La Logique subjective/Remarques

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H. Sloman
Traduction par H. Sloman et J. Wallon.
Ladrange (p. 101-139).
REMARQUES.

I.

Lorsque parut la logique de Hegel, et pendant les dix premières années qui suivirent cette publication, les philosophes, étonnés de la nouveauté de ses doctrines, de la profondeur et de l’éclat de ses pensées, des applications ingénieuses et fécondes qu’il savait en tirer, ne purent se rendre compte de l’ensemble et de la portée de son système. Mais à l’étonnement général succédèrent d’orageux débats, et il fallut une nouvelle période de dix ans après la mort de l’auteur pour ramener un peu de calme dans le monde philosophique. Aujourd’hui, si nous faisons abstraction des questions de détail sur lesquelles on dispute encore et qui divisent toujours les esprits, nous voyons que le résultat du retentissement profond de cette logique nouvelle est le grand intérêt que l’on prend maintenant en Allemagne au problème des catégories.

En effet, le congrès des philosophes réunis à Gotha en 1847, fut unanime, on peut le dire, à reconnaître que la question dont on s’était le plus occupé dans ces derniers temps et qui devait encore fixer l’attention de tout homme voulant sérieusement philosopher, était celle de savoir ce que sont les catégories. Nous croyons utile de présenter quelques réflexions sur ce sujet.

La principale difficulté de cette question vient sans doute de ce qu’elle est complexe, et pour la mieux saisir, on devrait, je crois, la diviser. Car en se plaçant d’abord au point de vue historique, on peut se demander : Quelles sont les catégories données par le langage ? et se plaçant ensuite au point de vue de la philosophie, se demander : Quelles sont ou quelles doivent être logiquement les catégories ?

Il est bien évident que le langage entre pour quelque chose dans les conditions de ce problème, puisqu’il a pour objet, comme la philosophie, de comprendre le monde, ou en d’autres termes, puisqu’il est une philosophie primitive, et une philosophie d’autant plus importante à connaître qu’elle précède nécessairement toutes les autres. Cette philosophie primitive du langage voyait le monde devant elle comme un Tout qu’elle ne comprenait point, et pour le comprendre, elle faisait ce que nous répétons encore chaque jour, lorsque nous sommes devant une chose ou un Tout que nous voulons connaître. Ainsi, ignorant ce qu’est une montre et comment elle fonctionne, nous commençons. pour le savoir, par détruire le rapport qui existe entre ses parties, et nous regardons séparément chacune d’elles, les roues, les pointes, les ressorte ou les vis, comme si elles avaient une existence propre et pour elles-mêmes. C’est encore de la même manière que nous cherchons à comprendre le corps humain en étudiant son anatomie, le coupant arbitrairement ça et là, et comparant entre elles ces diverses sections, qui, d’abord faites sans méthode, seront à peu près de même grandeur ou prises selon des analogies que certaines règles instinctives et grossières nous auront enseignées.

Or, le langage ne fait pas autre chose. Voulant comprendre le Tout, il en sépare d’abord arbitrairement quelques pièces qu’il croit des sujets et qu’il nomme pour cette raison substantifs. Mais lorsque ces pièces ont été ainsi nommées ou posées par la philosophie primitive du langage, il est du devoir de la philosophie qui lui succède et qui garde seule ordinairement ce titre, non.seulement de les rapprocher ou de les comparer afin de voir quelles sont celles qui s’accordent bien entre elles, mais aussi de se demander si le langage n’a pas fait fausse route dans ses divisions, si les pièces qu’il nous offre ont été bien choisies, et si quelques-unes d’elles que nous croyons des sujets ne seraient point par hasard si maladroitement prises que l’on dût, en en parlant, tomber nécessairement dans l’erreur.

C’est cette seconde question que la philosophie avait jusqu’ici négligée.

Et ce que nous disons des substantifs, peut aussi bien se dire des adjectifs et de tous les mots en général, au sujet desquels on peut toujours renouveler les deux questions précédentes, savoir : Quel rapport vrai ils ont entre eux et de quel droit ils existent ? Mais on néglige toujours cette seconde question. Les mots fournis par la langue sont généralement réputés vrais ; et si l’on admet que quelques-uns peuvent être faux, on est cependant assuré que dans le plus grand nombre de cas ils sont absolument vrais, et que ce que nous avons à faire n’est pas de rechercher quel degré de confiance mérite un sujet ou un prédicat. un substantif ou un adjectif donné par le langage, mais seulement de voir si tel ou tel adjectif ou prédicat, réputé vrai en soi, convient ou ne convient pas à tel ou tel substantif ou sujet, présumé vrai a son tour.

Voici un exemple à l’appui de ce que nous disons. On a longtemps discute en philosophie pour savoir si l’âme est simple ou composée, parce qu’on croyait pouvoir en déduire la preuve de son immortalité. Mais tout en supposant douteuse cette question de la simplicité de l’âme, on ne songeait point à demander si l’alternative posée par la langue, à savoir qu’il y a des choses simples et des choses composées, n’était pas douteuse aussi. On négligeait en un mot de demander à la langue où elle a pris cette idée de simplicité ou de composition, et l’on ne voyait point qu’il se pourrait qu’aucune de ces alternatives ne convint aux choses et surtout à l’âme.

Car de ce que l’on rencontre ces deux idées dans le langage, il ne s’ensuit pas qu’elles sont vraies. Tout ce que cela prouve, c’est que le langage se trouvant un jour devant le monde ou le Tout sans le comprendre, l’a décomposé en ces deux parties : et c’est de la même façon que les substantifs, les adjectifs et autres radicaux du langage s’y sont introduits, tout mot étant ce qu’on appelle encore aujourd’hui un mot, c’est-à-dire un aperçu du génie ou l’invention d’une catégorie.

N’ayant encore aucune règle bien établie, la langue, en faisant l’anatomie de ce Tout placé devant elle, aura pu quelquefois, par hasard ou par instinct, faire si bien et d’une main si heureuse ses coupures qu’elle en aura tiré une pièce entière, méritant de recevoir un nom ou d’être une catégorie ; mais d’autres fois, et le plus souvent sans doute, elle a dû se montrer moins heureuse, et couper pour ainsi dire une partie des poumons avec une autre des intestins ou du foie, et croyant que cet ensemble de pièces formait un tout particulier, lui donner une seule appellation. Dans ce cas, elle n’aura donc point trouvé les véritables pièces qui composent le corps ou le Tout, et le rapprochement ou la comparaison des parties qu’elle a trouvées et auxquelles elle a donné des noms particuliers, ne saurait jamais, quoi qu’on fasse, conduire à la connaissance du Tout, si celui qui veut acquérir cette connaissance et qui est le philosophe, se borne a comparer ou a rapprocher ces pièces sans oser mettre en doute leur existence même.

Ces erreurs commises par le langage dans la division du Tout, sont évidemment plus graves que celles que commet une science particulière comme l’anatomie. qui peut se corriger, tandis que les premières troublent et bouleversent tout le savoir humain. Plus d’une fois sans doute, et même le plus souvent, ces fautes du langage cacheront quelque bonne et utile vérité, attendu que l’idée ou l’instinct de la vraie nature des choses guidera toujours un peu l’homme dans la recherche des mots ou des idées, comme il dirige aussi le premier anatomiste en lui faisant pressentir qu’il vaut mieux couper ici que là ; mais tous les deux commettent nécessairement des fautes dont la plus grande est peut-être la nécessité de diviser ou de décomposer ce qui est un tout.

On n’a point encore entrepris de séparer le vrai du faux dans l’établissement primitif du langage. Les recherches grammatico-étymologiques des modernes et beaucoup de ces aperçus naïfs que l’on rencontre chez les anciens, plus près que nous, sinon de l’origine, du moins de la renaissance des lettres au moyen âge, peuvent être considérés comme le prélude à ce qu’il faudrait faire. Ces travaux seront d’un grand secours à la philosophie qui devrait les prendre sérieusement à cœur, les combiner et en tirer toutes les conséquences possibles, au lieu de les négliger comme elle l’a fait jusqu’ici, non par dédain, mais au contraire, par trop de courtoisie, supposant parfait ce qu’a fait le langage, et ne doutant que d’elle-même.

II.

La seconde question, ayant pour but d’obliger les idées à rendre compte de leur existence, sera donc la critique raisonnée, non point d’une langue particulière, mais du langage en général. La philosophie n’est peut-être pas autre chose, et elle a d’autant moins besoin de s’en excuser, que le langage, de son côté, peut bien prétendre que c’est précisément la fausseté de ses catégories et La naïveté illogique des aperçus du génie qui fait sa beauté, sa grandeur ou sa poésie, et que les vraies catégories resteront à jamais impénétrables à la philosophie, ou même qu’elles sont impropres à saisir la vérité tout entière, comme l’anatomie à découvrir les lois cachées de la vie. Sans sortir cependant de la modestie qui convient à une sœur cadette vis-à-vis de son ainée, la philosophie proprement dite peut faire la critique du langage. Et c’est, en effet, ce qu’elle entreprend tous les jours lorsqu’elle constate que les noms ou sujets posés par le langage n’ont aucun droit à ce rôle, et que, par exemple, l’eau, la pierre, le feu, un morceau de fer ou de plomb, etc., ne sont point des individus ayant par eux-mêmes une existence particulière, ainsi que la langue le suppose lorsqu’elle en parle et leur donne des noms, mais qu’ils ne sont que les accessoires d’un Tout qui est la terre, et ne sont point pour eux-mêmes des individus ou des centres ; tandis qu’un arbre, un animal ou un homme seront toujours pour eux-mêmes des individus ou des centres, et par conséquent de vrais sujets, bien qu’ils fassent aussi partie de la terre. Car ces derniers ne sont pas seulement les accessoires ou les attributs de la terre, mais au contraire, ils ont plus qu’elle-même le droit d’être appelés des sujets, attendu que s’ils lui sont inférieurs par la quantité, ils la surpassent infiniment par la valeur ou l’intensité de l’existence. Le fer, c’est-à-dire tout le fer ou toute une espèce de pierre, etc., peut bien revendiquer le droit d’être une catégorie, mais un morceau de fer ou une seule pierre, surtout si elle n’est point un cristal entier, ne saurait jamais être conçue comme individu ou sujet, tandis qu’un seul arbre, un animal ou un homme peuvent vraiment réclamer ce titre. Ils sont réellement des catégories en ce sens que le développement de là création, tel qu’il s’est opère sur notre globe, s’y est arrêté et fixé dans son cours. En s’y arrêtant à son tour, le langage est d’accord, eh ce cas, avec la réalité ou la vérité, tandis qu’il s’est trompé en faisant d’un fragment de pierre ou de fer une catégorie. La pierre, par elle-même, n’est pas un centre, un individu : elle n’est qu’une portion de la périphérie d’un autre centre. comme du roc ou du globe terrestre dont elle faisait primitivement partie. En constatant ces vérités, d’une manière ou d’une autre, que fait la science ou la philosophie, si ce n’est la critique du langage ?

Et comment celui-ci était-il arrivé à faire de tous les modes de l’existence terrestre des individus ou des sujets, si ce n’est par un abus de l’analogie poussée hors de ses limites légitimes ? Car de ce qu’il voyait à côte de quelques individus, comme l’homme, par exemple, qui a conscience d’être vraiment un centre ou un sujet, beaucoup de choses subsistantes isolément, il en a conclu qu’elles devaient être aussi des sujets ou des centres, ayant par eux-mêmes une existence analogue à ceux que la conscience nous révèle spontanément. Ayant donc constaté que l’homme est un sujet, le langage donne à ce sujet des prédicats, et cette antithèse. entre le sujet et le prédicat, lui plait tellement, qu’il transforme aussitôt en sujets tout ce qui semble exister isolément, comme un doigt, un cheveu, une pierre, etc., pour leur donner aussi des prédicats, sans s’apercevoir que cette application exagérée de l’analogie introduit dans le monde qu’il a pour objet de comprendre un si grand désordre, que, pour tâcher d’en sortir, il faut de nouveaux prédicats qui n’ont pas plus de rapports à la vérité ou à la réalité des choses que n’en ont eux-mêmes les sujets auxquels on les applique.

III.

Si nous sortons du labyrinthe où nous introduit le langage, et si nous regardons autour de nous dans le monde, nous voyons que la création nous offre une gradation progressive du moins parfait au plus parfait. Dans le monde inorganique, l’ordre mécanique est inférieur à l’ordre chimique, qui voit au-dessus de lui le monde organisé, se subdivisant par une gradation analogue en végétal et animal, au-dessus desquels plane encore l’intellectuel.

Les diverses classes ou familles dans lesquelles le monde se trouve divisé par ces mots, ne sont point équivalentes ou d’égale valeur, et placées pour ainsi dire sur la même ligne. Elles sont, au contraire, subordonnées, et telles, qu’il y a gradation de l’une à l’autre. Car la différence entre toutes ces classes est immense, non-seulement quantitative, mais qualitative, et l’on pourrait dire infinie. Si quelques savants mettent en doute sa grande étendue, il est cependant généralement admis que les lois mécaniques ne sauraient, dans aucun cas, ni même par analogie, servir à expliquer ou à faire comprendre les lois chimiques, et que les organismes qui font la vie de la plante ou de l’animal sont, à leur tour, bien au-dessus des lois chimiques, et bien plus encore au-dessus des lois mécaniques. Enfin, la nature de l’esprit ou de l’âme repousse toute espèce d’analogie avec le monde organique et plus encore avec ceux qui lui sont inférieurs. Le moins n’embrasse pas le plus ; l’inférieur ne mesure pas le supérieur ; tandis que ce qui occupe le plus haut rang, comme l’intelligence, peut mesurer et comprendre toutes les phases inférieures. C’est ainsi que l’organisme comprend le chimisme sans y être compris, et que le chimisme embrasse le mécanisme.

L’intelligence humaine, il est vrai, s’efforce de comprendre ce qui lui est supérieur, c’est-à-dire ses rapports à Dieu et Dieu lui-même, mais ses efforts enfantins et modestes font voir une fois de plus que la distance entre elle et Dieu est trop grande pour que nous puissions jamais le connaître.

Or, que fait la science en posant ces conclusions, en montrant cette distance presque infinie qui sépare l’ordre mécanique de l’ordre chimique, celui-ci des deux ordres organisés, et ces derniers enfin de l’ordre intellectuel ? La science ne fait pas autre chose que la critique raisonnée du langage qui n’a pas compris ces différences. Ainsi, par exemple, le langage pose et applique à tous les ordres de réalités l’idée de cause, qui, cependant, lui vient d’abord du moins élevé ou de l’ordre mécanique. Là, cette idée de cause et d’effet signifie qu’une impulsion qui vient du dehors d’un corps est le principe d’un changement ou d’un mouvement qui est observé dans le corps. Le langage a reconnu par là que de deux choses séparées, l’une peut être cause de l’autre. Tout fier de cette découverte ou de cette notion de cause et d’effet tirée de l’ordre le moins élevé de la nature, il l’applique aussitôt aux ordres supérieurs, et en fait pour tous les cas une catégorie. Partout où il croit reconnaître quelque analogie avec le phénomène mécanique qu’il a primitivement observé, il parle de cause et d’effet, sans voir que le sens de ces mots se doit naturellement modifier. Ainsi, il nous dit que l’homme est la cause de ses actions, sans remarquer que, dans ce cas, la séparation ou la distance entre la cause et l’effet n’est plus aussi grande qu’elle était d’abord, et que cependant c’est cette différence, constatée par le langage dans l’ordre mécanique, qui fait toute la valeur de cette catégorie. Car si on applique à l’être le plus élevé et le plus parfait, ou à Dieu, cette catégorie de cause ou d’effet tirée de l’ordre le plus bas, on arrive à dire que Dieu est sa propre cause, causa sui, et par là toute l’analogie que ce mot pouvait offrir a disparu. L’effet est identique à sa cause, ou plutôt l’idée de cause s’évanouit, puisqu’il n’y a plus de séparation entre elle et l’effet. Et de ce que nous n’avons point d’autres catégories à lui substituer, nous n’avons pas le droit de conclure que celle-là est bonne. Elle suppose deux extrêmes, dont l’un est la cause, l’autre l’effet ; mais si nous disons que la cause est cause de soi-même, causa sui, il n’y a plus d’extrêmes, et cette catégorie par conséquent n’a plus de valeur.

Nous voyons par cet exemple que l’une des catégories ou des mesures que nous voulions appliquer au monde, ne s’applique pas dans le même sens à tous les ordres de réalités. Il faut parfois changer sa signification, et même avouer, dans certains cas, sa complète insuffisance. Le langage n’en avait nul souci ; il croyait tenir une règle certaine, et la philosophie vient lui montrer qu’il n’en est rien. Et ce que nous disons d’une catégorie, nous pourrions le dire de toutes. Cela sans doute est bien t’ait pour nous effrayer ; et de même que la terre sur laquelle nous marchons nous paraît d’abord immobile, tandis que la science nous apprend plus tard qu’elle se meut, ainsi la logique nous fait voir que toutes les règles ou catégories dont, le langage croyait faire une mesure fixe et sûre, sont au contraire chancelantes dans nos mains, et au lieu de marcher sur la terre, nous voilà voguant sur les flots.

IV.

S’il nous faut, comme nous venons de le voir, mettre en doute la plupart des catégories, il en est deux cependant, celles de temps et d’espace, qui paraissent inébranlables. On sent, en effet, qu’elles dominent l’univers. Kant les appelait les formes de nos sensations, réservant le nom de catégories à ses (douze) formes de l’entendement. Mais puisque les sensations, selon lui, donnent à l’entendement ses matériaux, il aurait dû, plus que tout autre, reconnaître que le temps et l’espace sont des catégories primitives et fondamentales d’où procèdent toutes les autres. Car elles sont nécessaires, inévitables, et nous n’avons aucun moyen d’y échapper. Nous disons bien qu’au delà de l’espace et du temps il y a l’éternité, mais en réalité nous ne pouvons nettement comprendre, tant que nous vivons, cette idée de l’Éternel. Nous ne concevons bien que le temps et l’espace, que nous pouvons imaginer infinis, mais auxquels nous ne saurions nous soustraire. Nous ressemblons en ce point au ciron qui est né sur une feuille et qui ne sait point qu’en dehors de cette feuille sur laquelle il végète, il existe un autre monde.

Cependant, bien que nous ne puissions sortir, dans cette vie du moins, de ces deux catégories fondamentales, il nous est toutefois permis de pressentir qu’elles ne sont point le dernier mot ou les dernières formes de toute existence, puisque nous voyons déjà dans ce monde qu’une forme est d’autant plus parfaite qu’elle est moins soumise aux conditions de l’espace et du temps. Ainsi la plante est fixe sur le soi où elle croît, tandis que l’animal se meut à son gré ; et nos pensées, successives dans le temps, échappent aux lois de l’espace pour n’être soumises qu’à celles du temps.

Il semble, en effet, que l’espace soit plus matériel que le temps. On pourrait peut-être concevoir le développement de l’absolu ou de Dieu dans le monde sous la forme de ces deux catégories, comme décentralisation expansive dans l’espace et concentration intensive dans le temps. Car il faut bien le dire, le temps n’est qu’un point. Ce n’est pas une ligne droite infinie, ainsi qu’on aime à se le figurer ; c’est, au contraire, un centre, un point, un moment ; il est l’instant qui est, le moment actuel. Le passé et l’avenir n’existent pas, puisque l’un a cessé d’être et que l’autre n’est pas encore. Dans cette manière d’envisager le temps, on ne peut donc pas le figurer par une ligne droite infinie des deux bouts, ou même d’un seul dont l’autre a pour limite le présent ; mais plutôt comme un centre ou un point autour duquel se groupe l’univers. Un poëte l’a nommé une bague que tient suspendue la volonté de Dieu et dans laquelle, par son ordre, l’espace infini est sans cesse obligé de passer en se repliant sur lui-même et en se concentrant.

Cette antithèse fondamentale de l’absolu, se déployant dans l’espace et se reployant dans le temps, se représente à nous dans tous les ordres de réalité qui nous entourent ; et le rapport qui s’établit entre les deux extrêmes de cette antithèse, entre l’expansion et la concentration, reparait dans tous les êtres, mais avec une prépondérance de plus en plus grande de la concentration, à mesure que l’ordre des existences est plus élevé, plus parfait ou plus voisin de Dieu. Ainsi, l’expansion restant la même, la force de concentration est bien plus grande dans l’animal que dans la plante ; et l’homme, placé bien au-dessus de ces êtres inférieurs auxquels cependant on peut déjà donner le nom d’individus, l’homme, qui a seul le droit de se dire un sujet, se sent doué d’une puissance de centralisation si intense qu’il se croit doué de libre arbitre, ou en d’autres termes, qu’il se croit un centre tout à fait maître de sa périphérie.

Mais si l’on n’aime pas généralement à mettre le temps et l’espace au-dessus des autres catégories, cela vient de ce qu’en partant de là, on se trouve en présence d’un dualisme qui semble exclure l’unité de système. Il se pourrait, en effet, que le rapport entre le temps et l’espace fût le principe et la fin de toutes choses, le premier et le dernier mot de l’énigme que nous cherchons, et c’est ce que la philosophie constate en s’occupant d’une manière spéciale de ces deux catégories. C’est bien ce qu’a fait Kant, et c’est en ce sens qu’il faut revenir au kantianisme. La philosophie de la nature renouvelée par Schelling ne fait pas non plus autre chose, puisqu’elle nous force à reconnaître que le temps et l’espace sont les premières formes ou les plus importantes de toutes, et que Dieu étant l’unité et le monde la variété, le développement de l’unité en variété, comme le retour de la variété à l’unité, s’accomplissent dans les formes nécessaires de l’espace et du temps.

Si par une hypothèse impossible, mais effrayante à concevoir, on suppose que le temps cessant d’exister, l’espace demeure seul dans le monde, alors l’absolu s’étant éparpillé et pour ainsi dire démembré dans toutes les parties de l’espace afin de donner une existence propre à chacun de ses attributs, la connexion entre ses membres serait détruite, la conscience du tout serait perdue, et l’absolu ne se retrouverait point. Car il n’y a de mouvement et de vie que dans le temps, qui fait que tout être se transforme et se hâte d’arriver au moment actuel qui seul existe. Dans un monde, au contraire, ou l’espace subsiste seul sans le temps, tout paraît s’arrêter et s’immobiliser. Avec lui nous avons la séparation, l’isolement et la mort ; avec le premier, la continuité, le mouvement et la vie. Et bien que ces hypothèses ne soient peut-être pas admissibles, il n’en est pas moins vrai qu’il faut avant tout, à l’aide de ces suppositions ou de toute autre de même nature, tâcher de mieux saisir et de mieux comprendre le rapport qui existe entre ces deux catégories fondamentales, dans lesquelles le monde a commencé et se développe encore tous les jours, et qui embrassent tout notre être.

La philosophie contemporaine ne leur donne pas l’importance qu’elles méritent. Dans sa logique subjective, qu’on a nommée une définition des attributs de Dieu antérieurs à la nature, Hegel semble n’en rien dire ; et si dans une autre partie de sa philosophie, qu’il appelle philosophie de la nature, il débute par l’antithèse de l’espace et du temps, affirmant que la matière est le fruit de leur union, cependant il commet l’erreur de placer sur la même ligne la matière et ses deux principes. D’où il suit que son système semble pouvoir négliger, non-seulement ces deux principes dès qu’ils ont enfanté la matière, mais encore toute analogie tirée de leurs rapports.

Nous n’échappons pas, en réalité, aussi aisément aux catégories de temps et d’espace, et nous n’avons pas le droit de les mettre ainsi de côté après n’en avoir parlé que dans l’introduction de notre philosophie. Elles nous suivent et nous accompagnent toujours, parce qu’elles sont comme la méthode ou la loi suivant laquelle Dieu s’est manifesté dans le monde, en commençant par s’éloigner de. lui-même pour y revenir ensuite après ce long détour. La matière est bien réellement dans la nature la première forme de cette manifestation de Dieu, mais le temps et l’espace n’en continuent pas moins à dominer toute la création, non-seulement dans l’ordre inférieur des existences, mais aussi dans les ordres plus relevés, puisqu’ils soumettent à leur empire l’intelligence elle-même, qui, pour ce motif, n’est point encore l’absolu, comme le supposait Hegel.

V.

Il est presque superflu de remarquer que Kant a réellement débuté par les catégories de temps et d’espace ; mais il est curieux de montrer que les théories philosophiques même les plus abstraites doivent nécessairement commencer par là. Car pour comprendre l’infinie variété des choses qui existent dans le monde, le philosophe, cherchant une idée qui puisse embrasser cette variété infinie, nous fait voir que cette idée se développe dans toutes les formes où le conduit successivement sa théorie. Or, cette idée de développement n’est autre chose que la notion même de l’espace et du temps, dans lesquels nous voyons le germe ou l’œuf se développer pour devenir plante ou animal, ou bien la seule notion du temps dans lequel ce qui existe peul seul aussi se développer. Car il est évident que si nous supprimons ces analogies et ces exemples de l’œuf ou du germe se développant dans l’espace et dans le temps, le mot de développement n’a pins de sens et devient insaisissable. D’où il suit qu’en généralisant cette remarque, nous pouvons dire que toute philosophie, même en supposant qu’elle ait pu commencer tout à fait à priori sans tenir aucun compte de l’espace et du temps, y retombe forcément dès qu’elle fait voir que ce qu’elle a posé d’abord se développe ou devient ce qui suit, puisque l’idée du développement ou du devenir se tire de l’espace et du temps.

Ainsi Hégel, dans sa philosophie, s’il fallait le prendre à la lettre, ne commencerait réellement point par ces deux catégories, puisque sa première trilogie devenue si fameuse n’en dit rien. Elle pose que l’Être est aussi le Rien, et que la vérité de tous les deux est le devenir. Mais puisqu’il a d’abord établi le devenir comme un développement ou un mouvement de l’Être au néant et du néant à l’Être, il est clair que c’est bien en réalité la notion d’espace et de temps que nous avons en nous qui nous permet de comprendre ce qu’il veut dire. Car nous ne concevons le mouvement que dans l’espace et le temps ; hors de là ce mot n’a plus de sens et ne nous apporte aucune idée. Cette remarque est d’autant plus importante que toute la vérité et l’originalité de sa philosophie reposent sur cette première trilogie, et que sa gloire comme sa conquête est d’avoir mis le devenir au premier rang, que l’Être occupait avant lui. Or, nous venons de le voir, cette détrônisation de l’Être et cette élévation du devenir ne s’est point faite sans le concours de l’espace et du temps, et peut-être même n’est-elle autre chose que la réduction à un point de cette ligne infinie qui figurait autrefois le temps, c’est-à-dire la substitution du temps, conçu comme le moment qui est mais qui s’enfuit toujours, à la notion du temps conçu comme durée permanente.

Avant Hégel, il est vrai, on avait dit que le temps s’enfuit ; mais dans tous les systèmes antérieurs au sien sa catégorie principale du devenir est plus ou moins effacée, amoindrie, et l’Être subsiste toujours. C’est lui le premier qui a déclassé l’Être et l’espace pour élever le temps et le devenir au premier rang.

La trilogie fondamentale de Hégel ou ses trois catégories principales, et toutes celles que les philosophes établissent en commençant, sont nécessairement un peu froides et pâles ; car en admettant même que ces catégories fondamentales puissent, à la rigueur, renfermer dans leur sein toutes celles qui s’en déduisent plus tard, elles n’ont point encore leur précision, leur éclat, leur timbre ou leur détermination spéciale. D’où nous pouvons tirer celte conséquence, que toute catégorie, la première comme les autres, prise en elle-même, ne saurait jamais être absolument vraie, attendu que si l’une d’elles était tout à fait vraie, les autres seraient inutiles. Nous pouvons donc en conclure d’une manière générale que chaque catégorie n’est en quelque sorte qu’une coupe ou section faite dans le Tout, parmi beaucoup d’autres également possibles, à peu près comme un ingénieur qui, pour étudier la courbure d’une voûte, fait une première section qu’il étudie, puis un seconde différente de la première qu’il étudie encore, puis une troisième, une quatrième et ainsi de suite, jusqu’à ce qu’il ait épuisé la voûte ou le tout qu’il voulait connaître. Il n’en fera jamais assez, en réalité, pour connaître au juste toute la courbure, mais il acquerra du moins des connaissances qui lui manqueraient sans cela, et même il connaîtra les points essentiels de la voûte s’il a soin de faire ses coupes aux endroits où elle offre le plus d’originalité. Les catégories nous donnent aussi des points de vue plus ou moins importants, mais partiels. Ce sont comme des anses à l’aide desquels nous tâchons de saisir l’absolu, sans pouvoir toutefois l’embrasser. Pour que nos connaissances fussent toutes vraies, il faudrait que nous n’ayons qu’une catégorie, de même que nous pouvons admettre que les impressions des choses sur nos sens seraient plus parfaites si nous n’avions qu’un sens, qui réunirait les mérites des cinq, et nous donnerait d’autres avantages résultant de cette union, dont la privation nous empêche, en beaucoup de cas, de saisir toutes les propriétés des choses.

Dans cette hypothèse, il serait donc très-important de savoir si la fausseté de chaque catégorie prise isolément vient de nous, ou si elle est nécessaire, parce que Dieu, en se développant, aurait voulu être à la fois vrai (c’est-à-dire l’Éternel ou le tout) et non-vrai (ou tel qu’il se manifeste séparément dans l’espace et le temps). Cette dernière question paraît être la plus grave de toutes, et si nous pouvions y répondre, nous aurions la solution demandée par le congrès philosophique de Gotha. Mais la réponse à cette question sera toujours bien douteuse, et la question elle-même n’est pas moins difficile à poser. Car si, d’une part, le temps et l’espace sont non-seulement des catégories comme nous l’avons fait voir, mais de plus la source et le fondement de toutes les autres ; et si, d’autre part, notre entendement se compose nécessairement de catégories, on pourrait bien en conclure que les perceptions variées de nos sens sont la véritable cause qui fait que notre esprit procède par plusieurs catégories et non point par une seule, et que la langue n’a pas pu nous en donner d’autres que celles que nous connaissons. Dans le cas contraire, les sections ou coupes indiquées par le langage, rectifiées par la philosophie et faites pour étudier la courbure de la voûte ou du Tout que nous voulons connaître, ou en d’autres termes, les anses que la langue nous prête pour saisir l’absolu et qui nous sont devenues si familières, n’obtiendraient notre assentiment que parce que nous les connaissons et qu’elles ont déjà intéressé tous les hommes de tous les siècles depuis l’enfance du monde jusqu’à ce jour.

VI.

Il est vrai que si l’homme était absolu, comme le croyait peut-être Hégel, il ne débuterait pas forcément par l’empirisme en philosophie, c’est-à-dire par le temps et l’espace. Il exprimerait immédiatement et d’un seul mot la nature éternelle et inconditionnelle de l’absolu ou Dieu en dehors de l’espace et du temps. Ou plutôt il ne le dirait pas, car le langage est humain, et l’absolu, selon toute vraisemblance, n’a pas besoin du langage. D’où il suit que l’absolu ne pourrait pas non plus penser. Car l’antithèse entre l’Être et la pensée qui se traduit par la parole, ou entre ce que nous pensons et ce que nous sommes, existe bien en nous ; mais on ne saurait admettre en Dieu une semblable limite de l’Être, que l’on ne rencontre que dans l’homme, chez qui la circonférence de la pensée est plus grande que celle de l’Être.

Tous les systèmes de philosophie jusqu’ici ont fait de Dieu un Être pensant ; mais les principales objections élevées dans ces derniers temps contre les doctrines rationalistes en général, ont eu surtout pour objet d’établir que Dieu doit être considéré plutôt comme agissant que comme pensant. On a répété le mot des anciens philosophes que Dieu est agent : Deus est actus purus. Nous voyons là un légitime pressentiment de la nécessité d’élever Dieu au-dessus de la sphère de la pensée ou de l’entendement et de la science. Mais le côté défectueux de cette ancienne, définition de Dieu qu’on reproduit de nos jours, est de substituer la volonté ou l’une des facultés humaines à une autre, et de croire que cette volonté est adéquate ou conforme à la substance de Dieu. Il nous parait évident que cela ne répond pas au besoin que nous sentons de définir Dieu ; et si l’on veut absolument le définir d’un mot, il faudrait au moins dite qu’il est l’unité de l’Être, du Penser et du Vouloir, ou l’union de ces trois facultés en une seule. La perfection souveraine de Dieu doit être, en réalité, de ne pas exister comme un moi qui a hors de lui un non-moi auquel il ne peut atteindre que par la volonté ou par la pensée. Pouvoir connaître et porter son action dans le non-moi, sont deux perfections qui nous élèvent au-dessus des animaux ; mais en cela il y a encore l’imperfection de n’être pas le non-moi, et de n’avoir avec lui que des rapports éloignés de connaissance ou d’influence active, sans pouvoir arriver jusqu’à son Être ou sans être lui.

Car si nous étions les choses que nous connaissons, le savoir, qui n’existe que par l’antithèse du moi et du non-moi, aurait disparu. Le moi, qui n’est dans l’homme qu’un petit centre n’occupant qu’un point isolé, est en Dieu le centre de l’univers ; ou plutôt l’univers est son Être, et par conséquent il n’a point de non-moi à côté de son moi. D’où il suit que la valeur infinie qu’acquiert en lui la catégorie de l’Être, fait évanouir et disparaître la catégorie du savoir. La distinction du moi et du non-moi en Dieu, s’il l’a fait, n’a pu lui plaire qu’après coup, par un déplacement du centre dans sa périphérie, c’est-à-dire dans le temps et dans l’espace ; mais alors la conscience du tout ou le retour au centre, ne saurait jamais lui être impossible, ni même d’aucune difficulté, comme sont obligés de le soutenir ceux qui prétendent qu’il y a des qualités dont il ne s’est primitivement approché et dont il ne s’approche encore qu’avec

sa volonté ou sa pensée, et point avec son Être.
VII.

En imposant des noms aux choses, le langage pose donc des sujets sans prouver qu’il en a le droit. Le sujet qui parait seul mériter ce titre est l’homme. Mais, lui aussi cependant, est tellement dépendant des êtres qui l’entourent, et ses rapports avec le monde lui sont si nécessaires, que l’intelligence et la conscience, qui constituent réellement son moi, ne se seraient point fait, jour s’il n’était sans cesse en relation avec ses semblables, et que les idées du bien et du vrai n’auraient jamais pu se manifester s’il avait été seul. Car il n’existe pour lui de devoirs, à proprement parler, que ceux qu’il a envers les autres, et l’on voit par là que le développement de la volonté, soumis aux lois de la morale et de la vertu, serait parfaitement impossible s’il vivait solitaire, ou du moins que tous ses devoirs se réduiraient à ceux qu’il a envers Dieu, et ce qui est la même chose, envers lui-même, lesquels, dans ce cas, seraient la seule loi de toutes ses actions, en admettant qu’on put encore donner à ses actes solitaires le nom d’actions. Et de même que pour les actions ou pour l’exercice de la volonté, il faut absolument, comme nous venons de le dire, le concours de plusieurs sujets, il le faut aussi et peut-être avec la même nécessité, pour les opérations de l’entendement. L’homme, en effet, qui vivrait seul sur la terre ne parlerait point, et par conséquent il n’aurait point de langage, et ses idées ne se développeraient pas comme les nôtres, puisque la plupart de nos idées nous viennent par reflet, c’est-à-dire par renvoi du moi au non-moi lorsque ce dernier est une individualité comme nous. Mais il serait puéril de vouloir prouver plus longuement que l’homme est sans cesse en rapport avec ce qui l’entoure, et dont, pour ce motif, il se sent toujours plus ou moins dépendant. Nous savons très-bien, d’autre part, que l’homme est libre, et cependant que la détermination de sa volonté est dirigée par des penchants ou instincts, qu’il reçoit, non de lui-même, mais de la nature, et qui font que certains devoirs lui sont plus pénibles que d’autres, et que certains individus ont des inclinations différentes. Là encore, le moi se sent dépendant du non-moi. Or, une existence qui dépend d’une autre n’a pas le droit de se dire un sujet, puisqu’elle n’est sous ce rapport qu’un attribut de celle dont elle dépend. Nous sommes donc forcés d’avouer en dernier lieu, qu’il n’y a qu’un sujet qui est Dieu, dont tous les autres sujets ne sont que les prédicats ou qualités, plus ou moins libres à son égard sans pouvoir l’être entièrement.

Ainsi que nous le supposions tout à l’heure en commençant, ce n’est donc point l’existence d’une unité ou centralité absolue, qui donne à la langue dans certains cas, comme dans celui de l’homme, par exemple, le droit de poser un sujet, droit dont elle aurait abusé dans d’autres cas ; mais c’est seulement un degré plus ou moins grand de substantialité ou de centralité, que nous apercevons en réalité et qui fait la différence entre les choses qui ont le droit d’être appelées sujets et celles qui ne l’ont point. Or, cette substantialité se trouve déjà, mais a un degré inférieur, dans le cristal, plus élevé dans la plante, plus encore dans l’animal, et enfin dans l’homme au plus haut degré que nous le connaissions. Un seul morceau de fer ou de pierre pourrait donc aussi, mais avec encore moins de vérité, se dire un sujet, puisqu’il a pour centre la force de cohésion ; et l’on devrait dire qu’un morceau de bois enseveli depuis mille ans dans les ruines d’un château n’est pas encore mort, attendu que là où il y a cohésion et unité, la vie subsiste toujours. Il ne meurt qu’après s’être entièrement pourri, quoique, dans un autre sens, l’arbre dont il faisait partie fût peut-être mort depuis longtemps lorsqu’on l’abattit. Partout où il y a cohésion, il y a vie, système, unité. Ce papier est vivant jusqu’à ce qu’il soit pourri ; ceux qui l’ont fabriqué ont contraint sa force vitale à prendre cette nouvelle forme avant de s’évanouir. Deux morceaux de liège flottant sur l’eau, qui se rapprochent à cause de l’attraction qu’ils ont l’un pour l’autre, se font par là un centre commun vers lequel ils convergent et qui devient pour le moment un sujet dont ils sont les attributs. Ainsi, nous voyons partout un sujet, et pourtant l’homme lui-même n’est pas un sujet. Les derniers êtres comme les premiers, n’ont pas absolument le droit d’être appelés sujets, et n’en sont pas non plus absolument dépourvus ; car la distance immense, infinie, qui existe entre deux classes d’êtres, comme entre la vie de cohésion et la vie proprement dite, entre celle-ci et la vie intellectuelle qui commence dans l’homme, n’a sa source que dans une augmentation de centralité de plus en plus grande.

Dans cette hypothèse, c’est donc seulement une augmentation quantitative qui fait apparaître une existence nouvelle, tout à fait différente d’une autre. Mais on n’admet pas volontiers cette conclusion. Cependant, l’augmentation de quantité n’ayant pas lieu dans tous les sens, mais dans un seul, tandis que chacun des autres reste ce qu’il était d’abord, on peut admettre que celui qui se développe et qui commence à dominer, était primitivement contenu et comme absorbé dans les autres. La prépondérance plus ou moins grande d’une des directions change le caractère et les relations de toutes les qualités. Ainsi, lorsque nous avons supposé que Dieu ne pensait ni n’agissait pas, nous avons supposé que son Être s’augmentait tellement qu’il absorbait toutes les autres relations, qui sont encore manifestes dans l’homme parce qu’il n’est pas infini.

La différence des systèmes philosophiques sur la notion de Dieu s’explique en réalité par cette remarque. Car cette notion n’est, en tous cas, qu’une augmentation à l’infini. Ce qui change, c’est le point de départ. La théorie rationaliste suppose que ce qui est dans l’homme la raison, s’agrandit tellement en Dieu, que cette seule qualité absorbe toutes les antres ; et ce système domine jusque chez Hégel. Après Hégel on s’est effrayé de cette notion de Dieu et des conséquences qu’elle pouvait avoir et qu’il avait si bien déduites. On a pris pour point de départ la volonté ou l’activité humaine, de préférence à la faculté passive d’intelligence ; on a dit que Dieu est l’acte ou l’agent, actus purus, et on a cru par cela en relever la notion. C’est la volonté, dans cette hypothèse, qui absorberait les autres qualités. Enfin, la philosophie de la nature nous engage à partir de l’Être et à lui donner une telle intensité, qu’il absorbe à son tour le penser et le vouloir. Mais cette absorption est en même temps une conservation. Rien ne se perd ; seulement la relation change, et avec elle la qualité, puisque l’une de deux ou de plusieurs directions ou pôles de l’être s’est développée et a surpassé l’autre. C’est ainsi que dans l’animal, l’âme, si nous voulons déjà lui donner ce nom, est l’instinct, qui, d’une part, constitue son individualité, et qui, d’autre part, le retient en rapport avec l’univers. Dans l’homme, elle acquiert une prépondérance marquée sur le corps ; elle s’agrandit, et en croissant, elle rend possible son affranchissement, que nous appelons libre arbitre. Voilà un changement de qualité opéré par la seule augmentation de l’intensité primitive, se développant dans une direction ; car nous pouvons dire que le moi de l’homme est à la fois semblable à celui de l’animal et absolument différent, puisqu’il y a dans tous les deux la sensibilité, et que dans l’homme seul le libre arbitre devient possible, tandis qu’il est impossible dans l’animal. Ainsi, en général, une analogie peut persister, non-seulement dans les différences de quantité, mais même dans celles de qualité. Et si la quantité mathématique, tant que l’on ne parle que des abstractions d’espace et de nombre, ne parait jamais changer de qualité, alors même qu’on la porte jusqu’à l’infini, il n’en est plus de même lorsque cette quantité qui se développe s’applique à un système de forces, dont une qui varie peut, en s’augmentant par rapport à une autre, la vaincre tout à fait et changer par là toute la nature du système.

La difficulté de distinguer nettement ce qui est sujet de ce qui n’est qu’attribut ou qualité adhérente au sujet, se retrouve partout, et il n’y a peut-être que la chimie qui puisse nous montrer jusqu’à un certain point comment une existence qui n’était que qualitative se transforme en sujet, ou plutôt comment un sujet d’un ordre inférieur devient sujet d’un ordre supérieur. En effet, l’acide et la base, qui existent d’abord comme éléments ou forces chimiques, et l’on pourrait presque dire qualités de la terre, leur sujet commun, donnent naissance au cristal qui devient lui-même un sujet, c’est-à-dire un système ou une unité qui n’existait auparavant que dans la terre. Dans cette hypothèse, l’état naissant, status nascens, ou le moment où les molécules de la base et de l’acide se rapprochent, est le moment où la vie du cristal est en mouvement ; et la vie postérieure de ce cristal réside dans la cohésion qui détermine pour longtemps encore la forme élastique et l’existence particulière de ce système[1]. Nous voyons ici que la nature, se manifestant comme cohésion, arrête et fixe un mouvement qui se fait ; elle oblige un mouvement qui s’écoulait dans l’état naissant à persister. Mais l’état naissant du cristal n’est pas permanent dans le cristal lui-même.

Il passe ; une cohésion nouvelle apparaît dans le cristal et en fait un système qui se défend contre l’action du temps. Dans un ordre plus élevé, dans la plante, par exemple, et dans tous les corps organisés, le mouvement de vie, qui ne se prolonge pas aussi longtemps que la cohésion qui est presque tout à fait passive, n’est en quelque sorte autre chose que la prolongation et l’organisation mieux réglée de cet état naissant qui se montre déjà dans le cristal où il ne dure qu’un instant. La nature prolonge ce mouvement afin de le mieux contempler en le perfectionnant. Nous devrions ajouter, dans le sens de la philosophie de Hegel, que ce mouvement se rencontre encore dans la logique, mais qu’il y passe plus vite que dans le cristal ou que dans la plante, puisque toutes les formes des existences y sont pour ainsi dire réduites en un point et comme coexistantes dans le même instant.

Les éléments qui constituent le mouvement dialectique, dans la logique objective et subjective, et qui n’ont pour ainsi dire pas d’existence puisqu’ils ne font que passer et se transformer, se ralentissent et s’arrêtent dans la nature, qui donne à chaque élément une existence particulière et qui n’en manifeste qu’un seul à la fois, faisant alors abstraction des autres et les subordonnant de plus en plus. Hégel insinue, en effet, que les mêmes catégories de Dieu qui, dans la logique, sont enveloppées l’une dans l’autre, se séparent l’une de l’autre dans la nature. Nous voyons par là dans quel sens on doit entendre le mot d’un de ses disciples, que Dieu étant vrai et absolu dans la logique, a voulu aussi être moins absolu et moins vrai dans la nature. Et nous pouvons en conclure qu’en s’attachant à ces doctrines ou à d’autres analogues, il est impossible d’admettre que la langue, la logique et l’intelligence humaines soient absolues, quand bien même, ce qui est encore fort douteux, elles pourraient suivre et copier fidèlement la nature. Car, en vérité, si déjà la nature fixe et sépare les éléments qui sont unis en Dieu, la langue et la logique arrêtent et divisent encore plus ce qui passe trop vite à leur gré dans la nature ou dans l’intuition spontanée de l’esprit. Ainsi, la langue et la logique parlent de buts qui se réalisent dans certains cas, quoique le plus souvent le but ne soit pas distinct de sa réalisation. En appliquant par exemple cette catégorie de but à la plante on se trouve dans un grand embarras, parce que dans la plante le but n’est pas séparé des moyens dont elle se sert pour l’accomplir. Nous pourrions dire que la fleur est son but plutôt que les racines ou les feuilles, et dans certains cas, que ce sont les graines ; mais en réalité nous voyons que le but de la plante ne saurait être ni l’un ni l’autre, mais que c’est la plante tout entière qui est son but à elle-même, et dans ce cas, nous reconnaissons que le but n’existe pas en dehors des moyens qui servent à l’accomplir. Nous continuons cependant, et à bon droit, à faire usage de la catégorie de but en disant que la plante entière est son propre but.

De même lorsque nous disons : Je fais ceci, nous exprimons un acte entier par lui-même, ou l’action du moi qui se traduit d’une manière quelconque dans le non-moi. Mais cet acte un ou entier est divisé par la langue en trois, savoir : le moi avant qu’il agisse et abstraction faite de son action, désigné par le mot je ; puis ce qui est accompli, considéré après l’acte, non pins comme en étant une partie constitutive, mais abstraitement en soi, et désigné par le mot ceci ; enfin, entre ces deux extrêmes, la langue place le mot fais pour marquer que ce n’est ni je ni ceci qu’elle veut désigner, mais l’acte allant de l’un à l’autre.

La langue arrête donc ce qui coule dans la nature, à peu près de la même manière que l’art saisit un sentiment, un geste, un instant du coucher du soleil, toutes choses qui ne durent point, mais que la poésie, la peinture ou la musique arrêtent et font persister. Et ceci devient surtout éclatant dans les œuvres où s’unissent deux arts de différente nature, comme la poésie et la musique sur nos théâtres, et où l’action dramatique demandant par exemple que le héros s’élance et vole pour sauver la vie d’un ami, au lieu de faire l’action, il chante pendant tout le temps nécessaire pour que le compositeur, forçant le moment de s’arrêter, puisse le saisir et le rendre parla musique. De même la vérité est une, mais les catégories la divisent ou la coupent, et tandis qu’elle coule et manifeste sa vie, les catégories l’arrêtent sans cesse. Mais ces ralentissements sont nécessaires au développement de l’absolu lui-même, ou du moins à l’entendement de l’homme qui ne procède que par catégories,

et qui, pour ce motif, n’est pas absolu.
VIII.

Nous avons vu que les catégories fournies par le langage et critiquées par la philosophie sont douteuses. Réveillée par la logique de Hegel, la question de leur valeur s’offre encore à nous sous une autre forme, celle de la méthode. Là surtout, Hegel se montre l’adversaire de Kant.

Après avoir distingué les jugements analytiques, qui ne sont que des définitions explicatives, d’avec les jugements synthétiques, qui nous apportent de nouvelles notions, Kant se demande comment il peut exister des jugements synthétiques à priori, ou comment nous pouvons concevoir à priori des idées nouvelles. J’admets et je comprends, disait-il, que l’empirisme nous procure des idées nouvelles, mais en dehors de l’empirisme je ne vois pas que nous puissions aller d’une idée à une autre, différente de la première, mais seulement à une idée déjà contenue dans celle que nous posons d’abord. Il n’y a donc point de jugements synthétiques à priori. D’où il conclut que nous ne pouvons rien connaître qui ne soit donné par l’empirisme, et que, par conséquent, nous ne pouvons rien savoir de certain sur ce qui est transcendant et nous intéresse le plus, comme Dieu, la création, l’immortalité de l’âme, etc. Ainsi parlait Kant, du moins dans sa philosophie théorétique ou spéculative, tandis que dans sa philosophie pratique, et sans qu’un puisse deviner pourquoi, il affirmait que l’homme trouvait dans sa conscience une réponse satisfaisante à ces questions transcendantes.

Hégel ne put se contenter de cette modestie théorétique de Kant. Afin d’établir l’insuffisance de la raison, ce dernier avait remarqué qu’elle tombe dans des antinomies insolubles aussitôt qu’elle sort de l’empirisme. Car elle prouve aussi bien, disait-il, que l’espace doit être infini que fini, que le monde a dû ou qu’il n’a pas dû commencer, etc. La raison pose deux alternatives incompatibles, mais dont l’une ne saurait vaincre l’autre, attendu que le spectre de celle qu’on réfute reparait toujours. C’est comme dans la tragédie de Shakspeare où l’on voit reparaître le spectre du roi défunt, et où les amis de Hamlet s’écrient : « Il faut qu’il y ait quelque chose d’absolument faux dans notre royaume, puisque cette apparition revient. » Semblable aux amis de Hamlet, Kant se contente d’être le spectateur impassible de cette contradiction ou de ce désordre, tandis que Hégel se met à l’œuvre pour rétablir l’harmonie entre ce qui est et ce qui doit être. En d’autres termes, le premier, voyant qu’il y a des antinomies, et que les résultats trouvés par la raison se contredisent ou s’annulent, s’arrête là ; tandis que le second cherche l’accord entre les principes et les faits, entre la raison et ses résultats.

Satisfaisante pour Kant, la théorie de l’incapacité de l’esprit humain ne contente pas Hegel, et ce sont peut-être justement les antinomies de son prédécesseur qui l’ont conduit et poussé à sa méthode négative, qui n’est en réalité que l’antinomie réduite on système. Car voyant que le canon de l’identité qui avait gouverné la logique depuis Aristote jusqu’à lui, se trouvait en défaut, puisqu’il admettait les antinomies, il lui substitua une nouvelle règle destinée, selon lui, à résoudre ces antinomies apparentes. C’est ainsi qu’à la logique ancienne et bien connue qu’on pourrait appeler la logique de l’identité et qui a pour axiome qu’une chose qui est ne saurait être le contraire de ce qu’elle est, il opposa sa propre logique selon laquelle tout ce qui est est aussi le contraire de ce qu’il est. Par ce moyen, il avance à priori ; il pose une thèse d’où il tire une nouvelle synthèse, non pas directement, comme on croyait pouvoir le faire avant lui, mais indirectement, par l’intermédiaire de l’antithèse.

Thèse, antithèse, synthèse, voilà donc la marche du développement de sa philosophie. Il croyait que les vîntes nouvelles qu’il découvrait et qui s’offraient à lui sous cette forme de trilogie, lui arrivaient réellement par cette méthode. Mais de même que l’on se trompait avant lui, en croyant que l’on pouvait passer d’une thèse à une autre par la seule règle de l’identité, ce que Kant trouvait impossible et ce qui le poussait à se demander comment on pouvait faire des jugements synthétiques, Hégel se trompait aussi en croyant que sa règle antithétique suffisait seule à embrasser et à comprendre les variétés infinies dans lesquelles le monde et le moi se développent.

Sa logique est une exception à la règle qui dit que tout le monde est content de son esprit. L’ancienne logique était toujours satisfaite de son esprit et de ses résultats, tandis que celle de Hégel n’est jamais contente des siens et oppose toujours une nouvelle négation aux résultats qu’elle vient d’obtenir. En cela elle a grandement raison, car si l’on veut avancer, il ne faut jamais s’arrêter à ce que l’on a trouvé, et c’est cet esprit de négation qui a conduit l’auteur de cette philosophie à tant de merveilleuses découvertes dans toutes les parties de la science. Mais il avait tort de poser comme règle logique cette maxime qui n’était que le stimulant qui le poussait en avant en renversant tout ce qui prétendait se fixer ou s’arrêter devant lui.

Hégel a fait brèche dans les catégories en montrant que chacune d’elle est en partie vraie et en partie fausse. Voilà l’immense résultat qu’il a obtenu sans le savoir, car il croyait parvenir à tout autre chose, et surtout à prouver que toutes les catégories étaient vraies. Et cela se montre principalement dans ses travaux éthiques et historiques, qu’il avait fait précéder dans une préface fameuse de ces mots étranges : Que tout ce qui se fait est raisonnable.

Nous croyons donc que la méthode de Hégel est insuffisante, et que d’ailleurs ni lui ni aucun autre philosophe n’a jamais commencé par se faire une méthode. Car on entend par méthode une forme qui soit plus simple que les développements auxquels elle conduit, et l’on peut être certain a l’avance que, pour être vraie, elle ne saurait être aussi simple qu’on aimerait à l’avoir. Le développement du monde n’étant pas simple, la méthode elle-même avec Laquelle nous le suivons ne saurait non plus être simple. Il est étrange que les trilogies au moyen desquelles avance la philosophie de Hegel, aient pu si longtemps passer dans toute l’Allemagne pour une méthode sérieuse. Peut-on croire que les variétés si riches qui nous entourent, comme la vie, l’esprit, l’âme, l’amour, la vertu, etc., soient partout et toujours le résultat d’une même trilogie : thèse, antithèse, synthèse. Trop monotone ou trop uniforme pour l’homme, cette marche dialectique le serait encore bien plus pour l’absolu ou Dieu, qui cependant, selon Hégel, aurait dû suivre constamment cette marche sans en dévier jamais dans aucun de ses développements.

On peut établir, je crois, que l’absence de méthode est ce qui pousse réellement le philosophe. Il faut qu’on ne soit jamais content de ses découvertes ; c’est le seul conseil à donner à ceux qui demandent une méthode dans la recherche de la vérité, et c’était aussi sans doute la méthode de Hégel. Dès qu’une forme se présentait, il la niait ou il lui faisait une opposition directe, et grâce à cette opposition, sa forme prenait un nouvel aspect. Et quand il croyait avoir embrassé ou saisi les catégories à l’aide de sa méthode, ce n’était en réalité que la force prodigieuse de son génie qui les avait pénétrées sans l’assistance de sa méthode. C’est pourquoi la doctrine de Schelling, qui dit qu’au lieu de méthode le philosophe arrive par intuition spontanée aux idées nouvelles, me parait la seule vraie, jusqu’à ce que nous arrivions, si c’est possible, au dernier degré de la connaissance. Car une pensée n’existe que virtuellement tant qu’elle n’est pas formulée dans le langage, et la langue, comme les idées antérieures, sont autant de chaînes ou d’entraves dont le moi se délivre en se plongeant dans les profondeurs mystérieuses de son unité. Toutes les fois qu’il recherche des idées nouvelles, le moi se ramène à l’état naissant (status nascens), pour se fixer ou se cristalliser aussitôt après. La forme qu’il avait auparavant doit s’effacer ou se taire un moment, mais pour embrasser le moment d’ensuite une forme ou une cristallisation nouvelle. La méthode de Schelling est cet état naissant, état nécessaire, mais non définitif. Répétons-le donc : c’est en ne se disant jamais content de la forme à laquelle il arrive, que l’esprit atteste et prouve sa liberté absolue ; car aussitôt qu’une forme le satisfait, elle le domine ; il en devient l’esclave. Mais, d’autre part, s’il voulait être toujours et tout à fait libre, il n’aurait plus de connaissance. Il faut donc que la forme et la liberté se succèdent et s’interrompent sans cesse pour se faire équilibre.

La seule méthode possible et vraie est donc celle que Schelling a caractérisée lorsqu’il a dit que le moi se plonge dans la profondeur de son essence informe pour y puiser les formes ou catégories nouvelles qu’il met au jour. Mais nous avons déjà vu que chaque catégorie prise isolément ne saurait être vraie, et nous voyons maintenant que la méthode de Schelling, dans le sens que nous lui revendiquons ici, suppose que toutes les catégories ensemble marchent d’accord vers la vérité sans pouvoir jamais la saisir entièrement. Ce double résultat nous place entre la modestie excessive de Kant et la prétention orgueilleuse de Hegel, et la croyance conserve en outre, dans cette méthode, sa valeur absolue. Car si, d’un côté, notre entendement n’arrive jamais à une connaissance parfaite et absolue de Dieu, nous pouvons être certains, d’un autre côté, que grâce à la conscience, cette connaissance ne nous fait pas défaut dans la pratique de la vie. En effet, avant même que notre esprit ait pu, à l’aide de catégories, se faire une idée nette et précise du devoir, la conscience commande impérieusement ce qu’il faut faire ou omettre, à tel point que parfois l’intervention des catégories attriste et fausse les intuitions de la conscience, et que tout un peuple se laisse quelquefois entraîner par de faux raisonnements en dehors de la ligne droite, en supposant vertueuses ou coupables des actions particulières qui ne le sont pas. Nous ne devons donc pas tant regretter l’insuffisance du savoir, qu’en tirer au contraire une grande satisfaction, puisque l’immense majorité des individus n’arrive jamais au degré le plus élevé de la science à chaque époque, tandis que tous sont également tenus de pratiquer la vertu. Quand on accomplit un acte, ce n’est pas une ou plusieurs des catégories du moi qui s’y trouvent intéressées ; c’est le moi tout entier qui agit, tandis que l’entendement n’avance qu’en se partageant. Ce n’est donc pas le Vrai, mais le Bien, qui est réellement notre but ; nous possédons l’idéal, non comme distinct, mais comme instinct ; non dans la connaissance, mais dans la conscience.

fin.
  1. Le mot système en français, dans le sens que lui donnent les sciences naturelles, semble venir à l’appui de ces remarques, et avec d’autant plus de force que, si nous ne nous trompons pas, il n’a reçu que depuis quelque temps cette signification.