La Lanterne magique/84

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Petites Études : La Lanterne magique
G. Charpentier, éditeur (p. 131-132).
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Septième douzaine

LXXXIV. — SOLDATS DE PLOMB

Soufflant dans son noir clairon, la sinistre déesse Guerre cuirassée d’écailles a plané dans le sombre ciel. Les obus ont éventré les maisons et fracassé les villages. Les habitants ont été tués, les filles violées et égorgées. Les ruines incendiées fument vers la nue, les chemins sont pleins de soldats morts, aux yeux crevés, au nez meurtri. Brillants d’or et les panaches au vent, les vainqueurs galopent sur leurs chevaux rapides, les canons roulent sur leurs affûts, les fourgons chargés de butin suivent l’armée triomphante, et cependant à travers la campagne courent les taureaux fous, et on voit tournoyer des vols de corbeaux attirés par l’odeur du sang.

Mais cette belle comédie de la bataille étant finie, le fabricant de jouets remet à la fonte les soldats morts ou grièvement blessés, et range ceux qui se portent bien dans la boîte de mince sapin blanc. Cependant, lorsqu’il va prendre le chef orgueilleux, le terrible cuirassier au front chauve, dont la colère fait osciller le monde et qui mène tout d’un froncement de ses durs sourcils, celui qui fait marcher au pas les armées et les empereurs, et trembler les rois au seul bruit de ses éperons, ce rusé capitaine se cabre et fait mine de vouloir organiser la rébellion.

— « Quoi ! dit-il en prenant son air jupitérien, moi aussi dans la boîte !

— Oui, dit le fabricant de jouets en l’empoignant sans façon, toi aussi dans la boîte. Car si on vous écoutait, ça ne serait jamais fini, la boutique ne serait jamais en ordre. Et ne faut-il pas que je m’occupe de vernir mes arbres, mes bergeries et mes étoiles ? »