La Grande Grève/3/19

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Librairie des Publications populaires (p. 498-504).
Troisième partie


XIX

LE DRAPEAU NOIR


— Galfe ! s’écria Céleste rentrant tout essoufflée dans la boutique de la rue Nationale, les gendarmes chargent au galop dans tout le faubourg Saint-Jean. On parle d’une quinzaine de blessés. Il y a eu encore des arrestations.

— Et que fait la population ouvrière ? Elle fuit, n’est-ce pas… comme toujours ?

Tous deux se regardèrent l’air sombre. Quelque chose comme un pressentiment pesait sur eux : il leur semblait qu’un malheur était dans l’air.

Depuis la veille, ils étaient revenus de Mersey pour remplacer Panuel, tombé subitement malade. Le brave homme avait repris le train pour la « Ferme nouvelle », où il pouvait être soigné mieux que partout ailleurs, en plein air pur et auprès de ses vieux amis qui lui prodiguaient leurs soins affectueux. Quant à l’hôpital, Panuel en ressentait l’horreur insurmontable.

Galfe et Céleste avaient quitté Mersey sans hésitation, mais non sans tristesse, une tristesse dont eux-mêmes ne pouvaient s’expliquer la cause. Ils étaient rentrés à Chôlon pour y trouver la ville morne, emplie de rumeurs menaçantes et sillonnée par des patrouilles de cavalerie.

Là aussi avait éclaté la grève. Les ouvriers de la métallurgie Gueulland s’étaient déclarés solidaires des autres travailleurs du département ; eux-mêmes, accablés d’amendes, harcelés par un contremaître fou d’autoritarisme, ils sentaient que la cause des mineurs de Mersey et la leur n’en faisaient qu’une seule.

Et après les ouvriers de l’usine Gueulland, ç’avaient été ceux de l’usine Lépinet, puis ceux du Petit-Brisot. Trois mille métallurgistes maintenant faisaient grève à Chôlon et emplissaient la ville de leurs manifestations, se déroulant sur les places et par les rues au chant de l’Internationale.

L’agitation s’étendait toujours, gagnant les départements voisins, se répercutant jusqu’à Lyon et à Saint-Étienne. On était arrivé à la période la plus orageuse de l’affaire Dreyfus : qu’une grande crise économique vînt s’ajouter à la crise politique, et la République pourrait être déracinée du coup.

— Qui sait ? murmurait des Gourdes regardant sa femme avec un faible sourire et se reprenant à espérer.

— Peut-être ! répondait la baronne.

Les journaux socialistes ouvraient des souscriptions ; on annonçait la prochaine arrivée d’orateurs de Paris. De leur côté, les patrons du département constituaient une ligue : c’était l’ébauche de ce groupement de capitalistes dont Schickler avait parlé à des Gourdes comme un embryon possible des futurs trusts européens.

Des jours se passèrent, puis deux, trois semaines ; de part et d’autre, l’acharnement demeurait farouche : on sentait que, maintenant, c’était une guerre à mort et nul n’eût pu en prédire l’issue.

Ce soir-là, Galfe et Céleste avaient clos leur boutique un peu plus tôt que d’habitude. Pourquoi ? Ils n’eussent pu le dire. Il y a de ces moments où l’on n’agit que par impulsion et comme obéissant à la destinée.

À sept heures, ils avaient fermé les volets, puis s’étaient attablés pour dîner dans l’arrière-boutique. Le gaz allumé projetait dans la pièce une lueur blafarde.

Tout en mangeant avec peu d’appétit le repas que Galfe avait préparé, une soupe à l’oseille et des œufs au jambon, Céleste racontait ce qu’elle avait vu et appris au dehors. On s’attendait sans doute à des événements graves, car les troupes occupant la ville avaient été renforcées. Sur la place de l’Hôtel-de-Ville, la gendarmerie à cheval — au moins deux escadrons — était rangée en bataille ; le long du canal, la ligne avait formé des faisceaux ; le boulevard de la République était sillonné par des détachements de chasseurs passant et repassant au petit trot. Partout résonnaient des commandements, des cliquetis de fusils et de sabres et partout aussi, flanquant les troupes régulières d’infanterie et de cavalerie, c’était la police. La police nourrie dans la haine du même peuple où elle se recrute, surveillant les soldats qui pouvaient faiblir, et coopérant au maintien de l’ordre capitaliste. En outre, on disait que le préfet venait d’arriver à Chôlon.

— Oh ! ce Jolliveau, ajouta Céleste, on dirait qu’il cherche un massacre. Il a dans le sang la haine du peuple.

— Le peuple ! fit Galfe avec amertume. Y a-t-il un peuple ? Ces malheureux qui se laissent insulter, frapper et arrêter sans résistance, sont-ils un peuple ou un troupeau ?

Chose étrange, le Galfe d’autrefois, celui que son impatience révolutionnaire, mêlée du mépris des endormeurs et des endormis, avait rendu dynamiteur, semblait maintenant revivre.

— C’est ce soir le meeting de la salle des Joyeux, dit Céleste.

— Un meeting !… Oui, ils ne savent que parler ! Ils ne parlent pas, les gendarmes : ils frappent et quelquefois ils tuent !

La jeune femme tressaillit, malgré son courage, du ton presque sinistre dont ces derniers mots furent prononcés par son amant.

Celui-ci, comme perdu dans ses réflexions ou dans un rêve, ajouta :

— Enfin ! allons au meeting !

À quoi répondait cette phrase ? Céleste ne lui avait point parlé de se rendre à la réunion : elle la lui avait seulement annoncée. À quelle impulsion obéissait-il en ce moment ?

— Allons au meeting, répéta-t-elle, étonnée de se sentir un léger tremblement dans la voix.

Ils sortirent de la boutique par une porte latérale. Avant de mettre le pied dans la rue, Céleste se retourna soudainement et étreignant son amant, l’embrassa de toute son âme, sans savoir pourquoi.

Ils demeurèrent un instant serrés l’un contre l’autre, lèvre à lèvre. Puis ils partirent, se tenant étroitement par le bras, comme deux amoureux. Amoureux ! ils l’étaient toujours.

Dans les rues, il faisait presque sombre ; la soirée était traversée de souffles d’orages, mêlés de gouttes de pluie. Autour d’eux, rien que le silence et la solitude ; Chôlon semblait une ville morte.

Tout à coup, comme ils débouchaient de la rue Nationale vers la place de Tondou, la scène changea brusquement.

À la lueur des becs de gaz et de torches, allant et venant devant eux, ils aperçurent une foule houlant comme une énorme vague vers un bâtiment noir et menaçant qu’ils reconnurent immédiatement.

La prison !

L’édifice infâme où ils avaient l’un et l’autre tant souffert aux heures les plus poignantes de leur vie, était là, devant eux, plus énorme et plus farouche dans la nuit, tel que quelque énigmatique sphynx ou chimère, gardien de la vieille société. C’était le monstre de pierre qui broyait des vies, se nourrissait de douleurs et de larmes.

Là étaient enfermés par ordre de Jolliveau, autocrate féroce, les militants les plus énergiques de la grève, une vingtaine au moins, ceux qu’on appelait « les meneurs » !

Des cris de tempête s’élevaient de la foule : « Liberté ! liberté ! Dehors les prisonniers ! »

Un grand souffle passa sur Galfe et Céleste. Ils virent les détenus enfiévrés derrière les barreaux de leurs cellules ; ils virent les familles de ces hommes, étreintes dans l’angoisse et dans la misère ; ils se revirent eux-mêmes, captifs dans le bâtiment exécré. Oui, c’était là qu’on enfermait les vaincus, les parias de la société, tandis que les malfaiteurs de haut vol promenaient, salués et glorifiés, leur insolente omnipotence !

Dans un même et irrésistible élan d’humanité révoltée, tous deux se précipitèrent, plongeant dans la foule, avec ce cri : « Enfonçons la porte ! »

Les gardiens, en petit nombre, avaient fermé la grille d’entrée et consolidé intérieurement les portes par des barricades.

Mais, déjà, sous la poussée de la foule conduite par Galfe et Céleste, des barreaux étaient arrachés, et les assaillants s’en servaient comme de béliers pour battre la porte. L’ancien mineur, surtout, habitué à manier le pic, portait des coups furieux.

Soudain, un immense cri de : « Les gendarmes ! » éclata derrière eux, dans cette foule, qui, prise de panique, se dispersa en une fuite effrénée, tandis que le galop des chevaux résonnait sur le pavé et que, au bout de la place, apparaissait un escadron de cavaliers, sabre au clair.

Galfe et Céleste avaient été emportés malgré eux dans le remous de cette foule, vague irrésistible qui déferlait vers la rue de Tondou. En vain, cherchaient-ils à la ramener en avant : la peur des chevaux et des sabres glaçait les manifestants qui se contentaient de clamer leur exaspération.

— Ah ! lâches ! s’écria Galfe. Vous êtes faits pour la servitude !

Une perche, arme sans doute abandonnée par un manifestant, gisait à terre.

Céleste la saisit et, d’un mouvement spontané, se dépouillant de son fichu de laine, l’y fixa. Elle eut aussitôt un drapeau noir qu’elle brandit en s’écriant d’une voix éclatante : « Vive la révolution sociale ! Vive l’anar… »

Elle n’acheva pas ! Une décharge déchira l’air, balayant la place aussitôt emplie de gémissements et de râles : une compagnie de gendarmes subitement apparue du côté du Canal, venait de tirer.

Galfe et Céleste étaient tombés l’un sur l’autre, tous deux foudroyés, lui d’une balle au front, elle d’une balle au cœur. Ce front d’ouvrier qui était un poète et un penseur, ce cœur de jeune femme tout amour et tendresse, le plomb les avait transpercés et ouverts, saignants, comme des fruits mûrs.

Du moins, comme l’avait prophétisé Galfe, la mort même n’avait pu les séparer. Peut-être était-ce pour eux une faveur du Destin de partir ainsi, tous deux, ensemble, jeunes encore et s’étant aimés jusqu’au dernier moment.

À leurs pieds gisait, échappé à la main de Céleste, le drapeau noir, symbole d’une immanente protestation contre la société marâtre, contre cette société qui, à ces deux êtres généreux, pleins de jeunesse virile, d’enthousiasme et de bonté, n’avait donné en partage que la prison, le bagne, la misère et la mort !