La Lanterne (Buies)/La Lanterne N° 5

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LA LANTERNE


No 5





Un mal avisé demandait l’autre jour à une excellente dame si elle lisait la Lanterne.

 « Moi ! lire la Lanterne ! s’écria-t-elle, j’aurais peur de tomber foudroyée. »

Je raisonne comme suit. Si vous, madame, vous tombez foudroyée, rien qu’à lire la Lanterne, c’est bien le moins que moi, qui la compose, je sois pulvérisé, réduit en charpie.

Eh bien ! c’est depuis cinq semaines précisément que ma santé redouble de vigueur. Je menace de devenir formidable.

Autre raisonnement. De tous ceux qui me lisent, et il y en a 1200 par semaine, sans compter ceux qui lisent la Lanterne sans l’acheter, il n’en est aucun qui soit tombé d’apoplexie foudroyante.

Si je n’avais qu’une dizaine de lecteurs, on aurait bien trouvé le moyen de faire quelque petit miracle. Mais allez donc démolir 1200 individus par semaine, pour prouver que Dieu est avec vous.

Cette manie d’empêcher de lire de braves femmes, afin qu’elles gardent tout leur argent pour acheter des scapulaires et des images, me remet en mémoire la petite anecdote qui suit :

Une jeune fille des environs de Montréal voulait avoir quelque chose à lire, ce qui est rare ; elle va trouver une personne de l’endroit qui lui prête le Journal des Familles. Le curé en a vent, fait mander la jeune fille, prend son livre, et, deux ou trois jours après, lui ordonne de le rendre à son propriétaire, ce qu’elle fait incontinent. Étonné, celui-ci lui demande si elle a déjà lu tout ce gros volume : « Non, répond-elle, mais le curé m’a ordonné de vous le remettre en me disant que tous les livres étaient mauvais.

Ce qui démontre que le clergé tout entier n’est pas prêt à faire des sacrifices pour l’éducation.

Il en fait comme corps. Quant à ses membres pris séparément, ils y sont courageusement opposés.

La jeunesse, jusqu’à présent conservatrice — mais intelligente — j’appuie sur le contraste, commence à se séparer d’avec le parti ultraconservateur et absolutiste, ce parti que John Bright appelle stupide.

En effet, on voit, dans le comté de St-Maurice, M. Gérin-Lajoie se présenter contre le Dr. Lacerte que patronne le Journal des Trois-Rivières, organe stupide du parti, non, organe du parti stupide, et M. H. Fabre, de l’Événement, Provancher, de la Minerve, et Chapleau aller à sa rescousse.

Ainsi, toute l’intelligence d’un côté, et toute la stupidité de l’autre.

Avec quel empressement, quelle avidité, cette jeunesse s’est lancée dans cette lutte, où elle n’avait plus à craindre de se compromettre, contre l’odieux absolutisme qui l’oppresse depuis dix ans !

Qui l’emportera ? Les stupides n’ont plus à leur disposition les refus de sacrements, les discours politiques en pleine chaire, les ordres formels des curés de voter contre M. celui-ci parce qu’il est rouge… etc…

D’un autre côté, nous sommes à Trois-Rivières ! qu’on y songe. La lutte sera rude.

Pourquoi ceux qui estiment l’appui du clergé comme indispensable à leur avenir, à leur commerce, à leurs entreprises, quelles qu’elles soient, n’arrivent-ils qu’à la médiocrité ou à l’impuissance ?

C’est que ceux-là n’ont pas de force par eux-mêmes ; c’est que, pour réussir, il faut avant tout compter sur soi ; c’est que le clergé ne vous accorde sa protection que parcimonieusement, afin que vous en ayez toujours besoin ; c’est qu’il utilise à son profit vos talents, vos connaissances, votre zèle, et ne vous donne en échange qu’un simulacre d’appui, parce qu’il ne dépend pas du clergé de changer l’ordre naturel des choses, de faire que les clients ou le public aient recours à un homme médiocre plutôt qu’à un homme de talent.

Le clergé n’a d’empire que celui qu’on lui laisse prendre, et de puissance que celle qu’on lui abandonne.

Jeunes gens ! bannissez donc cette crainte puérile, cette pensée indigne. Ne vous faites plus d’idoles ; on en fait assez sans vous.

Deux prêtres très connus, et bien mis du reste, sont venus à l’Institut-Canadien la semaine dernière et sont entrés chez le surintendant qui occupe le bas de l’édifice.

Ils ne voulurent jamais monter aux salles de séance et de lecture, quelque offre séduisante qui leur fût faite.

Il me vint alors cette idée.

Le bas de l’Institut n’est pas excommunié ; il n’y a que le haut qui le soit. C’est illogique, car le ciel est en haut et l’enfer en bas.

Mais ceci démontre la différence qu’il y a entre les édifices et les individus. Ceux-ci généralement sont excommuniés jusqu’à la troisième et la quatrième génération ; les édifices ne le sont même pas jusqu’au deuxième étage.

Cette visite va créer une zizanie parmi les membres de l’Institut. Ceux qui ne sont pas des scélérats fieffés comme moi, endurcis dans le crime, voudront tenir les séances dans la cave ; les autres voudront mordicus les continuer où elles se tiennent déjà.

L’Institut-Canadien-Français interviendra alors, depuis le temps qu’il en a envie, et proposera le grenier. Altius tendimus ! C’est lui qui se trouvera à réaliser la devise de l’Institut.

Quel pas de géant pour un enfant !

Un correspondant de l’Ordre qui signe D, lui écrit que « j’attaque tout ce qui a nom, comme la vertu, l’autorité et le reste. »

Je n’ai pas encore trouvé le moyen d’attaquer ce qui n’a pas de nom, à moins que ce ne soit le correspondant de l’Ordre, mais je n’en ferai rien.

Le clergé canadien est en faveur de l’annexion, mais il ne le dit pas ouvertement, voilà tout.

Toutes les fois qu’un mariage a lieu, on voit de suite les conjoints — selon l’heureuse et fidèle expression — s’envoler à tire d’aile aux États-Unis.

Or il est d’usage, avant de se marier, d’aller à confesse, et là, d’entendre son confesseur donner des détails très précis sur la manière de faire une foule de choses après le mariage.

La première de ces choses que l’on fait, à peine la fidélité jurée de part et d’autre, étant un voyage aux États-Unis, j’en conclus que le clergé est annexionniste, et que, n’osant le dire publiquement, il prend sa revanche dans le confessionnal.

Quand on doit aux Jésuites, ils sont tous et chacun autorisés à retirer leur créance.

Quand ils vous doivent, on ne sait à qui s’adresser. On n’en trouve aucun.

Je ne dis pas qu’ils ne paient point leurs dettes ; mais ils n’y mettent pas d’entrain.

Un de mes amis, avocat de cette ville, leur devait une somme. Il les vit venir l’un après l’autre la réclamer.

Il lui arriva plus tard d’avoir une créance à exercer contre eux. Son huissier fut pendant trois mois ballotté de Caïphe à Pilate, renvoyé de celui-ci qui n’avait pas d’autorisation à celui-là qui n’en avait pas davantage.

On ne pouvait pas le comprendre : il n’y a rien de si embrouillant que les chiffres.

Morale. — L’autorisation est la chose la plus facile et la plus difficile à obtenir. On est toujours autorisé à recevoir de l’argent ; on l’est rarement à en payer.

« On a souvent besoin d’un plus petit que soi » — voilà ce que je me suis dit en acceptant le conseil que me donne le Courrier de Beauharnois, « de ne jamais débiter devant le public les abominations que j’écris dans la Lanterne, si je tiens à ma peau. »

Je ne tiens pas absolument à ma peau qui n’a pas toute la blancheur désirable. Si le public voulait s’engager à m’en donner une autre à la place de celle qu’il m’écorcherait, je me présenterais devant lui sans hésiter.

Mais, dans le doute, je m’abstiens.

Les femmes continuent à vouloir être les égales des hommes.

Le Figaro leur donne un moyen bien simple d’atteindre leur but.

« Il est acquis par la science que le cerveau de la femme pèse cent vingt grammes environ de moins que le cerveau de l’homme. » Eh bien ! que, par un procédé quelconque, la femme trouve moyen d’avoir autant de cervelle que nous, et tout sera dit.

À votre place, mesdames, je laisserais les choses telles qu’elles sont, me satisfaisant de la double définition suivante :

L’homme vaut plus que la femme. La femme vaut mieux que l’homme.

Je m’entends souvent répéter ces douces paroles : « La Lanterne a de grandes chances de succès, parce que vous ne faites que dire ce que le grand nombre pense. »

Mais pourquoi suis-je seul à le dire ? d’où vient cette hypocrisie sociale qui fait craindre un espion et un délateur dans chacun de ceux que vous rencontrez ?

Lorsque je revins au Canada, il y a six ans, on regardait comme une monstruosité que j’eusse fait une campagne avec Garibaldi.

Les journaux cagots, croyant me perdre dans l’opinion, me jetaient sans cesse ce souvenir à la face, dans l’espoir que je m’en défendrais, mais on gagne tout à rester indépendant et à garder l’orgueil de ses principes.

Je suis resté debout devant ceux qui croyaient me courber.

J’ai gagné tout le terrain qu’on croyait me faire perdre, je l’ai gagné contre mes ennemis, contre mes amis eux-mêmes qui me recommandaient les tristes concessions qui les ont perdus.

J’ai dit qu’il ne fallait pas prendre l’opinion telle qu’elle était, mais qu’il fallait la former.

Je me suis dévoué à cette œuvre, et aujourd’hui je défie toutes les attaques, je brave toutes les persécutions.

Le Gouverneur Général a souscrit cinquante dollars pour les nécessiteux de la Rivière-Rouge.

Il lui restera encore quarante-neuf mille, neuf cent cinquante dollars sur son traitement.

Lord Monck doit bien regretter de ne plus être gouverneur l’an prochain, car il était parti pour faire fortune.

Il connaissait du reste le secret d’acquérir, qui est de ne pas dépenser.

On trouvera un jour sur son tombeau cette épitaphe : « C’était un bon père de famille, qui fut six ans gouverneur du Canada pour assurer l’avenir de ses enfants. »

Pour faire concurrence au Grand-Tronc, les Jésuites ont institué les petits troncs.

L’année dernière, dans un bazar qu’ils tenaient à la place habituelle de leurs représentations, ils avaient mis une machine à coudre qui devait appartenir, soit à un asile protestant, soit à un asile catholique, suivant la somme que protestants et catholiques mettraient respectivement dans deux petits troncs qui leur tendaient les bras.

« Les Anglais sont généreux, se disaient les Jésuites ; les Canadiens sont religieux… ça montera, ça montera… » et ça a monté, monté, jusqu’à ce qu’enfin les protestants l’aient emporté.

Les Jésuites ont toujours pratiqué la tolérance… pas gratuite.

Sur les murs du palais de la reine d’Espagne, on lit en grands caractères, sur un placard de deux mètres de long :

Palais à louer

Les Jésuites ont été invités à sortir de l’Espagne.

Il est douteux qu’ils acceptent.

Du reste, les Jésuites, dont la mission est de s’occuper de tout le monde, n’aiment pas qu’on s’occupe d’eux.

Ils répondront poliment à la Junte Provisoire qu’ils ne veulent pas lui donner le moindre embarras et qu’ils préfèrent rester, pour ne déranger personne.

Quant au palais de la reine, il me paraît plus difficile à remplir qu’à vider.

Les temps sont durs ; on ne se soucie guère du reste de se faire mettre à la porte avant l’expiration de son bail, même avec vingt-deux millions de réaux d’indemnité.

Mais voyez l’aveuglement des peuples ! À peine se défont-ils d’un roi qu’ils en redemandent un autre.

Ce n’était pas Palais à louer qu’il fallait mettre, c’était : Palais fermé pour cause d’utilité publique.

On va élever une statue à la reine d’Angleterre sur la Place d’Armes.

C’est une grande idée.

On en a élevé une déjà à Nelson, personnage aussi indifférent au Canada que la reine d’Angleterre.

Mais Jacques-Cartier qui l’a découvert, Champlain qui l’a fondé, Talon qui l’a colonisé, n’ont de statue nulle part.

Ceci ne prouve qu’une chose, c’est que les Canadiens sont des Canadiens et que les Anglais sont des Anglais.

Mais soyons fiers de notre nationalité, il y a de quoi !




MORT DU COMMANDANT TÊTU


J’interromps un instant ma Lanterne, lecteurs, pour donner cours à des regrets que je ne saurais vous taire.

Je viens de perdre un ami d’enfance, presque un frère. Le commandant Théophile Têtu vient de succomber subitement à un anévrisme, pendant qu’il croisait dans le golfe, à bord de La Canadienne.

Il est mort à trente-trois ans, et c’était la première année de son commandement.

Tout le monde aimait Théophile Têtu. Il était brave, spirituel, élégant, plein de cœur.

Sa santé robuste, l’estime publique, sa position fièrement acquise lui promettaient un avenir digne de ses talents et de son mérite.

Il est mort sans avoir conquis un nom, sans avoir donné la mesure de ce qu’il pouvait faire.

La mort est étrangement avide et cruelle dans ses choix. Jamais elle ne fait le compte de ceux qui restent pour pleurer ceux qui ne sont plus. Pressée de moissonner, elle avance l’heure de ses victimes, et prend par surprise celles qui pourraient longtemps la combattre.




Il faut dire ce que l’on pense. Ce n’est pas seulement un droit, c’est un devoir.

« Quiconque a une pensée, dit Paul Louis Courier, est tenu de la produire et mettre au jour pour le bien commun. La vérité est toute à tous.

« Qu’importe ce qu’on dit de vous ! Les jésuites criaient autrefois contre le grand Pascal et l’appelaient tison d’enfer ; cela signifie toujours un homme qui dit vrai et se fait écouter. »

« Savez-vous ce qu’il peut y avoir dans une idée, et quand vous empêchez une idée d’éclore, savez-vous si vous n’anéantissez pas des mondes ? » (Milton — sur la censure).

Ici, il ne faut ni penser, ni dire ce qu’on pense. Quiconque a des idées est un écervelé : mais s’il les exprime, c’est un scélérat.

J’accepte d’être un scélérat, ne pouvant me résoudre à être un honnête homme en laissant faire le mal.

Toute vérité n’est pas bonne à dire. C’est là une maxime de poltrons. Dès qu’une chose est vraie, elle est bonne à dire, et doit être dite. C’est l’avantage qu’elle a sur le mensonge qui n’est jamais bon à dire, même pour la plus grande gloire de Dieu.

Le clergé n’a pas demandé la suppression de la Lanterne, comme l’a prétendu un journal de Québec. Le clergé ne demande rien en Canada. Quand il veut quelque chose, il l’ordonne.

Il a commandé à M. Chapleau, libraire de la rue Notre-Dame, de ne plus vendre la Lanterne, mais ne le lui a pas demandé.

Maintenant c’est au tour de M. Perry qui refuse de la vendre.

Voilà les moyens qu’on emploie. Et l’on dira que le clergé est fort en ce pays ! Quoi ! voilà un ordre qui se prétend dépositaire de la vérité absolue, et il n’est pas seulement capable de la défendre, et il a à lui presque toute la presse, il a ses organes attitrés, quotidiens, et pour combattre un pamphlet qui ne parait qu’une fois par semaine, il en est réduit à faire peur aux libraires qui le vendent ! C’est là une puissance !

Si vous étiez réellement forts, craindriez-vous les attaques d’un simple citoyen comme moi, et ne m’auriez-vous pas écrasé déjà par des réfutations indiscutables, puisque vous avez avec vous la vérité ?

Vous avez fait peur aux libraires ; mais vous avez bien plus peur qu’eux, vous, puissance.

J’ai tort ou j’ai raison. Si j’ai tort, montrez-le. Si j’ai raison pourquoi vous opposez-vous à la raison ?

Vous croyez que vous allez me vaincre, moi, comme vous avez fait de tant d’autres qui n’ont pas eu le courage de vous braver et qui vous croyaient trop forts, tandis qu’ils n’étaient, eux, que trop faibles.

Vous croyez que les moyens ordinaires d’intimidation, que les persécutions, que la pauvreté, que les intrigues dans les familles, que l’exécration de mon nom, que toutes ces lâchetés de la force réussiront contre moi… non, non, jamais !

Je suis prêt à tout, j’ai fait le sacrifice de tout, de mon repos, de mon avenir pour dire la vérité, et je la dirai.

Venez maintenant m’arracher ma Lanterne. S’il n’y a plus de libraires pour la vendre, il restera toujours un homme pour l’écrire et un public pour la lire.

Oui, on lit la Lanterne ; ce qui prouve que si vous avez encore assez de force pour captiver les gens par l’intérêt, vous n’en avez plus aucune sur la conscience, sur le sentiment de la vérité qui pénètre la foule.

J’ai reçu ces jours-ci une lettre d’une vieille parente, digne femme qui m’a élevé, qui m’a toujours chéri comme son enfant.

Elle me supplie de discontinuer la Lanterne, au nom de ma famille, de ma réputation, et, pour prix de mon sacrifice, elle m’offre tous les avantages matériels que je suis en droit d’attendre de son affection : mais elle me menace de rompre toute relation avec moi si je continue à publier la Lanterne… Eh bien ! soit.

Qu’on m’enlève toutes mes espérances, qu’on me réduise à la pauvreté la plus amère, que mon pain dur soit arrosé de larmes, tant que j’aurai un souffle de vie, on ne m’enlèvera jamais ce qui est au fond de mon âme, la haine de l’imposture.

Je vous fais la guerre ouverte, je m’expose à vos coups ; vous me faites la guerre des embûches, des intrigues ; c’est bien ! mais vous ne me vaincrez pas.

Il serait trop beau, vraiment, que vous eûssiez encore ce triomphe ; que, par ma défaite, le libéralisme fût rejeté encore de dix années en arrière.

Non, vous ne l’aurez pas ce triomphe.

S’il faut une victime aux idées libérales, que cette victime soit moi. Que mon nom soit flétri, j’y consens, mais que le peuple soit enfin arraché à l’odieuse domination, à la succion cléricales.

Vous aurez pour vous la calomnie et l’ignorance. Mais dans cette guerre que j’ai entreprise, acceptant d’avance le plus horrible destin, j’étendrai partout mon champ de bataille ; j’en appellerai aux hommes de tous les pays. Ah ! vous n’étoufferez pas la presse du monde.

Voyez ; vous tombez partout. À Rome, vous n’avez qu’une misérable armée de 15,000 mercenaires, recrutés dans toute la catholicité. Où est-il donc le temps des croisades, où 200,000 hommes allaient à mille lieues combattre pour le St Sépulchre ? Aujourd’hui, vous n’avez pas 15,000 aventuriers pour défendre le siège même de votre empire !

Pourquoi ce pays est-il mort ? Pourquoi n’ose-t-il respirer ? C’est parce que le chancre de l’hypocrisie ronge toutes les faces. Tout le monde s’observe, mesure chacun de ses mots pour ne pas se compromettre aux yeux des prêtres.

Cela commence au collège où les élèves apprennent à rapporter les uns sur les autres, puis cela se continue dans les institutions fondées par le clergé, dans les Unions, dans les corps organisés sous son contrôle, et, de là, dans la société tout entière qui est un fouillis de tartuffes.

On ne vit pas en Canada, on se regarde vivre les uns les autres.

Aussi, tout languit, parce qu’on n’a pas l’indépendance d’esprit et de caractère nécessaire aux grandes entreprises. On n’ose pas être libre dans son commerce, parce que le clergé veut avoir la haute main sur tout.

Un libraire n’est pas libre, mais il vend dans l’arrière-boutique ce qu’il n’étale pas dans ses vitrines ou sur ses rayons. Un instituteur n’est pas libre ; une école ne peut fleurir si le prêtre n’en est pas reconnu comme le guide ou l’oracle.

Voyez le Haut Canada qui est loin d’avoir les mêmes avantages matériels que nous. Comme il prospère ! Il y a 30 ans, il n’avait pas la moitié de notre population ; aujourd’hui, il en a presque le double. C’est que les hommes y sont libres.

Ici, tout languit, tout dépérit. Nos villes, à l’exception de Montréal, se dépeuplent.

Toi, peuple, tu es pauvre, tu croupis dans la misère ; tu es obligé de fuir ta patrie, tu vois tes enfants te quitter l’un après l’autre. L’hiver, tu ne peux te chauffer ; l’été, tu ne trouves pas d’ouvrage…

« Il faut mépriser les biens de la terre, » te dit-on.

Oui, mais regarde. Vois-tu ce séminaire ? vois-tu ce collège ? vois-tu ces palais épiscopaux, ces palais, entends-tu bien, habités par des hommes qui se disent les successeurs de celui qui n’avait pas une pierre pour reposer sa tête ?

Eh bien ! ce séminaire, ces collèges, tout cela est riche, grassement doté, et s’enrichit tous les jours.

Ces prêtres se chauffent, eux, ils n’émigrent pas ; ils sont seigneurs, ils perçoivent la dîme, chantent des messes payées pour le repos de ton âme, quand ton corps a souffert toute ta vie.

Regarde dans les campagnes. Quelle est cette belle maison, la plus belles de toutes ! C’est le presbytère. Cette autre, splendide, c’est le couvent.

Tes mères, tes filles, tu ne sais comment les nourrir ; elles ont froid, elles gémissent, elles souffrent et se désespèrent.

Oui, eh bien ! regarde ces couvents, ces congrégations, habités par des femmes aussi. Mais ces femmes sont heureuses, elles jouissent, elles regorgent de richesses, elles ne méprisent pas les biens de la terre, et, par dessus le marché, elles passent leur vie à mendier.

Souffre, toi, peuple, c’est ton lot. Mais n’émigre pas dans les pays où tu deviendras libre, où tu ouvriras les yeux sur tous les mensonges qu’on te débite en Canada.

La reine d’Espagne, très-catholique, emprisonnait, exilait, fusillait les adversaires de son gouvernement.

La Junte Provisoire, qui ne s’est pas appelée catholique, comme en Canada les conservateurs prennent le titre de Parti des bons principes, afin de commettre, à l’abri de ce nom, tous les forfaits imaginables, la Junte Provisoire, dis-je, n’a encore emprisonné, ni exilé, ni fusillé aucun des ennemis de la révolution. Mais elle proclame la liberté des cultes, la protection du clergé inférieur, la suppression des dotations des séminaires, des abbayes et prébendes, le suffrage universel, la liberté de l’enseignement, l’instruction gratuite et obligatoire, la liberté municipale, l’abolition de l’esclavage, la liberté du travail, l’unité du droit, l’établissement du jury, l’abolition de la peine de mort, la suppression des loteries comme revenu de l’état, l’expulsion des Jésuites, l’abolition des monopoles, la fraternité avec tous les gouvernements libres, l’assimilation des monnaies avec celles de France.

Voilà ce qu’a fait l’Espagne, démocratique et révolutionnaire, en moins de huit jours.

Mais la monarchie espagnole, elle, qu’a-t-elle fait pendant une durée de huit siècles ?

Elle a détruit la civilisation des Maures qui avait embelli, enrichi et policé l’Espagne ;

Elle a fait l’Inquisition qui a jeté dans les bûchers cinq millions d’hommes ;

Elle a fait égorger, en moins d’un siècle, trois millions d’indiens du Mexique, du Pérou, de Cuba, de la Colombie, etc…

Elle a institué, légalisé l’esclavage et la traite des noirs, dont elle percevait le cinquième des bénéfices.

Elle a mis Christophe Colomb aux fers ;

Elle n’a pas permis que des cultes autres que le culte catholique fussent exercés, et cela jusque sous le règne d’Isabelle.

Elle avait des collèges où l’on enseigne encore que c’est le soleil qui tourne autour de la terre ;

Elle a inondé l’Espagne de couvents, d’abbayes, de congrégations, de corporations religieuses de toutes sortes, qui prenaient le plus clair de l’argent du peuple…

Pendant qu’elle, la monarchie, livrée à tous les désordres, à tous les déshonneurs, couverte de toutes les souillures, trônait dans l’Escurial, de par la grâce de Dieu.

On a vu encore ceci après le succès de la révolution. La Banque, la Bourse, l’Hôtel de la Monnaie, les ministères, l’Hôtel-de-Ville et les grandes maisons de Madrid ont été gardés par des volontaires en guenilles, et pas un vol n’a été commis. Jamais la ville ne fut plus sûre ni plus paisible.

D’un autre côté, le général Calonge, un des exécuteurs de l’ex-reine, avait été pris et l’on parlait de le fusiller.

Alors la Junte de Valladolid reçut la dépêche suivante :

« La Junte de Santander remercie sincèrement celle de Valladolid de la résolution qu’elle a prise d’envoyer le général Calonge à Santander pour y être mis à la disposition du peuple ; mais le peuple de Santander, libéral, se refuse hautement à demander compte de ses actes à un malheureux qu’il plaint. En conséquence, nous vous prions de vouloir bien suspendre les ordres d’envoi relatifs à votre prisonnier. »

Ce sont là les excès de la révolution espagnole, sur lesquels le Nouveau-Monde fait des articles spéciaux depuis trois semaines.

Excès de générosité. Car le peuple, toujours bon enfant, ne prend jamais de précautions contre ses tyrans tombés.

Il leur pardonne, afin de leur ménager l’occasion de le faire fusiller de nouveau, quand ils seront rétablis, en guise de représailles.

L’Angleterre retire des colonies une grande partie de ses troupes. Elle veut réduire son effectif militaire. Le ministre américain, à Londres, a pour mission de régler pacifiquement tous les différends entre les États-Unis et la Grande-Bretagne. La paix, une longue paix, est désormais assurée entre ces deux grandes nations.

C’est le moment de commencer les fortifications de Montréal et de jeter vingt autres millions dans celles de Lévis. Il faut montrer que nous n’avons pas peur.

Voilà que le Nouveau-Monde me fait des compliments. Je demande à être guillotiné.

Si, maintenant, la Minerve se mêle de dire que je suis un modèle de vertu, je suis perdu à tout jamais.

Mais je suis incorruptible. L’encens, pas plus que les coups d’assommoir, ne m’empêchera d’être le meilleur ami de l’évêque de Montréal et de lui dire ma façon de penser, comme tous ceux qui aiment bien.

Le Nouveau-Monde qui n’imaginait pas seulement, il y a cinq mois, que le libéralisme pût faire des progrès, dit aujourd’hui que :

« Ceux dont les yeux voient venir les événements d’un peu loin avaient prévu ce coup d’audace (le Pays quotidien) ; et c’est ce qui explique l’attitude forte et tranchée prise récemment par l’Épiscopat canadien contre les mauvais journaux, les sacrifices faits dans certains centres pour fonder de nouveaux organes de publicité, fortifier la presse catholique et prendre dans l’esprit des populations une place que l’ennemi ne devait pas longtemps laisser inoccupée. »

Vos yeux ne sont pas de ceux qui voient loin, puisqu’ils n’ont pas vu, il y a cinq mois à peine, ce que tant d’autres jugeaient être une nécessité depuis des années déjà.

Et cependant, vous êtes inspirés, éclairés de la lumière d’en haut.

Encore une preuve que la Providence vire de bord.

« Vous avez fait des sacrifices pour fonder de nouveaux organes de publicité. »

Quels sacrifices, s’il vous plait ? Est-ce que vous avez des sacrifices à faire, vous qui avez tout en main ? Cet argent souscrit par les curés pour le Nouveau-Monde, d’où provenait-il, si ce n’est de la dîme ? et qui paie la dîme, si ce n’est le peuple ?

« Il vous fallait prendre dans l’esprit des populations une place que l’ennemi ne devait pas longtemps laisser inoccupée. »

Ceci mérite une béatification spéciale.

Voilà deux siècles que vous l’avez, cette place, dans l’esprit, dans le cœur, dans la bourse des populations, et vous en êtes encore à dire « qu’il vous faut la prendre ! »

Jusques à quand, confrère céleste, me forcerez-vous à faire connaître moi-même tous vos avantages ?

Le Nouveau-Monde termine son article par ce cri d’alarme : « Sentinelles, prenez garde à vous. »

Tous les bedeaux endormis sur les colonnes du Nouveau-Monde ont fait un saut. « Hein ! quoi ? qu’y a-t-il ? qu’est-ce qu’il y a ? »

— Mais, malheureux ! c’est le Pays qui devient quotidien.

— Oui, ah ! bien, nous allons sonner les cloches.

L’Ordre n’a qu’un défaut ; il est formidablement bête. En revanche, il n’a aucune qualité pour compenser ce défaut.

L’évêque de St Hyacinthe a changé de domicile afin d’en avoir deux. L’un, celui de St-Hyacinthe, est pour recevoir les visiteurs ; l’autre (Belœil) est pour ne pas les recevoir.

« Il faut espérer, dit le secrétaire de l’évêque, M. Moreau, que, Dieu aidant, cet ordre de choses amené par la nécessité ne sera pas de longue durée. Il n’est pas permis de douter que tel est le vœu unanime de toute la population du diocèse. »

Je connais bien des gens qui voudraient se trouver dans la dure nécessité d’avoir deux domiciles. D’autres, et des plus exigeants, se contentent d’en avoir un seul. Mais un évêque ne saurait être heureux, paraît-il, sans en avoir une dizaine.

Quant au vœu… il est bien certain que, s’il était unanime, il était de toute la population. Il n’est pas permis de faire un pléonasme, même à un prêtre.

Être au-dessus des lois de son pays ne veut pas dire qu’on est au-dessus de la grammaire.

Ce vœu unanime a laissé échapper une excellente occasion de se manifester ; c’était au départ de l’évêque de sa ville épiscopale. Il n’en a rien été. Il faut croire que M. Moreau ne s’était pas encore imaginé représenter à lui seul tout un diocèse.

Je me rappelle un autre évêque qui, forcé aussi lui, de quitter son siège métropolitain, vit la foule gémissante, remplissant l’air de lamentations, se précipiter sur son chemin, et lui faire une escorte comme jamais triomphateur n’en vit à sa suite.

C’était Jean Chrysostôme, banni de Constantinople par l’impératrice Eudoxie.

C’est aller chercher un peu loin, si l’on veut. Mais je ne saurais mieux faire que de comparer les prélats d’aujourd’hui à ceux de la primitive Église qui ne se faisaient point appeler sa grandeur, qui n’étaient pas toujours les humbles serviteurs de César, mais qui avaient des vertus modestes, sans se soucier du nombre de leurs domiciles.