La Lanterne magique/106

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Petites Études : La Lanterne magique
G. Charpentier, éditeur (p. 163-164).
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Neuvième douzaine

CVI. — JUSTE RETOUR

Le jeune Roger Pierril est venu voir son illustre maître Castri, dont on peut dire qu’il est un grand poète, même dans le siècle de Victor Hugo. L’enfant trouve ce demi-dieu effaré et stupéfait dans sa barbe noire de Zeus olympien, car il écoute une visiteuse accourue de loin pour l’admirer, madame Henriette Bouderis, de Verdun, dont le fabuleux discours étonne celui qui pendant trente ans a étonné le monde.

Cette provinciale est un colosse de force et de beauté. Son petit front que dévore une noire chevelure, ses yeux à fleur de tête, son nez dont la ligne est impitoyablement droite, ses lèvres et son menton classiques, son cou en tour d’ivoire brun, semblent avoir été indûment dérobés dans un musée. Il est facile de voir qu’elle ne porte aucune espèce de corset, et il s’en faut bien peu que ses seins purs, turbulents, hardis, révoltés comme des Spartacus, ne percent la robe.

— « Oui, dit-elle, en regardant fixement le vide, j’ai voulu vous connaître, parce que c’est si flatteur de causer avec un homme d’esprit ! Nous chanterons des romances, et vous me direz des calembours. Moi, j’en sais aussi. Savez-vous quelle est la sainte qui n’a pas besoin de jarretières ? »

Devant cette grue surnaturelle, le maître reste silencieux. Mais Pierril, qui le devine et le connaît sur le bout du doigt, l’entend dire mentalement à l’idiote michelangesque : — « Va, continue, donne-t-en à plaisir, sois bête comme une troupe d’oies. Mais tout à l’heure, quand le petit jeune homme sera parti, j’aurai mon tour, je prendrai ma revanche au point de t’en donner l’onglée, et je te serrerai si longtemps et si fort entre mes bras — que tu ne diras plus rien du tout ! »