La Logique subjective/Préface

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H. Sloman
Traduction par H. Sloman et J. Wallon.
Ladrange (p. i-viii).
PRÉFACE.

Ce travail, commencé en Allemagne, n’était d’abord qu’une analyse succincte de la logique subjective de Hégel, et ne devait point voir le jour. Je l’avais entrepris pour un Anglais de mes amis qui désirait l’étudier dans sa langue maternelle. Je m’aperçus bientôt que cette version de l’allemand dans une langue latine rendait le texte plus intelligible à mes propres yeux, et pour cela je continuai de m’y intéresser. Plus tard , ayant été conduit à vivre quelques années à Paris, j’eus occasion d’en causer avec M. Wallon, dont je venais de lire les premières études de Philosophie. Il me décida, par ses instances, et sans croire engager par là sa foi ni ses opinions, à remettre avec lui, en français, cette analyse de Hegel, qui devint alors une véritable traduction dans laquelle toutes les idées, sinon toutes les phrases du philosophe, sont fidèlement et scrupuleusement reproduites[1].

Hégel est souvent très-clair, mais parfois aussi il se plonge dans des abstractions insaisissables. On s’est rappelé qu’Homère, lorsqu’il décrit un sentiment ou une chose inusitée, s’écrie parfois : C’est ainsi que cela se nomme chez les dieux immortels, mais les mortels lui donnent un autre nom, et l’on a dit que Hégel parlait aussi ces deux langues, tantôt celle des dieux immortels et tantôt celle des hommes. La vigueur de son esprit l’élevait souvent à des hauteurs inaccessibles à toutes les langues, même à la langue allemande qui s’est prêtée depuis trois siècles à tant de systèmes, et s’est accommodée à de si grandes abstractions. Aujourd’hui cependant on commence à le mieux comprendre ; car depuis que ce philosophe allait, un manuscrit sous le bras, et le jour de la bataille d’Iéna, cherchant par les rues de cette ville un éditeur pour son premier ouvrage, la phénoménologie de l’esprit, un demi-siècle s’est écoulé ; on l’a étudié, on l’a compris, et l’on est parvenu à pouvoir le traduire après l’avoir suffisamment approfondi.

Mais il est clair, par ce qui précède, qu’on ne saurait le traduire à la lettre ou mot à mot, comme on le fait des autres livres de science ; et que cette traduction, fût-elle possible, nul ne voudrait la lire. A l’appui de cette opinion, qui ne doit surprendre que ceux qui ne connaissent point la langue et la philosophie allemandes, nous invoquerons le témoignage des écrivains qui se sont occupés jusqu’ici de travaux analogues, et particulièrement celui de deux hommes dont l’autorité est irrécusable. « Hégel, dit M. Wilm, est dans son langage et dans toute sa manière d’être et de sentir, le plus Allemand des penseurs de l’Allemagne. Il est par cela même le plus intraduisible des écrivains. Il se sert d’une foule de mots arbitrairement composés, qui se refusent à toute version directe, et qui, le plus souvent, ne peuvent être rendus en français par des circonlocutions qu’aux dépens de la précision et quelquefois de la clarté et de la fidélité[2]. »

M. Bénard, l’habile et persévérant traducteur du cours d’Esthétique de Hégel, travail qui a obtenu l’année dernière un prix de trois mille francs de l’Académie des sciences morales et politiques, comme ouvrage utile aux mœurs, dit dans sa préface : « Nous sommes persuadé qu’une traduction complète et littérale serait barbare et inintelligible. » Et encore : « Le style de Hégel, par ses qualités comme par ses défauts, est fait pour rebuter le traducteur le plus habile et le plus opiniâtre. »

En présence de ces témoignages dont on ne saurait mettre en doute la grande autorité, nous n’avons qu’à répéter de nouveau que notre version est à la fois plus et moins qu’une traduction. Celle du cours d’Esthétique est plus littérale que la nôtre, et si M. Bénard voulait en donner une semblable de la logique, nous serions les premiers à nous en réjouir ; nous aimons même à espérer que le disciple français de Hégel, s’il me permet de lui donner ce nom, entreprendra tôt ou tard cet important travail s’il croit pouvoir le conduire à bonne fin. Loin de vouloir dire par là que sa traduction de l’Esthétique laisse quelque chose à désirer, nous voulons au contraire faire observer que la logique, et surtout la logique objective de Hegel, offrent de plus grandes difficultés que les autres parties de sa philosophie, ainsi que M. Bénard l’a reconnu lui-même lorsqu’il les a comparées.

Le public, qui s’inquiète peu de ces difficultés, répond à cela : « Que me fait la logique ? Je n’en veux pas plus que de la métaphysique ; et si celle de Hegel est aussi métaphysique, je n’en veux doublement pas ! »

Mais quand bien même la philosophie de Hégel serait fausse, elle vaudrait encore mieux que toutes les autres, parce qu’elle résout plus vite ces objections. Avec autant de simplicité que de raison, son auteur prouve très-bien que la métaphysique est tout à fait inévitable. « Quand un botaniste, dit-il, un médecin, un mathématicien ou un savant quelconque parle d’une force ou de la matière, etc., il peut bien croire qu’il est hors de la métaphysique, mais en vérité cela n’est pas, car en prononçant ces mots il y est en plein cœur, et ce qui est pis, il ne le sait point. » Hegel a insisté plus d’une fois sur cette incontestable vérité. Il est évident, en effet, que si l’ensemble des lois de la nature constitue la physique, l’intelligence même de ces lois constitue la métaphysique, ou en d’autres termes, que sous le nom de notions métaphysiques on comprend l’analyse de toutes nos autres notions. Quand on dit qu’on ne veut point de la métaphysique dans les sciences, cela veut dire qu’on n’aime point les questions métaphysiques qui sont douteuses, mais seulement celles qui sont bien sûres. Et cela est sans contredit fort sage ; mais la limite entre les questions douteuses et celles qui ne le sont point n’est pas facile à saisir. Autant vaudrait avouer que les sciences positives aiment bien la métaphysique qui n’est point douteuse. Mais alors elles font comme tout le monde ; tous, nous préférons le clair et nous n’aimons pas l’obscur

Aussi nous sommes-nous efforcés de vaincre les difficultés de ce travail, et peut-être certains esprits métaphysiques le trouveront-ils trop clair ? — Soit ; nous osons être clairs dans un sujet obscur. Voyons ce qu’en diront d’une part les esprits bien clairs, et d’autre part les esprits bien obscurs.

Nous demandons la permission de reproduire, en terminant, plusieurs fragments de la belle préface que M. Bénard a mise en tête de sa traduction des écrits de Schelling :

« Les systèmes de la philosophie allemande ont un avantage incontestable sur toutes les productions plus ou moins philosophiques auxquelles on a coutume de prodiguer ce nom : c’est que, quels que soient leurs défauts, leurs erreurs, leur obscurité, ce sont de véritables systèmes…

« Aujourd’hui, il est vrai, ces systèmes sont entrés dans une phase de décadence. La critique les a battus en brèche et harcelés pendant cinquante ans, et, malgré son impuissance à fonder, elle leur a porté plus d un coup meurtrier, fait plus d’une blessure incurable. Le temps, d’ailleurs, qui fait vieillir les systèmes aussi bien que les hommes et les sociétés, a gravé sur leur front des rides profondes. Les idées ont marché, quoique d’une manière latente ; les sciences particulières ont fait des découvertes ; l’expérience a révélé des faits nouveaux qui leur sont peu favorables. Ils ont eu l’irréparable tort de se mettre ouvertement en opposition avec le sens commun en des points graves où celui-ci jamais ne transige et où les systèmes sont forcés, tôt ou tard, de capituler. En un mot, ils sont convaincus de ne pas satisfaire, de tout point, la raison, et de répondre encore moins aux éternels besoins du cœur humain. Plusieurs conséquences hostiles à la morale, à la religion, à ce que le monde révère ou adore, ont été mises à nu par les adversaires, ou hardiment démasquées par les disciples eux-mêmes…

« Rien donc n’est pins facile que de montrer (quand on les connaît) les lacunes, les vices, les fâcheuses tendances de ces systèmes ; car de dire où ils pèchent radicalement en faisant subir à leur principe la confrontation d’un principe supérieur, c’est tout autre chose. Mais on peut, sans être aussi bon dialecticien que Socrate, les pousser à l’absurde sur bien des points, et, sans avoir la force comique d’Aristophane, nous égayer à leurs dépens en rajeunissant le thème classique, bien qu’un peu usé, des nuages de la Germanie…

« On a aussi proposé d’autres doctrines, d’autres systèmes, mais ces prétendus systèmes n’ont jamais pu parvenir à s’organiser, à se formuler nettement et d’une manière complète. Ce sont des solutions partielles à divers problèmes, très-importants sans doute, mais sans portée universelle. Les questions sociales, industrielles, historiques ou religieuses y jouent un rôle exclusif, absorbent, effacent tout le reste, sont données comme l’objet suprême et unique vers lequel doivent tendre tous les efforts de l’esprit humain. La métaphysique, cette science générale des principes, y est oubliée, dédaignée ou ajournée, et, dans ce dernier cas, doit éclore du système qu’elle devait engendrer…

« Nous ne reconnaissons dans ces travaux ou ces essais aucun des caractères qui constituent un système philosophique. De vrais systèmes, nous n’en voyons nulle part autour de nous dans ce qui se donne ou est donné pour l’être. Aucune de ces productions ne nous parait capable de soutenir une pareille prétention et de remplir les obligations qu’elle impose. Ces caractères, nous ne les trouvons que dans les systèmes qui marquent le développement de la philosophie allemande, et dont le nombre est fort restreint. Ils se réduisent à quatre, dont le nom vient à la bouche de quiconque cherche à articuler les degrés de ce développement. Ce sont ceux de Kant, de Fichte, de Schelling et de Hégel. Et encore faut-il simplifier cette liste, car tout le monde sait que les deux premiers représentent la même idée dans ses deux phases successives, et que les derniers, quelles que soient leurs différences profondes, et malgré les dissidences qui ont éclaté entre les auteurs et leurs écoles rivales, marquent l’avénement et la domination d’un même principe, différemment formulé et développé. Or, Kant est détrôné. Ses savantes et rigoureuses analyses subsistent et subsisteront toujours ; mais son système est tombé ; il est entré dans le domaine de l’histoire. Vainement, quelques rares et obscurs partisans cherchent-ils aie relever et à le ressusciter. Reste donc la philosophie de Schelling et de Hegel. Son règne est-il fini ? Nous ne répéterons pas ce que nous avons dit, et nous ne voulons pas entrer dans plus de détails. La question est très-simple et peut se résoudre en deux mots : Oui, leur règne a cessé si l’on nous montre le système qui leur a succédé ; non, si ce système n’existe pas. En Allemagne, en France, chez toute autre nation de l’Europe, nous ne voyons personne à qui, indépendamment des prétentions souvent ridicules de secte et d’école, on puisse, sans hésitation, accorder le titre de fondateur d’un système nouveau, et qui soit en état d’en supporter les onéreuses conditions…

« Mais que les ennemis de la philosophie ne se hâtent pas de triompher de l’abaissement où celle-ci est tombée. Bien qu’affaiblie et divisée, son action est encore toute-puissante. Elle règne par son esprit, sinon par la lettre, et surtout par les habitudes auxquelles elle a façonné les intelligences pendant la longue période de sa domination incontestée.

« De fait, il ne s’écrit pas en Allemagne vingt pages sur la philosophie, l’histoire, la littérature, la religion et la politique, où l’on ne reconnaisse la pensée encore vivante de ces hommes qui ont tout agité, tout remué, qui ont étendu à tout, fait partout pénétrer la vertu dominatrice de leurs formules. Vous retrouverez celles-ci dans les plus vulgaires débats de la politique et de la littérature, jusque dans les feuilletons et les romans. A plus forte raison, cet esprit doit-il se montrer avec toute sa force dans les controverses religieuses qui ont repris une nouvelle importance depuis quelques années. Le conseil municipal de la ville de Berlin dresse ses suppliques au roi en un style que n’auraient désavoué ni Fichte ni Hégel ; et le fond, certes, ne dément point la forme.

« Quanta nous, qui, selon notre éternelle coutume, rions de tout cela, et nui sommes d’autant plus assurés d’être hors de l’atteinte de ces idées et de ces systèmes, que nous nous vantons de n’y rien comprendre et les déclarons inintelligibles, est-il bien sûr que leur obscurité, d’une part, et notre bon sens, de l’autre, nous aient suffisamment protégés ? Personne, je pense, n’oserait le soutenir pour le passé. Nous ne voulons point chicaner sur le degré de cette influence, manifeste en beaucoup de points à tous les yeux, moins visible en une infinité d’autres, mais reconnaissable encore à des regards un peu exercés, qui ne se laissent point abuser par quelques changements de forme, commandés par notre esprit et nécessaires pour les faire admettre.

« Mais nous soutiendrions la gageure même pour le présent. Sous peine d’être déclaré visionnaire, nous nous ferions fort de montrer l’esprit, quelquefois la lettre, partout l’empreinte de ces doctrines, dans les productions de notre époque, où l’on s’attendrait le moins à les trouver. Nous les surprendrions peut-être, pour ne pas dire certainement, et surtout, dans les écrits qui leur sont le plus hostiles, précisément parce qu’on ne se heurte que quand on se touche, et que l’on parcourt la même voie. Pour quiconque sait comment s’importent les idées, comment ces voyageuses ailées traversent les frontières, sans se laisser plus arrêter par les cordons sanitaires de la littérature négative, que par les montagnes et les fleuves ; avec quelle facilité elles changent de costume et se métamorphosent ; par quelles portes cachées elles pénètrent dans les esprits les plus en garde contre elles, les surprennent, s’y logent, les dominent et les obsèdent quand ils réagissent, se débattent et luttent contre elles, ou enfin, prennent la plume pour les réfuter, il n’y a là ni vision ni subtil paradoxe, mais un fait général, dont l’application au cas particulier pourrait se démontrer par l’analyse des principales productions des arts et de la littérature actuels…

« En appelant l’attention des hommes sérieux sur les œuvres mêmes de cette philosophie, nous voulons préparer et susciter une critique puissante et féconde, non semblable à celle qui leur rend service et perpétue leur domination par une censure ignorante, des attaques maladroites ou des accusations exagérées, mais qui, au lieu de frapper à côté ou par derrière, ose les regarder en face et se mesurer avec elles avec les armes de la science et de l’esprit ; non celle qui croit les supplanter en éludant les questions qu’elles ont au moins le mérite d’avoir franchement abordées, mais celle qui reprendra un à un tous ces problèmes, les traitera d’un point de vue plus élevé et leur donnera de meilleures solutions. Cette critique vraiment philosophique est encore moins celle qui s’exerce sur leur épiderme, en leur décochant quelques épigrammes, tela sine ictu. Celle-là doit pénétrer au fond de leurs entrailles pour en arracher les idées qui sont leur principe de vie et de durée. Maîtresse de ces idées par la vertu et le droit d’une idée supérieure, elle saura démêler en elles le vrai du faux, les corriger, les redresser, les expliquer elles-mêmes, comme ce dont elles ont inutilement tenté de rendre compte. Elle créera ainsi une doctrine plus solide, plus large et plus vraie, plus capable de satisfaire la raison et les besoins du siècle, et aussi d’interpréter, sans les détruire, des croyances qui ne peuvent périr. Nous nous estimerions heureux d’avoir contribué à lui fournir l’une des deux conditions nécessaires pour élever ce système, la connaissance du présent encore plus que celle du passé, après le génie que Dieu seul peut donner. Plus heureux serions-nous encore si ce système devait éclore dans la patrie de Descartes ! »

Bien qu’étranger, je m’associe de grand cœur à ce vœu.

H. SLOMAN, Dr.

Paris, mai 1854.

  1. Le texte français étant arrêté, il était si facile d’en donner une édition anglaise, qu’un voyage à Londres a suffi pour cela. Elle paraît (sous le même titre que celle-ci) chez John Chapman, à Londres.
  2. Hist. de la ph. all., t. III, p. 383.