La Grande Grève/3/20

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Librairie des Publications populaires (p. 504-508).
Troisième partie


XX

VISIONS D’AVENIR


La fusillade de Chôlon, qui fit quinze victimes — trois morts et douze blessés — retentit comme un coup de tonnerre dans toute la France.

Ce fut la fin de la grève. Devant la clameur d’exécration s’élevant contre lui de toutes parts, le préfet Jolliveau, quel que fût son cynisme brutal, sentit son assurance l’abandonner : il eut peur. Peur non du crime perpétré, mais d’une révocation ; les ouvriers et les bourgeois républicains l’avaient en horreur, les conservateurs eux-mêmes l’abandonnaient et osaient à peine le saluer dans la rue. Seul des Gourdes lui demeurait ; quant à Schickler, il avait déclaré nettement à l’évêque de Tondou : « Cet homme est compromettant. »

Ce que ne lui pardonnaient pas ceux qui avaient été jusqu’alors ses protecteurs, c’était de n’avoir point réussi. Un massacre, même dix fois plus considérable, ne leur eût nullement déplu s’il eût eu pour effet de briser la résistance ouvrière. Mais justement celui de Chôlon n’avait fait qu’exaspérer les colères et les indignations ; les forces ouvrières se dressaient maintenant en faisceaux indestructibles, plus résolues à la lutte que jamais.

Devant cette unanimité du sentiment prolétarien, les capitalistes s’effacèrent ! Les petits et moyens, comme Gueulland et Lépinet, se retirèrent les premiers de la ligue et firent droit aux revendications de leurs ouvriers.

Schickler, voyant que les choses allaient se gâter, traita avec les siens et à des conditions assez avantageuses pour lui, tant parce qu’il ne laissa point passer le moment, que parce que les serfs du Brisot n’avaient point encore acquis la ténacité révolutionnaire de ceux de Mersey.

À la fin, des Gourdes, resté seul, dut traiter aussi. Un ordre ministériel avait imposé, malgré les instances du préfet, l’évacuation de la ville par les forces militaires qui y étaient massées. Outre que la présence de ces troupes causait une irritation perpétuelle aux habitants, les officiers ne répondaient plus des soldats, très impressionnés par le drame de Chôlon. Parfois même, des altercations éclataient entre eux et les gendarmes, traités couramment de meurtriers, et l’on pouvait se demander si la troupe, dans un moment d’effervescence populaire, n’imiterait pas 1789, tirant sur la cavalerie de Besanval et de Lambex. Le commandant de gendarmerie, qui prétendait s’arroger des droits dictatoriaux, se vit tenu énergiquement en échec par le maire, fort du sentiment unanime de la population.

De sorte que, sauf au Brisot, ce fut une nouvelle victoire ouvrière sur toute la ligne. Moschin, Michet, les mouchards, et avec eux le ménage Canul, durent disparaître, cette fois définitivement, de Mersey. Du coup, le syndicat jaune se trouva complètement désemparé.

Mais de cette victoire nul ne se réjouit : elle avait été trop chèrement achetée. La mort tragique de Galfe et de Céleste, auxquels la population ouvrière avait fait d’inoubliables funérailles, arrachait des larmes, non seulement à Détras, Geneviève et Panuel, leurs plus intimes amis, mais à tous les travailleurs de Mersey. La ville entière portait le deuil.

— De tels crimes se paieront par la mort de la bourgeoisie elle-même, disait Bernard à ses amis de la Ferme nouvelle. Son agonie, en tant que classe dirigeante, commence : l’avenir proche est aux travailleurs affranchis, maîtres du sol, de la mine et de l’outillage, formant une humanité nouvelle.

— Puisse ce jour venir bientôt ! dit gravement Geneviève. Alors on en aura fini avec les haines, les guerres, les frontières et les maîtres. Oui, ce sera véritablement une humanité nouvelle.

Le soleil couchant enveloppait comme d’un nimbe d’or la courageuse femme restée belle, d’une beauté harmonieuse et pensive, que les souffrances passées semblaient avoir encore affinée. Ses amis la regardaient et l’écoutaient, pénétrés du même sentiment, une sorte de respect religieux, comme si elle eût prophétisé l’avenir. Et Panuel, étendant une main vers Détras, une autre vers Bernard, leur dit :

— Amis, elle dit vrai : plus de frontières ! plus de maîtres ! Après la grande lutte, — la dernière — la liberté, le bonheur et l’amour pour tous !

Pendant que ces modestes travailleurs évoquaient les radieuses visions de l’avenir, une autre scène se passait dans un lieu bien différent : au Palais-Bourbon.

Paryn débutait à la tribune de la Chambre en interpellant le gouvernement sur le massacre de Chôlon. Avec une émotion indignée, il dénonçait le crime de l’autorité, les provocations préfectorales, le carnage voulu et cherché.

Pendant qu’il parlait, emporté par une force de sentiment qui le rendait véritablement éloquent, ses collègues l’écoutaient à peine. À droite on affectait de ricaner ; au centre ses collègues Lasinus et Jacot l’interrompaient toutes les cinq minutes par le cri de : « Ne touchez pas à l’armée ! » À gauche, quelques-uns le soutenaient de leurs applaudissements et de leurs « très bien ! » mais le plus grand nombre, descendus de leurs sièges, entouraient le célèbre Poumerleux qui faisait sa rentrée à la Chambre après une absence de quatre ans. Ce Poumerleux, jadis un des leaders du radicalisme, avait, au moment même de déposer un projet d’impôt sur le revenu, résigné son mandat en échange du gouvernement général d’une colonie. Et maintenant, enrichi à millions, après être parti endetté de trois cent mille francs, il revenait prendre place dans l’enceinte législative, un collègue besoigneux lui ayant vendu son troupeau d’électeurs contre une haute sinécure administrative. Aussi, le plus grand nombre disait-il de Poumerleux, non pas : « C’est un traître ! » mais « C’est un malin ! Il est très fort ! Eh ! eh ! il sera un jour président de la Chambre, ministre, qui sait ? peut-être président de la République ! Il fait bon se tenir bien avec lui. »

Tout en parlant, Paryn voyait cela. Il devinait aux colloques des petits groupes le jeu des intérêts individuels, des appétits, l’indifférence des uns, devenus de simples automates parlementaires, la médiocrité d’intelligence ou d’énergie chez le plus grand nombre. Quoi ! c’était dans ce troupeau de ruminants et de satisfaits, d’où à peine émergeaient quelques vrais hommes, qu’il allait avoir à dépenser sa force intellectuelle, sa bouillonnante énergie ! Et, en ce moment, il se demanda si le vieux cultivateur César Raulin n’avait pas eu raison.

Mais ce doute si amer fût-il ne le découragea pas. Puisqu’il était là, il ferait, dussent ses efforts être inutiles, tout le possible, tout ce que lui commanderait sa conscience. Et puis, en dehors de cette Chambre fatalement constituée à l’image de la bourgeoisie qui s’en va, n’y avait-il pas le peuple, cette masse immense, tantôt calme, tantôt agitée comme une mer, réservoir inépuisable des forces et des énergies ? Oui, son ami le prolétaire de Mersey, Bernard, disait vrai : une aurore nouvelle allait illuminer l’horizon, le jour approchait où les salariés, les exploités, les miséreux de tous les pays allaient se rapprocher, s’unir pour prendre possession du monde et en faire la patrie humaine, libre et heureuse.



FIN