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La Grande aventure de Le Moyne d'Iberville/01

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Texte établi par Albert Lévesque, Éditions Albert Lévesque (p. 8-14).


Partie I

BAIE D’HUDSON














I

PRÉLUDE





AUTOMNE, 1683.
Le dernier navire attendu de France entre dans le port de Montréal. Fatigué de sa course hasardeuse, il replie ses voiles. Parmi les agrès, les matelots s’affairent, fouettés par les ordres des officiers.

Foule sur la rive. Les hommes attendent les lettres venant de la métropole, non pas seulement mère patrie, mais la Patrie. Une lueur de convoitise s’allume dans l’œil des femmes : M. Le Ber aura demain de nouveaux colifichets à vendre. Mélancolie chez tous à la pensée du long hiver tout proche.

On se montre sur le pont un bel officier, magnifiquement vêtu. Un nouveau, frais émoulu de Versailles ? Encore un qui méprisera les colons et ne saura même pas diriger un canot !

— Mais ! c’est M. d’Iberville !

On se retourne. Cette petite Picoté de Belestre, tout de même ! Bonne famille, mais pas de tête.

M. d’Iberville saute le premier du bateau. On l’entoure. Il s’est fait beau chez les marchands de Paris où, pour la première fois, il a porté les dépêches de Monseigneur le gouverneur. Garde de la marine au départ, il revient enseigne de vaisseau. Sa carrière se poursuit de belle façon. On voit bien, à son allure, qu’il le sait !

Effusions. Entouré de sa nombreuse famille, il se dirige vers le logis de son père, rue Saint-Charles, quand, devant le séminaire de Saint-Sulpice, il voit sortir l’abbé Cavelier, avec un homme très grand qu’il ne reconnaît pas.

— Qui est-ce ?

— Robert Cavelier, frère de l’abbé. Il revient des pays d’en bas. Il se fait appeler M. de La Salle, maintenant !

M. de Longueuil prononce ces paroles avec un grand mépris, oubliant que, dix ans plus tôt, lui-même ne s’appelait que Charles Le Moyne. M. d’Iberville suit du regard l’homme à la figure hautaine. Son père gronde.

— Heureusement, M. de Frontenac est retourné chez sa Divine, qui jamais ne voulut se frotter au commun des colons. Il ne protégera plus les coquins.

Le vieux Le Moyne n’avait jamais aimé M. de Frontenac. Pierre le savait. Il avait soutenu son père dans sa lutte contre le gouverneur, avec les jésuites et Duchesneau. Mais c’était par solidarité de famille. Allait-il entrer dans sa querelle contre le grand explorateur, querelle de marchand furieux d’une créance qu’on ne lui règle pas ?


Le lendemain, d’Iberville allait chez son oncle Jacques Le Ber, rendre compte d’affaires traitées à Paris. Le bonhomme aunait du drap, tout en causant paisiblement avec son neveu, quand la porte s’ouvrit en coup de vent. Robert Cavelier entra, une lueur de défi dans le regard. De surprise, M. Le Ber en laissa tomber son aune. Sans lui donner le temps de se resaisir, La Salle dit, d’une voix glaciale :

— Le navire arrivé hier repart avant les glaces. Je m’y embarque. Là-bas, je mettrai ordre à mes affaires. Je verrai ensuite à vous régler votre créance. Je tenais à vous prévenir.

Il salue, sort. M. Le Ber, recouvrant la parole, l’invective de la belle manière. La fureur le secoue tout entier. Pierre en profite pour se retirer et, à grandes enjambées, rejoindre La Salle.

— Monsieur, lui dit-il, je suis Pierre d’Iberville… Oh ! ne croyez pas que j’épouse la querelle de ma famille. Je ne suis pas marchand, moi ! Hier, j’arrivai de Paris, où l’on me parla de vous avec grands éloges.

— On y a bien changé !

— Je vis M. de Frontenac…

— Ah ! Frontenac ! s’il était encore ici !…

— Mais il vous sert fort bien, là-bas, puisqu’il détruit la calomnie des envieux. Il me narra vos actes glorieux. Je voulais vous dire mon admiration.

La Salle jette un long regard sur son compagnon. Sa figure perd le pli d’amertume qui ne la quitte plus depuis des années. Ce petit enseigne lui plaît.

— Mon frère de Saint-Sulpice reçut hier quelques bonnes bouteilles. Venez à ma chambre. Nous leur ferons honneur.

Mis en confiance, M. de La Salle fait le récit de son voyage, tout le long du fleuve à l’eau bourbeuse et blanche. Jusqu’à la mer du sud, parmi d’étranges tribus, il a surmonté des obstacles inouïs, couru des dangers sans nombre. Le succès l’a payé de ses peines, mais reste à reconnaître l’entrée de ce fleuve par la mer, afin de créer des communications directes avec la France : on ne s’y rendra plus par le Canada ; c’est trop long et les Canadiens sont jaloux.

L’imagination d’Iberville prend feu. Du coup, l’officier de marine trouve mesquin son métier de courrier des dépêches. Traverser la mer n’est plus qu’un jeu. Aucune voile étrangère ne refuse le salut en réponse au coup de canon lancé pour s’assurer de ses intentions. On ne se bat même plus !

Pierre Le Moyne rêve de lointaines randonnées, de pays à découvrir. Mais, délaissant le récit des exploits, M. de La Salle lui ouvre d’autres horizons. Las de la contrainte qu’il doit s’imposer avec tous ; devinant en son jeune interlocuteur une âme de même trempe, l’explorateur dévoile l’intime de sa pensée. L’aventure, il l’aime, c’est pour elle qu’il a jeté le froc aux orties. Mais il tient davantage à faire œuvre durable. Peu à peu, il a compris le sens du continent immense qu’il parcourt par longues étapes. À tout le monde, ces pays apparaissent comme des terres d’exploitation, où l’on établira des postes aux points stratégiques pour en tirer des richesses à l’usage des vieilles contrées civilisées. Qu’il puisse s’y fonder une nation, personne n’y songe. Ne sont-ce pas pays inhabitables, sauf pour des malheureux qui crèvent de faim en Europe et qui, là-bas, au service des gens de naissance venus s’enrichir ou se couvrir de gloire, pourront se faire une sorte de situation ?

M. de La Salle y voit bien autre chose. Il dit son rêve : prolonger la France jusqu’au golfe du Mexique ; établir un courant continu des Lacs au pays des conquistadores. Cet immense territoire, à peine entamé, recèle des ressources incalculables. Il suffira de l’organiser. Mais la cour voit petit, peut-être parce qu’elle y est forcée : la France est prise dans tant de complications internationales ! Aucun plan d’ensemble, aucune idée large. Le progrès de l’exploration naît de l’initiative particulière. Mais les explorateurs sont avant tout des traitants. Lui, La Salle, veut être le fondateur de l’empire français d’Amérique. Cet empire sera l’œuvre d’un homme ou de quelques-uns, voués à l’exécution tenace du projet grandiose.

Dans son ardeur à prêcher, à chanter la vertu de l’effort individuel, l’ancien novice des jésuites prend figure de visionnaire. Mais M. d’Iberville sait distinguer dans ce langage de feu tout ce que l’enthousiasme recouvre de positif. Et il se dit qu’il sera l’un de ces hommes appelés à réaliser le rêve.