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La Grande aventure de Le Moyne d'Iberville/02

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Texte établi par Albert Lévesque, Éditions Albert Lévesque (p. 15-30).



II

DÉPART POUR L’AVENTURE


I



PARMANDA, vous partirez, mon fils.
Sans répondre, M. d’Iberville lève les yeux sur sa mère. Le pittoresque juron revient aux jours des grandes colères. Malgré la gravité du moment, Pierre sourit au souvenir de l’incident, historique dans la famille, que lui rappelle ce mot. Un matin, dans les champs, la grand mère Primot, attaquée par des Iroquois, s’était défendue comme une maîtresse femme qu’elle était. Tant et si bien que des colons eurent le temps d’accourir, de mettre les agresseurs en fuite. L’un d’eux se penchait sur la Martine, renversée dans l’échauffourée, quand il reçut un magistral soufflet que la bien digne femme expliqua ensuite par cette phrase : « Parmanda, je croyais qu’il voulait me baiser ». On l’avait surnommée Parmanda. Le vocable était passé dans le fond du vocabulaire intime de sa fille adoptive.

Cette fille a aussi le parler vert. Devenue dame, elle se surveille, mais le naturel jaillit sous le coup d’une forte émotion. Alors, elle n’y va pas par le dos de la cuiller, comme on dit. Elle en a trop vu dans la vie. La belle Catherine Thierry, qui prit le nom de son oncle Primot quand celui-ci la fit venir de Rouen pour l’adopter, a été la beauté de la petite ville naissante. Ce temps est loin. Elle a épousé, puis aimé le rude fils d’un cabaretier de Dieppe qui avait tellement vécu parmi les sauvages qu’il avait fini par leur ressembler à plus d’un égard : dans les tribus, on l’appelait Akouessan, la Perdrix. Elle a partagé ses travaux, ses dangers, ses inquiétudes ; puis ses succès et sa prospérité quand, intermédiaire obligé entre les gouvernants et les indigènes, il devint tout un personnage, ambassadeur auprès des naturels du pays, commandant de la milice, procureur du roi et grand commerçant avec son beau-frère Jacques Le Ber, le richard de la colonie. Elle eut un moment d’orgueil quand, anobli, le couple ajoutait à son nom roturier celui d’un petit patelin de Normandie, que portait un chevalier venu autrefois au Canada et que s’appropria Charles Le Moyne, en modifiant l’orthographe : de Longueil il fit Longueuil. Elle a bien le droit d’être fière. Car elle a été pour beaucoup dans la réussite de son mari. Et ne lui a-t-elle pas donné une famille merveilleuse dont dix fils portent ou porteront de beaux noms empruntés à des localités de cette Normandie toujours regrettée, et qu’ils rendront célèbres ? (1) Un autre est mort à peine né et les deux filles épouseront sans doute de bons gentilshommes.

Mais toute cette gloire ne lui fait perdre ni son autorité, ni son rude langage. Et elle continue de gronder son grand fils, si beau, à la figure intelligente et énergique.

M. d’Iberville garde le silence. Profitant d’une accalmie, il salue, se retire. Il sent si bien l’inutilité des explications ! Il a d’abord tenté d’exposer son idée ; sa mère ne l’a pas entendu.

Lui-même n’est pas très sûr de ses propres sentiments. Jamais M. d’Iberville ne connut une telle indécision. D’abord, il n’a jamais été indécis. Homme d’action, il accorde à la réflexion tout juste le temps de trouver les moyens propres à atteindre son but. Son plan élaboré, il n’y pense plus : il agit.

Quand on a parlé du départ, pour la baie James, d’une grande expédition dont Sainte-Hélène, son frère, doit être le commandant en second, il a demandé puis obtenu de partir, bien que le voyage doive se faire par terre et qu’il soit marin. Mais, à terre ou sur mer, il veut connaître enfin l’aventure. Les occasions ne sont pas si nombreuses ! Les dirigeants l’ont accepté avec empressement ; ils ont même pris un autre Le Moyne, Paul de Maricourt. Ce sera désormais de tradition : où il y aura un Le Moyne, on en verra au moins un autre, les frères n’iront jamais seuls. Il est juste que la famille se dépense à la baie du Nord. N’y va-t-on pas pour défendre les intérêts de la Compagnie, fondée quatre ans plus tôt, dont Charles Le Moyne avec l’oncle Jacques Le Ber ont été les principaux associés ? Les Le Ber ne sont pas nombreux et leur nombre ne s’accroîtra guère. La fille, Jeanne, n’amènera jamais un gendre à la maison paternelle ; elle vit enfermée dans une cellule, plongée en un mysticisme que son remuant cousin respecte sans le comprendre.

À l’idée de partir, il exulta et s’en fut porter la bonne nouvelle à sa chère Geneviève. Pierre d’Iberville, homme sain, n’est pas insensible aux charmes des femmes. Il aime cette petite Picoté de Belestre, à peine âgée de 19 ans. Orpheline, vivant chez Mme de la Mollerie, sa sœur, elle est assez ; libre. Le sexe ne résiste pas au plus beau des Le Moyne. Elle ne s’est pas refusée. On s’aime tant ! Les exemples ne manquent pas. Vivant dans l’anxiété, on se dépêche de goûter à la vie tant qu’elle dure. L’élégant chevalier de Baugy, cette mauvaise langue, n’a-t-il pas écrit dans sa lettre confidentielle du 22 novembre 1682, à propos des femmes de la colonie. « Pour ce qui est des femmes, elles sont pour la plupart d’assez bonne humeur ; il ne les faut pas trop prescher, ce qui m’a été dit, pour obtenir d’elles quelques faveurs » ? (2) Depuis quelques mois, Geneviève était dans un état qu’on appelle intéressant. Elle le rappela à Pierre, rougissante, en larmes, mais point désespérée. La futée pensait peut-être à motiver le mot de Bacqueville de La Potherie : « Quand les Canadiennes entreprennent un amant, il lui est difficile de n’en pas venir à l’hyménée ». D’Iberville a pensé à cette solution. Mais il y avait des difficultés. Il vit en un temps où le mariage est affaire de familles bien plus que d’individus. En tout cas, il vaudrait mieux régler la question avant le grand départ. Que faire ?

Pierre tomba dans une grande irrésolution. M. le bailli, pour éviter le scandale, avertit discrètement Mme de Longueuil que M. de la Mollerie porterait plainte contre le sieur d’Iberville au nom de sa jeune belle-sœur. À vrai dire, il s’est déjà présenté chez l’autorité judiciaire, mais on retardera les procédures, on gagnera du temps…

Prenant la place du père, défunt depuis quelques mois, Mme Le Moyne fit une belle scène à son fils. Il tenta d’expliquer qu’il faudrait s’occuper de Geneviève, ne pas attendre au retour de l’expédition. Dans ses phrases embrouillées, Mme de Longueuil crut discerner le refus de partir. Elle atteignit à la haute éloquence ! Elle jouait un peu l’indignation, elle feignait de se méprendre sur le sens des paroles de Pierre : c’était si commode pour éviter la question du mariage ! Pierre était si jeune et Geneviève si écervelée !

Comment Mme de Longueuil aurait-elle pu comprendre les scrupules de M. d’Iberville ? Inconsciemment peut-être, Pierre éprouve une délicatesse de sentiments inconnue à ses parents. Oh ! il ne se met pas martel en tête pour des états d’âme intéressants. Seulement, il est allé à Versailles ; il fréquente les élégants officiers venus de France ; il fait figure de gentilhomme. Peu à peu, il a eu de l’honneur une conception plus subtile. Il est de la seconde génération d’une famille ascendante, de la génération qui a franchi l’étape, qui s’éloigne de la rudesse des origines. Le vilain ne paraît plus guère en lui. Par d’autres voies, il arrive au même but que son frère aîné, l’ancien élève des grandes écoles de France.


Qu’on est loin des modestes débuts du père ! Charles Le Moyne quittait la taverne paternelle, en 1641, à quatorze ans, pour venir à Québec avec son frère Jacques et son oncle, le soldat Dufresne. Il suivait les missionnaires ches les Hurons, où il apprenait très vite toutes sortes de dialectes, possédant une grande facilité pour les langues dont son fils Pierre héritera. De là viendront ses succès. Interprète, marchand, il aura un tel prestige auprès des sauvages que, pris par les Iroquois ivres de vengeance, en 1664, il subjuguera les anciens, qui le relâcheront après trois mois de captivité. C’est grâce à lui que M. de la Barre sortira indemne de la campagne ratée de 1684. De la Barre en aura tellement de reconnaissance qu’il le proposera pour le poste de gouverneur de Montréal. Tombé en disgrâce, il ne pourra obtenir pour son protégé ce titre que portera, quarante ans plus tard, le fils aîné de Le Moyne, premier baron de Longueuil.

Ses fils prendront, avec la particule, le métier des armes, celui des nobles. Il ne sera plus question de jouer les interprètes ou les traitants. Comme d’autres colons, dans un pays où les valeurs peuvent se déployer librement, Charles Le Moyne a fondé une famille.


II


Au mois de mars de cette année 1686, M. le chevalier Pierre de Troyes arrive à Québec pour prendre le commandement de l’expédition.

Il s’agit de déloger les Anglais de la baie d’Hudson, pour y faire à leur place la traite du castor, seule industrie importante du Canada et de bon rapport dans ces parages. L’histoire de ces postes est assez troublée. En 1662, les Français Pierre-Esprit Radisson et Médéric Chouart des Groseilliers (extraordinaires aventuriers qui avaient battu le pays en tous sens et pénétré à l’ouest du lac des Bois), concevaient le projet d’aller chercher des pelleteries tout là-haut. Les premiers, ils atteignirent la baie par voie de terre. Au retour, le gouverneur d’Avaugour confisqua leurs peaux. Ils se réfugièrent à Boston, puis passèrent à Londres où se forma, à leur instigation, la compagnie de la baie d’Hudson. En 1668, ils fondèrent le fort Charles à l’embouchure de la rivière Nemiskau. Dans les années qui suivirent, les Anglais élevèrent d’autres forts sur les rivières Nelson, Monsoni et Quichichouan. Mécontents des nobles aventuriers de la compagnie, les deux Français se firent pardonner à Paris. Radisson entra dans la marine. Des Groseilliers revint à ses courses dans les bois canadiens. Aubert de la Chesnaye, Gaultier de Comporté et des marchands du Canada fondaient la compagnie du Nord. Radisson, avec son neveu Jean-Baptiste Chouart des Groseilliers et le pilote Pierre Allemand, reçut de la compagnie deux petits bateaux avec lesquels il alla brûler le fort Nelson. Sur l’emplacement, il éleva le fort Bourbon. Il s’empara d’un forban de Boston, le Bachelor’s Delight, puis laissant la garde du nouvel établissement à son neveu, il revint à Québec avec sa prise. M. de la Barre, ne comprenant jamais les circonstances de la guerre en Amérique, remit la prise aux Anglais, sous prétexte que Radisson agissait en interlope. Furieux, ce dernier passa à Paris ; l’ambassadeur d’Angleterre, lord Preston, réussit à l’envoyer à Londres où il épousa la nièce des frères Kirke qui avaient enlevé Québec à Champlain, en 1629. La compagnie de la baie d’Hudson lui confia trois vaisseaux. Il vint brûler le fort Bourbon, malgré les protestations de son neveu, et construire un autre fort à sa place. Québec envoyait dans le même temps M. de la Martinière à la baie du Nord. Il fut bien surpris d’y voir les Anglais. Mais, incapable de les déloger, il revint, après un an, fort penaud et abandonnant l’explorateur Jean Péré aux mains des Anglais. Cela se passait en 1684. La compagnie perdait trois cents mille livres. Elle fit des remontrances au roi, qui lui laissa carte blanche, car il fallait aussi délivrer Péré. Les Associés décidèrent d’envoyer une expédition à leurs frais.

Trente hommes des troupes régulières et soixante dix Canadiens devaient partir. M. de Troyes composa ainsi son état-major : aumônier, le père Silvy ; commandant, le sieur de Troyes ; lieutenant, le sieur de Sainte-Hélène ; lieutenant en second, le sieur d’Iberville ; major, le sieur de Maricourt ; aide-major, le sieur de la Noue ; commissaire des vivres, le sieur Lallemand ; capitaine des guides, le sieur de Saint-Germain. Lallemand avait été le pilote Pierre Allemand de Radisson, en 1682, et de la Martinière, deux ans plus tard.

Plusieurs routes de terre conduisaient à la région du nord. La plus courte était celle du Saguenay. Pour ne pas donner l’éveil aux sauvages et, par eux, aux Anglais, M. de Troyes choisit la route de l’Outaouais, la plus longue et la plus désolée. Le pays était plein d’espions, qui prévenaient l’ennemi de tous les mouvements.

« Ils partirent de Montréal au mois de mars 1686, écrit Bacqueville de la Potherie ; traînèrent et portèrent sur le dos leurs canots avec leurs vivres une bonne partie du chemin dans le bois, où ils trouvèrent les rivières qui avaient chariées (sic). Cette marche dura jusques au vingt juin, accompagnée de beaucoup de fatigues ».

À la vérité, ils commençaient un invraisemblable voyage sur des rivières et des lacs fort dangereux, traînant dans les portages vivres et munitions nécessaires à une longue expédition puis à un siège. Tâche inouïe, surhumaine, où il fallait être canadien ou fou pour se lancer. M. de la Potherie, cet Antillais égaré dans les glaces du pays esquimau, dira tout uniment : « Et il fallait être Canadien pour supporter les incommodités d’une si longue traverse ».


III


Nos gens partent de Montréal le 20 mars, « tirant droit au bout de l’isle ». M. de Callières a passé la petite troupe en revue. Et la dernière vision qu’a le beau lieutenant d’Iberville, défilant à la tête de son peloton, est la figure de Geneviève, ravagée par le désespoir. Sa joie en est tuée du coup.

Au bout de l’île, ils restent dix jours pour préparer les traîneaux nécessaires au voiturage des vivres sur les glaces, car le dégel n’est pas venu. Dès l’arrivée, le soldat Pourpoint déserte. Le voyage commence mal. Mais, on l’apprendra au retour, le déserteur paiera cher sa fugue : le 22 mai suivant, à la Basse-Ville de Québec, pour ce crime et pour outrage aux mœurs, il sera pendu après avoir été conduit en chemise, une torche ardente au poing, devant l’église paroissiale. Les exécutions étaient des spectacles publics en ce bon vieux temps.

Les journées sont rudes. Mais, le soir, M. d’Iberville s’attarde devant le feu de bivouac, quand les autres officiers sont couchés et bien après les hommes, assommés par la fatigue depuis longtemps.

On n’entend que le silence bruissant de la nuit forestière, coupé par le refrain monotone des gardes : « Sentinelles, veillez ! » Ce cri revient, à intervalles réguliers, délimitant avec netteté les périodes de silence. On le reçoit comme un rappel de la vie humaine perdue dans l’immensité de la vie végétale. Apaisement pour l’esprit oppressé par la puissance des forces inexorables qui s’enveloppent de ténèbres afin de poursuivre dans le secret leur œuvre jamais terminée. On finit par attendre ce cri, accordant à sa cadence le rythme de la pensée.

Ces sentinelles, le commandant les prend dans les troupes régulières, tant il craint le caractère intraitable des Canadiens. M. d’Iberville interrompt sa rêverie pour se dire que les capots bleus devront se plier à cette corvée. Il connaît si bien le défaut de ses compatriotes ! N’a-t-il pas lutté pour s’en corriger, au contact des officiers de la marine ?

Le silence reformant ses nappes après le cri des veilleurs, la rêverie reprend son cours. D’Iberville pense à Geneviève. Mais il repousse ces réflexions sans issue. Il songe plutôt à la gloire qu’il faudra conquérir dans le voyage. Il y aura combat. M. de Denonville a donné instructions à M. de Troyes de « chercher les postes les plus avantageux à occuper… retrancher et fortifier les dits forts, se saisir des voleurs coureurs de bois et autres que nous savons avoir pris et arrêté plusieurs de nos Français commerçant avec les sauvages, lesquels nous lui ordonnons d’arrêter, nommément ledit Radisson et autres de ses adhérents, en quelque lieu qu’il les puisse joindre, lesquels il nous ramènera comme déserteurs pour être punis suivant la rigueur des ordonnances ».

Pierre entre vraiment dans la carrière. À ce moment décisif de sa vie, il revoit sa jeunesse dorée. Dans la danse du feu, les souvenirs reviennent, légers, grisants. Toute son enfance de jeune sauvage peu surveillé : il y avait tant d’enfants à la maison ! Très tôt, il a pris contact avec cette rude nature canadienne qu’il apprenait à dompter. Puis c’avait été la petite école de l’abbé Souart, où on avait pris de bons principes, mais peu d’instruction. On n’était qu’un cadet, il ne fallait pas s’attendre à trop, pas même au petit séminaire colonial. L’aîné, Longueuil, a été dans les écoles de France, mais il sera plus tard chef de famille ! Pierre a rougi plus d’une fois de son ignorance. Il ne peut écrire que par le son : « Vela un extret du raport… Il serait nécessère qu’il y en nallat plusieurs pour les plascer chez les Sovage… Il est apsoluman necessere que le Roy envoye a la mobille cest année un batiman de 70 thonnos en viront… » Aussi s’efforce-t-il de dicter ses dépêches, au lieu de les écrire de sa main. Ou bien, il a recours à un copiste. Mais, s’il manque d’orthographe, il a du style, par la vigueur de la pensée, la fermeté de sa phrase.

Enfant, il jouait sur les bords du Saint-Laurent, avec les gais lurons Gabriel de La Forest, Jacques de Montigny, Paul et Nicholas d’Ailleboust de Mantet, le cousin Jacques Le Ber, ce Zacharie Robutel de la Noue futur beau-frère des Le Moyne, qui est de l’expédition à la baie James. Les amis allaient à la pêche et à la chasse sur les deux rives du fleuve : le père Le Moyne avait une seigneurie en face de Montréal ; ou bien aux lacs Saint-Louis et des Deux-Montagnes, aux environs de Lachine, au Sault-au-Récollet.

L’eau attirait l’adolescent. Dès quatorze ans, il obtint de faire des voyages sur un bateau de son père en bas du fleuve, jusqu’à l’île Percée. Bien vite, il apprenait les secrets du métier et devenait garde de la marine.

La mer était son élément. Mais, dans ses voyages, il ne s’attardait pas au pittoresque. Observateur, réfléchi, il devenait le meilleur manœuvrier de son temps, l’émule des Jean Bart, des Du Guay-Trouin.

Dans ses rêveries nocturnes, d’Iberville se rappelle surtout sa rencontre, en 1683, avec La Salle de retour du Mississipi. Son imagination s’est enflammée au récit du merveilleux voyage. Le seigneur de Lachine a traversé le continent pour le donner au roi. Quelle gloire, mais aussi quel champ d’action ! Pendant trois ans, d’Iberville en a rêvé. Il a lu le livre du moine hâbleur Hennepin, le traître compagnon de La Salle. Dans son esprit positif, s’est élaboré tout un plan, si logique ! Pourra-t-il le mettre à exécution ? Maintenant, en 1686, M. de La Salle est en mer depuis des mois, cherchant l’embouchure du grand fleuve. On est sans nouvelles de lui, mais il réussira bien sûr. Et alors ?

M. d’Iberville ne sait pas au juste quelle forme prendra l’action dont il sent l’impérieuse nécessité. Il entrevoit dans le voyage à la baie du Nord l’occasion de se distinguer. Il a le goût d’arriver. Mais la gloire n’est pas son seul mobile. Canadien, il n’est pas comme ces officiers venus de France pour accomplir un stage en service commandé, et retourner à Versailles avec de l’avancement. Il comprend, comme La Salle et plus clairement encore, l’œuvre à réaliser. L’expédition du nord aura l’avantage de chasser l’Anglais de ces parages. Étendre l’empire, du fort Bourbon à la mer du sud ; encercler les Yangisses (comme disent les Indiens) sur les rives de la mer océane, puis les en déloger ! Quel rêve ! La Salle s’établira au sud ; lui, d’Iberville, installera la France au nord. Car il ne restera pas sous-ordre : ne faudra-t-il pas là-bas un Canadien et un marin ? Cette tâche lui revient de droit. Après ? Après, on verra.

M. d’Iberville sent des forces sourdre en lui, les forces de la grande forêt qu’est le Canada et qui l’environne de ses épaisses ténèbres. Il se sait capable de se mesurer à ce continent, de le vaincre.