La Lanterne (Buies)/La Lanterne N° 4

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LA LANTERNE


No 4




Abonnés de la Lanterne, mes amis ! je suis illustre, illustrior, illustrissime, absolument comme l’évêque de Saint-Hyacinthe, mais sans qu’il m’en coûte aussi cher.

Mardi dernier, j’arrivais tout innocemment dans Québec, cette antique cité si pleine de souvenirs et si vide d’espérances.

Je foulais son sol vierge de macadam, et je cherchais ses trottoirs, qui sont aussi des souvenirs. Au-dessus de ma tête, les toits couverts de mousse des maisons se penchaient comme pour mesurer la distance qui les séparait du pavé. Les commères, installées déjà sur le devant des boutiques, arrêtaient les passants incertains et gourmandaient leur laitier. On voyait à l’horizon cahoter une calèche au milieu des rochers disposés jadis pour faire des barricades contre les Américains ; le ciel était serein, ainsi que les bons habitants…

À peine venais-je de gravir l’escalier de la haute ville et de me rendre compte, par anticipation, des sentiments qu’on éprouve dans le troisième ciel, qu’un groupe de jeunes gens, débouchant dans la côte de la Montagne, fond sur moi dès qu’il m’eût aperçu, m’entoure, m’arrête, et semble vouloir m’enlever.

« Buies, comment ! c’est toi ? Buies, toi ici !!! Mais tu vas te faire brûler, mon ami. Tu n’as donc pas vu la dépêche ? »

Et l’un d’eux, tirant de sa poche le Chronicle de Québec, me lit cette terrible dépêche qui venait d’être expédiée de Montréal, et que je traduis pour vous, lecteurs, en attendant que vous sachiez l’anglais.

« Une forte pression est exercée sur la Lanterne, journal satirique français, afin de l’étouffer le plus tôt possible. Sa lumière est trop vive pour plaire à certaines autorités ecclésiastiques qui désirent la supprimer. Quelques douze cents exemplaires de la Lanterne circulent chaque semaine parmi les canadiens-français. »

Un autre, prenant l’Événement, me met sous le nez cette nouvelle à sensation.

« Les autorités ecclésiastiques demandent la suppression de la Lanterne. »

Jugez du choc. Je reste ébahi. Mes amis s’empressent autour de moi, me contemplent et restent suspendus à la première parole qui va sortir de ma bouche ; car il était évident que j’étais illustre, illustre sans avoir été ni brûlé ni pendu.

Quels progrès depuis deux cents ans ! Aujourd’hui on peut être illustre en dehors de l’église, et vivre !

C’est même tout le contraire de ce que c’était au bienheureux temps des bûchers et des auto-da-fé.

Nous sommes dans une honteuse décadence. Je publie un journal abominable, on s’empresse autour de moi, on me félicite, tandis que l’évêque de Saint-Hyacinthe, le jour même qu’il est proclamé illustrissime est obligé de quitter son siège épiscopal.

Il se sera dit sans doute « que sert à l’homme de gagner ses procès s’il vient à perdre son âme ? »

Il a préféré ne pas les gagner, se sauver corps et âme à Belœil, laissant derrière lui ses nombreuses créances contre la famille Dessaulles, et vivre dans une retraite modeste, de l’avis de son confrère, l’évêque de Montréal, qui a 40,000 dollars de revenus.

Je vis dans Québec une chose qui vaut mieux que tous les embellissements de Montréal.

L’ancienne prison, qui était au centre de la ville, est convertie en un collège. Ce collège s’appelle le collège Morrin, du nom de son bienfaiteur, le Dr. Morrin, un Anglais mort il y a quelques années, en léguant huit mille dollars pour fonder une maison d’éducation.

J’ai visité dans tous ses coins et recoins ce nouveau collège éclos des cellules et des cachots. Aucun édifice, grâce aux transformations qui ont été faites, n’est plus complet, mieux distribué, plus propre à faire un collège. Il y a salles d’exercices, chambres de bains, gymnase, classes spéciales de chimie, de métallurgie, de géologie…, etc., de spacieux corridors où l’air joue en liberté, des appartements qu’éclaire une lumière prodigue et joyeuse. Tout cela est frais et jeune ; et cependant c’est avec les murs décrépits d’une vieille prison, avec ses planchers chancelants, avec ses cachots humides et ses plafonds vermoulus que tout cela a été fait.

Il m’est venu une réflexion amère. Nos prisons sont trop petites pour le nombre des détenus. Elles ne le seraient pas trop peut-être, converties en collèges, pour le nombre des élèves.

Un jour viendra sans doute où toutes les prisons seront changées en collèges. C’est lorsque l’instruction, cette grande moralisatrice, aura banni l’ignorance et la misère qui sont la cause de tant de crimes.

Il faut pour cela que l’instruction soit libre, qu’elle soit dirigée par des hommes qui veulent faire d’autres hommes, et non par une caste ambitieuse qui ne cherche qu’à faire des esclaves afin de leur commander.

Les dernières nouvelles d’Espagne annoncent que la Junte provisoire a saisi les propriétés des Jésuites et banni leur ordre.

Allons, pauvre Espagne ! te voilà atteinte du même mal qui a sauvé la France, et qui menace de sauver prochainement le Mexique.

Il n’y aura bientôt que le Canada où l’on pourra faire son salut en payant.

Je lis dans le Pays :

« Si l’on se souvient que, par suite d’un décret, le nombre des couvents existant en Espagne, avant 1837, a été diminué de moitié, il ne sera pas sans intérêt de connaître le nombre de ceux qui existaient en mil huit cent soixante, date du dernier recensement officiel.

« À cette époque, il y avait 866 couvents, dans lesquels vivaient 12,990 religieuses, dont le chiffre des pensions se montait à 8,990,620 réaux par an. Le nombre des chapelains, sacristains, organistes et chanteurs des dits couvents était de 2,174, et leur budget annuel de 3,421,086 réaux.

« Il y avait en outre 8 espèces d’ordres religieux d’hommes, répartis dans 32 établissements, et composés de 719 personnes.

« Mais, depuis 1860, les communautés religieuses des deux sexes ont augmenté dans une proportion considérable, à l’abri de la protection que leur accordait le gouvernement.

« En 1833 on comptait en Espagne 29 ordres religieux d’hommes qui possédaient 1834 maisons ou couvents. Les religieux étaient au nombre de 31,279.»

Maintenant, veut-on savoir pour quels gens on tenait ainsi l’Espagne comme embouteillée, et si bien, et si fort, qu’elle a fini par éclater ?

On s’entretenait, avant la révolution, dans une réunion assez nombreuse, de la conspiration qui a eu pour résultat l’exil des généraux de l’Union Libérale. Le curé d’une paroisse s’écria : si Juarez estarà en eso, donnant à entendre que le président de la République Mexicaine pouvait être le promoteur de la dite conspiration.

Cette sublime ignorance ne peut être comparée qu’à celle d’un de nos curés de campagne qui, prêchant la passion le vendredi saint, se tourna, dans un transport, vers un crucifix surmonté du coq légendaire. « C’est toi, s’écria-t-il, oui, c’est toi, maudit coq, qui es cause que notre Seigneur a été pendu à Rome, entre deux autres voleurs. »

Cette aversion légitime des coqs, jointe à d’autres motifs très graves, faisait que ce curé était toujours contre les Rouges dans les élections.

À propos de l’Art de croire que je continue à voir parmi les annonces de mon confrère en Jésus-Christ, il m’est venu une idée.

L’art de croire n’est rien ; tous les imbéciles viennent au monde perfectionnés dans cet art-là. Mais l’art de paraître croire ! voilà qui est essentiel. Il faut pour posséder cet art un stage d’au moins un an dans les bureaux du Nouveau-Monde, ou un apprentissage illimité dans les confréries du Scapulaire Bleu de l’Immaculée Conception, du Scapulaire Rouge du Précieux Sang, du Scapulaire Noir du Mont-Carmel — il y en a pour tous les goûts, afin d’éviter les discussions — ou encore dans la confrérie de la Couronne d’Or, de l’Adoration Perpétuelle, du Rosaire-Vivant… etc… après quoi on passe dans les bureaux de la Minerve où l’on apprend l’art de faire croire, qui est le dernier degré de toute ambition intelligente.

Je lis que la reine d’Espagne s’est sauvée en France, emportant avec elle la couronne et tous ses bijoux, plus 22 millions de réaux en or.

Je sais bien qu’il y a deux morales, l’une pour les princes, l’autre pour les simples mortels. J’ai même fait des études particulières des différents genres d’honnêteté dans la Minerve, où l’on apprend que la conscience des hommes au pouvoir ne peut être comme celle des simples citoyens.

Mais il m’arrive toujours de fourrer mon nez partout où je ne comprends rien.

Je me suis donc demandé si les bijoux de la couronne appartenaient bien à Isabelle ii, depuis qu’elle n’est plus reine, et si les 22 millions de réaux qui forment sa liste civile sont bien à elle, dès lors qu’elle ne règne plus.

Je suis dans une perplexité extrême. Mais si l’on m’assure que les bijoux de la couronne et les réaux appartiennent de droit divin à l’ex-reine d’Espagne, alors je comprendrai absolument tout.

Le droit divin ne pouvant se perdre, grâce à son origine, si on ne l’applique plus aux trônes, il convient du moins de l’appliquer à l’argent qu’on en retire.

C’est de la plus stricte logique. On ne peut jamais les prendre en faute, les absolutistes ; c’est ce qui me désole.

Si, grâce à nos institutions, nous n’avons pas la presse bâillonnée, en revanche nous avons la presse ébêtée.

Je ne sais pas si c’est un avantage ; dans tous les cas, nous le payons cher. Nos journaux en effet trouvent le moyen d’être plus serviles et plus plats devant la seule puissance qui règne chez nous, que les français ne le sont devant les 600,000 bayonnettes de l’empire.

Ici, la servilité n’est pas imposée ; elle est volontaire, gratuite, adulée, recherchée à cœur-joie, avec transport. Nous sommes bien faits pour être méprisés par les races qui nous entourent, et nous ne le volons point, Dieu merci.

L’évêque de Montréal fait-il un pas, tous les journaux de s’écrier : « Sa Grandeur Monseigneur par ici, Sa Grandeur Monseigneur par là… etc… »

L’autre jour, Sa Grandeur, donc, allait consacrer la nouvelle église de l’Assomption.

Les élèves du collège, dit la Minerve, se disposaient à aller au devant de Sa Grandeur, tout armés de pied en cap pour lui faire escorte ; mais, par malheur, le mauvais temps empêcha qu’on arrangeât les choses au gré du zèle ; et une heure et demie avant l’heure fixée pour l’arrivée de Sa Grandeur. Elle descendait à l’église d’abord, puis au presbytère, à la grande surprise des habitants qui se trouvaient pris en flagrant délit de bonnes dispositions.

Le cortège qu’on se proposait de faire à Monseigneur eût bien valu la peine d’être compté, si Sa Grandeur n’eût prévenu les plus empressés.

Malgré qu’on eût été pris à l’improviste dix minutes après l’arrivée de Sa Grandeur, 300 à 400 personnes stationnaient devant le presbytère. Et Monseigneur ayant paru… etc.…

Ceux qui peuvent avaler tout ce dégobillage, sans avoir des crises, ont l’estomac robuste. Quant à moi, je suis dispeptique, et, dès la troisième ligne, j’ai eu des nausées.

Je connais un temps, qui n’est pas le nôtre, où l’on était bien meilleur catholique qu’aujourd’hui, tout en l’affichant bien moins.

Dans ce temps-là, on se contentait d’appeler un prélat tout bonnement M. l’évêque, ce qui ne l’empêchait pas de bénir autant de cloches et d’accorder autant d’indulgences que le prélat de Montréal.

L’exagération pompeuse des titres est toujours en raison directe de l’affaiblissement du respect qu’on porte à la personne, ou à ce qu’elle représente.

Le Journal de Québec a changé son amour du féminin pour celui du pluriel. « Le lieutenant-gouverneur de la Nouvelle-Écosse, dit-il, le général Doyle, sont en ce moment à Terreneuve. »

Quand on n’a plus la qualité, il faut au moins se rattraper sur la quantité.

Les zouaves canadiens ont reçu une distribution de tabac que leur a envoyé le comité de Montréal. Voici comment ils témoignent leur reconnaissance.


Rome, Cercle Canadien, 8 septembre 1867.

Tous les enfants du Canada, Zouaves Pontificaux, sur lesquels vous avez déversé vos bienfaits, sans distinction de localité, vous disent simultanément : merci, mille fois merci, et vous envoient des souhaits de bonheur et de joie. Nous pensons avoir bientôt occasion de battre le briquet au nez des forçats anti-catholiques : nous leur montrerons quelle gaieté donne au cœur canadien une bonne pipée de bon tabac. Les sacrifices que vous avez faits auront, nous vous l’assurons, leur récompense.

Si les zouaves canadiens ont été envoyés à Rome pour se battre avec des forçats, ça n’était pas la peine, à moins que ce ne soit là une manière d’avouer qu’à Rome il n’y a pas de tribunaux, et que le seul châtiment qu’on réserve aux scélérats est de leur battre des briquets au nez.

On voit que le gouvernement pontifical est un gouvernement paternel.

Si, d’un autre côté, les zouaves ne se rendent au combat qu’avec des pipes, quand bien même elles seraient bourrées de tabac canadien, le plus pontifical de tous les tabacs, ils pourront réussir à produire la fumée des batailles, mais pas le feu… qui est essentiel.

Peut-être sera-ce une façon pour eux d’affirmer leur nationalité, mais je doute que les garibaldiens, qui ne sont pas tous au fait de la société Saint Jean-Baptiste, leur tiennent compte d’une bonne volonté si évidente.

Maintenant, je ne saurais trop m’associer aux zouaves pour reconnaître les sacrifices énormes que le comité s’est imposés pour leur faire avoir du tabac.

On n’aurait jamais pu croire à tant d’abnégation, si l’on ne savait tout ce qu’inspire l’espoir d’une récompense dans l’autre monde.

À force d’admirer le régime qui régnait à Naples sous les Bourbons, alors que les rois pactisaient avec les brigands, nous en sommes venus à l’imiter.

C’est ainsi qu’après un vol de $200,000 commis au préjudice de l’Assurance Royale, à New-York, les coupables ont été arrêtés à Montréal, « et après mille procédures, la compagnie, s’apercevant qu’elle ne pourrait recouvrer ses fonds, a pris le parti de traiter avec les voleurs et de toucher la dîme de ce qu’on lui avait enlevé. »

Nouvelle à sensation ! Le Nouveau-Monde se vend maintenant un sou aux gamins qui le revendent comme ils peuvent.

Son dévouement à la propagation de la foi tue mon confrère. Ce qui m’étonne, c’est que lui qui raconte toute espèce de miracles depuis un mois, n’ait pas trouvé moyen d’en faire un pour lui-même. Il est temps d’y penser, parce que, sans miracle, au point où il en est rendu, il lui faudra sombrer.

Quand je pense que je vends ma Lanterne aux gamins quatre Cents, qu’ils la revendent cinq, et qu’il n’en est aucun qui ne fasse ses trois shillings par jour, je reste confondu des manières d’agir de la Providence qui se plaît à enrichir des misérables comme moi, et qui accable d’infortunes ses plus dociles serviteurs.

Il y a quelque chose là-dessous.

L’erreur est toujours à côté de la vérité, comme un défi ou une menace. C’est ainsi que, dans les États les plus catholiques, la révolution est en permanence à côté de l’ordre établi.

En Espagne, dans le Pérou, dans l’Équateur, dans le Vénézuela, dans l’Amérique Centrale, on est toujours à couteaux tirés.

Je veux bien croire qu’il en est ainsi pour que l’étincelle jaillisse. Mais il faudrait ne pas être exclusif et convier un peu les protestants à s’entre-égorger de temps à autre, pour qu’il leur arrive aussi à eux quelques éclairs de vérité.

Ces gens-là s’amusent trop à raisonner, ça les embrouille. Si l’Angleterre et les États-Unis étaient comme l’Espagne où l’on enseigne encore, entre autres vérités, que c’est le soleil qui tourne autour de la terre, ils sortiraient vite de cette tranquillité funeste qui donne libre jeu à la science et à la raison, choses damnables.

Je reçois à l’instant la lettre suivante que je m’empresse de publier.

« Monsieur,

Comme vous avez été le premier à annoncer dans la Lanterne l’établissement d’une parfumerie religieuse, je me hâte de vous faire savoir que je dois avant peu commencer une exploitation de ce genre, afin d’augmenter le nombre des bonnes œuvres instituées à Montréal, mais dont les bénéfices s’évaporent toujours mystérieusement, sans qu’on sache qui les retire.

Pour mériter l’encouragement que je sollicite, je déclare que tous les profits réalisés par moi seront employés au recrutement de l’armée pontificale, attendu, comme dit l’Univers, que

Si Pie 9 avait de l’argent et voulait simplement ouvrir les yeux sur les désertions italiennes, il ne tarderait pas à avoir à son service la majeure partie des troupes de Victor-Emmanuel.

« Voici quelques uns des articles que j’offrirai d’abord en vente pour faire voir la sainteté de mes motifs.

Protoxide de remords pour prévenir l’impénitence finale ;

Pilules anti-schismatiques pour empêcher les apostasies ;

Extraits de mandements pour guérir de la manie des théâtres ;

Poudre d’Amalfi pour arrêter les incursions des buffles impies dans les capitales ;

« Vous avez pu voir, M. le rédacteur, que le Nouveau-Monde a retiré son annonce de la pharmacie spirituelle depuis que vous en avez parlé. Je n’ai donc plus à craindre de concurrence. La raison en est sans doute que cette pharmacie n’étant qu’une pharmacie de poche, était établie sur un trop petit pied pour réussir. La mienne échappera à cet inconvénient par l’extension que je lui donne.

J’ose compter, monsieur, que vous voudrez bien en favoriser l’établissement. »

Je ne saurais trop féliciter cet honnête industriel de la résolution qu’il a prise. Son projet répond à un des grands besoins de notre époque. On avait bien jusqu’à présent toute espèce d’excellents remèdes, comme le denier de Saint-Pierre, les indulgences… etc… mais la demande étant devenue hors de proportion avec l’offre, il est nécessaire de créer de nouveaux produits qui satisferont toutes les consciences avides.

Parmi les bénédictions célestes qui ont été prodiguées au Canada pour l’envoi à Rome de cent cinquante zouaves pontificaux, on remarque l’élévation de trois canadiens au grade de caporal.

En revanche, le Witness de Montréal affirme, d’après L’Écho d’Italia, que s’il y a trois zouaves canadiens caporaux, il y en a cent atteints de maladies honteuses, qu’il ne nomme pas, s’imaginant que les gens devineront de quelle maladie honteuse peut être affligée cette milice sanctifiée par toutes les bonnes œuvres.

Sans doute qu’en attendant l’occasion de les purifier par le feu des batailles, la Providence a voulu rappeler à ces soldats de la religion, de la vertu, de la morale chrétienne, de la pureté évangélique, qu’ils sont encore peccables et sujets à tous les maux de l’humanité généralement quelconques.

Ne pouvant me faire supprimer ni emprisonner, les journaux cléricaux ont entrepris de me rendre fou.

Deux peuples qui se font la guerre ont des instants de trêve ; deux ennemis acharnés, après un long combat, font la paix. Mais pas de répit, pas de trêve, pas de repos pour celui qui se bat avec les stupidités du Nouveau-Monde.

Il faut que ce journal cesse de paraître, ou je deviendrai fou. Oui, je vous le jure, je ne pourrai résister trois mois de plus à l’amas de platitudes qu’il imagine encore tous les jours, après en avoir expectoré pendant un an.

Depuis une semaine, il a trouvé moyen de nous administrer deux miracles, dans un siècle où l’on ne croit plus aux pilules.

Le premier a été fait pour le père d’un zouave pontifical qui, atteint d’une maladie mortelle, s’est guéri tout à coup, grâce à Saint-Joseph, et s’est mis à sauter comme une carpe.

Le second concerne les hommes de cages,[1]


dont l’un ayant dû son salut à la Sainte Vierge qu’il invoqua en pressant son scapulaire sur son cœur avec confiance, publia le fait à la louange de son auguste protectrice, et, dès le lendemain, plusieurs de ses compagnons se présentèrent au couvent vis-à-vis duquel avait eu lieu le naufrage, pour demander des scapulaires.

Dieu a daigné bénir ces nouveaux zouaves, ils n’ont éprouvé aucun accident cette année, tandis qu’ils ont vu plusieurs cages se briser dans des rapides qu’ils venaient de traverser.

C’est cette modeste fleur de dévouement et de reconnaissance envers le Cœur de Jésus que nous osons offrir à la bienveillance du Messager, afin que, par son moyen, le parfum s’en exhale à la gloire de ce divin Cœur. — Messager du Cœur de Jésus.

Ce sont là les contes de vieille femme que le Nouveau-Monde offre quotidiennement à ses lecteurs.

Ce qui m’étonne, c’est que le Canada ne soit pas peuplé aujourd’hui exclusivement de bêtes, mais là ! de vraies bêtes, allant à quatre pattes, car il y en a assez de ceux qui n’en ont que deux.

Il faut que notre peuple ait une intelligence hors ligne pour avoir résisté depuis dix ans à des journaux comme le Nouveau-Monde, le Courrier du Canada, le Journal de Trois-Rivières, l’Union des Cantons de l’Est et la Minerve dans laquelle je lisais, l’autre jour, cette annonce : « On demande un jeune homme pieux dans un magasin de chaussures. »

Comment trouvez-vous ce rapprochement du cuir et de l’eau bénite ? Quelle consolation pour les gens bien-pensants que d’enfermer leurs pieds dans des chaussures vendues par un jeune homme qui a fait ses pâques !

Après cela, il n’y a plus qu’à tirer l’échelle, diraient les uns. Moi, je vous prédis ceci :

Avant trois mois, si cela continue, on ne voudra plus se chausser qu’avec du cuir de veau béni, pour éviter les faux pas, ou bien du cuir de marsouin consacré, qui fera gagner des indulgences à ceux qui le porteront.

La Minerve annonce que la reine d’Espagne est tombée parce qu’il lui manquait un homme.

Il est vrai que son mari n’en était pas un, mais elle a su en trouver ailleurs, et plus d’un, même.

La reine très-catholique avait des maréchaux qui étaient des hommes, et ils l’ont bien fait voir, et la reine en a donné la preuve six fois, pendant que son mari, vain simulacre d’époux, admirait, sans pouvoir l’expliquer, la fécondité de son impuissance.

« Il lui fallait des ministres énergiques », continue la Minerve.

Je ne sais ce qu’elle entend par ministres énergiques. Il est à ma connaissance que ceux qu’a eus la très-pieuse fille chérie de l’église ont fait fusiller un quart des Espagnols et déporter un autre quart.

Probablement que pour être énergiques, il leur aurait fallu en fusiller une moitié et déporter l’autre.

À ce compte, il est certain que la reine serait encore sur le trône.

À quoi tiennent les monarchies de droit divin ! À un homme !!!…

Parmi les dernières améliorations introduites à Québec, on remarque un quartier spécialement réservé aux loups-cerviers.

Ce quartier comprend les rues Fabrique et Saint-Jean, les deux rues fashionables.

Les ministres de la province étant établis permanemment à Québec, on a compris qu’il fallait avoir des forêts de l’état, pour qu’ils pussent occuper dignement leurs nombreux loisirs.

Le prochain rendez-vous de chasse aux animaux à fourrures aura lieu à Québec, en décembre prochain.

Un British, tout récemment déballé d’outre-mer, a pris les devants, croyant que puisqu’il y avait des loups-cerviers, il pouvait aussi bien y avoir des ours, et il s’est rendu à Québec pour leur faire la chasse.

Quelques personnes bien renseignées de l’endroit l’ont dissuadé de son projet, en lui faisant comprendre, à grand’peine, que toutes les bêtes de la création ne pouvaient pas habiter en même temps la capitale.

Les journaux d’Italie annoncent que François ii, l’ex-roi de Naples, abdique en faveur de son frère, le comte Girgenti.

En voilà un qui ne se presse pas. Voilà huit ans qu’il a perdu son trône, et c’est d’aujourd’hui qu’il l’abdique !

Il n’y a que ces gens-là pour nous donner le fou rire.

Mais le plus drôle sera de voir le Nouveau-Monde prendre la chose au sérieux, et conseiller au roi sans royaume de ne pas abdiquer.

LE CONCERT PRUME

« Montréal, comme centre d’attraction artistique, dit la Minerve, ne se croit pas du tout à plaindre. Avec Prume et Madame Petipas, deux réputations européennes, nous laissons volontiers à New-York ses combinaisons Bateman et Grau, pour conserver nous-mêmes la véritable suprématie du bon goût en Amérique.

On connaît Madame Petipas, M. N. Mairovitch et M. Mayerhoffer. On s’est acharné à les applaudir, et les applaudissements n’étaient pas volés. »

Il est bon d’observer, avant d’aller plus loin, que ce n’est pas nous qui laissons à New-York les combinaisons Bateman, ce sont elles qui nous laissent — que tant que la troupe Bateman est restée à Montréal, la ville entière s’est précipitée à ses représentations comme une véritable furie, malgré la concurrence qu’ont essayé de faire les jésuites — que là où nous donnons les plus remarquables preuves de bon goût artistique, c’est aux concerts de ménestrels, aux jeux de cirque, aux séances de nécromanciens, auxquels nos gens accourent avec fureur…

Ensuite, il faut observer qu’on ne fait pas preuve de bon goût en mettant ensemble Mme PETIPAS et M. N. Mairovitch.

J’ai déjà dit dans mon premier numéro que les pires imbéciles sont ceux qui l’ignorent au point de se croire fins, et que ceux-là ont invariablement un penchant étrange, qui est de faire des comptes rendus pour la Minerve. Faut-il que je le redise ?

Dieu qu’il m’en coûte d’être toujours sur le dos de mes confrères ! Mais pourquoi sont-ils toujours sur mes nerfs ?

Nous avions jeudi dernier deux grands artistes, Prume et Mme Petipas. Quelle idée a-t-on eue d’aller fourrer là Narcisse Mairovitch ? Quelle idée a-t-il eue d’aller s’y fourrer lui-même ?

Je ne dis conviens pas que Narcisse ait une voix, mais pas pour chanter. Il est bien mieux quand il tousse.

Il n’a donc pas d’amis, ce pauvre jeune homme !

Voilà Madame Petipas, une artiste nécessaire dans notre ville, une femme dont la longue perfection et les leçons savantes sont indispensables à toutes nos jeunes filles qui ont des dispositions musicales, et vous lui servez des comptes rendus de Minerve pour reconnaître son talent et l’encourager !!

Nom d’une clarinette ! ceci me froisse.

Ah ça ! dans le grrrand parti conservateur, vous ne trouvez donc pas un homme capable d’écrire deux lignes supportables ! Importez-en, que diable ! et ne faites pas payer vos lecteurs pour les rendre idiots.

LE PAPE


(Extrait des Guêpes d’Alphonse Karr)

« À propos de pape, la vocation réelle du comte de Mastaï Ferretti était pour l’état militaire. On assure même qu’il a porté quelque temps les armes ; c’est la faiblesse de sa santé qui le décida à entrer dans la carrière ecclésiastique, où il est devenu pape sous le nom de Pie ix. Ce goût paraît s’être singulièrement réveillé depuis quelque temps. Les journaux religieux sont remplis de ses préoccupations belliqueuses. « Le Saint-père, qui avait daigné visiter une partie de ses milices à la Rocca-di-Pacha, a été hier visiter une autre partie de ses braves défenseurs (je cite textuellement), au bruit des salves d’artillerie et des fanfares militaires. Le Saint-père a parcouru le camp dans toute sa longueur.

« Le Saint-père a célébré la messe militaire et a donné la bénédiction, puis il a déjeuné, entouré de ses officiers.

« Les troupes ont rendu au pape les honneurs militaires. »

Voilà pour le côté guerrier ; voici qui regarde le successeur de l’humble Pierre, le serviteur des serviteurs de Pierre ;

« Le saint-père a daigné admettre au baisement des pieds les officiers des troupes qui sont au camp. »

« Le saint-père a daigné admettre au baisement des pieds une grande partie de la noblesse et de la fleur des habitants de Rome, et des religieux, et des religieuses. »

Le saint-père a enfin livré ses pieds sacrés aux baisers de la multitude.

« Sa Sainteté a distribué des médailles à toutes les personnes qui ont eu l’honneur de lui baiser les pieds. »

Le saint-père donnant la bénédiction à son armée se rend-il bien compte de ce qu’il bénit ? Il bénit les sabres, les fusils, les bayonnettes, la poudre et le plomb. Il appelle sur des chrétiens les blessures et les plaies ; il bénit le sang et la mort.

Pour ce qui est du « baisement des pieds, » il est à remarquer que les rois d’Occident n’ont jamais osé se laisser baiser que la main, quoique la race des courtisans se soit montrée de tout temps disposé à leur baiser n’importe quoi.

(Je porte envie à quelqu’un qui, la semaine dernière, a signalé le crime de lèche-majesté.)

En effet, ce genre de criminel est le malheur des peuples et la perte des rois.

Du temps de la royauté, il était d’étiquette qu’une femme, présentée pour la première fois, s’inclinât devant la reine et prit le bas de sa robe comme pour la baiser, mais la reine devait faire un pas en arrière et ne pas le permettre.

Ce qui est incontestable, c’est que la présence du pape dans les camps doit très heureusement modifier les habitudes militaires. Deux officiers se rencontrant le matin ne se disent plus : « Venez-vous prendre un verre d’absinthe ? ou : Acceptez-vous une chope de bière ? »

L’un dit à l’autre :

« Venez-vous baiser les pieds ? c’est moi qui paye. »

  1. On appelle communément « cages » des trains de bois.