connaissait assez les ouvriers pour se rendre compte que les mineurs de maintenant, chez lesquels avait éclos cette idée, n’étaient plus tout à fait les simples impulsifs d’autrefois qui acclamaient la révolution sociale, mais s’imaginaient qu’elle allait leur tomber du ciel.

Mais que serait cette grève ?

Serait-elle, comme tant d’autres, la simple cessation de travail jusqu’à ce que la faim eût dompté le troupeau ouvrier ? L’humble supplication aux pouvoirs publics, comme si le gouvernement pouvait faire autre chose que maintenir l’ordre capitaliste, basé sur le salariat, la misère !

En ce cas, quelle immense déception ne se préparaient pas les mineurs !

Serait-ce la grève offensive, révolutionnaire, expropriant les exploiteurs et créant dans l’humanité, secouée jusqu’aux entrailles par une convulsion sans précédent, par une révolution non de surface, mais de fond, un ordre économique nouveau ?

Sans doute, il faudrait inévitablement en arriver là, et Détras souhaitait de toute son âme voir arriver au plus tôt l’aurore de ce grand jour. Mais actuellement les travailleurs étaient-ils prêts à livrer cette grande bataille ? Ne serait-ce pas un nouvel écrasement venant s’ajouter à tant d’autres ?

Détras, après avoir saisi Michet, s’était frayé un passage dans la première salle, avant que le cercle eût pu se refermer derrière lui. D’un bond, il s’était précipité dans l’escalier et là, inexpugnable, dominant les mouchards et tenant toujours son prisonnier, à la fois un otage et une arme, il avait tonné :

— Canailles ! si vous vous approchez j’étrangle ce bandit.

Michet, à demi étouffé par la poigne de fer qui le serrait à la gorge, n’avait pu opposer de la résistance. Un de ses hommes, cependant, ne tenant pas compte de l’avertissement de Détras, s’était approché, le gourdin levé. Détras para le coup en présentant au bâton qui s’abattait, la tête du mouchard. Michet, frappé à la tempe par celui qui voulait le délivrer, s’évanouit avec un faible gémissement.

L’instant d’après, le flot des syndiqués balayait définitivement la bande policière, la rejetant en dehors de l’établissement. Alors, la défaite se changea bien vite en déroute. En terrain ouvert, la supériorité numérique reprenait ses avantages : entourés, séparés les uns des autres, la retraite coupée, il ne restait plus aux mouchards qui n’avaient pu s’enfuir qu’à demander grâce.

C’est ce que firent la plupart d’entre eux, tandis que quelques-uns, avec une bravoure digne d’une meilleure cause, continuaient une lutte désespérée. Ils ne purent, toutefois, la continuer longtemps : ils succombèrent à la fin, assommés ou prisonniers.

C’était la revanche de la sanglante bataille, livrée deux années auparavant sur la route des Mésanges au Fier Lapin et gagnée par les policiers de la Compagnie.

Dix-huit mouchards gisaient inanimés, une vingtaine avaient pu s’enfuir ; tous les autres étaient prisonniers, la plupart sérieusement contusionnés.

Du côté des mineurs le nombre des blessés n’était pas moindre. Beaucoup avaient la figure saignante, les yeux pochés, les oreilles arrachées, le nez aplati, les dents cassées ; mais enfin, ils avaient remporté la victoire et ils exultaient. Pour la première fois, ils avaient soulagé leurs âmes ulcérées en rossant les misérables qui s’étaient faits leurs gardes-chiourmes.

Comme les vainqueurs et quelques personnes du voisinage, arrivées après la bataille, commençaient à s’occuper du pansement des blessés, transportés dans la grande salle du Fier Lapin, accourut Bernard. Il venait seulement d’apprendre la grande nouvelle et il se hâtait, impatient de se retrouver aux côtés de ses anciens camarades.

— Tout est terminé, lui cria joyeusement Ouvard, nous avons gagné la bataille, grâce à lui !

Il désignait Détras.

Celui-ci n’avait pas abandonné son prisonnier. Michet, toujours évanoui, gisait étendu au pied de l’escalier et son vainqueur le regardait avec des yeux sévères.

Qu’allait-il en faire ?

Détras, justement parce que son cœur était droit, et bon, ne ressentait pas la moindre compassion à l’égard des mouchards. Sans remords, comme il avait supprimé l’abbé Firot, il eût supprimé Michet.

Sans doute, s’il se fût trouvé avec le misérable dans un coin perdu de la brousse néo-calédonienne, n’eût-il pas hésité.

Mais il se disait qu’il n’avait pas le droit de laisser à nouveau sa femme et sa fille, sans appui, en reprenant lui-même le chemin du bagne. D’ailleurs, il gardait encore assez d’esprit de conservation pour se dire que la mort de Michet eût été trop chèrement payée par une rechute à l’île Nou sous le gourdin de quelque Carmellini.

Ouvard et Bernard s’approchèrent de lui : ils comprenaient quelles pensées s’agitaient en son cerveau.

— Ce qu’il faut faire de ce gredin, dit le premier, comme si Détras lui eût demandé son avis, c’est lui imprimer une flétrissure qui le rende à jamais humilié, sans autorité morale sur sa bande, en butte aux sarcasmes des ouvriers. Ne lui cassons aucun abatis, mais faisons de lui un objet de raillerie : ce sera un exemple salutaire.

Détras eut un geste affirmatif.

Et comme Michet commençait à reprendre connaissance, roulant des yeux effarés et terribles, l’amnistié l’empoignant au collet, le dressa debout :

— Fous le camp, misérable ! lui cria-t-il.

La phrase fut ponctuée par un soufflet retentissant, un soufflet formidable qui fit faire demi-tour à Michet en lui montrant trente-six chandelles et, comme le mouchard chancelant tournait le dos à Détras, celui-ci lui allongea un coup de pied dans le derrière.

Michet, sous cette poussée aussi vigoureuse que le soufflet, fit deux pas en avant, les bras étendus et instinctivement voulut se retenir à Bernard. L’ancien mineur le repoussa avec dégoût, et ce fut sur Ouvard qu’il alla tomber.

— Bas les pattes, mouchard ! cria le secrétaire du syndicat en le rejetant de côté d’un coup de coude.

Sous les rires et les huées des mineurs, Michet s’affala à terre. Il se releva aussitôt et, le poing tendu vers Détras :

— Chameau ! lui cria-t-il.

Cependant les ouvriers s’étaient approchés, entourant Michet, lui jetant des injures. Le mouchard, vaincu, avait perdu le prestige de terreur grâce auquel il avait pu jusqu’alors échapper à la rancune de ceux qui l’exécraient. Maintenant, ce n’était plus qu’un homme comme un autre, qui venait de trouver son maître.

Michet, si abject fût-il, n’était point un peureux. Un moment, il eut la velléité de retourner sur ses pas et d’engager une lutte corps à corps avec Détras. C’était l’autorité patronale qu’il incarnait, et cette autorité ne devait pas être vaincue par la révolte prolétarienne que personnifiait en ce moment l’ancien forçat. Cela, il le sentait confusément et il sentait aussi que Moschin ne lui pardonnerait pas sa défaite, qui était une défaite morale de la Compagnie.

Il fit un pas vers Détras, mais, à ce moment, il tituba, frappé d’un coup de pied dans les jambes. Le mineur qui l’avait frappé visait certainement plus haut ; mais si l’exécution du geste était défectueuse, l’intention s’y trouvait, de suite après, Michet reçut un crachat en pleine figure, puis un autre. Les mineurs l’entouraient maintenant d’un cercle menaçant.

Michet eut un cri de rage. Il comprit qu’il allait tomber entre les mains de ceux qu’il avait si longtemps mouchardés, dénoncés, signalés aux punitions et que ceux-ci, réglant leurs vieilles dettes, pourraient avoir la vengeance terrible. Il abandonna toute idée de lutte avec Détras et se précipita, les poings fermés, en avant pour s’échapper du cercle s’il en était temps encore.

Mais il n’était plus temps : vingt bras le saisirent, l’enlevèrent de terre et une voix forte s’éleva, jetant cette phrase :

— Il faut le fouetter.

Michet eut un hurlement. En vain se démena-t-il de toute la fureur de ses forces décuplées, distribuant des coups de poing, des coups de pied : une main tira son pantalon, une autre releva la chemise en la déchirant et, sur le derrière nu du mouchard, énorme et musculeux, les coups commencèrent à se succéder, coups de poing, coups de plat de main à assommer un bœuf. Michet maintenant hurlait de rage et d’humiliation autant que de douleur.

Bernard détourna les yeux : ce spectacle ne lui causait aucune joie cruelle. Ouvard le vit sur le point d’élever la voix pour crier : « Assez, camarades ! » il le retint, posant le bras sur sa poitrine.

— Laisse, dit-il, il faut que la dégradation du mouchard soit complète, qu’on connaisse les risques du métier et que la Compagnie ne trouve plus si facilement de gardes-chiourmes pour le remplacer.

Et se tournant vers Détras :

— N’est-ce pas ton avis ?

Dans les moments violents où les hommes se sentent solidaires, le tutoiement jaillit des lèvres, tout naturellement.

— Certes, dit Détras, et il faudra bien autre chose encore !

Moins théoricien que Bernard, il avait depuis longtemps médité sur ce que sera la révolte finale du prolétariat : celui-ci brûlant ses vaisseaux, se compromettant de telle manière que le réveil des vieilles habitudes de soumission, l’agenouillement devant l’autorité patronale et le retour servile à l’usine fussent rendus impossibles.

Il voyait la réédition dans un autre cadre des actes terribles qui ont marqué la Révolution de 1789 et toutes les révolutions non de surface, mais de fond, remuant la société jusque dans ses entrailles. Il voyait les ouvriers expropriant, s’emparant des mines, des usines, des machines, écrasant sans hésitation les patrons qui voulaient résister ; faisant appel pour attaquer ou se défendre aux moyens les plus formidablement destructeurs. Qu’était-ce auprès de cela que la fustigation d’un Michet !

— Il ne faut pas arrêter l’élan, même brutal, dit-il à Bernard. Autrement, ta grande grève n’aura jamais lieu.

— Oh ! maintenant, c’est forcé, murmura Ouvard.

Bernard n’insista point. Il se disait, lui aussi, que la lutte entre le capital et le travail a, comme toute lutte, ses brutalités inévitables, ses impitoyables revanches d’écrasés. Il éprouvait, certes, une amertume à constater que les plus féroces dans leur vengeance sont généralement ceux qui ont davantage courbé le dos, subi sans oser se révolter toutes les vexations, toutes les insultes. Mais qu’y faire ? Il fallait bien prendre les hommes tels qu’ils étaient ; mieux valait encore se résigner à des excès que d’endormir les salariés dans leur misère en leur prêchant continuellement l’ordre et le calme.

Il se contenta de crier aux mineurs :

— Camarades, n’allez pas jusqu’à le tuer !

— En effet, murmura Détras, ça pourrait le rendre intéressant.

Les mineurs cessèrent de frapper Michet comme celui-ci venait de s’évanouir une autre fois. L’un d’eux courut dans l’établissement chercher une carafe d’eau qu’il lui vida sur le visage, ce qui le ranima.

On le remit debout, on le reculotta et sous les huées de tous, titubant, la poitrine gonflée de sanglots, il s’éloigna.

Après lui, on relâcha les hommes de sa bande ; ceux du moins qui pouvaient encore se tenir debout. Ils s’en allaient, la tête basse, quelques-uns pleurant et demandant pardon. Et les mineurs, ayant soulagé leurs rancunes sur Michet et sur deux ou trois autres particulièrement exécrés, les laissèrent partir.